La classe a une histoire... ou des histoires

Géraldine Le Beller, Damien Tréton

La structuration du temps par la coopération.

Le secteur LRC1 travaille sur un référentiel à venir pour une Méthode naturelle d’histoire. On s’y demande ce qu’il en est de cette discipline dans nos classes, à priori réservée aux cycles 3 et 4, et pourtant… En pédagogie Freinet, la vie prime. Or, précisément, ce qui permet aux enfants d’appréhender l’histoire des humains, c’est de constater déjà que leur propre vie s’inscrit dans une histoire. C’est le travail de la structuration du temps, en cycle 1, en cycle 2 et qui se poursuit en cycle 3. On fête les anniversaires, on rédige des cahiers de vie, on remarque les saisons qui passent, on évoque des temps anciens (les dinosaures, les chevaliers…).

La classe coopérative ne peut fonctionner sans certains outils de gestion du temps et de l’espace : l’emploi du temps, les plans de travail, le calendrier de l’année… La dévolution de ces outils aux enfants est une caractéristique de la classe Freinet. Outre son intérêt en termes d’émancipation par l’appropriation des outils de travail, elle permet une manipulation intellectuelle et gestuelle de l’espace-temps vécu. À la fin de l’année, la classe aussi aura son histoire avec ses traces, ses évènements, ses personnages On pourrait imaginer un temps d’analyse collective sur cette vie passée ensemble.

Les récits et interprétations diverses qu’on pourra en tirer feront peut-être émerger des moments, des temps forts, mais aussi des ruptures qui sépareraient des périodes (avant cet évènement, on faisait comme ça, et puis après…), mais également des continuités. Le groupe, aidé de l’adulte manipulerait déjà, sans en dire le nom, des concepts chers à l’historien.

De ce point de vue, la classe multiâges et multiniveaux permet d’augmenter la durée, de voir un peu plus loin que la seule année scolaire : un an, deux ans, trois ans… Et plus encore quand la classe travaille sur ses propres archives : les exposés, les peintures, les textes des enfants, les recherches mathématiques, compilés depuis des années et signés de noms connus ou reconnus – tiens, une grande sœur, un voisin aujourd’hui lycéen… La notion d’archives prend alors tout son sens, en s’inscrivant dans le vécu des enfants. C’est la trace historique, mais il y a également en germe l’idée que la littérature et la recherche, les techniques et la pensée ont aussi une histoire. Hypothèse de prémices à une Méthode naturelle d’histoire, donc.

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La classe de Géraldine TPS/PS/MS/GS

« Nous sommes au mois de janvier, février peut-être, dans notre classe de TPS/PS/MS/GS. La classe "tourne" comme on le dit parfois. Les outils, l’ambiance et les habitudes de mise au travail sont installés, facilités par la structure multiâge. On chemine bien ensemble.

L’arrivée des tout petits en janvier perturbe cette machinerie bien huilée. Ils sont quatre très jeunes enfants à faire leur entrée dans notre univers, se demandant bien ce qu’ils font là et exprimant bruyamment leur mécontentement, voire leur détresse. Ils nous accaparent beaucoup, nous les adultes, et nous rendent moins disponibles au reste du groupe. Ceci explique peut-être ce qui suit.

Nous nous retrouvons au regroupement pour l’échauffement du matin et pour démarrer ensemble nos rituels qui permettent, entre autres, de valider la date et les évènements, les projets du jour. L’enfant responsable de la date nous fait remarquer que le prénom de Camille est écrit sur la case du jour. Il donne la parole à Camille qui explique simplement s’être inscrit sur le calendrier pour pouvoir animer le Quoi de neuf de ce matin-là.

Personne n’avait jamais fait ça avant lui. On s’organisait simplement, celui ou celle qui voulait animer le Quoi de neuf se proposait et ça a toujours fonctionné sans heurts, régulé par l’enseignante si besoin. Mais là, Camille change la donne. Tout le monde accepte cette idée, d’emblée. Dès le lendemain, des prénoms sont inscrits sur le calendrier. Jamais plus de trois, un pour le Quoi de neuf, un ou deux pour les présentations.

J’observe les enfants s’auto-organiser, ils discutent à l’accueil du matin pour savoir qui animera l’un ou l’autre des temps collectifs. C’est surtout l’affaire des moyens-grands qui s’attribuent une autorité nouvelle. Bien sûr, ils vont être deux à vouloir animer le Quoi de neuf, il faudra un "Inscris-toi pour jeudi prochain" pour que le problème disparaisse. Le calendrier est grand, il y a tant de cases, et donc tant de jours, sans compter qu’il y a plein de temps à animer !

Aujourd’hui, dix mois plus tard, le calendrier se remplit sur la semaine. Les grands sont capables de dire dès le lundi : "Je me suis inscrit pour les présentations de vendredi matin."

Et puis, il y a peu, des signes ont été tracés sur la case du jour. Très naturellement, l’animateur a demandé : "Qui s’est inscrit ?" Léo, un enfant de tout juste trois ans, lève la main. Il ne sait pas encore écrire son prénom pour que nous puissions le lire. Il sait laisser une trace manuscrite qui l’identifie. Il veut "raconter au Quoi de neuf", dit-il.

L’initiative de Camille a modifié un fonctionnement de notre classe. Il a induit la nécessité pour chacun et chacune de se situer dans la classe et dans le temps de la classe en dehors de la maitresse. Désormais, chaque enfant s’inscrit seul, ou aidé d’un copain ou d’une copine, sans sollicitation, sans intervention de l’adulte. Ce calendrier est devenu une sorte d’agenda commun que les enfants remplissent à leur gré selon leurs besoins. Quant à Léo, il a présenté un dessin au Quoi de neuf suivant. Je pense que c’était son réel souhait, parler, un peu, ou plutôt "prendre part" à ce moment de parole libre. En s’inscrivant sur le calendrier, c’est ce qu’ils font tous, ils prennent part à la vie du groupe en autogestion.

Nous n’avons pas pris la mesure de ce changement ensemble. Nous évoquons parfois, avec les "anciens" le fait que Camille a été le premier à s’inscrire sur le calendrier, sans poser cela comme un moment particulier, un évènement marquant de notre histoire commune. Il faut du recul pour ça, se souvenir de l’avant et de l’après, pointer et nommer l’action qui a changé les choses et quelles choses.

C’est certainement un travail à mener avec la classe : regarder, nommer notre propre histoire pour construire des outils d’analyse de celle-ci avec des "où, quand, qui, quoi, comment, pourquoi, et avant, et après ?" »

Géraldine

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Une hypothèse de travail

Et si on tentait, chaque année, dans nos classes, à tout âge, ce travail qui consiste à identifier notre propre histoire ? Il est possible que cela rende les concepts et outils de l’historien·ne plus à portée et plus opérationnels pour nos enfants – la trace historique, l’évènement historique, le personnage historique, le document… Et plus loin les récits et les interprétations… Et plus loin encore les définitions de périodes avec ses ruptures. À terme, on pourra vérifier si l’apprentissage de l’Histoire ne s’en trouve pas facilité. 

geraldine.lebeller@wanadoo.fr

damien.treton@wanadoo.fr


1LCR : Laboratoire de recherche coopérative.