Claude Roy

PAUL KLEE AUX SOURCES DE LA PEINTURE

Le Club Français du Livre 1963, 8, rue de la Paix, Paris.

Quand Claude Roy prend la plume pour nous parler des visages secrets d'un art qui échappe à la compréhension du commun des mortels, il fait mieux que nous instruire, il nous éduque. Il nous ouvre toutes grandes les portes d'un univers qui relève, pourrait-on dire, d'un sixième sens venu changer toutes les données de notre monde aux quatre dimensions : les « Arts sauvages » (1), les « Arts fantastiques » (2), comme les créations surréalistes et tout spécialement l'oeuvre de Klee, nous font accéder aux immenses espaces d'une féerie où les séquences d'événements et de valeurs sont « chamboulées », nous dérobent tout à coup la réalité rassurante de l'ordre des choses établi.

Où allons-nous ? Où sommes-nous ? Rien ne le sait. Rien ne le dit. Rien ne l'explique. Il faut s'adapter ici à une ambiguïté qui empiète sur tous les domaines, art, poésie, spiritualité, divagation, envoûtement, mille visages de la magie.

Il faudrait pouvoir revenir aux arcanes de l'enfance, quand la nébuleuse vivante se met en chemin, pour s'insérer dans un univers où des trains d'ondes étrangers aux mots où des formes étrangères aux images de l'oeil, libèrent les données des profondeurs du chaos.

Il faut avoir le dépouillement du primitif, l'innocence de l'enfant, l'illusion du magiste ou le paroxysme intérieur du « possédé » pour atteindre cette ivresse de l'incohérent que, disent les psychanalystes, le civilisé refoule au plus profond de sa vie subconsciente.

Sur le plan de la pure émotion artistique, il semble que les disciples de Freud, par leurs outrances intellectuelles, aient quelque peu brouillé les pistes d'un art irrationnel devenu d'emblée sujet à caution, alors qu'il n'était que parodie et ironie charmantes, proposées comme détente favorable à la méditation des connaisseurs. Et il est fort regrettable que les grandes masses populaires se soient ainsi détournées de cet univers sans frontières, en perpétuelle genèse dans le jeu secret des métamorphoses surprenantes et dont le Moyen Age par sa verve torrentielle avait fait ses délices.

Ce qu'il faut redire au grand public et tout spécialement aux éducateurs qui ont charge d'éduquer l'enfant, c'est que l'irrationnel est la marche même de la Nature, n'atteignant la forme « licite » qu'à la suite d'infinis tâtonnements qui ne sont qu'ébauche et caricature de la figure définitive.

S'il était donné à un peintre de talent de mettre en couleur la grande aventure de l'ontogenèse de l'homme il courrait le risque d'atterrir en fin d'expérience au laboratoire d'un asile psychiatrique pour peu que son médecin s'en mêle... Il pourrait dire pour sa défense, si toutefois on prêtait attention à ses dires : « C'est simple, je n'ai choisi que des moments où la matière et le protoplasma se sont concertés et unis pour faire des inventions dignes d'aboutir à l'homme... Ça c'est de l'art ».

Un rationalisme abusivement primaire et caporalisé a fait table rase d'un romantisme de la Nature qui s'était jusqu'ici perpétué dans les légendes et les fables d'un folklore millénaire, sensible à l'irrationnel et à ses gaîtés, source inextinguible de la poésie et de l'art, A côté d'un art de séduction, un art du rire, un art de terreur se sont inlassablement proposés à l'attention et à l'adhésion des masses et cela sous toutes les latitudes dans toutes les terres de la planète. Le grand mérite de Claude Roy est d'avoir compris que l'art échappe au départ à toute méthode et à toute technique car il est organiquement lié à l'aventure de la vie qui coule dans la sève originelle sans se poser de problèmes, emporté par un courant de l'amour comme de l'agressivité car les deux vont ensemble. La vie psychologique de l'enfant est significative tout comme celle de l'artiste, d'une improvisation psychique qui est là d'abord pour se signifier elle‑même sans aucun souci d'objectivité esthétique,

Ecole des Couëts - Loire-Atlantique. M. Le Gal

   

Ecole de Ronquerolles - Oise. M. Villain.

C'est par besoin premier de libération psychique que Klee est artiste, au sens ingénu du mot pourrait-on dire. Ce qui ne veut pas dire qu'il soit revenu à cet état d'enfance qui globalise sans compensation d'analyse. Claude Roy nous présente Klee comme un homme de vaste culture : musicien, philosophe, poète, artiste, il est avant tout nourri de méditation personnelle qui prend forme et élan dans les paysages intérieurs mis à jour par son Journal : « Notre coeur bat, écrit-il, pour nous emmener vers les profondeurs, les insondables profondeurs du souffle primordial... Je pense à peine aux arts plastiques. Je ne veux travailler qu'à ma personnalité ».

Nous sommes ici dans cette atmosphère d'exigeante élégance intérieure, qui est la planche de salut d'un désarroi moral, dont Kierkegaard reste le héros et qui sous le masque de l'ironie tente de donner le change. Toute expérience intérieure vive atteint une fois, ces hauteurs-là.

La lecture d'un si beau livre où, pour une fois, le critique est aussi attachant que le héros qu'il propose à l'attention d'un public soucieux de culture, la lecture d'un livre parfait dans sa présentation est une joie que nous souhaitons à nos amis. C'est vraiment une occasion unique pour le lecteur d'avoir sous les yeux une profusion d'oeuvres de Klee dont la majeure partie est en hors-textes couleurs. Une chose belle est une bonne action.

Elise FREINET

(1) Claude Roy, Arts Sauvages

(2) Claude Roy, Arts Fantastiques, Robert Delpire, Editeur à Paris.

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