Laisser entrer la vie
Daniel Chazelas
Retour sur un compagnonnage.
Le Mouvement Freinet s’appuie – historiquement, tacitement, nécessairement – sur le compagnonnage. On dira encore que l’on peut lire Freinet, que l’on peut parcourir les publications de l’ICEM, les confronter à d’autres pédagogies… Il n’empêche. L’Histoire des autres, leurs pratiques, leurs aides ont été – et restent – les vecteurs de mon « appropriation » de la pédagogie Freinet.
C’est au cours des années 70 que je rencontrai Jacqueline et François Ambrosini, ignorant à ce moment-là l’influence qu’ils auraient sur mon avenir professionnel. Ils étaient instituteurs dans un petit village situé non loin du hameau où je résidais. Dans ce village où « jamais rien ne se passait », ils avaient laissé tout simplement la vie s’installer en y incorporant quelques ingrédients. Un village en quelque sorte rassemblé autour de son école : théâtre, cinéclub, fêtes, voyages…
Je ne raconterai pas cette vie au village, François a rassemblé ses souvenirs et en a fait un très beau livre1, dans lequel, s’il n’est pas fait état de pédagogie, on comprend, on imagine, on vit le parcours exemplaire de ces instituteurs pas comme les autres. Avec eux, la vie tout entière pénétrait à l’école et en ressortait, foisonnante d’enrichissements…
Les classes me paraissaient pittoresques : on y voyait des choses pas comme celles que j’avais connues dans ma classe à moi (dont je ne garde guère de souvenirs). Une imprimerie, des dessins d’enfants – pas tous les mêmes ! –, des bêtes empaillées, des objets hétéroclites, un jardin, des textes (je ne savais pas ce qu’était un texte libre), des petites brochures, le journal scolaire (à quoi cela pouvait-il bien servir ?), la vie du village ici et là. François et Jacqueline parlaient d’école et je n’imaginais pas le chantier qu’ils avaient mis en œuvre pour parvenir à ce résultat… Une réussite ! Mais cela me dépassait et, pour tout dire, demeurait de l’anecdotique. Drôle de boulot d’instits, mais, après tout, ils aimaient ça – un peu trop selon leur fille…
La classe de François donnait dans la maison d’habitation : il lui suffisait de pousser la porte pour s’y rendre. Je m’y rendais parfois  : des silex taillés, la télé scolaire, les bandes enseignantes, les fichiers…
Devenu instituteur, j’enseignai comme « on m’avait appris » à l’École Normale. Pas longtemps. Bientôt le texte libre dans ma classe, bientôt le Conseil, bientôt la coopérative, le choix de textes, les fichiers autocorrectifs, la libre circulation, le plan de travail… J’ai peu à peu compris que cet enchevêtrement de techniques fonde une superbe cohérence. C’est ce que j’ai cherché moi-même à mettre en œuvre au cours de ma carrière.
Un compagnonnage sans cours magistral, en étant là, tout simplement : « Si tu veux, essaye ça… nous en reparlerons ». Point de dictats, point d’assertions ; simplement une rigoureuse amitié.
Rappelons, si l’on veut bien, l’étymologie du terme « compagnon ». Il s’agit de celui, celle « avec qui l’on partage le pain » (le moderne « copain » en est une variante populaire).
Eh bien, oui ! Ces camarades-là m’ont nourri, ont partagé ce « pain pédagogique », ce banquet freinétique dont je ne me rassasie pas – pas plus aujourd’hui qu’hier. Qu’ils en soient remerciés.

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1François Ambrosini, Au temps des tabliers et de l’imprimerie à l’école… Aventure humaine et pédagogique d’une famille d’enseignants dans la France profonde de 1959 à 1973. Préface de Max Egly. Éditions Ambre, 4e édition.