La pédagogie Freinet
devient une pédagogie de masse
Des conseils précieux
aux débutants.
Nous n’avons jamais pensé
qu’une révolution pédagogique comme nous la préconisons
puisse se faire un jour, comme sous le coup d’une baguette
magique. Le nouveau que nous préparons devra naitre et
s’instituer à même ce qui existe ; il devra prendre la
suite et pourtant changer de démarche et de but. […]
Mais comment y
accéder sans mécontenter l’administration (directeur ou
inspecteur), sans mécontenter les parents, en les
intéressant au contraire à notre travail, sans risque de
désordre et d’indiscipline, sans fatigue excessive du
maitre et en respectant les programmes, et en assurant la
réussite aux examens ? […] Essayons donc.
1° La condition préalable
pour aborder nos techniques et notre pédagogie, c’est d’en
sentir intensément l’urgente nécessité. […] Si vous sentez
l’inutilité et la nocivité parfois des pratiques qui vous
sont imposées. Si vous êtes fatigués de faire rabâcher,
d’expliquer, de faire réciter, de corriger des devoirs. Si
vous comprenez l’inhumanité de votre attitude autoritaire
et dogmatique. Si vous réalisez qu’elle est contraire à vos
principes civiques, idéologiques ou politiques. Si vous
avez conscience de trop parler et de vous époumoner
inutilement et que votre attitude d’opposition aux élèves
vous vaut une fatigue nerveuse que vous voudriez bien
éviter, alors, vous chercherez une solution, ou des
solutions. Nous vous offrons le fruit de notre expérience.
[…]
2° Si vous êtes persuadé
qu’il faut que cela change, vous allez vous engager tout de
suite dans la voie nouvelle.
3° Une forme nouvelle de
travail suppose d’autres outils et d’autres techniques.
N’essayez une formule nouvelle que lorsque vous avez pu lui
donner assise sur une technique que vous pouvez
dominer.
4° Mais il
résulte de cette nécessité que pendant longtemps iront de
pair dans votre classe des pratiques traditionnelles et des
pratiques nouvelles, qui risqueront parfois de se
contrarier. Il pourrait en résulter une forme de classe
hybride qui n’aurait plus certains avantages de l’ancienne
pédagogie – pour la discipline notamment – et qui ne
laisserait pas s’affirmer les vertus de la Pédagogie
moderne1. Nous
redoutons cette hybridation qui constituerait peut-être un
certain progrès, mais qui plafonnerait bien vite à un
niveau très insuffisant qu’il nous faut, et qu’il vous faut
dépasser. Pour cela, il faut absolument vous pénétrer de
l’esprit de cette nouvelle pédagogie. […] Vous distinguerez
alors, dans les procédés que vous emploierez, ceux qui sont
École moderne et qui méritent de se consolider et de
s’implanter dans votre classe, et ceux qui, sous des
apparences parfois novatrices ne sont que les reliquats des
pratiques traditionnelles. Alors, quand vous échouerez,
vous comprendrez que ce n’est pas la Pédagogie moderne qui
est en cause, mais les résidus de l’École traditionnelle.
Et vous tâcherez de les surmonter.
5° Commencez par le texte
libre qui est aujourd’hui communément admis, mais il vous
faut, pour le motiver, l’imprimerie ou le limographe pour
l’édition d’un journal et la pratique de la correspondance.
Sinon vous ne pratiquerez qu’un dangereux ersatz de texte
libre dont vous ne tirerez que des avantages réduits : il
se peut que la pratique de ce texte libre dont nous avons
été les initiateurs oriente davantage les maitres vers la
rédaction à sujet libre, et vers l’emploi plus fréquent des
textes d’enfants, mais vous n’en aurez pas une satisfaction
spectaculaire et vous ne progresserez pas.
6° Si vous le jugez
nécessaire, vis-à-vis des parents et de l’IP2, conservez le
manuel de lecture jusqu’à ce qu’il s’élimine lui-même comme
superflu.
7° Attention à la tendance
qui s’établit d’utiliser tout simplement le texte d’enfant
pour remplacer le texte d’auteur, base des exercices
courants de grammaire et d’orthographe. Les enfants
risquent de se dégouter d’un texte libre ainsi
scolarisé.
8° Vous n’avez pas à
accorder une liberté qui n’est qu’une notion intellectuelle
dont peu d’élèves comprendront la portée. C’est vers une
nouvelle conception des rapports élèves-élèves et
élèves-maitres qu’il faut vous orienter. C’est à même le
travail bien compris que s’instituera un maximum de
liberté. Le passage d’une forme de discipline à l’autre se
fera ainsi insensiblement sans hiatus dangereux.
9° Vous organiserez le
plus tôt possible la coopérative scolaire. Mais ne
prétendez pas lui laisser très vite le soin de régler tous
les rapports. La coopérative telle que nous l’entendons
n’est qu’une forme d’organisation du travail. Votre
autorité ira diminuant au fur et à mesure que s’organise le
travail. Là non plus, pas de hiatus. Ce sont les nouveaux
rapports qui peu à peu supplanteront les anciens. Cette
évolution de la nouvelle organisation peut demander
plusieurs mois. Ne vous en étonnez pas et ayez
confiance.
10° Vous organiserez le
plus vite possible le travail individuel des enfants.
Ceux-ci le préfèrent au travail collectif sous le contrôle
du maitre. […] L’enfant se sent maitre de lui-même. Et
cessera automatiquement l’opposition maitre-élèves qui
empoisonne l’atmosphère de toutes nos classes. Au début, ce
travail individuel peut être prévu dans le cadre de votre
programme traditionnel. Il sera une forme nouvelle
d’exercices scolaires qui aura déjà un double avantage : il
permet un meilleur travail à la mesure de l’enfant ; il
habitue les enfants eux-mêmes à prendre leurs
responsabilités.
11° Vous tenez aux notes
et aux classements, Inspecteurs et parents y tiennent
peut-être plus que vous. Ma foi, ne les
supprimez pas d’autorité. Attendez de les avoir remplacés par une autre
organisation : le plan de travail, l’autoévaluation
(c’est-à-dire l’attribution des notes par les élèves
eux-mêmes), le graphique, les brevets.
12° Ne supprimez pas
radicalement les leçons, mais remplacez-les par des leçons
à postériori. […] L’enfant comprend en expérimentant et en
agissant : en histoire et en géographie, faites faire des
recherches, des présentations de documents, des maquettes ;
en sciences, des expériences. Et ensuite, après ce travail
de base, vous faites votre leçon à postériori qui est
synthèse le plus possible, mais qui vous permet aussi de
combler les trous constatés dans les acquisitions. Et vous
pourrez suivre les programmes qui vous sont imposés.
13° Faites faire des
conférences à vos enfants. Ils y excellent et tout votre
enseignement en bénéficiera.
14° Peu à peu, selon vos
possibilités, vous transformerez votre classe en
classe-atelier. Vous ferez peindre vos élèves et les beaux
dessins obtenus vous persuaderont vous-mêmes et
persuaderont les parents que quelque chose de nouveau est
intervenu chez vous, et que l’École moderne y a pris
naissance.
Quand vous aurez
ainsi, sans heurter ni les parents ni l’administration,
introduit dans vos classes ces innovations de base et
que vous en sentirez les bienfaits, vous éprouverez le
besoin – et vos élèves aussi – d’aller plus avant dans
cette voie. Et un jour, pour votre grande joie, tout vous
sera permis. Mais il faut mériter cette permission en vous
imprégnant le plus possible de l’esprit de notre pédagogie,
par la lecture de nos écrits et de nos périodiques, par
notre cours par correspondance, par les stages, par le
travail avec les nombreux collègues qui, dans tous les
départements, cherchent comme vous à faire naitre à même
l’ancienne école, une pédagogie libératrice. […]
PS. L’École traditionnelle
est l’école de l’autorité contre laquelle les enfants
luttent de leur mieux par le mensonge, la cachoterie et la
tricherie. L’École Moderne est l’école de la loyauté.
N’essayez plus de faire prendre à vos enfants des vessies
pour des lanternes. Expliquez-leur loyalement les raisons
et le pourquoi de vos faits et gestes. Quand, en fin
d’année, nous devons faire bachoter pendant quelques
semaines pour les examens, expliquons aux élèves ce qu’est
ce bachotage. Ils le prendront alors pour ce qu’il est et
ils s’y résoudront sans dommage. C’est en généralisant le
plus possible ce dialogue de travail avec nos enfants,
c’est en faisant confiance à leur bon sens et à leur
naturel désir d’efficience et de travail que nous
surmonterons radicalement tous les traquenards de la
scolastique.
Extrait d’un
article de Freinet dans L’Éducateur no 9
(1965-1966)
« École
moderne », « Pédagogie moderne » : synonymes de Pédagogie
Freinet.
L’Inspection
primaire.