Les enfants, leurs parents
et les écrans
Violaine
Hincker
Une question vive et des
propositions.
Il me semble loin
– il y a plus de vingt-cinq ans, il est vrai !
– le temps où, dans le dossier que j’avais préparé
pour le concours de professeur des écoles, j’écrivais :
« Nous pouvons considérer l’ordinateur essentiellement
comme un prolongement de l’imprimerie de Freinet, dans sa
fonction de valorisation et de communication des
productions des enfants ». Aujourd’hui, mon opinion est
très différente : le passage par un écran
dévitalise et lisse toute création, cette interface ne
permettant pas l’accès au monde sensible cher à
Freinet.
Des statistiques
affolantes et bien connues sur le temps passé sur les
écrans par les jeunes et les interviews de
célébrités1 montrent
bien que la question de l’usage des écrans de leurs enfants
se pose aux parents de tous les milieux sociaux. J’ai
constaté les dégâts sur les apprentissages engendrés par
une surexposition aux écrans pour des élèves empêchés
d’apprendre à lire, voire à s’exprimer. J’ai tenté d’agir
de deux manières face à ce problème d’éducation.
Avec les parents,
aborder la question
J’ai commencé, il y a
trois, quatre ans, à poser la question lors des rendez-vous
avec les parents : « Et pour les écrans, ça se passe
comment ? ». J’ajoute toujours que cette question me
préoccupe, car j’ai pu constater par moi-même qu’il peut y
avoir des répercussions sur les apprentissages et la
concentration des élèves. Je n’ai jamais eu de réaction du
type : « De quoi je me mêle ? » et quand je dis à quel
point ce problème est le même pour tous les
parents, moi y compris, j’ai remarqué que certains,
certaines me font part de leurs difficultés. Une mère me
dit : « Quand je dis non, ma fille n’est pas contente, elle
essaie de prendre mon téléphone en cachette », mais aussi :
« C’est bien pratique quand j’ai des choses à faire, alors
je lui dis “vas-y, va !” ».
Des réactions m’ont fait
rire intérieurement. Je demande : « Comment ça se passe
pour Berat, les écrans ? Il en regarde beaucoup ? ». Sa
mère hoche la tête pour dire oui et dans le même temps, son
fils de sept ans secoue la sienne pour dire non. Les
ressentis sont bien différents d’un côté ou de l’autre ! Là
réside d’ailleurs un des nœuds du problème.
Il y a des parents moins
clairs sur la question comme ce père qui me dit que c’est
très contrôlé, qu’ils sont conscients des ennuis que
peuvent causer les écrans et que leur fils n’y passe pas
beaucoup de temps, mais au même moment, je vois la petite
sœur – deux ans – grimper sur une chaise
pour se retrouver face à un des ordinateurs éteints de la
classe et attraper la souris, négligeant les jouets
que je lui ai proposés !
J’estime que mon rôle est
d’alerter les parents, mais surtout de les soutenir dans
cette entreprise de vigilance au long cours : ainsi,
j’ai pu avoir plusieurs échanges avec la mère de Waner qui
a sollicité mon aide : « Je ne sais pas comment faire. Mon
fils se plaint qu’il s’ennuie dès qu’il ne peut pas faire
de jeu sur écran ». Je lui ai rétorqué qu’il était
passionné par un jeu de construction à l’école et elle le
lui a acheté. Il y a aussi Rayan qui présente, très fier, à
l’entretien, la médaille que lui a confectionnée sa mère
quand il a réussi le défi des dix jours sans écrans mis en
place dans la classe.
J’essaie ainsi d’assumer
mon rôle, ma part de « maitresse » et par conséquent mon
influence potentielle, dans une perspective de coéducation.
Je me rends compte des limites que celle-ci peut avoir,
mais j’en vois aussi quelques modestes effets qui
m’encouragent à continuer dans ce sens.
Avec les élèves,
changer les habitudes
Dans le manuel de survie
pour les parents cité plus haut, la solution préconisée est
le dialogue parents-enfants afin de développer leur esprit
critique, mais je n’y ai trouvé nulle trace des paroles des
enfants. Or, le fait de recueillir et prendre au sérieux
cette parole est essentiel en pédagogie Freinet afin de
« construire avec eux une pensée critique dans des
situations où la parole est authentique2 ». C’est dans
cette perspective que j’ai élaboré un questionnaire
individuel. Je me suis impliquée personnellement dans une
première demande : « Quand j’étais petite, comme écran,
seule la télé existait et en plus, ma mère avait décidé de
la supprimer parce que ma grande sœur de huit ans la
regardait trop. Alors, à votre avis, qu’est-ce que je
pouvais bien faire ? ». « Tu travaillais ! Tu lisais » ont
été les premières réponses des enfants. Puis une multitude
de propositions ont fusé, que j’ai prises en note. Mais
trouver des activités que l’on peut faire à la place des
écrans n’est pas suffisant.
Allons voir du côté de la
littérature de jeunesse ! Après la lecture de
La brigade
anti-écrans de
Lénia Major et de Loupé de Christian Voltz, voilà que
tous les élèves de six à neuf ans de ma classe deviennent
« l’équipe des pas-geeks », très motivée pour aider deux
enfants accros aux écrans. Plus question d’eux et de leur
propre rapport à l’écran, ils peuvent, sans culpabilité ni
scrupule, se laisser aller à leur imagination et être
radicaux. Ainsi, parmi les propositions, arrive celle-ci :
« Bruler tous les écrans, retour aux années 80 ! » ou
bien « une équipe anti-écrans viendrait dans le cerveau,
tels des “neurones anti-écrans” ». Cet enfant avait-il
vu Inception3 ?
Comme il ne s’agissait pas
de créer une œuvre de science-fiction, je leur ai proposé
d’écrire individuellement l’activité favorite qu’ils
pourraient proposer à un enfant « accro ». Ils ont écrit
des textes très courts, comme « “On va jouer au foot
ensemble ?” “D’accord !” » Je les ai incités à trouver des
arguments. Chacun, chacune a donc écrit en quoi l’activité
choisie était « mieux » que les écrans afin de convaincre
ainsi nos deux personnages, Anaïs et Nathan :
« L’équipe : Alors, tu
viens faire de la balançoire ?
Nathan : Je veux pas,
j’aime pas ça !
L’équipe : Dommage ! Moi,
c’est mon truc, la balançoire ! Tu peux monter en l’air, ça
fait du vent, ça fait un peu peur, des fois, ça fait un peu
mal au ventre, ça fait rigoler. Tu peux faire de la
balançoire debout, te mettre à deux et faire
l’araignée… »
Ces textes ont abouti à un
spectacle de marionnettes joué, enregistré et présenté aux
parents et aux autres classes lors des dix jours du défi
sans écrans.
Lors de cette semaine,
nous avons organisé avec les collègues des activités
gratuites, facilement accessibles dans le quartier : la
venue de la ludothèque dans l’école, des prêts de jeux dans
les familles. Et surtout, nous avons vécu des matinées au
terrain d’aventure qui vient d’ouvrir à Rennes, à côté de
notre école4. Quel
plaisir d’observer les enfants y vivre des moments intenses
de créativité, de liberté dans le jeu et le
mouvement !
En agissant de la sorte,
auprès des parents et de leurs enfants, j’essaie de tenir
les deux bouts du fil et d’accepter la tension entre
respect de l’enfant et influence potentielle de
l’éducatrice que je suis. Comme le dit Freinet à propos du
texte libre5 « Le
respect de la pensée de l’enfant est, en l’occurrence, une
chose essentielle, mais nous savons aussi qu’il ne saurait
y avoir éducation sans influence, directe ou indirecte, des
enfants par les éducateurs. »
Voir le
dossier du Nouvel
Obs du
28 juillet 2022 intitulé « Familles et écrans, le
manuel de survie ».
Film de
Christopher Nolan, 2010.