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       1924 
      TONY L’ASSISTÉ
      L’ARRIVÉE AU 
        VILLAGE 
      Il avait huit ans, et n’était jamais monté à cheval. 
        C’est cependant à califourchon sur une vieille ânesse qu’il arriva au 
        village. 
        Il était parti le matin de la Charité, en compagnie d’un 
        homme qui allait être son « nourricier », son père. Car Tony 
        n’avait pas de père. Et les quelques femmes qui l’avaient assisté dans 
        sa courte vie n’avaient pas toujours été bien tendres pour lui. 
        Le train avait roulé longtemps. L’homme s’obstinait à 
        interroger Tony, voulant savoir ce qu’il avait fait jusqu’à ce jour, où 
        il avait vécu... Mais Tony parlait peu. il regardait par la portière la 
        route qui surgissait par instants, pour redisparaître aussitôt derrière 
        les rochers. Il lui tardait de connaître enfin le village où on l’envoyait. 
        Le village lui plairait ou lui déplairait. mais pour les gens, il sait 
        déjà, par expérience, qu’il ne faut pas trop en attendre, lorsqu’on est 
        « Tony l’Assisté » qui n’a jamais connu de parents. 
        On descendit à une toute petite gare. Et quand le train 
        fut reparti, ils restèrent là, tout seuls, Tony et l’homme. Au pied de 
        la voie, une rivière grossie fracassait ses eaux sales contre les digues 
        et les rochers ; cela faisait un souffle d’orage qui, répercuté par 
        tous les échos de la vallée, devenait effrayant. L’homme prit le paquet 
        de hardes et emmena l’enfant jusqu’à une ferme voisine. I1 entra à l’écurie, 
        mit un vieux bât rongé à son ânesse, fixa de chaque côté les bagages, 
        assit Tony sur l’entre-bât, et ils partirent. 
        Tony, qui n’avait jamais voyagé de la sorte, ne pouvait 
        pas s’habituer au balancement nonchalant de la monture. Il se cramponnait 
        d’abord aux crochets de fer du bât. Puis il se sentit mieux en équilibre. 
        Mais le chemin fut bien long. 
        Ils arrivèrent tard au village. La nuit tombait. Quelques 
        gamins intrigués regardèrent le nouveau venu avec une curiosité offensante. 
        Alors, l’homme le prit dans ses bras et le descendit de sa monture. Une 
        femme, ni jeune ni vieille, le reçut et le conduisit par la main jusqu’à 
        la cuisine qu’éclairait un « calen » fumeux (1) 
        Mais Tony était si fatigué, tant de choses roulaient 
        dans sa petite tête, depuis son départ de la Charité, qu’il ne vit rien 
        ce soir-là et s’endormit. 
      UNE NUIT A 
        LA BELLE ÉTOILE ! 
      Tony moissonne comme un homme toute la journée. I1 admire 
        le père qui saisit de belles poignées dans ses grosses mains, et tranche 
        le chaume d’un mouvement élégant et régulier. 
        Tony est loin d’avoir acquis cette précision dans le 
        geste. Sa main gauche tâtonne autour de la poignée à saisir, et la faucille, 
        dans sa main droite, manque tout autant de sûreté, et a même effleuré 
        plusieurs fois les doigts de l’autre main. Ah ! si elle était convenablement 
        aiguisée ! 
        On dîne à l’ombre du cerisier, et jamais Tony n’a trouvé 
        le repas aussi bon. Il est doux de s’asseoir après quelques heures de 
        fatigue, et surtout les gorgées d’eau qu’on boit à même la cruche sont 
        délicieuses ! 
        Le soir, tandis que le soleil s’abaisse à l’horizon, 
        pendant que les deux hommes - car Tony est maintenant un homme - ramassent 
        les gerbes éparses, la mère construit un foyer de trois pierres et fait 
        la soupe. Cette odeur de pommes de terre embaume toute la campagne. 
        On entend, sur le chemin, Jeannet qui rentre en fouettant 
        son âne devant lui. Un autre homme s’en retourne aussi avec ses bœufs. 
        Le soleil disparaît complètement. Tony entend encore un chien qui aboie ; 
        puis plus rien... Ils sont seuls. 
        On profite des dernières lueurs pour manger la soupe; 
        puis la mère s’en va à son tour. 
        Tony et son père dressent le gerbier au milieu du champ. 
        Ils gardent cependant quelques gerbes qu’ils transportent sous le noyer, 
        à l’abri de la rosée. Ils construisent là un camp étroit qui les garantira 
        du vent. Ils font au centre leur lit de quelques gerbes. Chacun d’eux 
        prend un drap, et ils se couchent. 
        Il fait complètement nuit. Mais le ciel est clair et 
        tout brillant d’étoiles. Tony, enroulé dans son drap, s’allonge sur le 
        dos, face au ciel insondable qu’il distingue à travers le feuillage, car 
        il ne veut pas voir, à droite et à gauche, les silhouettes des arbres 
        se tordant comme des fantômes. 
        C’est effrayant ! 
        Maintenant que tout le monde dort, les insectes crissent 
        sans répit. Les uns chantent sur une note claire et berceuse. Mais d’autres 
        semblent se réveiller en sursaut et jettent un cri lugubre. Un oiseau 
        passe même très bas en faisant un « fffou.... » qui glace le 
        sang du petit. 
        Tony ferme les yeux, pensant s’endormir ainsi, puisqu’il 
        ne verra plus rien. Près de lui, son père dort déjà, immobile comme s’il 
        était mort. Tony ferme les yeux... Mais alors c’est sous lui que s’agite 
        le monde des insectes. Dans la gerbe qui lui sert d’oreiller quelque chose 
        chemine en froissant la paille : une araignée, ou un de ces gros 
        grillons verts... Il remue pour chasser la bête et s’enferme hermétiquement 
        dans le drap. 
        Le froid le réveille au matin : la nuit est à peine 
        plus claire mais on n’entend plus rien... Comme il va se rendormir, brusquement 
        quelques oiseaux chantent ; un des bœufs attachés non loin de là 
        remue... 
        Peu après le père se dresse en grognant. C’est l’aube. Tony grelotte. Pour 
        se réchauffer on mange un quignon de pain avec une gousse d’ail et on 
        se remet à moissonner. 
      LE PÂTRE GARDE 
      - Tony, tu iras garder avec le berger demain et après-demain, 
        dit un soir le père. Tu peux maintenant porter la besace; tu n’auras qu’à 
        bien obéir au berger. 
        Il faudra partir à l’aube. J’irai te réveiller avant 
        le jour. 
        - Tu pourras lui donner un peu de café, dit la mère, 
        je vais le préparer. Tony est content. Il sait bien que ni Jeannet, ni 
        Louis, ni Gabriel, qui sont pourtant de son âge, ne vont garder le troupeau. 
        C’est qu’il est fort et dégourdi, le petit Tony ; et il en est tout 
        fier. 
        - Il faudra que tu ailles rejoindre le troupeau sous 
        la roche rousse, tu sais... tu monteras le chemin du Villars, puis tu 
        prendras à travers champs. Le lendemain matin, les yeux encore embués 
        de sommeil, Tony suit le chemin indiqué. Il ne distingue pas encore les 
        pierres contre lesquelles il bute. Et les buissons, de chaque côté, font 
        une barrière d’ombre. 
        Puis, insensiblement, tout s’éclaire. Des nuages rougissent 
        au ciel, et Tony se demande : « Rouge du matin, la pluie est 
        par le chemin... » Pleuvra-t-il aujourd’hui ? 
        Le village, là-bas, en face, s’éveille aussi. Des points 
        noirs suivent les chemins. Et Tony monte toujours, fatigué déjà sous son 
        chargement: le dîner - celui du berger et le sien - et son petit manteau. 
        Il va garder avec le pâtre communal auquel chaque habitant 
        à tour de rôle doit fournir une aide. 
        Il entend maintenant des bêtes bêler, et quelques grosses 
        sonnailles qui ébranlent la vallée : « Bom !... Bou-dou-boum !... 
        » 
        Puis il distingue les bêlements des brebis, ceux plus 
        aigus, des chèvres et des chevreaux. Il voit de longues files noires passer 
        aux éclaircies. Enfin, à la sortie d’un sous-bois fourré, il se trouve 
        nez à nez avec un groupe de bêtes qui le regardent d’un air inquisiteur. 
        Et tout près Labri, le chien du berger, s’élance en aboyant. 
        Tony est rendu. 
        Toute la matinée, il suit le berger, un homme d’une cinquantaine 
        d’années, qui marche sans rien dire, calme, placide, coupant patiemment 
        les branches qui le gênent au passage. On grimpe pendant longtemps une 
        pente raide où le pâtre choisit la place de chaque pied, et s’arrête par 
        instants, s’assied, puis repart. Labri suit immédiatement son maître, 
        butant parfois du nez contre ses mollets. Et Tony vient derrière, humblement. 
        Tous trois gardent. Et ils vont pourtant par des endroits 
        où ne passe nulle brebis. Lorsqu’ils s’assoient, on n’entend plus rien 
        du troupeau. Tony est parfois inquiet, et le calme imperturbable du berger 
        lui paraît inexplicable. Celui-ci regarde vers le village ; il suit 
        de loin les travaux, compte les gerbiers restant à fouler, énumère les 
        planches fraîchement labourées, apprécie la récolte de pommes de terre 
        et de haricots. 
        Garder semble le dernier de ses soucis. Et Tony se demande 
        si ses bêtes le suivent, ou si c’est le berger qui suit les bêtes. 
        Quand la chaleur vient, l’une après l’autre les sonnailles 
        se taisent. Le troupeau s’endort ; les bergers vont à la recherche 
        d’une source. 
        La voilà enfin ! Mais est-ce une source ? La 
        terre est à peine humide ; et le chien altéré lèche les pierres. 
        Tony, désespéré, sent aussi sa gorge affreusement desséchée. Mais en un 
        tour de main, le pâtre a pratiqué une petite conque ; il place au-dessous 
        une large feuille en gouttière. Et bientôt coule un mince filet d’eau 
        claire. D’un coup de bâton, le maître écarte brutalement Labri qui se 
        précipitait pour laper dans la conque. Puis, l’un après l’autre, les bergers 
        boivent tout leur soûl. 
        On s’assied à l’ombre des grands pins. 
        - Attends-moi, Tony, dit le pâtre... Reste là, Labri ! 
        Car sans la compagnie du chien, Tony serait bien seul dans cette forêt. 
        Le pâtre revient bientôt avec une gamelle pleine de lait. 
        - Coupes-y du pain ! 
        Ce que fait Tony. Et il se rassasie. 
      TONY L’ASSISTÉ,  
        L’École Émancipée, 
        Saumur. 
      (1) Calen : Petite lampe à huile, sans verre, 
        dont on se sert encore dans la région provençale. 
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