Entrées en pédagogie
Freinet
Olivier
Francomme
Une diversité de parcours dans le
Mouvement Freinet.
Pour moi qui travaille
dans la formation des enseignants et
enseignantes, et dans
l’accompagnement de
création d’équipes coopératives, il est évident que chacun
de nous entre en pédagogie Freinet par des portes
différentes, qu’il faut connaitre et qu’il est nécessaire
d’expliciter, pour prendre en compte nos différents
parcours, nos différentes sensibilités qui se complètent
dans la complexité de l’acte éducatif, notamment au sein
d’une équipe.
Célestin Freinet a dit,
assez tôt dans sa vie de militant
pédagogique, qu’il n’existe pas deux classes coopératives qui fonctionnent
de la même manière… Et que si cela arrivait, ce serait sans
doute signe de la
fin du Mouvement pédagogique, la fin de nos tâtonnements,
de notre
imagination, de nos intuitions, alors que la remise en cause de
tout agit comme un dynamisant.
La
particularité du mouvement de l'École Moderne, c'est
qu'il ouvre non pas une, mais des voies possibles.
Contrairement à
des idées reçues, largement diffusées par
ceux qui ne
connaissent pas la vie et le fonctionnement du Mouvement
de l’École Moderne, il n’y a
pas d’idéologie Freinet, mais surement une
utopie Freinet, partagée internationalement par le
Mouvement coopératif qui a précédé Freinet. « Tandis que
l’idéologie est une fiction visant à légitimer le pouvoir
en place, l’utopie chercherait, elle, à l’ébranler en lui
opposant un état supposé meilleur. L’une, dès lors, est
conservatrice tandis que l’autre est révolutionnaire,
c’est-à-dire dynamique (et je rajouterais subversive).
L’utopie fait entrer dans un devenir révolutionnaire
indépendant d’un avenir de la révolution. Elle n’indique
plus nécessairement un but, mais elle ouvre une voie. Elle
fonctionne comme un appel d’air. Elle ouvre une ligne de
fuite et perce l’horizon borné qu’offre la
société1. »
La particularité
du Mouvement de l’École moderne, c’est qu’il
ouvre non pas une, mais des voies possibles. Pour aller là
où on n’est jamais allé, il faut prendre des chemins qu’on
n’a jamais pris. C’est par ailleurs l’une des dimensions de
la recherche dans le Mouvement : elle n’est inféodée à
aucune épistémé particulière, elle peut en revanche les explorer
toutes.
Dans la carrière
enseignante, il y a des moments propices pour explorer de
nouvelles voies, parfois même en fin de carrière, comme je
l’ai vécu dans un certain nombre de recherches-actions.
Chacun a sa légitimité à entrer en pédagogie Freinet par un
de ces chemins, à condition d’en respecter son éthique, ses
valeurs.
Des « pistes
d’inspiration2 »
Jean-Pierre Bourgeois
propose quatre pistes pour tenter d’apporter des réponses à
la question : « Faire du Freinet, c’est
quoi ? »
– La philosophie
matérialiste. Une
pédagogie de l’action, du faire.
Le pragmatisme
Freinet est un des aspects les plus saillants de cette
pédagogie où l’on parle de ce que l’on fait, de ce qui se
passe, bien avant de discourir sur ce que l’on doit faire. Les
techniques Freinet sont un ensemble
d’outils à mettre en œuvre, afin de réaliser les conditions
matérielles de l’autonomie de l’enfant. L’univers scolaire
doit être mu par l’enfant : en cela, l’organisation
matérielle des classes Freinet est particulière.
– Le tâtonnement
expérimental. Une
pédagogie de la recherche, du questionnement.
Et d’abord dans
« l’expérience de l’enseignant3 ». Par le
tâtonnement expérimental, nous sommes loin de la
scolastique, mais proche d’une démarche pragmatique qui
s’intéresse à la genèse de la pensée scientifique : « La
pédagogie » est « un processus indéfini de
tâtonnement ».
La pédagogie Freinet,
« par nature évolutive », est une
invention permanente. Ces enseignants
acceptent de
renoncer à l’illusion de maitrise du savoir, pour aller
vers un « apprendre à apprendre ». La pratique est
première, toute théorie n’est que théorisation de la
pratique.

Chaque enfant a sa manière
de s’approprier les choses (la lecture, les sciences…), les
cheminements de découverte sont imprévisibles, non
maitrisables… En fait, il n’existe pas de méthode Freinet,
au sens de la prévisibilité d’une méthode qu’il suffirait
d’appliquer, quelle que soit la situation.
– L’anthropologie.
Une pédagogie centrée sur la personne, l’être
humain.
C’est une voie définie par
une posture particulière face à l’enfant : l’enfant n’est
pas un domaine de connaissance à priori, qui fait qu’en
parlant de lui, on lui coupe la parole. C’est « un être
humain porté par son processus d’humanisation […] La
psychologie de l’élève est en fait une
anthropologie, c’est-à-dire un ensemble de
principes pouvant
définir (au moins à titre provisoire) les conduites
proprement et
universellement humaines. » Et « ce qui motive les humains,
c’est le travail […] à la seule condition que celui-ci les
enrichisse de l’intérieur. »
– La déontologie
ou l’éthique. Une pédagogie politique
dévelop-pant une
vision de l’homme, de la société.
L’enseignant est porteur
de valeurs et l’école est au service de l’humanité :
« Travailler [y] est plein accomplissement de
l’humain. […]
L’ouverture de l’école est ouverture à la communauté
huma-niste du travail, non au monde du boulot et de la
concurrence. »
Les pratiques, en
pédagogie Freinet, sont toujours orientées par des valeurs,
conscientes ou non ; les fins sont subordonnées aux moyens.
Ce à quoi doit viser l’éducation, c’est
« l’accomplissement des potentialités humaines, à savoir
l’accroissement indéfini et inépui-sable du désir de savoir
et du pouvoir sur le monde. »
Deux autres
voies
J’ajouterai la
psychanalyse et l’entrée historique, qui constituent deux
autres voies aux parcours bien marqués, soutenus par des
convictions intimes fondées (qu’il faut appeler
fidélités).
– La pédagogie
institutionnelle.
Prendre en compte l’inconscient en classe.
Fernand (et Jean) Oury ont
ouvert une nouvelle voie, certai-nement en poursuivant la
réflexion de Freinet sur les apports de la psychanalyse
dans l’éducation. Il faut désaliéner l’école, l’émanciper
de sa structure verticale et d’enfermement, pour libérer la
parole de l’enfant. La classe de pédagogie institutionnelle
est un lieu de parole, de travail, de désir, pris en compte
dans une organisation collective, élaborée par le
groupe de
pairs. C’est un lieu praxique (au sens de F. Imbert). Elle
repose sur un
trépied constitué par le matérialisme, le groupe, et
l’inconscient. Le matérialisme est celui de Freinet et de ses
techniques, le groupe est saisi comme une microsociété effervescente,
lieu d’affrontement et de liens, hors de toute référence
sociale.
L’inconscient jaillit de
l’enfant qui désormais existe dans son entièreté.
Ces enseignants se
réunissent en groupes restreints qui permet-tent l’analyse
des situations, par leur fonction de formation et de
contrôle.
– La pédagogie de
Freinet. Entrée
historique, le retour aux sources nécessaire.
Il y a « la pédagogie de
Freinet », celle qui a disparu avec son fondateur. Freinet
a créé sa propre école : il est important de s’inspirer de
l’essence de son fonctionnement, à la source de la fontaine
originelle. Le vocabulaire utilisé trouve une nouvelle
modernité, sans passéisme, comme puisant dans une eau pure,
non souillée par l’usure du temps et de la
désuétude.
Cette manière d’observer
différentes sensibilités me permet d’accompagner et de
mieux aider les nouveaux venus. Faire vivre ensemble ces
différentes entrées, c’est pouvoir prendre en compte la
complexité de l’éducation, en rendant compte, par des
éclairages différents, d’une réalité justement
multiréférentielle. Chaque vision particulière enrichit le
regard des autres, et c’est ce qui a permis à notre
mouvement de rester vivant, comme lieu de confrontation
permanent de nos réflexiosns, tel un chercheur collectif
coopératif, puisant ses réflexions dans toutes les
dimensions du vivant de la classe.
Bibliographie
partielle :
Bourgeois Jean-Pierre,
« Freinet », in Coopération
pédagogique,
Éditions ICEM-Pédagogie Freinet,
Nantes, novembre 2005.
Francomme Olivier, Les Chercheurs
Collectifs
Coopératifs et l’École Moderne : perspectives, Éditions L’Harmattan, collection
Cognition et formation, Paris, 2019.
Ricœur Paul, L’Idéologie et
l’utopie,
Éditions du
Seuil, Paris, p. 36, 2016.
Imbert Francis,
Pour une praxis
pédagogique, Éditions Matrice,
1985.
Paul Ricœur
(1997), L’Idéologie et
l’Utopie, éditions
du Seuil, Paris.
Ibid.
Toutes les citations suivantes sont issues de ce
texte.