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Retour en enfance
Deborah Gentès
Une redéfinition du statut de l’enfant et de celui de l’adulte dans la relation éducative, en pédagogie Freinet1.
1Célestin Freinet développa une pédagogie, qu’il appellera pourtant « moderne », de ce retour traumatique en enfance, à travers son expérience de la Grande Guerre. Il en fera le récit dans un petit livre, Touché !, souvenir d’un blessé de guerre, dans lequel il décrit sa convalescence. Il raconte comment il doit réapprendre chaque geste de la vie quotidienne et refaire si péniblement le chemin des apprentissages, qui sont pour l’enfant, le découvrira-t-il alors, « naturels » : « Je commence à faire quelques pas en m’accrochant partout. J’ai même traversé la ruelle sans me tenir et me suis précipité sur le lit comme un enfant mal assuré se jette dans les bras de sa maman. Je suis allé de mon lit jusqu’à la fenêtre. J’ai été fier de mon œuvre…2 » […] 

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Il termine sur la perte définitive de sa jeunesse et de son insouciance. Il a fait l’expérience conscientisée du retour à un état d’enfant dépendant, mais apprenant et de la perte définitive de son enfance dans cette épreuve. De cette prise de conscience, il développera une pédagogie qui fera le lien entre la remise en question du statut de l’enfant dans la société adulte et l’espoir de l’émancipation du peuple.
Lorsqu’il veut reprendre son métier d’instituteur, alors qu’il a été grièvement blessé au poumon, Célestin Freinet a du mal à parler, et il en fera un invariant de sa pédagogie, qui en comporte trente : « Parlez le moins possible ». Il est aussi très affaibli, il doit rester la plupart du temps assis. Son corps ne peut plus se tenir debout sur l’estrade au-dessus des élèves assis à leur pupitre, ni sa voix porter sur l’ensemble de la classe. Dans ce face-à-face entre le corps défaillant de l’instituteur et celui de ses élèves, une inversion à la norme éducative et institutionnelle émerge : ce sont les corps des élèves qui vont suppléer au manquement du corps de leur instituteur. Ils ne vont plus être rivés à leur place d’élève ni d’enfant, ils vont se déplacer, pour travailler en atelier et construire leurs connaissances par le « tâtonnement expérimental », dans la « coopération ». Dans ce même rapport à la praxis, l’enseignant sortira les élèves de la classe et de l’école, pour les confronter à la réalité du monde du travail et de la nature : « Mais alors, le maitre ne sera plus omnipotent ? Il faudra qu’il subisse les observations et les remontrances de ses élèves, s’il les a méritées. Il faudra qu’il apprenne à les regarder, non avec ses yeux d’homme, mais avec des yeux d’enfant ; et qu’il ne soit parmi eux tous que l’enfant le meilleur qui s’impose comme exemple et comme guide dans la république nouvelle. Et il nous faudra lutter longtemps avec nous-mêmes pour arriver à cela.3 » […]
L’expérience vécue par Freinet, à la fois dans sa radicalité incarnée de blessé de guerre et dans sa dimension universaliste de militant du socialisme, lui a ouvert la voie vers un renversement des positions de pouvoirs entre les enfants et les adultes. Il en fera cet autre invariant de sa pédagogie : « L’enfant est de même nature que nous ». Car l’efficacité4 de la pédagogie Freinet réside dans cette pratique, qui permet d’expérimenter à travers les différents espaces de médiation au savoir, à la fois par l’enseignant et par les élèves, ce renversement de positionnement entre ceux qui savent, les adultes, et ceux qui apprennent, les enfants. Dans ce sens, je dirais qu’entrer en pédagogie différente c’est « également », accepter d’entrer en ignorance.
Jacques Rancière, philosophe, renverse cette définition de nature de la pédagogie, qui institue l’avance prise par les adultes sur l’enfant par l’accumulation des expériences dans ce rapport au savoir. Entre les discours éclairés des adultes et l’inculture de l’élève, il défend « une égalité des intelligences » dans la posture ignorante du maitre5.
Célestin Freinet était en rupture avec les institutions académiques : il s’opposait à ce qu’il nommait « les savants », responsables, d’après lui, par la reproduction des élites, d’une inégalité intrinsèque à la société, mais plus encore, par la forme qu’ils ont instituée d’une diffusion des savoirs qui va du haut vers le bas. Cette transmission verticale assèche et capture toute capacité de production intellectuelle des enfants comme des adultes issus des classes sociales inférieures, à partir de leur propre expérience du monde. Alors institués dans leur statut d’ignorant, ils le deviennent aussi d’eux-mêmes.

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Le titre que j’ai donné à l’article (paru dans la revue SpécifiCITés) provient d’un texte d’Élise Freinet, diffusé par une militante de l’ICEM, sur une liste de discussion du mouvement Freinet, pour revivifier un débat qui n’est jamais clos en pédagogie, sur la relation entre le statut de l’enfant et celui du savoir. Dans la rubrique « La part du maitre – La part de l’enfant » de la revue L’Éducateur, en 1953, Élise Freinet engageait ses « camarades » à inverser cette proposition, du maitre d’abord et de l’enfant ensuite : « Nous avions, au début de l’année, tenté de donner un aspect nouveau à cette rubrique, en renversant, pour ainsi dire, le sens des valeurs : “La part de l’enfant dans l’éducation du maitre”. Car il ne fait pas de doute que c’est en contact avec l’enfant, que c’est dans nos présences à ses actes de vie, que nous nous découvrons nous-mêmes, que nous nous formons, que nous nous éduquons.6 »
martin.gentes@wanadoo.fr

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1Ce texte est extrait d’un article de l’autrice : « L’entrée en pédagogie différente : la part de l’enfant dans l’éducation du maitre », p. 216 à 218, in SpécifiCITés, Vol. 2018/2, no 12.
2Célestin Freinet, Touché ! Souvenir d’un blessé de guerre, Paris, Atelier du Gué, 1996, p. 83.
3Célestin Freinet, « Chacun sa pierre » in L’école émancipée no 32, 1921.
4En référence aux travaux de l’équipe Théodile de Lille III, dirigés par Yves Reuter à l’école Freinet de Mons-en-Baroeul.
5Jacques Rancière, Le maitre ignorant. Cinq leçons sur l’émancipation intellectuelle, Fayard, 1987.
6Élise Freinet, « La part de l’enfant dans l’éducation du maitre », in L’Éducateur (14-15), avril-mai 1953.