Ma place dans le
groupe
Monique
Quertier
Réflexion sur la part du maitre
au cours d’un débat mathématique libre.
« Le sixième
point de la Méthode naturelle, c’est organiser les
circonstances. Il faudrait être un catalyseur. Tu ne sers à
rien, seulement si tu n’interviens pas, les choses ne se
passent pas. Tu mets la situation en marche de telle façon
qu’il y a une réaction. »
Paul Le
Bohec1
C’était bien là toute la
difficulté, trouver ma place, quand intervenir et de quelle
façon : un exercice qui demandait un effort intense de
concentration.1
J’étais là pour aider à ce
que la pensée individuelle et la pensée du groupe se
construisent. J’intervenais pour installer, provoquer les
interactions entre les enfants.
J’observais le groupe,
j’écoutais pour entendre les propositions susceptibles de
déboucher sur une piste mathématique riche de potentiels…
Mais je savais aussi ne pas entendre.
Je plaisantais, je
riais…
Je guettais tous les
signes prometteurs : un froncement de sourcil, une main qui
se gratte la tête, un début d’intervention…
Je m’efforçais de penser à
l’idée mathématique sous-jacente aux propositions
exprimées, tout en restant dans une prudente
retenue.
Véritable travail
d’équilibriste : je me sentais sur un fil, devant choisir
dans l’instant quelle attitude prendre, quels mots
prononcer.
Je rebondissais sur toute
idée apte à conduire le groupe vers une découverte
mathématique tout en prenant le soin de m’arrêter quand la
pensée du groupe ne suivait plus.
Je laissais tâtonner, je
poussais un peu pour que le travail avance, mais pas trop
pour ne pas casser le fil de la pensée du groupe.
Séance après
séance, les observations s’accumu-laient, le fruit
murissait. Un beau jour, il était mûr. Alors, je secouais
un peu l’arbre et le fruit tombait. Mais si par hasard,
j’avais mal jugé de l’état du fruit, le fruit restait
accroché. Pas grave, je secouerai l’arbre un peu plus tard…
C’est avec le temps et la pratique que je suis devenue de
plus en plus habile en cueillette de fruits murs, et que je
secouais l’arbre à bon escient.
C’était alors
l’enthousiasme dans le groupe, la joie provoquée par la
découverte. Le groupe et moi ne faisions plus qu’un.
Instant magique !
Mais si je me trompais,
les enfants s’arrêtaient de réfléchir, ne tenaient pas
compte de mes observations. Qu’importe, le problème
réapparaitrait un jour prochain. Au fil du temps,
j’apprenais à sentir les moments où je pouvais intervenir
et ceux où je devais abandonner les pistes.
C’est aussi avec le temps,
la pratique et l’enrichissement de ma culture mathématique
que je suis arrivée à oublier les objectifs mathématiques
du programme : forcément, le débat déboucherait sur ces
concepts l’heure venue. Mon investissement était alors axé
principalement sur l’organisation des circonstances, le
fonctionnement du groupe, la circulation des
idées,
l’expression des pensées, l’observation de chacun
des membres du
groupe…
J’ai alors arrêté de
penser continuellement à l’institution et à ses attentes.
En effet, en pratiquant la Méthode naturelle de
mathématique héritée de Paul Le Bohec, j’ai pu observer que
les enfants et moi parvenions à dégager non seulement les
concepts prévus au programme de la classe, mais à beaucoup
plus que cela. Je m’y suis alors pleinement
investie.
Ainsi libérée,
laissant la pensée du groupe suivre son chemin, me limitant
au rôle de « catalyseur » comme disait Paul Le Bohec,
j’aidais à faire démarrer les processus, les moteurs. De
cette façon, la pensée du groupe en même temps que les
pensées individuelles se sont mises à galoper. Toute mon
énergie était ainsi mise au service de la bonne santé du
groupe, de l’observation et de la prise en compte de
chacun… pas de soucis à avoir, en fin de compte les savoirs
se construisaient.
Cela demandait évidemment
une grande confiance dans les enfants, mais aussi en
moi-même, confiance qui, j’ai pu souvent le constater,
conduisait à la réussite de tous.
Entretien
enregistré en 2008 par Nicolas Go.