Etre présent à toute la vie

«    être présent à toute la vie, ce serait n'être soi qu'à force d'être tous les autres... ce serait avoir cet accent propre, unique, inimitable qu'ont ceux-là seuls qui sont engagés de toute leur âme dans ce qu'ils disent. Que je nomme le printemps et que le printemps éclate ; que je nomme le ciel et que le ciel s'ouvre !... »

Ces pensées de Guéhenno illuminent pour moi cette nouvelle rentrée scolaire et me semblent le plus beau message que puissent recevoir des éducatrices maternelles en ce moment toujours difficile de la reprise de contact avec des petits inconnus, encore si malhabiles et si peu aptes aux initiations scolaires mais qui cependant vivent déjà en accord immédiat avec les choses, auxquels déjà par la vertu du langage « le monde appartient », et qui savent « s'engager de toute leur âme » dans ce qu'il font.

Si chacune de nous veut être de toutes ses forces « présente à toute la vie » de ses petits, que de roses ne feront-ils fleurir, que de printemps éclater, que de ciels s'ouvrir par le simple pouvoir de l'expression libre gestuelle, verbale, graphique, picturale ou musicale.

Je n'en veux pour preuve que l'exemple d'un petit Toulonnais de cinq ans qui a franchi allègrement, et pour la première fois, le 16 septembre, la grande porte d'une école maternelle lointaine et est entré, tout pénétré du désir de « travailler » (comme ses grands frère et soeur) dans la classe de Jane Rosmorduc.

Très vite, Christian s'est aperçu que ses petits camarades bretons, familiers de l'école depuis un an ou deux, réussissaient dans bien des domaines où sa propre maladresse ne le menait guère vers la plénitude du succès.

   

Cependant son exubérance naturelle et cette assurance que donne la possession d'un outil aussi aisément maniable (pour un méridional) que le langage vont le conduire, dès le premier jour, vers une brèche d'où il se posera en créateur habile, face à la classe attentive et amusée,

C'est un chant connu de tous : « létait une frégate », lancé par la maîtresse et repris en commun qui déclenche la première expression musicale de Christian en classe.

Il ne connaît pas la chanson commune, Qu'importe ! Il en sait une autre, qu'il invente sur le champ (paroles et musique) et à laquelle il donne ce titre prometteur (issu de quelles références !)

LE TWIST DES PINGOUINS

Il y avait des pingouins
qui s'étaient posés...
sur la tête d'un monsieur.
Ça faisait un chapeau
au monsieur...
Ça lui faisait des cheveux...
des cheveux...
des cheveux...

Tout le monde rit : Christian, très sérieux, savoure sa première réussite.

Une tourterelle cadeau des correspondants de l'an dernier, vit dans la classe, en totale familiarité avec les enfants. Le premier, Christian va la promener, perchée sur sa main, à travers la classe, en lui chantant pour l'apprivoiser, de petits poèmes musicaux qu'il invente gravement, tendu vers l'oiseau et le visage illuminé d'une telle joie intérieure que la classe, fascinée, regarde et écoute bouche bée

C'est un petit oiseau qui vole,
qui vole, qui vole.

La voix monte et se perd. La tourterelle tourne la tête vers Christian qui reprend son souffle et poursuit :

mais il a mal volé
alors il est tombé...

la voix tombe elle aussi au plus profond,

sur un rocher... (suspense)
Mais il ne s'est pas fait mal...
Un monsieur l'a rattrapé
et l'oiseau est reparti au large...
au large... au large...

La voix monte et s'étale, les bras se tendent et s'allongent vers l'infini de la mer. L'accueil fait par les camarades et la maîtresse aux chansons de Christian a amplifié ce goût naturel de l'affabulation, ce sens dramatique qui le porte à la fois vers le mime, la création verbale, la mélopée. Il lui a donné confiance en ses pouvoirs. Maintenant Christian dessine, peint, commence à écrire.

Mais chaque jour, à l'heure de la détente, avant la danse, il mime et psalmodie d'abracadabrantes histoires d'accidents dont ses personnages se tirent toujours avec l'aisance des prestidigitateurs :

Un p'tit gars et son papa
allaient se prom'ner en voiture.
Le papa n'avait pas vu
que le chemin était droit.
Il a cru qu'il tournait...
Alors l'auto est tombée dans la mer...
Mais... un avion volait dessus la mer
un plongeur sous‑marin a plongé
de l'avion
dans la mer.

(et pour rassurer l'auditoire)

C'est une moto qui va sous la mer.
brr... brr... (mime autour de la classe)
heup ! le papa
heup ! le p'tit gars
sur la moto !
brr... brr... sur la plage...
heup ! dans l'ambulance.

Thèmes de la vie réelle, enrobés de fantaisie créatrice, dorés de cette griserie jaillie de la puissance évocatrice des mots, des rythmes, des sons qui découvrent à chacune de nous, à travers le monde recréé par nos petits, la libre joie d'imaginer.

L'oiseau, le petit oiseau
s'est envolé
au‑dessus de la mer.
Il y avait des poissons
qui font des ronds
dans l'eau... dans l'eau...
et des bateaux
qui nagent
dans l'eau.... dans l'eau...
Un bateau a coulé...
dans l'eau.... dans l'eau...
Et le petit oiseau est parti
la queue tournée
vers l'Afrique du Nord
comme ça (geste des mains se croisant)
non comme ça (à angle droit).

Mais il est bien d'autres formes d'expression (et peut-être chacun de nos petits en a-t-il une privilégiée) qu'il nous faut accueillir et promouvoir si nous voulons que le ciel s'ouvre pour tous.

Pour Andrée et pour Ingrid, plus timides et moins assurées de leur pouvoir d'évocation gestuel et verbal, c'est à la pointe du crayon ou du pinceau que « fleurissent les roses ».

Anne n'est vraiment elle-même, détendue et heureuse, qu'emportée, légère et bondissante, par le rythme du tambourin.

Et la gentillesse d'Ollivier s'épanouit et s'illumine dans cet adorable bouquet de feuilles d'automne, ramassées au jardin de l'école, et qu'il compose avec tant d'amour et de soin « pour toi, maîtresse », un bouquet si harmonieusement construit, si doucement frémissant et coloré qu'on le prendrait volontiers pour la queue déployée d'un oiseau.

Feuilles, dessins, chansons, offrandes partagées, reçues et savourées d'un même coeur, de quelle meilleure « présence à la vie » pourrions-nous rêver ?

MADELEINE PORQUET

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