Questionner le mot « moderne »
Catherine Chabrun, Véronique Decker, Xavier Fleury, Daniel Gostain, Damien Tréton
Un débat de la liste ICEM.
Daniel Gostain – « Je viens de visionner une interview passionnante de Bruno Latour (https://www. arte.tv/fr/videos/106738-001-A/entretiens-avec-bruno-latour-1/). Il finit par "On ne se rendait pas compte à quel point la notion de modernité fermait". Depuis longtemps, je trouve que notre appellation "École moderne" ne va pas. En quoi la modernité est-elle une vertu ? N’y aurait-il pas d’autres qualificatifs qui conviendraient mieux à l’ICEM que celui-ci ? Ne faudrait-il pas y réfléchir ? »
Catherine Chabrun – « C’était un choix de Freinet qui se méfiait de l’appellation "Éducation nouvelle" et préférait "École moderne", car pour lui "moderne" évitait de figer les techniques pédagogiques comme le faisait Montessori et leur permettait donc de se nourrir de la société en continuelle évolution. »
Xavier Fleury – « Très intéressante vidéo en effet. Après son visionnage, je comprends pourquoi tu questionnes cet adjectif, "moderne". Pour moi, ce mot parle de l’émancipation de la tradition. C’est pourquoi j’y entends quelque chose de positif.
Je n’y entends pas les aspects évoqués par Latour, qui renvoient au contexte historique dans lequel cette émancipation s’est faite (l’époque des Lumières, il me semble) et qui donnent des précisions sur la vision du monde qui en est résultée (un monde fait d’objets qui n’ont pas de puissance d’agir et où les sujets que nous sommes sont à distance de ces objets). À mon avis, l’expression "École moderne" ne concerne pas la question de la vision du monde, mais spécifiquement l’évolution de l’École, en soulignant qu’il s’agit de s’extraire de la tradition. C’est toujours d’actualité que l’École s’extraie de la tradition, car s’il y a bien eu émancipation des savoirs, la pédagogie, elle, est encore empreinte de tradition. C’est pourquoi je trouve que l’expression "École moderne" est une bonne boussole. Cependant, ce n’est pas évident de séparer la question de l’émancipation de la tradition et celle de la pertinence de la vision du monde (monde régi par des lois auxquelles la « Science » peut accéder ou monde habité par des puissances d’agir de différentes natures – humains, animaux, bactéries, virus, écosystèmes – avec leur caractère imprévisible). Il me semble donc que cela vaut la peine d’approfondir le questionnement sur ce sujet. »
Véronique Decker – « Lorsque Francisco Ferrer prend l’adjectif "moderne", il désigne ce qui a été acté par la science, par opposition à une école dans laquelle les enfants copient, récitent des prières, apprennent la vie des Saints et ne sont pas là pour comprendre le monde qui les entoure. C’est cette modernité que va reprendre Freinet. Appuyer les savoirs de l’école sur les connaissances scientifiques actées du moment est essentiel, face à un renouveau des charlatans, des guérisseurs, des marabouts et rebouteux, des piétistes et des réactionnaires religieux de toutes les religions.  Le "moderne" ce n’est pas le Formica vert des années 60, c’est l’émancipation qui devient le but de l’école, alors que tous les réactionnaires veulent en faire une école du respect des puissants et de la soumission. »
Damien Tréton – « Le questionnement dont se fait le relai Bruno Latour dans cette série d’entretiens (qui mérite effectivement d’être regardée) touche à notre vision du monde. Pour réussir une révolution écologique, il faut changer de paradigme, voilà ce que disent ces philosophes (Latour n’est pas seul.) Transformer notre lexique quotidien, réinterroger pour les réorienter nos analyses scientifiques et humaines. Par exemple, comprendre que le concept de lutte des classes a été fondé au XIXe sur l’acceptation de tous, que le monde serait construit autour de la production. La révolution écologique invite à repenser la lutte des classes autour de la mise en cause de cette production. Qui produit ? Est-ce vraiment l’humain qui produit du blé ?
On continue de véhiculer l’idée que la vie s’est développée dans un environnement terrestre exceptionnel. D’abord le milieu favorable, ensuite le développement de la vie. Or, si les conditions terrestres étaient effectivement exceptionnellement favorables à l’émergence du vivant, les résultats scientifiques d’aujourd’hui amènent à penser que c’est ce vivant qui construit l’habitabilité de la Terre. La vie engendre les conditions de la vie.
Repenser l’humain comme une espèce parmi les autres dont les interactions favorisent ou défavorisent l’habitabilité du monde pour telle ou telle espèce. La lutte des classes pourrait se réorienter : « Qui modifie l’habitat ? Comment ? Qui en profite ? Qui en souffre ? »
La Pédagogie Freinet là-dedans ?
Comment penser l’éducation à l’environnement, à l’histoire, à la géographie, aux sciences, à la création en général, à la place de l’espèce humaine dans le monde ? À l’organisation des humains dans ce monde ? Autrement dit, l’étude du milieu n’est-elle pas en train de devenir le cœur politique de l’éducation aujourd’hui ?
Alors, Institut moderne ou Méthode naturelle, notre problème, ce n’est pas de faire la publicité de tel ou tel terme, mais de réfléchir sur des pratiques de classe mises en perspective par ce débat.

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