Les commencements sont légion
Nicolas Go1
Dans la multitude des chemins possibles, comment ne pas se disperser ?
1Oui, les commencements sont légion : il y a tant de façons de commencer. La multiplicité des témoignages en atteste. Une rencontre, une visite de classe, un stage, une lecture, un certain rapport à sa propre enfance… Évènement marquant, ou lente maturation, ou les deux. Certains d’entre nous pourront sans doute identifier un « premier » commencement, en quelque sorte une origine : un évènement particulier qui, semble-t-il, a engendré tout un devenir. Sans pour autant, probablement, parvenir à expliquer pourquoi tel évènement a engendré tel devenir. Qu’est-ce qui fait que tel évènement a été pour moi un commencement ?
Toute cause (apparente) est toujours l’effet de multiples autres causes (largement insues). Il se pourrait bien qu’en affirmant tel commencement, nous inventions notre propre histoire. Et que ce « commencement » soit moins l’explication objective d’un début que l’interprétation subjective d’un affect. Pour être capable de provoquer un tel devenir, il faut que cet affect ait été puissant. C’est alors une affaire d’intensité. Une intensité d’affect, et un mouvement du désir : voilà la figure des commencements. En somme, une joie, et le pressentiment d’une joie plus grande encore à venir. Comment, autrement, engagerions-nous une telle énergie dans un processus aussi incertain : parvenir, en contexte scolastique, à faire œuvre de pédagogie, celle de la pédagogie Freinet ?
Des lignes de rencontres
Si on devait schématiser ce devenir pour se le représenter, mieux vaudrait éviter toute image linéaire. Ce schéma est celui de l’itinéraire, comme en prévision d’un voyage : on marque un point de départ, puis un second point d’étape, puis un troisième, et ainsi de suite jusqu’au point d’arrivée, de sorte qu’il suffira de les relier successivement dans l’ordre pour parcourir un trajet.
Non, un chemin de vie – c’est ce qu’est la pratique de la pédagogie Freinet – n’est pas un itinéraire. C’est un tissu. Un tissu de rencontres. Le point, ce n’est pas celui prédessiné que l’on rejoint, c’est le lieu d’un croisement inattendu entre des lignes. Nos cheminements sont légion, formant de multiples lignes de devenirs, et les rencontres tout autant. À un moment, deux lignes ou plus se rencontrent. Et à partir de ce point de rencontre, elles se mettent à proliférer, dessinant ainsi de nouvelles possibilités de vie. Multiplier les lignes et faire proliférer les rencontres, voilà la figure des devenirs créatifs.
Prenons un exemple concret. Je me rends à un stage de pédagogie. Et là, je rencontre des gens, mais aussi des situations, des objets, des pratiques, des idées nouvelles. Autant de lignes qui se forment : j’emprunte, par exemple, celle du texte libre (commençons prudemment). Immédiatement, elles vont en croiser d’autres, car je me demande : que se passe-t-il pour un enfant qui écrit librement des textes ? Il ne fait pas juste de la grammaire et du vocabulaire autrement. Il met sa propre vie en chantier : le langage devient la mise en chantier d’un monde intérieur, c’est-à-dire son processus de transformation ; et en outre, c’est une mise en chantier coopérative (par la rencontre avec d’autres mondes intérieurs). Mais alors, que faire de cela ? Comment comprendre et accompagner ces mises en chantier, et ces multiples lignes enfantines qui ne cessent de se croiser et de proliférer ? Eh bien, il me faut moi-même me mettre en chantier, et pour cela, tracer mes propres lignes avec leurs points de rencontre : rencontre avec les lignes des enfants, avec celles de mon histoire personnelle, avec celles aussi de mes connaissances déficientes que je vais devoir combler par la rencontre avec des livres et des camarades au travail. Où est le commencement ? Où sont les commencements ? Et avant ce stage, n’avais-je pas déjà en quelque chose commencé ?
Des recommencements incessants
Alors à la question éventuelle : « par où commencer ? », il n’y a pas de réponse. Sinon celle du philosophe Gilles Deleuze : « par le milieu ». Ou, pour le dire autrement, par n’importe où. Par n’importe quel point de croisement, car, dans le fond, c’est la prolifération des lignes qui importe. Ce sont elles qui déterminent les croisements et marquent les points de rencontre dont nous éprouvons l’évènement sur le mode des affects.

Recommençons ensemble, de diverses façons, mais sans rien perdre d’essentiel, dans la fidélité aux découvertes les plus fécondes.

Peu importe le point de départ, considérons la multiplication des points de rencontre. C’est-à-dire des recommencements. Qu’est-ce que ce « n’importe où », qui est en même temps celui de « n’importe qui », et donc de tout le monde ? C’est là où nous conduisent nos affects, les nôtres, d’après ce que l’on peut, et qu’on ne connait pas d’avance. À chacune, à chacun son cheminement propre, selon ses propres intensités, dans la manifestation de son propre désir, toujours en même temps sensible au désir des autres. C’est la base de la Méthode naturelle, que nous nous appliquons à nous-mêmes.
Mais n’y a-t-il donc pas de fin, aux commencements ? Non, il n’y en a pas, c’est du moins ce qu’on peut se souhaiter de meilleur. Je me souviens, un jour de visite à notre excellent camarade Marcel Thorel, alors qu’il s’apprêtait à prendre sa retraite, d’un de ces traits d’humour dont il a le secret : « je crois que je commence à comprendre, dommage... »
En effet, on n’en finit pas de commencer. Et si l’on s’arrête, c’est toujours au seuil d’un nouveau commencement.
« Par n’importe où », mais pas n’importe quoi
Cette grande liberté des rencontres et des cheminements singuliers est l’expression concrète d’un principe fondamental : le principe d’égalité. Appelons cela, avec Étienne Balibar, « l’égaliberté ». Ce n’est pas que tous les commencements sont les mêmes, nous venons d’affirmer le contraire – égalité, ce n’est pas identité. C’est que tous sont possibles, sous la présupposition d’une même capacité, celle de n’importe qui. N’importe qui, par n’importe où, sur un mode d’intensité des affects, à la recherche de nouvelles possibilités de vie, et ceci en commun. La question, alors, se déplace : quel est ce commun ?
Ce commun, qui oriente les rencontres et le désir des commen-cements, c’est celui de la pédagogie. 
Une pédagogie coopérative populaire : elle crée un certain peuple (« populaire »), capable de créer une œuvre commune (« coopérative »). La pédagogie qui porte le nom de Freinet. C’est là que surgit un paradoxe, que le mouvement Freinet a aujourd’hui encore, et depuis longtemps, tant de mal à clarifier. N’importe qui, par n’importe où, mais pas n’importe quoi. Ce commun est un commun particulier, qui dispose de sa tradition propre, fruit du travail, des expérimentations, des découvertes, des conquêtes de plusieurs générations d’éducatrices et d’éducateurs, sous la figure du compagnonnage.
Dans leur grande liberté, les cheminements personnels qui désirent se rassembler dans la fabrication d’un commun doivent en même temps (re)connaitre une tradition. Connaitre et reconnaitre. Faute de quoi, les pratiques sont condamnées à se disperser dans la multiplication des propositions incohérentes. Et là, le paradoxe se convertit en un problème redoutable. Comment s’orienter dans ce commun, entre deux écueils : la dispersion (où la pédagogie Freinet dilue sa radicalité dans un médiocre consensus, jusqu’à devenir insignifiante), la cristal-lisation (où elle s’immobilise dans un obscur dogmatisme).
Commencements et recommencements de l’École moderne
Il n’y a qu’une solution : les recommencements collectifs. Lorsque dans les années 1920, Freinet s’est engagé dans sa recherche empirique, lorsqu’il a commencé donc, il était l’héritier conscient d’une longue tradition de pédagogues, lesquels, bien qu’ils aient inventé, ne sont pas parvenus à achever leur œuvre. Son commencement était en ce sens un recommencement, ou la résurgence de commencements précédents. Un commencement, assurément, original.
Ma thèse est la suivante : nous courons moins le risque du dogmatisme que de la dilution, par la dispersion. Il nous faut donc, un siècle plus tard, à nouveau et collectivement commencer. Et comme les commencements sont légion, y contribuer chacun, bien qu’en commun, à sa manière propre. La condition est la suivante : recommençons ensemble, de diverses façons, mais sans rien perdre d’essentiel, dans la fidélité aux découvertes les plus fécondes. Car nous disposons, en éducation, de beaucoup de bonnes réponses pédagogiques à des questions bien posées. Il y en a d’autres, bien plus nombreuses, auxquelles nous ne savons pas encore répondre. Veillons néanmoins à ce qu’elles soient bien posées. Les recom-mencements seront ainsi ceux des nouvelles promesses, et avec elles, d’un enthousiasme durable et partagé.
nicolasgo35@gmail.com

1Membre du Collège des compagnons.