La poésie coule comme de l'eau

Ce qui autorise la généralisation de nos techniques d'extériorisation artistique, même lorsque il n'en résulte aucun chef d'oeuvre, c'est cette vertu intense de libération, cette possibilité pour tous les êtres même les plus déshérités de s'évader, pour rejoindre les grandes lignes de puissance de vie. (1)

Pour tous les êtres, même les plus déshérités... j'ajouterai : davantage encore pour les plus déshérités, si j'en crois mon expérience dans une école de quartier, un quartier périphérique, peu favorisé de par sa situation au pied des terrils et des puits de mine.

La nature elle-même n'y est guère généreuse, l'herbe est rare, les arbres petits et gris.

Rien ne vient donner l'impression de vie éclatante et heureuse... Pourtant, en dépit de cette pauvreté, nos petits vivent, et en vivant ils s'expriment... et tout ce qu'ils expriment de façon involontaire, fruste, banale et très souvent imparfaite, révèle un contenu vivant, une intense façon de vivre.

La densité de ce contenu se doit, apparemment, au fait que des rapports spéciaux en constituent la trame : rapports entre la vie et le monde, entre le rêve et l'amour entre l'amour et la nécessité.

Sans aucun souci de poétiser, chacun de nos petits, du plus dénué au plus favorisé, a le pouvoir de nous remettre ses rêves et sa réalité que rien ne peut détruire…

Ses rêves, sa réalité, l'enfant nous les apporte journellement.

Chaque éducatrice redit sans se lasser ces poèmes de premier jet si souvent lus dans nos éditions : ils sont la voix du coeur qui chante :

Regarde les arbres se balancent
les
voilà tout déshabillés
et ils se balancent
ils se balancent !
et les feuilles volent...
et les feuilles meurent...

Regarde le beau caillou !
mon père l’a ramené
pour toi du fond de la mine...

Le brouillard est là...
la ducasse s'en va !

Un jour on montera dans un ballon
le ballon redescendra
on sautera sur une étoile.

Hier la lune m'a suivi
jusqu'à la maison
je me suis retournée
je l'ai regardée
« droit dans les yeux »...
je crois qu'elle était triste.

Je pourrais multiplier les exemples, mais je ne voudrais pas passer sous silence ce lyrisme qui s'empare d'eux, à certains moments d'explosion poétique. Et souvent ces moments se produisent lors des créations collectives, au cours desquelles la parcelle de dynamisme de chacun s'ajoute au potentiel poétique de tous. Et ce sont des envolées lyriques...

Un coeur qui danse
un coeur qui pleure à force d'être heureux
un coeur de lune
un coeur de soleil
un coeur qui brille pour tout le monde
un coeur qui meurt avec toutes les joies de la terre
un coeur qui contient le monde
un coeur joyeux un coeur d'enfant...

   

DES FEUX D'ARTIFICE D'AMOUR

Maman tu es belle
tu es jolie
comme une étoile
comme un oiseau
comme la neige qui scintille
qui joue avec le soleil
comme une chanson qui tourne dans la tête
comme un enfant
comme une reine
tu me donnes 1000, 100 000, 3 000 000
beaucoup, beaucoup... un numéro avec beaucoup de zéros
un numéro qui arrive jusqu'au ciel.

Et l'enfant chante et l'enfant jongle avec les mots.

Cette « jonglerie », ici poétique, se retrouve souvent quand l'enfant s'exprime en collectivité, quand chaque parcelle de son dynamisme contribue à l'explosion collective. Elle se traduit par des formes exubérantes dans le dessin, dans le modelage, dans la peinture, et même dans les mathématiques : là aussi l'enfant crée avec lyrisme et enthousiasme.

Rêves, tourments, rencontres avec le quotidien, avec l'école, l'enfant utilise tous les éléments involontaires de la banale vie courante ; c'est pourquoi il se révèle si aisément poète, sculpteur, peintre...

Si les dessins d'enfants soulèvent tant de polémiques, si leur écriture, malgré les imperfections de la technique nous attire par la monstruosité ou l'exubérance des formes qui les amusent, c'est que nul ne peut rester insensible à la puissance de vie qui en émane.

L'enfant reproduit, à travers le monde imposé, l'univers dont il rêve. Il crée, il crée sans cesse, dans toutes ses activités, dans toutes les directions.

Je ne voudrais point oublier le domaine particulier des marionnettes dans lesquelles, peut être plus qu'ailleurs, il crée, invente, impose : il crée sa poupée, son petit enfant, son petit chien, son cheval... Il crée avec des moyens extrêmement humbles, son immense amour suppléant à l'insuffisance.

Pendant la récréation la douce Annie serre contre son coeur un manteau à qui elle a donné la forme d'un enfant enveloppé d'un châle ; et, tendre, elle le berce, le caresse, impatiente le secoue, inquiète le soigne, aimante l'embrasse et le cajôle. Le bébé de la silencieuse Brigitte est sorti de la glaise. Avec amour, elle l'a couché sur son lit de terre molle, recouvert d'un drap fleuri de feston d'argile. Et maintenant, là, doucement, elle lui parle. Elle chante un air très doux venu du fond d'elle-même, venu du fond des âges.

Daniel, belliqueux et guerrier, raconte les westerns qu'il a vus le dimanche à la télé. Il veut un cheval : Il me faut des affaires, dit-il. Et il réunit carton, tissu, vieux bas, chiffons.

Utilisant un bas bourré de coton, perçant ici, serrant là, il réalise le corps du cheval d'un seul tenant, l'habillant de tissu, plaçant les yeux et les oreilles...

Seulement, tout cela n'avait aucune tenue, il fallait des pattes ! Il enroula à la base du cou pour les pattes de devant et autour de la croupe pour les pattes de derrière, deux morceaux de corde armée.

A l'extrémité de chaque morceau de corde, il attacha, après force coups de marteau, des morceaux de liège ramassés sur la plage, et alors, aidé de Jacky et de Michel, il procéda au piquage de la crinière et de la queue : un fil de raphia, un ruban de cellophane, un brin de laine.

Quelle rutilante queue !

Quelle flamboyante crinière !

Nous installâmes le cheval sur l'armoire, étayé de droite et de gauche par des livres, des bocaux (c'était un peu inquiétant !)

Effectivement, le lendemain matin nous retrouvâmes notre « Pégase » gisant, les naseaux dans la poussière, les pattes étrangement affaissées.

Daniel l'aperçut le premier :

- Oh ! mon cheval !

Un regard vers moi, un regard d'appel, un SOS désespéré...

Vite, j'enfonçai à la verticale, dans la croupe et le cou du cheval, un bâton (ce qui d'ailleurs, en facilita le maniement).

Daniel s'en empara et se mit à sauter, et les sabots de liège claquèrent contre les bâtons, rendant le bruit du galop.

- Il galope, il galope, écoute Madame ! Ecoute ! Il galope ! Ecoutez, les autres !

Silence et ravissement général.

- You ! you ! you ! Un cheval qui galope, crie-t-il en courant dans la classe.
- Un cheval qui hennit ! ajoute Didier.
- Un cheval de Lancelot !
- Un cheval d'Ivanhoé !
- Un cheval d'Indien !
- Un cheval de cow-boy !
- Un cheval de Zorro !
- Un cheval de roi !
- You ! you ! you !

Daniel galope et tout le monde le suit, nommant le cheval de son rêve !

C'est le cheval de tous !

C'est le cheval de chacun !

Le soir, à l'heure de la sortie, j'entendis l'enfant revenu près de l'armoire à marionnettes murmurer la bouche sur la porte :

- Tu sais, j'm'en vais à ma maison ! Mais j'reviens demain. T'auras pas peur ?

Et il s'éloigna à regret, laissant derrière lui un peu de lui-même et tant de rêve en attente de nouvelles éclosions.

   

Car bien souvent chacun se retrouve dans sa marionnette. Elle devient un messager que l'on charge de sa peine, de ses désirs, de ses refoulements ; une sorte de confident apaisant et libérateur. Elle est aussi messagère d'amour. Certes, sa création intéresse l'enfant, mais il reste à lui donner vie. Et ce miracle a lieu, et ce n'est qu'un miracle d'amour.

Le passionnant dans la marionnette, ce n'est pas l'animation devant les autres, c'est le tendre tête à tête, auquel l'enfant la convie.

Assis dans un coin de la classe, étranger au rythme environnant, sa marionnette entre les bras, Daniel murmure et chantonne d'une voix doucement tremblée :

Petite marionnette
on va se promener
au bois...
on reviendra
par la ducasse
et j't'achèterai
du nougat...

Daniel ignore, je m'en suis assurée, la berceuse que le chantre Desrousseaux a créée pour le P'tit Quinquin, son benjamin : Ech'tiot du Nord... Il l'ignore et pourtant, inconsciemment, il en a recréé l'atmosphère, le contenu même.

Eternel retour, mystère de l'enfance privilégiée qui parcourt à chaque instant le cycle sans fin des générations, en captant sans cesse les lointains appels, pour recréer en vainqueur le monde des lendemains. Eluard, parlant des délices du langage le plus pur, celui de l'homme de la rue et du sage, de la femme, de l'enfant et du fou, ajoute : Si l'on voulait, il n'y aurait que des merveilles. Ecoutons-les sans réfléchir et répondons : nous serons entendus,

C. BERTELOOT

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(1) C. Freinet : Essai de psychologie sensible.