DE LA PAROLE

QUI SURGIT

PARFOIS...

 

présenté par

Paul LE BOHEC, Jacky CHASSANNE,
Jean-Louis MAUDRIN

 

AVEC LE DISQUE B.T.R. 01

Vous pouvez écouter les enregistrements qui ont été numérisés.

btr-9-10-0001.JPG (60273 bytes)


télécharger le texte (RTF compressé)


DE LA PAROLE QUI SURGIT PARFOIS...

…quand on prend le parti de l'expression libre, de techniques libératrices, d'aménagement coopératif du milieu, le parti de l'éducation et non celui de l'enseignement. 

C'est de cette parole que ce disque est fait. Les quelques pages qui suivent expliquent comment des enfants ont pu dire ou chanter ou écrire ces choses "chargées de sens" et qui nous semblent être des éléments importants de l'éducation.

Les maîtres disent tous : « Nous ne sommes pas des psychothérapeutes et ne tenons pas particu­lièrement à l’être ».

Et pourtant, une autre dimension est introduite ici, qui fait éclater les notions étroites et sclérosées de "méthodes", "d'apprentissages scolaires", "d'intelligence" . Cette dimension pourrait bien être la plage floue et fluctuante qui n'en finit pas de faire jacasser sur le "normal" et le "pathologique", "l’éducateur" et le "psychanalyste ", ce qui  relève de l'éducation", et "ce qui relève de la thérapie" etc. 

*
**

Nous nous sentons concernés par cela. Et c'est pourquoi nous publions "un peu de cette parole" qui est une façon de poser une question, sans que la façon même de la poser, bouche l'accès à sa réponse. Qu'on ne s'y trompe pas. Si ces enfants parlent, c'est parce que le milieu le permet. Ce milieu c'est celui qui appartient aux enfants, celui dans lequel ils peuvent se retrouver en tant que sujets confrontés à leurs questions, à leur manque, à leur devenir, c'est le milieu où peut émerger leur passé et leur présent remodelé, reformulé, à l'abri momentané de la chape institutionnelle de l'école. Ce milieu, c'est aussi le maître, qui abandonne son personnage pour vivre plus sainement avec les enfants. Ce milieu, ce sont les techniques qui l'aident (au maître), à offrir des circuits nombreux et variés, pour que se véhicule jusqu'au grand jour la houle trop souvent réprimée des forces profondes de l’être, des éléments indispensables pour qu'il accède à la culture, c'est-à-dire au langage et à la communication. Le français et le calcul prennent alors un autre sens. Les enfants se sentent concernés dans le même temps où l'école, elle, non. 

Par cette BTR, nous voudrions signifier plusieurs choses. 

* voilà ce qui peut surgir à tout moment quand on libère la parole. Il s'agit bien pour l'éducateur, de l'assumer. Voici un début de "comment "... 

* pourquoi Christian, Alain ou Olivier, disent-ils et chantent-ils cela ?... Peut-on arriver à mieux cerner les conditions optima de tels surgissements ? 

Dans l'avenir, nous continuerons à publier "de cette parole" en espérant progresser à chaque fois dans l’élucidation de ces brefs moments où elle se faufile, pour fonder un palier d'accès à l'autonomie, à l'émancipation, à la communication, à la culture.

 

B TR


Le petit balai

  avec un PC petitbalai2.wav  pour Mac

FACE 1 

LE PETIT BALAI (1962) 

présenté par Paul Le Bohec 

Cours élémentaire 1ère année 

Voici un document important. Non, je devrais plutôt dire : voici un enfant important par tout ce qu'il m'a appris d'important. 

Jusqu'à lui, je pouvais encore un peu hésiter sur la symbolique des textes. Mais lui m'a fait nettement voir que tout ce qui pouvait se dire sur la psychanalyse et dont nous doutions, esprits ignorants, sceptiques et supérieurs que nous étions, n'était peut-être pas si faux que cela. On me reprocha alors fortement de me laisser trop facilement séduire par cette lumière trouble. Mais pouvais-je faire autrement que de marcher vers elle ? 

Mais, en fait, était-ce de la psychanalyse ? Non, j'étais hors d'état, à ce moment-là, de comprendre quoi que ce soit de la littérature psychanalytique. A peine avais-je été effleuré par l'aspect symbolique des textes. Je crois d'ailleurs avoir eu, cette fois-là, la bonne attitude, celle que Freinet m'avait apprise : ne pas s'emballer pour les théories, les abstractions, mais rester ou revenir vite au niveau de la pratique, de la réalité de la classe. 

***

Mais précisément, la réalité de cet élève Christian, était suffisamment choquante pour que je sois obligé de me poser des questions. Vous l'avouerai-je ? il me faisait peur. Oh ! pas par son aspect physique ! aucun risque de ce côté : c'était un gringalet. C'est d'ailleurs avec Christian que j'ai appris ce qu'était l'anorexie : le refus de se nourrir. Et aussi bien de se nourrir intellectuellement. 

Jamais je n'avais eu affaire à un pareil cas. Et qui ne laissait pas de me surprendre dans mon absence de formation, d'ailleurs si universellement partagée. Toutes mes théories idéalistes, gentilles et doucereuses étaient démolies, culbutées, désintégrées. Car Christian faisait preuve d'une agressivité terrible ; et contre moi tout d'abord. 

Cela, je l'avais perçu immédiatement. Dès le premier jour, il refusa tout travail. Et si, dans une journée il écrivait les deux premières lettres de la date, c'était un miracle. 

C'est précisément cela qui m'effrayait. J'avais, à ce moment énormément de raisons d'être contré par l'administration que j'avais pu tromper, jusque-là, par une apparence de normalité... et des chances successives. Mais qu'un enfant ne travaille pas, qu'il ne produise rien, qu'il n'ait aucun résultat, cela je ne pouvais me le permettre en supplément. Car tout le pot-aux-roses aurait été découvert (c'était bien de roses qu'il s'agissait). 

Mais Christian s'en moquait bien. Il refusait de travailler avec une sorte de défi tranquille. Il n'avait même pas le visage buté. Non, il me regardait sereinement, avec un visage lisse qui n'offrait aucune prise. Et comme tout enfant au moment de la mise à la propreté, il était maître du don ou du refus de sa production. (Tiens, le don ou le refus de la propreté du cahier ? ! ! ! )

A ce moment, j'étais tout douceur, tout tendresse. Je n'aimais pas les conflits. Le monde devait marcher dans l'huile. Et s'il ne le faisait pas, c'est parce que l'on s'y prenait mal. Il devait suffire d'opérer par-ci, par-là, quelques petites rectifications pour que tout se remette en place. En fait, je voulais occulter les conflits. Je ne pensais pas que s'ils me faisaient du mal, ils pouvaient faire du bien aux autres. 

Depuis, j'ai appris que certains enfants avaient besoin, pour se construire, sinon de conflits, mais du moins, de fortes oppositions. Ils ont besoin d'une résistance pour s'appuyer, pour se repérer dans la vie. Cela, je le sais maintenant pour avoir vu trop de gens flotter irrémédiablement parce qu'ils n'avaient pas eu le soutien d'un obstacle. Je me souviens aussi de cette fillette de collègue (8 ans) qui pleurait de joie parce que sa mère l'avait grondée pour la première fois. 

Mais n'épiloguons pas trop à côté. Car si je n'offrais pas de résistance, lui en offrait résistance à la nourriture, à la nourriture intellectuelle, à la demande de travail du maître. 

***

En fait, j'ai cru longtemps que c'était ma personne qui était visée. Je n'étais pas assez avancé dans mes réflexions et mes lectures pour savoir qu'on peut être un substitut. Et que, généralement, la personne qui est en face n'est jamais prise totalement pour elle-même mais comme représentant, comme support de fantasmes. Et, précisément, un an plus tard, la grand-mère de l'enfant m'apprit qu'il avait toujours été avec des maîtresses. Et qu'il n'aimait pas les hommes.

Je croyais alors qu'en améliorant la relation maître-élève, ça pouvait transformer les choses. Il fallait donc que je circonvienne l'enfant, que je l'amène à transformer son comportement. Evidemment, c'était au maître d'être aimable pour deux. C'était à lui de faire l'effort, d'être adroit, compréhensif, subtil, malin. Si c'était pour que l'enfant soit mieux, c'était souhaitable et même très bien. Ne soyons pas masochiste à ce point de croire que cette attention à l'enfant pour l'enfant n'existait pas. Bien au contraire.

Mais qui pourrait dire dans quelle proportion, dans quelle forte proportion peut-être, mon souci principal n'était pas d'obtenir que l'enfant travaillât pour que je ne sois pas trop inquiet. Pour que je ne sois pas freiné dans ma recherche d'un meilleur fonction­nement pédagogique qui visait surtout à la libération de la parole des enfants.

Mais, direz-vous, n'était-ce pas dans une intention louable ? Oui, sans doute. Mais c'est peut-être parce que ma parole propre avait elle-même été écrasée dans mon enfance.

Mais il n'importe. Revenons à notre Christian. 

***

Cet enfant aurait comprendre que si je voulais aider ses camarades, il ne fallait pas qu'il ... oui, mais, son problème à lui, l'occupait tout entier. Et il n'aurait pu l'oublier, même s'il l'avait voulu et même désiré.

Voyons la "parole" de Christian. 

Elle s'était déjà manifestée par son refus de mon incitation au travail. Ca c'était clair et préoccupant pour moi.

Mais j'eus assez rapidement d'autres occasions de constater cette haine du maître. En effet, il avait des choses à dire. Alors, tout naturellement, il devait s'emparer des lan­gages qu'il pouvait trouver à sa disposition. Et dans ma classe, il y en avait une grande variété. 

Comment cela se fait-il ? 

C'était il y a quinze ans, en 1960. Au moment où j'avais décidé unilatéralement, en n'en référant qu'à mon seul ministère, d'introduire dans ma classe une heure de tech­niques parlées par jour. En effet, je m'étais dit que, puisque de la parole arrivait à passer dans les textes libres et dans le chant libre, il devait en passer aussi, sinon beaucoup plus, dans le langage parlé. 

Il faut dire qu'à ce moment-là, également, j'avais abandonné certaines pratiques, même freinétistes (journal scolaire, correspondance régulière) parce que j'avais pu les explorer à loisir. Certes, la classe devait perdre quelque chose. Mais, j'étais curieux de savoir ce qu'elle pouvait y gagner, même s'il me fallait, pour un temps, aller un peu trop loin dans mes abandons.

Or, je sentais bien que lorsqu'ils étaient vraiment libres de le faire, les enfants pou­vaient, au bout d'un certain temps de rassurance, délivrer des messages qu'on ne savait pas possibles ou qui n'étaient pas attendus. Il faut dire que l'on n'était guère apte à lire ce qui était "dit" autrement que par des mots. Une autre circonstance a fait que, en dehors de mes caractéristiques personnelles, j'ai été, plus que d'autres, orienté vers les problèmes d'ordre psychologique. 

En effet, beaucoup de mes enfants étaient plus chargés psychologiquement que la moyenne des enfants de leur âge. C'était, pour la plupart, des enfants de marins qui naviguaient au long cours avec, parfois, des absences de six, douze, dix-huit mois. Et parfois même plus. Et les avions ne permettaient pas, alors, des voyages aussi rapides d'un bout à l'autre de la terre. 

Le retour du père n'allait pas sans provoquer des perturbations dans l'équilibre de la famille. Certains enfants étaient chassés du lit de leur mère, dès les premières années. Toute cette recherche d'un nouvel équilibre transparaissait dans les textes écrits dont le symbolisme avait fini par me sauter aux yeux, malgré mon aveuglement initial. 

Il faut dire également que, à cause d'une forte émigration bretonne, il m'arrivait de re­cevoir des petits parisiens, transplantés pour un temps chez leurs grands-parents, très loin de leur famille. Et comme il y avait, dans ma classe, plusieurs activités d'expression libre, les problèmes devaient y apparaître, un beau jour, avec une clarté aveuglante.

C'est ainsi qu'il y a près de vingt-cinq ans, un petit parisien avait écrit un texte qui sortait de l'habituelle litanie des chats non écrasés et de la soupe au vermicelle mangée. Il avait écrit longuement avec une énergie qui m'avait surpris. 

"Hier, j'étais avec un petit oiseau. Il m'accompagnait partout où j'allais. On s'arrêtait parfois. On se parlait tous les deux de notre famille. On se disait notre chagrin... Et puis, le soir, on s'est dit : à bientôt ! On se reverra encore pour se parler de nos parents". 

Il a fallu cette (forte) expression d'un garçon fortement chargé, expression que je n'avais pu ignorer pour comprendre que le texte libre pouvait être autre chose qu'un prétexte à grammaire ou à imprimerie. 

Alors, je me suis dit : 

"Puisque les enfants ont des choses à exprimer, il faut le leur permettre au maximum". 

C'était d'ailleurs dans la ligne directe de la pédagogie Freinet que j'avais suivie jusque-là. Mais je voulais aussi offrir l'oral qui comptait si peu à cette époque, même chez nous. 

***

Par chance tout était à inventer dans ce domaine. Sinon, j'aurais pu être tenté d'imposer des techniques connues. Et ça, ça réussit rarement. Car on applique alors, en quelque sorte de l'extérieur, un système qui ne tient aucunement compte du cheminement parcouru et qui ne peut ainsi s'insérer dans une trajectoire. C'est une chose à laquelle on ne prend pas assez garde. 

Alors qu'il faudrait être souvent toute disponibilité, toute attention à ce qui se passe, on a dans la tête un tas de recettes, de techniques "expérimentées". Et on les flanque au beau milieu du Kyrie eleison. Et naturellement, elles se mettent en travers. 

*** 

Heureusement, sur le plan des techniques parlées, je pressentais beaucoup, mais je ne savais rien. Il faut dire que mon bafouillage incoerci-ci-ble m'aurait empêché toujours d'être jamais un acteur valable. Je n'avais aucune expérience en ce domaine. Sur le plan de la diction, j'avais toujours été le dernier. Je ne possédais donc aucune technique dont j'aurais pu me glorifier devant les enfants. Ce fut notre chance. Car la classe se mit à inventer ses propres techniques d'expression parlée. Et moi, le maître, je ne pouvais pas, cette fois, me mettre en travers. 

D'ailleurs, cette expérience ne contribua pas peu à me faire comprendre que sur le plan de la création des formes d'expression, les enfants avaient autant d'imagination que pour s'exprimer sur le fond.

Et je leur accordais totalement le droit d'essayer, de se tromper, d'abandonner ou de reprendre, à loisir, des formes avortées, se construisant ainsi, par libre tâtonnement, des formes solides qui n'avaient pas nécessairement à "ressembler", à rentrer dans des cadres connus. 

Comment cela se fait-il que je pouvais respecter les enfants dans ce domaine ? Essentiellement parce que je n'avais pas à les faire avoir l'air de posséder un savoir reconnu. Et j'étais parfaitement libre de faire produire dans ce domaine, puisque l'institution dans son "lire, écrire, compter" n'avait pas inscrit le "parler" pour ses ouvriers. 

Aussi, c'est avec une tranquillité totale que nous explorions ce secteur de l'activité humain D'autant plus que les éléments n'en étaient pas contrôlables. Puisque "les paroles s'envolent". Ceci est également important : pas de risque de censure puisqu'il n'y avait ni demande de production, ni contrôle de la production. 

Seule, ma censure était à craindre. Hélas, à ce moment surtout, mes limites d'acceptation étaient encore très étroites. Je ne voulais pas qu'on puisse dire à l'extérieur que, dans ma classe, on ne parlait que de caca et de pipi. Il y avait l'école concurrente et mon expérience de jeune enseignant qui avait vu disparaître, un jour, l'un de ses élèves parce que, dans la classe, on avait chanté une chanson mal polie : "C'est le roi Dagobert qu'a mis sa culotte à l'envers".

Mais je voudrais souligner un aspect voisin. L'Ecole Moderne a pu se livrer en toute tranquillité à son aventure d'art enfantin parce qu'il n'y avait, au niveau des parents, comme au niveau de l'institution, aucune demande sur ce plan. Et l'on a ainsi eu droit à un large tâtonnement expérimental dont les lois mieux maîtrisées ont pu être appliquées aux domaines où nous étions le plus surveillés (en maths, par exemple).

 Sur le plan des techniques parlées, le tâtonnement fut aussi très large. On pouvait tout essayer, tout était permis, tout était licite, sauf la trop évidente scatologie que j'interrompais en disant : "Non, arrêtez. Je ne peux vous laisser dire cela".

 Revenons à Christian. 

***

Dans l'arsenal des formes inventées par la classe, il choisit tout particulièrement le " monologue joué", dans lequel l'enfant jouait sa parole. 

Un jour, Christian prit la règle du tableau (c'était un mètre rigide : tiens, un mètre, même signifiant sonore que maître). Et il tourna en rond en tapant le sol et en chantant "l'é-co-o-o-le, c'est-est, du-ur". Et soudain son mètre devint un fusil (le même signifiant se charge d'un autre signifié). Et Christian dit alors : 

- Je vais à la chasse. Je vois une école. Je tue tous les enfants. Et je tue le maître. 

Et c'est là que j'ai compris que cela ne marchait pas du tout avec moi, qu'il m'en voulait, qu'il me détestait même. Amère constatation pour celui qui cherche avant toute chose à être aimé, qui a besoin de la bonne considération, de la bonne estime des autres. Et ce n'est que quinze ans après, que j'ai compris que cette attitude était piégeante, accaparante, enfermante. Et qu'elle pouvait ne pas aider les autres. En fait, elle ne se soucie pas véritablement d'eux. 

Alors je fis tout ce qu'il fallait. Je fus gentil, je fus attentif. Je ne grondais jamais. "C'est bien, Christian, tu as écrit deux lettres. Hier tu n'en avais écrit qu'une. Et puis tes lettres sont mieux formées. C'est bien, tu fais des progrès ! ". 

Bref, je pratiquais un renforcement secondaire pour installer un nouveau conditionnement. C'était une attitude de freinétiste. En effet, je négligeais les tendances néfastes contre lesquelles on sait bien qu'il n'y a rien à faire (voir Psychologie Sensible)(1) pour essayer de susciter une tendance favorable dont on pourrait espérer l'existence. "Ce n'est pas possible que l'enfant soit tout mauvais ! Il doit bien y avoir, quelque part, au fond de lui, un désir de réussite, un désir d'être aimé sur lequel on peut bâtir une nouvelle relation".

Je ne me souviens plus exactement. Je dus appliquer mes tactiques habituelles d'apprivoisement : don d'une bille, d'un beau papier, d'une belle ficelle, sourires, paroles, encouragements. J'espérais bien que le charme allait opérer. 

De son côté Christian se déploya plus encore dans les diverses pratiques d'expression. Je me souviens qu'il y avait aussi dans l'optique de "tous les départs avant huit ans"! des démarrages de chorégraphies par exemple. Christian se révélait particulièrement passionné par ce genre d'expérience. Il faisait venir un grand nombre de ses camarades "devant" et il les faisait évoluer avec des idées très intéressantes bien que très courtes. 

Mais je pense, maintenant que, là aussi, ce garçon si faible, si chétif, aimait manifester sa puissance : il aimait commander souvent et à beaucoup. Il était d'ailleurs très autoritaire. J'ajoute en passant que ce genre était bénéfique pour tous puisque chacun des interprètes au service d'un créateur pouvait être à son tour créateur lui-même. Mais précisément, Christian ne levait pas souvent la main pour se faire embaucher lorsqu'un créateur faisait son marché d'interprètes. Il était très personnel et préférait souvent exécuter seul, des pas de danse qui auraient pu me faire mourir de rire si je n'avais pas compris à quel point c'était sérieux, sinon dramatique de voir que cet enfant pouvait se manifester ainsi. J'ajouterai que c'était également un chanteur remarquable et un dialoguiste à la répartie ultra-rapide. 

(1)    Essai de psychologie sensible appliquée à l'éducation, par C. Freinet - Delachaux-Niestlé  

***

Donc, ça avançait tant bien que mal. Sur le plan du travail scolaire, il s'y était mis plus sérieusement. Mais jamais il ne tomba dans le piège des fiches autocorrectives qui utilisent le désir de progrès qu'il y a en chaque enfant.

Dans l'ensemble, je pensais que nos relations s'étaient améliorées. C'est alors qu'il m'apporta un jour, avec le sourire, une feuille recouverte de dessins en me disant - "Tiens, Monsieur". 

Ce document a déjà été publié dans nos revues. Mais je n'hésite pas à le reproduire pour le replacer dans un ensemble et aussi pour dire quelque chose que je n'avais pas encore osé exprimer.

On a vu tout ce que Christian disait par le refus du travail, le meurtre symbolique du maître, la puissance de Christian comme chorégraphe, son aisance dans la création de chanson et de dialogue.

Voici maintenant qu'il utilise le dessin. Dans quelle intention ?

Regardez la variété des thèmes traités. 

1. Monsieur Le Bohec aux cabinets
2. Monsieur Le Bohec qui va faire le marché
3. Monsieur Le Bohec qui va en prison parce qu'il a renversé l'armoire exprès
4. C'est Christian qui va battre Monsieur Le Bohec
5. C'est la face de Monsieur Le Bohec. 

Toutes ces situations sont pour Christian des situations d'infériorité et de ridicule. Et qui permettent magiquement de maîtriser la puissance du maître puisque Christian va le battre et qu'il sera conduit en prison. Voilà qui est clair n'est-ce pas ? Est-il possible de dire plus nettement les choses ? Il faut bien l'avouer je n'ai jamais eu depuis d'opinions aussi nettement déclarées.

 Mais je voudrais attirer votre attention sur ce grand dessin en travers de la feuille. Jusque-là je l'avais toujours volontairement ignoré. 

***

Peut-on penser à un phallus ou à un étron ? C'est le seul dessin qui ne soit pas commenté. Parce qu'il se suffit à lui-même ? ou parce que ça ne se dit pas ? C'est peut-être une manifestation de l'inconscient de Christian, ou quelque chose qui lui a échappé et sur lequel il ne veut pas attirer davantage l'attention. On pourrait croire aussi que c'est un stylo-bille. Mais ils n'existaient pas encore ! C'est sans doute un revolver avec une crosse. Et qui crache la fumée après le coup mortel qu'il vient d'expédier ? On ne le saura jamais. C'est dommage. 

***

 

 

btr-9-10-0002.JPG (54967 bytes)

Quand j'ai reçu ce document si agressif - donné avec un sourire, comme un cadeau - j'ai pensé : 

- Eh ! bien, moi qui croyais que les relations s'étaient arrangées entre nous !! 

J'étais déçu. Pourtant, qu'est-ce que j'aurais pu faire de plus ? 

Par la suite cependant, va-t'en savoir pourquoi, ça s'est arrangé puisqu'en mai, j'ai vu apparaître un dessin où un oiseau sifflait "Un joli Le Bohec". Et plus tard, dans un petit coin d'une attaque de château, un petit personnage avec une couronne et ce commentaire : "Monsieur Le Bohec est le roi". 

*** 

Si j'écris ceci, c'est pour montrer que les messages peuvent être directement lisibles. Et qu'on peut parfois faire le point des relations affectives. 

Mais, en fait, on sait rarement comment on agit. Cependant, on sait parfois quels outils peuvent intervenir. 

C'est d'ailleurs à propos de cet enregistrement que j'ai compris, pour la première fois, le rôle du magnétophone confident.

Un matin, je ne sais plus à quelle occasion, Christian avait dit : "Le petit balai s'est marié avec une vache et ils font toujours la bagarre" . Tout le monde s'est esclaffé. C'était vraiment nouveau et insolite. Et comme il y avait deux ou trois autres créations originales, j'avais décidé d'apporter mon magnétophone l'après-midi. J'ai dit alors :

"Chacun pourra raconter son histoire de ce matin. Et s'il y en a d'autres, ils pourront venir". 

Le magnétophone comptait beaucoup pour moi. Au mouvement, on a toujours eu l'habitude de travailler sur du concret : sur des documents. Et comme ce qui se produisait chez moi, c'était le développement des Techniques Parlées, je devais enregistrer. Je découvris avec étonnement qu'on pouvait faire différentes utilisations de l'appareil. 

(Et ce qui se passa ce jour-là était à rapprocher du travail de Jacques Morain qui se servait du magnéto pour rendre la parole aux enfants de son I.M.P. Ils s'en servaient pour liquider des trucs de caca-pipi - a-re - a-re qu'ils pouvaient expulser à loisir parce qu'ils pouvaient les effacer avant de rendre l'appareil).

Lors de l'enregistrement de son histoire qui devait durer dix secondes, l'enfant tournait presque le dos à la classe. Il n'avait que le micro devant lui car, sans l'avoir fait exprès, je me tenais derrière son dos avec l'appareil. Et de plus, il avait sur des oreilles un casque avec deux écouteurs dans lequel il pouvait s'entendre. Ce qui le mettait en situation d'isolement plus accentué. 

Et à mon grand étonnement, au lieu de ses dix secondes d'histoire, il sortit tout ce chapelet. C'est comme un abcès qui aurait soudain crevé. Ça n'en finissait pas de couler. Non, il n'avait pas encore assez dit, il fallait recommencer et redire encore sous une autre forme. Et dans quel état d'anxiété ! Est-ce que vous ne sentez pas comment l'enfant progresse difficilement ? Il avance avec peine sa parole, comme s'il la poussait sur de la rocaille. Il se reprend, il s'arrête, il avale sa salive. Comme c'est dur à sortir ! Et ça sort cependant, ça n'en finit pas... 

Et qu'est-ce qui est dit ? Faisons le compte. Un mariage, une destruction. Un mariage, une séparation. Un mariage - une bagarre, un divorce. Un remariage, une autre bagarre, un suicide. Un autre mariage, une autre bagarre et un meurtre. Et ce dernier est prononcé avec détermination. On dirait qu'en tâtonnant, son inconscient est arrivé à trouver enfin la victime qu'il fallait : le petit cochon. 

***

Je ne voudrais pas interpréter. Je ne sais pas le faire. Je ne sais pas le faire : mais comment ne pas se poser des questions ? Car, enfin, ce message est une réalité que nous avons là sur les oreilles. Je n'ai pas sollicité l'enfant pour qu'il le produise. Le casque sur les oreilles a-t-il été déterminant ? Je ne saurais le dire. Cette parole si forte serait-elle de toute façon montée à la surface ? La circonstance a peut-être été exceptionnelle. 

On pourrait croire que pour qu'un enfant en arrive là, il faut qu'il en ait vu, des choses épouvantables ! Et cela semblerait se justifier par le fait que Christian, petit Parisien dont les parents étaient en train de divorcer, avait été exilé chez ses grands­ parents, alors que ses trois petites sœurs étaient restées à Paris, avec leur mère. 

Mais ce serait trop simple. Il me semble qu'il faut comprendre, avec Mélanie Klein, qu'ici l'enfant a affaire à ses parents fantasmés et non à ses vrais parents. Ce sont ses parents tels qu'il les perçoit dans son drame intérieur et non tels qu'ils étaient. Et les bagarres qu'on pourrait déduire du texte n'ont sans doute pas existé. 

*** 

Mais est-ce bon qu'une pareille parole puisse voir le jour ? Moi, je suis persuadé que oui. Mais il appartient à chacun de le décider pour soi. En attendant que la vie le mette en face d'événements auxquels il ne pourra échapper.

Je ne voudrais pas en rester là. Car je voudrais souligner un fait qui me saute maintenant aux yeux : le tâtonnement de l'inconscient. L'enfant marie d'abord le balai et la bouteille. Bagarre. La bouteille est détruite. Non ce n'est pas suffisant comme expression. Bon essayons un balai et un petit balai. Non, l'enfant n'a pas encore trouvé le moyen d'expulser ce qu'il porte en lui... Alors marions le balai avec un petit cochon. Le balai se suicide. Mais non, ça ne suffit pas encore. Alors marions le petit cochon avec une vache. Disparition de la vache. Non vraiment, ce n'est pas encore là la solution. Alors enfin, la bonne solution : le petit cochon se marie avec une autre vache, il lui fait une vacherie. Alors la vache, de ses cornes, tue le petit cochon ! 

Et c'est certainement la bonne solution puisque, après avoir exprimé avec détermination ce meurtre, l'enfant s'arrête... son inconscient ayant enfin réussi à exprimer ce dont il était si chargé. 

*** 

Pourquoi seulement après ce meurtre du petit cochon ?

Je propose une interprétation. Voici un enfant qui se trouve soudain séparé de sa mère et de ses sœurs. Comment cet événement si considérable a-t-il pu se produire ? Il fallait qu'il soit fortement motivé ! Et par quoi sinon par une immense culpabilité de l'enfant ? C'est du moins ce qu'il s'imagine. Et comment l'enfant peut-il assumer cette culpabilité qui, à ses yeux, est certaine ? Eh ! bien, en détruisant symboliquement le petit cochon. Qu'il est. 

C'est pour cela qu'il fallait chercher. Et que le petit balai du début ne suffisait pas. D'autant plus que ce n'était pas lui qui était détruit mais la bouteille, c'est-à-dire un élément féminin. 

Évidemment, je cède à un délire interprétatif. J'ai tort, absolument tort. 

Et pourtant, sans prétendre avoir, si peu que ce soit, raison en la circonstance, il n'en est pas moins certain que les enfants se montent souvent des constructions imaginaires. La preuve, c'est qu'il nous suffit, à nous adultes d'être un peu insécurisés pour mal interpréter les données et nous monter des bateaux extraordinaires. 

Et pourtant nous, nous sommes sages, nous sommes grands, nous avons vécu, nous avons l'expérience de la réalité. Ouais ! 

*** 

On pourrait, cependant se poser une question. Même si on décide que c'est positif, est-ce que c'est notre boulot d'instit de faire surgir une telle parole ? Cela ne peut se faire qu'avec des gens spécialement formés et dans des circonstances spéciales (classes de perf. I.M.P.). 

Mais qui peut décider du moment où ça peut apparaître ? Et quelle conduite il faudrait tenir pour que ça n'apparaisse pas ? Qui peut être maître des climats favorables et des mauvaises circonstances et des moments et des lieux où la parole doit sortir ? 

Une année après, la grand-mère m'informa que Christian n'aimait pas les hommes. Alors je compris que j'avais dû être le substitut du père réel. Ou du père fantasme ! 

Quelques années plus tard, au cours de vacances, cet enfant était revenu me voir avec un copain. Il ne s'était guère développé. Il s'était assis et il était resté une heure environ sans presque dire un mot, devant un jus de fruit. Pourquoi ? Qu'est-ce qu'il était venu vérifier. Quel souvenir avait-il gardé ? 

Ce sera toujours pour moi une énigme. 

*** 

Mais revenons à ce moment scolaire où l'enfant, après avoir utilisé successivement le refus de manger, le refus de travailler, le monologue joué, le chant libre, la chorégraphie, le dessin commenté, a abordé enfin la parole imaginaire. C'est comme s'il avait eu une recherche de la meilleure expression et de l'expression la plus totale. Sans compter tout ce que je n'ai pas perçu dans la classe et dans la cour. Et que quelqu'un pourra peut-être faire apparaître dans nos dossiers B.T.R. 

Il me semble que c'est cela qu'il faudrait arriver à fournir à l'enfant : des quantités de signifiants divers. Et le fantasme ou le traumatisme pourra se dissiper alors, sans que le maître soit confronté à une parole si difficile à accueillir. Que l'enfant puisse crier son drame le plus possible et au niveau qu'il faudra. Et que le maître puisse l'accueillir, tranquillement, peut-être parce qu'il aura pu, lui aussi, crier ailleurs son drame propre.


 

LA NEIGE TOMBAIT 

présenté par Paul Le Bohec

 

LA NEIGE TOMBAIT   pour PC laneige2.wav

Voici un document qui, à mes yeux est exceptionnel. 

Pour qu'il le devienne à vos yeux, il faut que je le circonstancie. De toute ma carrière, c'est certainement la plus forte catharsis que j'aie pu connaître. Et, par chance, ce jour-là, j'avais mon magnétophone. 

On sait que la catharsis (mot qui signifie purgation) peut se manifester en plusieurs petites fois ou bien en une seule grosse fois. C'est ce dernier cas qui me semble à envisager en la circonstance. 

*** 

Patrick était le dernier garçon d'une famille nombreuse. 

CENSURÉ 

J'ai essayé de parler de la famille pour dire à quel point elle était perturbée. Mais je me suis censuré par précaution. 

Il suffit que je dise que Patrick était un pauvre être : la tête rentrée dans les épaules, le regard apeuré, un filet de voix à peine perceptible, des tics au niveau des yeux, une écriture déchirée et une orthographe à peine imaginable. Et aucune réussite scolaire. Et aucune perspective de réussite scolaire.

Ce garçon me faisait également problème. Mais pas au point de Christian. En effet, j'aurais pu, cette fois, justifier aux yeux d'un interrogateur, le peu de réussite de cet enfant. (En passant, je signale que c'est terrible que l'on ait ainsi à se déculpabiliser de tout ce qui arrive de mauvais aux enfants de nos classes).

 Mais, une fois de plus, devant ce garçon, je ne pouvais rester indifférent. Je sais maintenant qu'on peut critiquer cette tendance "bonne sœur" à l'aide aux plus faibles. Qui peut témoigner d'un désir de se sentir soi-même bien. Mais que voulez-vous, j'ai un tempérament de "lion" actif et engagé. Face à Patrick, je ne pouvais pas abandonner. D'ailleurs membre de l'Ecole Moderne, je ne pouvais accepter la situation difficile de l'enfant sans essayer de faire quelque chose pour lui. D'aucuns diront : "De quel droit te mêles-tu d'aider ceux qui ne sollicitent pas d'aide ?  

C'est bien toute la question : ou bien on cherche à améliorer le sort des gens, ou bien on les laisse en l'état, en pensant que, puisqu'ils sont ainsi, c'est qu'ils l'ont voulu et qu'ils s'en trouvent bien... 

Laborit disait en parlant des autistiques : "Il faut prendre ou non le parti de les faire revenir avec nous". 

Est-ce que je cherchais "à récupérer l'enfant pour le mettre dans le système de la normalité capitaliste" ?

Je vous avouerai qu'à ce moment-là, je ne me posais pas la question. L'enfant souffrait, cela me suffisait pour essayer d'agir. Ne criez pas trop vite à la "bonne âme". Il y avait aussi le désir "scientifique" de vérifier si, là aussi, dans ce cas difficile, la Pédagogie Freinet ne pouvait pas aider à mieux vivre. Mais c'était dans le cadre d'une exploration à poursuivre. En effet, le Mouvement obtenait déjà des résultats intéressants sur le plan du rééquilibre psychologique, sans trop d'ailleurs maîtriser les techniques employées : il y avait l'organisation du travail, la prise en compte de son travail par l'enfant, l'existence du groupe et beaucoup de possibilités de médiations. Est-ce que l'on ne pourrait pas agrandir l'arsenal des techniques utiles ? 

Pour Christian, j'essayai d'établir une bonne relation maître-élève. Il faut dire qu'il y avait refus de sa part. Mais Patrick ne refusait pas, il semblait indifférent. Il semblait retiré, rentré dans son monde. 

***

Et j'étais justement persuadé, par expérience, que la parole libérée pouvait apporter beaucoup à l'enfant. J'en avais déjà de nombreux témoignages. Et la classe développait ses explorations libres dans ce domaine. Oui. Mais, jusque-là, Patrick avait résisté à tout. Il ne s'était saisi d'aucun des langages proposés : il écrivait peu et rien que des banalités qui ne l'engageaient pas. Il n'avait pas d'inspiration. En chant libre, il ne créait rien. Ni en dessin, ni en peinture. En gym totale, il n'inventait rien et ne demandait pas à participer. Dans la cour, il se tenait seul dans son coin, il ne participait pas aux parties de foot pourtant nombreuses. Je me demandais bien ce qui aurait pu le faire sortir de sa retraite. 

*** 

J'ai dit plus haut que, n'ayant aucun savoir, je ne pouvais que laisser faire, dans ce domaine neuf de l'oral où personne ne me demanderait de comptes. 

***

Or, il advint qu'un certain jour, Petit-Robin, inventa la poésie parlée. C'était une forme parmi tant d'autres. Mais elle offrait beaucoup de possibilités. 

Voici ce qu'avait dit : Petit-Robin 

"Mon pouce saignait…….. Pauvre pouce ………
J'étais tout seul dans le garage …… Ma mère était partie chercher le lait   avec la voi­ture…............
au loin …. Et moi, j'étais tout seul dans le garage….. Et j'ai coupé mon pouce
avec ce couteau d'indien …. Mon pouce saignait….     J'étais tout seul dans le garage….

Tout seul…. Malheureux".

Ce qui compte ici, ce n'est pas ce qui est dit et qui est clair parce que narratif. Ce sont les silences qui séparaient les diverses émissions. Et c'est là le point capital. 

Car vous savez (ou vous ne savez peut-être pas) combien les silences sont gênants dans une émission orale. Evidemment, il y a silences et silences : silences maîtrisés et silences involontaires, silences trop indépendants de la volonté. Ceux-là sont terribles. 

Vous savez, en tout cas, moi, je sais, combien un silence un peu trop long peut soudain s'installer malgré vous. Et plus il commence à durer et plus il continue à durer. Et plus il continue, plus il dure.

A ce moment, il se produit une sorte de paralysie due à la panique qui s'empare de vous. Il vous faut vite vous dépêtrer de cette situation. Mais vous n'avez plus de doigt pour appuyer sur le bouton qu'il faudrait ; vous essayez de mobiliser quelque partie de votre corps : votre cerveau, vos muscles phonateurs, vos lèvres. Sur le tas, il y a bien quelque chose qui devrait marcher. Mais plus rien ne fonctionne : vous n'arrivez pas à établir une chaîne de comportement : votre machine est démontée. Ce qui est grave, c'est que de semblables échecs vous prédisposent à des échecs futurs : la crainte du blocage provoquant de plus en plus sûrement le blocage. 

Alors que, pour la "poésie parlée" quel délice ! c'est tout le contraire. Là, le silence ne saurait être traumatisant car il est licite, il est légal, il est autorisé par la constitution : c'est donc en toute décontraction, en toute sécurité que vous pouvez l'installer. 

Et de plus, en la circonstance, il se produit un phénomène bizarre : la montée du subconscient. Il y a d'autres techniques pour cela. Par exemple, la complainte faite de monotonie lente et d'absence de ces incidents mélodiques qui éveillent l'attention et, ce qui fait toujours barrage à la montée des choses enfouies.

Avec la "poésie parlée", c'est au cours du silence qui suit chaque émission de voix, que les vrais mots, éveillés et mis en branle par l'appel des sonorités communes ou voisines, montent du fond de l'inconscient. Et peu à peu, avec les vrais mots, les vraies idées qui commencent à constituer une chaîne. Mais ce n'est pas une chaîne enchaînante. Souvent, dans la parole ordinaire, on est engagé par ce qu'on a déjà dit, par ce qu'on a déjà commencé à dire. Il faut poursuivre dans la foulée, même si on s'est mal branché au départ. Ici on n'est pas enchaîné de cette façon parce que la succession a été brisée par le silence. On est moins attentif à ce qui précède, on est plus disponible pour entendre ce qui veut venir. On est moins lié. On est plus libre. Plus libre de recommencer, de reprendre le message pour se dire encore au plus près de ce qu'on avait fondamentalement à dire. Et ce sont les plus forts échos des premiers mots, ceux qui avaient le plus besoin de se faire jour qui peuvent ainsi se faufiler jusqu'à la surface. 

***

Tiens je fais un essai devant vous. 

  Je dis par exemple .........  par exemplaires …………  tout environnés   de mystères. 

J'ai donc dit mystère. Aussitôt s'éveillent en moi toutes sortes de résonances, mystère, c'est peut-être le nom de la glace que je me suis refusée hier parce que je ne veux pas grossir. C'est peut-être aussi le nom de l'avion que la France cherche à vendre au Danemark (où je suis allé). Mister, concerne peut-être le copain américain qui me prend des dias pour un montage audiovisuel que je prépare fébrilement pour le congrès : sera-t-il prêt à temps ? 

Et autour de mystère tournent aussi master, masséter (et peut-être masturbation) et aussi Munster (j'ai reçu une lettre d'Alsace). Et peut-être dans une seconde couche de gravitation orbitale, des mots comme "Messmer". "Mais c'est ma mère", ou encore "regarde-moi c't'air" ou : il ne nous reste qu'un stère de bois de chauffage. Et Mylène (une étudiante). Et la Ster Vélen (la rivière jaune : la Vilaine qui passe à Rennes où je travaille) etc. Et là-dedans, il y a surtout un mot qui veut sortir. Et qui n'est peut-être pas dans la série précédente. 

***

 

Donc, il y avait cette nouvelle technique qui s'est révélée si efficace. Elle a été adoptée d'emblée par de nombreux enfants. Et elle s'est inscrite définitivement dans la pratique de la classe. C'est dire son excellence. Car il n'y avait aucune pression de ma part pour le maintien ou l'abandon d'une technique donnée... Souvent des techniques mort-nées voyaient le jour avec seulement une ou deux reprises par un enfant ou un autre. Mais soudain, lorsqu'on avait ajouté un élément supplémentaire, elles renaissaient et prenaient parfois un coup définitif. 

*** 

Cela faisait un mois que la classe utilisait chaque jour cette poésie parlée. Mais Patrick ne disait toujours rien. 

Je me demandais bien s'il arriverait à se sortir de tous ses silences graphiques, oraux, corporels... 

Mais un jour, alors que je demandais "Qui veut venir maintenant ? " Il leva timidement le doigt pour le rabaisser aussitôt. Mais j'avais toujours l’œil sur lui. Car je voulais l'aider à passer par la moindre brèche. Je dis à la classe : 

- "Non, non, pas vous cette fois-ci. C'est toujours ceux qui ne sont encore jamais venus parler qui passent les premiers. C'est le tour de Patrick". Et je prononçais nettement son nom. 

"Patrick, viens ! "

Cela lui fit comme une décharge électrique. Mon appel l'engageait à sortir de sa réserve habituelle, sans lui laisser le temps de se ressaisir et de se refermer dans son repli. Et comme, ce jour-là, il devait être encore plus chargé que d'habitude, parce qu'il avait tout de même demandé à parler, il se leva et vint près du micro. 

Pourtant les circonstances n'étaient pas aussi favorables pour que Patrick, comme Christian, puisse délivrer un message profond. Le magnétophone n'était guère en situation de confident. L'enfant était face à la classe, sans casque sur les oreilles, avec devant lui le micro posé sur une boîte de carton, à hauteur de sa bouche. Qui sait si cela n'a pas tout de même fait écran entre lui et la réalité de la classe. Je sais, par expérience, qu'il suffit vraiment de peu de choses pour décoller ainsi de l'emprise du monde extérieur. 

Observons le tâtonnement de son inconscient. Il a commencé 

"La neige tombait". 

Vraiment, cela ne l'engageait pas beaucoup. Puis, peu à peu, son message s'est densifié, parlant d'abord de son chat qui était dehors, de son chat qui ne voulait pas rentrer, qui était transformé en bonhomme de neige qui faisait peur. Puis il est sorti à son tour, recouvert de neige. Et bien au chaud. Enfin, un vrai bonhomme est sorti, son père qui lui a paralysé la parole et le corps. 

Observez également l'angoisse de l'enfant, les silences, les mots coupés, les ravalements de salive. Vraiment, ça a du mal à sortir.

Cela a-t-il vraiment suffi ? Est-ce que je ne me leurre pas ? 

Des personnes ont contesté l'importance exagérée que j'accorde à cet événement. Qui peut savoir exactement ? Est-ce qu'il n'y a pas eu d'autres événements concomitants ? 

C'est vrai que c'est difficile à savoir ! Pourtant, je crois que cette prise de parole a été déterminante dans le changement qui s'est produit aussitôt. 

Je sais que la catharsis peut être soudaine ou s'étendre sur un plus long temps. Face à l'explosion, il y a l'usure... 

Mais je crois véritablement à la première, car je crois à l'importance de la parole, et de l'expulsion de ce qui charge. Ne serait-ce que par expérience personnelle... 

*** 

Mais trop de choses ont soudainement changé. Premier élément, impossible à ignorer. La transformation de la voix. Le filet imperceptible est devenu rivière à pleins bords. J'ai encore dans les oreilles ses participations aux séances de mathématique ! Les tics ont disparu. La taille s'est redressée. L'enfant s'est mis à jouer au foot dans la cour. Il s'est mis à écrire beaucoup. Son écriture et son orthographe se sont améliorées. Et surtout, il est devenu le meilleur mathématicien de la classe.

La mathématique libre venait alors de prendre son essor. L'enfant qui avait exprimé son drame n'était plus obsédé par son monde intérieur. Il pouvait voir le monde extérieur. Et il le voyait bien. 

En mathématique, sa caractéristique n'était pas l'originalité de la création, ou l'agrandis­sement des idées des autres. Non, c'était la vigilance critique. En effet, il guettait tout ce que l'on mettait au tableau. Et percevait immédiatement la moindre erreur. Et tout raisonnement qui démarrait de travers était immédiatement redressé. Et c'était également un excellent joueur d'échecs (à trois pièces. Roi, dame, tour). C'est dire qu'il était conscient de l'espace. 

*** 

De toute ma carrière, cette catharsis que j'ai pu enregistrer par chance, c'est certaine­ment le plus fort événement. 

Ainsi, quand de la parole surgit parfois, c'est une force inattendue qui se manifeste et ça retentit sur l'être tout entier. 

*** 

Soulignons pour terminer qu'on pourrait peut-être à bon droit se méfier d'une relation duelle maître-élève. Mais ici, en la circonstance, la relation n'était pas directe. Ce n'est pas à moi que l'enfant parlait. C'est au micro et peut-être à la classe. Mais, en fait, l'enfant laissait monter du tréfonds de lui-même, une histoire, c'est-à-dire une création, donc, un troisième terme, une production. Et voilà qui nous permet de mettre le doigt sur l'importance des activités culturelles, sur "la nécessité de l'art".


DIALOGUE DE LA MORT 

présenté par Paul Le Bohec

DIALOGUE DE LA MORT 

pour PC lamort2.wav   Pour Mac
 

C'était il y a dix - quinze ans, je ne me souviens plus bien - que j'ai pu enregistrer ce document que je n'ai jamais osé présenter à l'Ecole Moderne. Mais, dans BTR, on est prêt à regarder toute réalité en face. Alors, je peux sortir de mes archives ce dialogue saisissant. 

*** 

Précisons les circonstances de son apparition. Les techniques parlées avaient déjà explosé dans ma classe. Je m'en souviens bien puisque c'est à cause de ce bouillonnement oral que j'avais éprouvé le besoin de faire deux stages audio-visuels sous la direction de Guérin et Paris. 

En outre, j'avais eu un magnétophone. C'était un appareil nouveau qui ne lassait pas d'intriguer les enfants. Aussi étaient-ils tous au fond de la classe quand j'y enregistrais diverses techniques d'expression. 

Ce jour-là, je dis. "Et puis on pourrait chanter aussi à deux. Pourquoi pas ?

Christian - 8 ans : Oh ! moi, je veux bien essayer.

Gérard, son frère 7 ans :

Moi aussi.

Moi : Bon, allez-y. 

Alors, ils ont démarré. Dans un silence impressionnant.

***

Au départ personne ne s'attendait à ce qu'ils démarrent sur ce thème. Et moi non plus. Saisi par le déroulement du duo, je n'ai même pas songé une seule seconde à l'interrompre. 

Je sais que cet enregistrement a provoqué beaucoup de réactions. J'ai même été accusé de cultiver le genre morbide et même de l'avoir suscité 

Pourtant, dans ma classe, ce fut un fait exceptionnel. 

- J'emploie beaucoup ce mot dans ces pages. Mais ces documents sont choisis sur 30 ans d'activité. 

Et de la part de ces deux chanteurs, je n'avais jamais eu, jusque-là, que des choses tendres et poétiques. 

Pourtant, sur ce disque, il y a d'autres expressions intenses de problèmes profonds, enregistrées dans ma classe. Mais elles sont apparues après. 

Ici, il y a eu des circonstances particulières qui ont permis l'expression. Qu'est-ce que j’ai pu faire qui pourrait engager ma responsabilité dans cette émission ?

Je n'avais guère qu'une grande attention, du respect de la parole. Pour en avoir trop souffert, je savais écarter tout ce qui pouvait empêcher de la faire se lever (moquerie des camarades - interruption du maître pour la correction - rires - exclamations grimaces interdictrices, etc.)

Donc, il y a peu de ma faute. Alors, c'est de la faute à qui ? Pour essayer de le déterminer, je vous livre quelques éléments. 

*** 

Premièrement, nous sommes en Bretagne, pays de légendes, en vraie Bretagne bretonnante. C'est d'ailleurs tout près de notre pays qu'ont été recueillies par Anatole Le Braz "Les légendes de la mort chez les Bretons Armoricains" C'est le pays des Calvaires, des ossuaires, des croix de Proella, des périls en mer, des coiffes de deuil...  

Donc, il y a tout un soubassement culturel qui est le fait des grands-parents, sinon celui des parents. A Trégastel, précisément, il y avait un ossuaire à découvert avec des crânes et des tibias. Ces deux enfants habitaient près de l'église. De plus, ils étaient enfants de chœur et avaient participé à l'office de nombreux enterrements. Cela se sent d'ailleurs dans les mélodies et le système de réponse utilisé par les enfants. Enfin, le père était carrier et il fabriquait des pierres tombales comme dans toutes les carrières de la région. Mais de plus, à peu près certainement, c'est à ce moment-là qu'on avait désaffecté le cimetière près de l'église pour le transporter dans le nouveau cimetière, à deux cents mètres de là. Evénement auquel avaient pu assister les enfants. Ajoutons, entre parenthèses, que, paradoxalement, le cimetière de Trégastel ne donne pas une impression de tristesse. Il est même plutôt gai avec ses belles pierres neuves, cirées et rose orange. 

*** 

Est-ce que ce que je viens de dire ne pourrait pas expliquer bien des choses ? Mais il y a peut-être deux autres explications. Quand Pigeon avait eu connaissance de cet enregistrement inattendu, il m'avait dit - C'est à huit ans que l'enfant prend conscience de sa personnalité : il sait qu'il existe à partir du moment où il sait qu'il peut disparaître. Ce qui pourrait aller dans ce sens, c'est le fait que c'est l'aîné de 8 ans qui introduit l'idée de mort. Alors que son frère de 7 ans s'en distancie constamment par l'humour. Ecoutez :  

G.7. – As-tu un petit cousin ?
C.8. - Bien sûr, celui-là n'est pas mort.

Et c'est lui qui dit encore :
- Ma cousine est morte. Elle avait 36 ans.  

Et là, on pourrait se demander si, effectivement, ce n'est pas un deuil récent qui aurait poussé les enfants sur cette voie. Mais ce n'est pas sûr. D'ailleurs le petit dit :
- Il faudrait que tu me dises (ton) son nom.
Et son âge. Comme s'il ne la connaissait pas !  

Regardez le lapsus "ton nom" pour "son nom". Si l'aîné avait dit cela, j'aurais pu incliner à croire qu'il souhaitait inconsciemment la disparition de son frère. Mais là aussi, c'est très hasardeux. 

*** 

Aussi, en l'absence de tout renseignement, il vaut mieux se taire. Mais on peut revenir à la résistance au sérieux manifestée par Gérard. Je me souviens que tout au long du duo, il souriait d'un air taquin alors que son frère était extrêmement sérieux.

 - 36 ans, c'est l'âge de la mort...
G -non, c'est à cent ans qu'on est mort !
- quand on est mort, les os et la viande, etc.
G - Moi, je ne sais pas, je ne suis pas mort
- Mais ça peut t'arriver si tu te tires avec une carabine !
G - Oh mais je ne me tuerai pas !!
- Tu ne sais pas, ça peut t'arriver...
G - Ah non, non !
- Mais si tu meures tout de même...
G - Alors tu viendras à mon enterrement !
- Peut-être pas...
G - Alors, tu iras avec le démon !
- Et si je meurs avant toi ?
G - (D'un air de dire : Bon c'est simple)
- Tu viendras à mon enterrement ?
- Et si on meurt tous les deux ensemble ?
(Conclusion logique et sereine)
G - Alors personne ne viendra à notre enterrement !
C'est aussi Gérard qui termine :
- 100 ans c'est pas long. Mille ans, c'est plus long !

A ce propos, il faut savoir comment se termine ce passage. Après avoir exprimé des choses fortes, les deux enfants semblent discuter à côté et à fond, sur le nombre de zéros de cent et de mille, comme si c'est ça qui était devenu important. 

Comme si après avoir dit des choses profondes et inhabituelles, il fallait vite revenir à la conversation quotidienne qui prend prétexte de mille futilités pour ne pas parler sur le fond, sur la violence de la vie, l'humour et les conduites de fuite, ne voilà-t-il pas des tactiques ordinairement employées par les êtres humains pour se protéger de l'angoisse ? 

Mais Christian, lui, venait d'être fortement secoué. 

Et il voulait à tout prix parler de son problème pour le faire partager. Et on sent qu'il l'a fait sérieusement et à fond. Est-ce si rare ? 

Ce l'était autrefois. Mais depuis, la parole s'est épanouie. Et il y a peut-être d'autres témoignages de cette expression de ce thème angoissant. 

***

Je voudrais faire une dernière remarque. On sent tout au long de ces pages - et je le sens également en relisant tous ces feuillets - combien le maître a souci de la levée de la parole. Il faut dire qu'il y avait en classe des petits Bretons très silencieux, très bloqués sur le plan oral. Mais il était sensible à ce problème parce que lui-même en avait fortement pâti. On pourrait se poser une question. Le maître a-t-il le droit de porter l'accent sur ce point particulier de la libération orale parce que, lui, en a souffert ? A-t-il le droit de s'introduire autant dans la classe ? 

Mais on pourrait aussi bien dire : a-t-il le droit de ne pas s'introduire dans la classe ? Seul celui qui a souffert sait véritablement. Il peut donner son savoir et non son indifférence, et non son parfait fonctionnement de robot désincarné. 

Mais j'ai tort d'écrire cela. Car, si j'eus d'autres savoirs à communiquer à la suite de ma souffrance, de dessin, d'écriture, de français, de chant... j'ai aussi donné dans les domaines qui m'avaient été gratifiants : foot, math, gym, musique. Alors je ne sais plus. Je crois qu'il faut tout donner. Et il faut se chercher toutes les bonnes raisons affectives, intellectuelles, politiques, philosophiques... de travailler à la délivrance de toutes les paroles. 

P. Le Bohec
Parthenay
35850 – Romille


TEXTE DE LA MORT

 

Gérard 7 ans et Christian 8 ans.
Gérard : -   As-tu un petit cousin ?
Christian : - Bien sûr, celui-là n'est pas mort – celui-là est tout jeune, il a que          17 ans
G - Mais il commence à être vieux !
- Mais non, 17 c'est pas 30 ans !
G - Et puis ta…….. ta cousine comment   quel âge qu'elle avait ?
-    Mais je t'ai dit qu'elle était morte, je me rappelle plus quel âge qu'elle a. Je me souviens juste un mot qu'elle avait 36 ans.
G  - Il faut que tu me dises (ton nom) son nom
-    Je ne sais pas je l'ai oublié !
G - Et son âge ?
-    Je te l'ai dit : 36 ans.
G  - Ma doué elle est vieille
-    C'est l'âge de la mort...
G  - Mais non, c'est à 100 ans qu'on est mort
- 100 ans c'est trop, 17 ans c'est pas trop. 17 ans on est jeune encore. La mort     c'est triste la mort, on ne voit rien, nos os... les vers de terre viennent sur nous.
G  - Oh ! bien sûr, alors on nous enlève tous les os et le cœur.
-    Mais ça pue la chair quand on nous enlève du trou.
G  - Ah ! Peut-être. Moi je ne sais pas parce que je ne suis pas mort.
-    Tu n'as pas l'âge de mourir. Mais seulement si tu te tires avec une carabine.
G  - Mais je me tuerai pas !
- Ça se peut, tu le dis ça jusqu'aujourd'hui. Et demain peut-être tu vas te tuer.
G  - Oh ! non non !
- Si tu te tues nous aurons bien honte mettra dans un trou.
G  - Mais tu venera à ma, mon enterrement !
- Peut-être pas !
G  - Ben alors, tu iras avec le démon !
- Mais si je suis mort avant toi, parce que moi j'ai 8 ans et toi tu as 7 ans.
G  - Alors j'irai à ton enterrement !
-    Mais si nous mourons tous les deux ensemble ?
G  - Ben personne venera à notre enterrement !
-    Mais si notre maman !
G  - Ah ! mais elle sera peut-être morte avant nous !
-    Mais non peut-être pas...
G  - Si.
-    Je suis content d'être vivant.
G  - Mais moi je vais mourir dans 100 ans
-    Je suis content d'être vivant car toi tu vas mourir dans 100 ans. 100 ans c'est    long, 100 ans c'est long.
G  - 100 ans c'est pas long !
-    100 ans c'est long. 100 ans n'est pas un an.
G  - Je ne sais. Je sais.
-    100 ans c'est pareil qu'un an. Un an c'est 1. 100 ans c'est 1 et 2 zéros.

G  - 100 ans. 1000 ans c'est 1 zéro, zéro, zéro.
-    Mais non c'est ça, c'est 3 zéros et un 1. Mais 1000, personne ne vit jusqu'à     1000 ans !
G  - 1000 ans peut-être...

*** 

-   C'est bien d'être vivant. On voit de jolies choses. Les gens qui passent en voiture, les touristes, les fermes et les maisons toutes neuves. On voit tout le monde quand on est vivant. On peut aller au cinéma.
-   Et on peut aller à la télévision...
-   Mais oui, la télévision, c'est pareil que le cinéma !


LES 400 COUPS 

présentés par Jacky Chassanne

LES 400 COUPS 400coups2.wav  Pour MAC

 

Cette chanson d'Alain, "Les 400 coups", c'est la dernière qu'il ait composée dans ma classe, et il n'en a pas créée d'autre depuis qu'il l'a quittée. Il avait alors 14 ans 6 mois. 

*** 

Cette chanson, ce n'est pas une parole brutalement surgie. Si elle est chargée de sens, si la forme, la mélodie, l'interprétation en sont riches et sensibles, ce n'est pas le fait d'une inspiration subite ou d'un heureux concours de circonstances. Il y avait 6 mois qu'Alain s'était emparé d'un chant libre pour en faire son moyen d'expression (en tant que technique de communication et d'affirmation de soi face au groupe). Et il y avait deux ans que le processus d'affleurement progressif de l'inconscient, de restructuration de la personnalité du garçon s'opérait. 

*** 

Alain était entré dans ma classe - alors un CE2 de 28 élèves - à 12 ans 9 mois. Après plusieurs années passées au CP et CE1, il accusait un "retard scolaire" de près de 5 ans. Il avait été souvent malade, au début de sa scolarité (amygdales fragiles remarquez la voix) et ses absences avaient contribué à accentuer son retard. 

*** 

Inutile d'insister, chacun imagine facilement la dose d'échecs accumulés au cours de ces années, et la fragilité qu'elle provoqua chez Alain.

Une fragilité qui, dans la classe - autant  que je m'en souvienne - ne se manifestait pas par une attitude trop effacée, une timidité notoire. Je pouvais plutôt constater un besoin de communiquer et une relative aisance dans la prise de parole, malgré un dé­faut d'articulation et une tendance à nasifier.

***                        

Près de 30 gosses dans la classe, ça ne favorise pas un bon échange entre les individus, et il est certain qu'Alain en a souffert tout au long de cette année. Les premiers textes libres sont ambigus : stéréotypes imposés par un bain de lectures pendant les années précédentes, recherche d'un style qui puisse plaire à la majorité de la classe (le texte libre était alors choisi), expression voilée de son sentiment d'échec et de son désir de réussite ? Malgré le recul, il m'est difficile de trancher. Néanmoins la dernière solution n'est pas sans fondement. Voici quelques exemples. 

LE POISSON D'AVRIL 

Monsieur Colibri a des amis à Unverre. Les amis ont envoyé un homme qui s'appelle Louis. Louis venait, bêchait le jar­din. Monsieur Colibri dit devant tout le monde : "On vous a fait manger le poisson d'avril". Et l'enfant dit : "Où il est le poisson ?

-Il n'y a pas de poisson, mon petit. Aujourd'hui est un jour qu'on dit le poisson d'avril".

 

Y a-t-il une clé pour ce texte ? Si oui, sans doute faut-il prêter attention à deux courtes expressions : "devant tout le monde", et "l'enfant dit" (lapsus ?).

LE RENARD ET LE POULAIN 

Un jour, le renard rencontre un poulain. Le renard dit au poulain : "On va faire une course". Le renard dit : "Si tu as perdu, je te mange". La course est commencée. Mais c'est le poulain qui gagne, le renard se met à rougir. Et le poulain qui est content prend son couteau. Le renard se sauve. Le poulain est très content de sa course.

 

Alain aimait, dessinait, étudiait les chevaux. Identification

 

LE POISSON ROUGE

 

L'hiver est arrivé. Il a fallu rentrer le poisson. Mais on n'avait pas d'eau de pluie. Et on a mis de l'eau de robinet et le poisson rouge est mort.

 

***

 

Je ne me hasarde à aucune interprétation, me contentant de remarquer le climat général de ces textes. 

Mais la demande de la classe était autre, et il est probable que c'est pour y répondre qu'Alain rédigea au cours des mois suivants des textes narratifs, dans lesquels ce n'était plus tout à fait lui qui parlait, mais tout autant ses parents, ses grands-parents,… et le maître à l'occasion. La relative maturité de ces textes (comparés à ceux des autres enfants) impressionnait favorablement la classe. Je disais à l'instant que le maître s'exprimait un peu par l'écrit d'Alain. Je me rappelle avoir favorisé, en provoquant la discussion, la conclusion du texte suivant 

LA GUERRE

 

Mon grand-père et mes parents m'ont parlé de la guerre 1939-45. Les nazis voulaient prendre les chevaux, la nourriture. Mes parents se cachaient sous le hangar. Les Américains ont chassé les Allemands et ils ont félicité mon grand-père. La guerre, c'est triste, c'est cruel, c'est criminel. On fusille des innocents. Les gouvernements sont responsables de la guerre. 

Au cours de cette année-là, Alain s'était essayé au chant libre, une fois et devant toute la classe. Sans succès et sans suite. 

L'année suivante, ma classe, devenue classe de perfectionnement, accueillait à nouveau Alain et une douzaine d'autres élèves. 

Il rédigea encore quelques textes narratifs dans lesquels il s'impliquait peu et, brusquement, en janvier 71 (il avait alors tout juste 14 ans), il inaugura le chant libre dans la classe. Avec succès cette fois. (Les recherches sonores étaient en vogue dans la classe, pas encore le chant libre). 

*** 

On n'insistera jamais assez sur l'importance des conditions matérielles, relationnelles, du contexte institutionnel qui favorisent ou, à la limite, dénaturent toute pratique de la pédagogie Freinet. 

Alain, 4 ans plus tard, en est bien conscient puisqu'il l'exprime aussi simplement que cela : 

"Ca marchait pas pareil. L'ambiance était pas pareille. On se sentait plus à l'aise quand on était 15 au lieu de 30. C'était plus la même chose".  

En effet, l'année précédente, l'effectif, l'exiguïté du local, l'enseignement à dominante collective, tout s'opposait à l'instauration d'une expression authentique, d'une communication valorisante. 

Et ce n'est pas un hasard si les chants d'Alain sont nés en ce début janvier, alors qu'en raison d'une plus grande permissivité de ma part, le groupe classe s'organisait sur des bases relativement nouvelles, aménageant librement le temps de travail en relation avec une structure de classe basée sur des groupes autonomes qui géraient leurs activités en alternance avec les quelques activités collectives. 

***

C'était l'époque où j'étais définitivement convaincu qu'une pédagogie de la réussite n'est possible que s'il y a unité de l'éducation, sans matières prioritaires, et qu'une réussite parcellaire retentit sur l'individu tout entier. 

C'était l'époque où Alain lui-même ébranlait la conviction que j'avais d'être "parmi les enfants", aimé d'eux et vécu comme non-répressif. Un jour de février, alors que l'ensemble de la classe participait au montage du journal, j'avais accroché un paquet de feuilles au passage, l'éparpillant sur le sol ; Alain me dit alors : "Monsieur Chassanne, si c'était nous, vous auriez grogné ! ". Je ne sais pas si j'ai su aider Alain. Lui, ce jour-là, m'a rendu service... 

*** 

C'était l'époque où Alain se livrait à des recherches multiples en "ateliers de gym" auxquels participaient les enfants qui le désiraient à tout moment de la journée, l'époque où il se mit à investir avec grande énergie dans les apprentissages de calcul, où il entreprit la construction de meubles dans la classe, où il faisait la cour à Huguette, travaillant avec elle des heures entières, rêvant et roucoulant parfois, pour décupler d'énergie ensuite. 

C'était l'époque où l'entretien - qui n'était plus l'institution grâce à laquelle on écoute les autres et on se sent écouté avait été redéfini par le groupe : pour remplir son rôle, il se déroulait en deux temps facultatif, enregistré hors de la classe ; puis collectif, en classe, autour et à l'écoute du magnétophone. Alors, à chacune des deux étapes de l'échange, chacun s'impliquait réellement, rencontrait ceux qu'il estimait, écoutait et accueillait chaleureusement. 

Et les chants libres d'Alain ont quelque chose à voir avec tout cela car, sans ce contexte institutionnel et relationnel, ils n'auraient pas vu le jour, ou ils n'auraient pas été ce qu'ils sont, pour aboutir au délicieux délire des "400 coups".

*** 

Le hasard a voulu qu'Alain vienne nous rendre visite aujourd'hui, alors que je rédigeais ces commentaires. Il profite parfois de ses congés du dimanche pour venir un peu "causer"... et aussi réécouter ses chansons, que récemment, il est venu repiquer. C'est évident : cette période de sa scolarité a été celle qui lui a permis de s'exprimer, de se connaître, de se réaliser. Et il vient de temps à autre "se retremper". Il parle de ce passé avec une certaine affection et de lui-même avec lucidité.

 Donc, voici les chants. 

Pour ne pas surcharger, je ne reproduis pas tous les textes des chansons. Ils sont d'ailleurs d'un intérêt inégal, contrairement aux mélodies toujours très expressives. Ils sont reproduits tels qu'il les a écrits (lorsqu'ils l'étaient). Les observations d'Alain sont notées en italique. 

"J'étais bien tranquille dans mon coin, j'allais dans ma chambre, j'écrivais, je faisais des petites chansons... Ça fait rêver ! ... Je partais d'une chose, je l'agrandissais. Je trouvais un titre ; quand je l'avais, j'inventais une histoire là-dessus... Un mot en appelait un autre. Ça pouvait durer longtemps ! " 

Le premier de ses chants était tout naturellement de la même veine que ses textes libres d'alors - narratifs, descriptifs - avec la poésie en plus. 

 

Chant n°1 

LE CIEL NOIR

 

Dans le ciel noir

on voit de drôles de choses.

Moi j'y vois un groupe d'étoiles

qui forme six chevaux.

Et les quatre coins de la diligence.

Ah comme c'est joli

Eclairé par la lune

C'est peut-être le Roi du ciel

Qui s'en va dans la nuit noire...

 

"J'ai regardé en l'air, j'ai vu les étoiles, c'est comme ça que c'est venu".

 

Chant n°2

 

 

LA ROSE DE PARIS

 

Il s'inspire d'une réalité : la pollution atmosphérique, pour broder à partir du parfum d'une rose qui embaume Paris.

 

Chant n°3

 

MEXICO

Avec nos chapeaux larges

qui nous abritent

du soleil de Mexico

Ah comme on est bien

Ah comme on est bien

à Mexico oooo ...

Avec mes amis on attrape

les chevaux sauvages

pour les vendre à Mexico

Ah comme on est bien

-          -   - - -- - --

On attrape les brigands

qui pillent à Mexico

Ah comme on est bien

------------

On a assassiné le général

car c'était un brigand.

Moi j'ai été désigné

général de Mexico.

 

Ah comme on est bien

-------------

Avec mes amis

je parcours le Mexique

pour faire prisonniers

tous les pillards de Mexico

Ah comme on est bien

Ah comme on est bien

à Mexico o o o o…

 

"J'avais vu un film mexicain ; c'était parti de là...

 

Déjà, ici, la projection est évidente. Ce chant fut interprété en classe devant 15 adultes du groupe départemental. Une rude victoire pour lui. 

Chant n°4 

 Un long hululement rythmé et mélodieux, accompagné du tam-tam. C'est le début de son défoulement : il commence à interpréter ses chansons, à dire des parodies qui le gênent aujourd'hui. 

"Ah ! je me trouve bête quand j'entends ça. Ça me gêne, je crois que je viens de le faire ! Ça me plait pas. On dirait un gamin qui chante ça. J'ai pas une belle voix, si je faisais écouter ça à quelqu'un, il se foutrait de ma gueule ! ".

 

Chant n° 5 

L'OBJET QUI MARCHE ET QUI PARLE 

Ah ! je vois une voiture qui s'arrête devant chez moi, je m'approche devant la voiture, et je dis :

"Ah ! vous avez amené l'objet qui marche et qui parle et qui parle et qui marche... que je mets à côté de moi". et je dis : "Je peux aller me promener avec vous, etc."

 

"J'avais un petit truc dans la tête. En chantant, j'ai inventé. A la fin je savais pas quoi mettre, je savais pas comment j'allais terminer. C'était imprévu."

 

Chant n°6 

LA MARMITE 

La marmite est timide

la marmite a toujours peur de dépasser les limites

 

  ...............................................................................

Mais comme elle est bizarre cette marmite

je crois qu'elle a dépassé les limites

et qu'elle n'est plus timide.

 

"J'ai voulu inventer des mots qui se ressemblaient un peu" 

Reconnaissance de son évolution personnelle ?

 

Chant n° 7 

Le capitaine chambard

vit dans le château de chambord

quand il a une mission à faire

il prend son cheval tambor...

Quand il rencontre un café,

le café tabac

il demande une bouteille de porto

et quand il a fini sa bouteille de porto

il commence à faire le chambard

le chambard

dans le café tabac ...

                           

(La suite est de plus en plus fantaisiste et délirante et surtout accompagnée d'une ritournelle intermittente. C'est de la pure improvisation ; impossible de transcrire). C'est encore un jeu de "rimes" et une idéalisation du moi. 

"A un certain âge, on ne réfléchit pas de trop. Maintenant, que je suis plus vieux, je trouve ça bête. C'est bon pour un gosse. Aujourd'hui, si je chantais, je voudrais chanter des chansons qui ONT UN SENS. Tandis que là... 

Chant n°8

LES 400 COUPS

(entendre le disque)

 

"Je m'y croyais !... Cette chanson est mieux, je chante mieux, elle a plus de sens. Jétais pas bête pour celle-là. Je commençais à avoir la méthode. Quand j'ai fait celle-là, j'avais envie d'en faire d'autres, nuis je suis parti. Après, c'était plus pareil, c'était plus la même ambiance, les gars étaient crâneurs. Là-bas, on se serait sans doute fichu de moi si j'avais chanté". 

Cette fois, il accepte son "délire". Parce qu'il est construit, organisé, élaboré. L'impression de puérilité disparaît avec l'abandon de l'improvisation pure. Lui, le garçon sage, l'aîné d'une famille nombreuse et pauvre, lui qui n'est plus timide, qui veut "s'en sortir", il a pu se dire parce qu'il était écouté par le groupe et, corollairement, parce qu'il se sentait bien dans sa peau. On peut céder à la tentation de l'interprétation. Mais est-ce le sens caché de la parole qui est important, ici ? Rejet du père (soumis au patron, à la mère) : boire c'est s'affranchir, c'est vivre un peu. Peut-être. Mais ce chant c'est tout entier, un cri VIVRE et ETRE AIME. L'important, c'est qu'il ait pu être entendu. 

Malheureusement, un peu tard.


 

FACE II 

Dans la classe de perfectionnement

de Jean-Louis MAUDRIN 

. A peine née

plage 1

Ghislaine 

. A la pêche

plage 2

Jean-Claude 

. Mourir est un jeu d'enfant

plage 3

Olivier

 


GHISLAINE


A PEINE NEE    POUR PC apeinenee2.wav   pour MAC

 

 Classe de perfectionnement 1969/70 - Commentaire autour de l'enregistrement de "Quand j'étais à peine née" (face II). 

*** 

C'était au printemps, le 13 mai 1970, nous étions en forêt de COMPIEGNE. Nous cueillions du "muguet bleu" (des jacinthes des bois) et des ficaires. C'était le milieu naturel des enfants... La classe de perfectionnement venait juste d'être créée et c'était ma première année dans l'enseignement spécial. Les murs de la classe préfabriquée, l'odeur de craie et de vieille encre - on n'écrit plus à l'encre et son odeur est toujours là ! rappelaient de fâcheux souvenirs à mes ouailles. Nous l'avons beaucoup fréquentée la forêt voisine, pour grimper aux arbres, courir, crier, récupérer des bocaux de verre, des bouteilles, des pneus, des fleurs, jouer à des jeux de pistes, y faire du théâtre, nous parler seul à seul. Nous partions avec la minicassette qui servait de bloc-note. 

Donc, nous marchions et tout au long du chemin, nous enregistrions, qui un chant libre, qui un opéra, qui une remarque, qui une histoire, qui un solo de tambour sur un vieux bidon, qui une musiquette sur les rayons d'une vieille roue de bicyclette. 

*** 

Et Ghislaine - 9 ans 1/2 - comme ses copines, est venue devant le micro pour chanter. Auparavant, elle n'avait créé que deux chants libres en classe et un en forêt (trois semaines avant) : des chants tristes, monocordes coup sur coup, elle a présenté au petit groupe qui m'entourait : 

Il était un petit soleil qui chantait

pour que les fleurs dansent.

Les oiseaux chantaient.

Un petit garçon pleurait

parce qu'il y avait une fleur morte.

 

La voix était terne, sourde - le soleil, les fleurs, les oiseaux faisaient partie de notre univers et revenaient souvent dans les créations du groupe des filles qui remorquait Ghislaine.  

Deux camarades enregistrent et Ghislaine revient : 

Les oiseaux chantent cuicui

et les fleurs aussi.

Les arbres, ils pleurent

pour que les papillons dorent ("dorment")

Et puis il y avait une petite fille

qui courait après un oiseau.

A chaque coup, l'oiseau s'envolait

puis, elle ne pouvait pas l'attraper.

C'est tout !

 

C'est toujours pas très gai ! et ça ressemble à Ghislaine, douce, calme, mais gauche, un peu somnolente, qui pendant 6 mois, n'a écrit et raconté que des histoires vécues, objectives. Qui n'a pris que le minimum d'initiatives. Qui ne faisait pas grand-chose toute seule, si ce n'est du travail individuel sur fiches, bien rassurant, bien précis. 

Dès le mois de mars, son graphisme s'était nettement amélioré : les bonshommes prenaient des allures de bonnes femmes, des fleurs apparaissaient. Elle se permettait des fantaisies, mettait des têtes dans les arbres. Le 27 avril, elle est allée à l'atelier terre pour la première fois. Le 25 avril, elle est enregistrée en forêt. Le 29 avril, elle est félicitée en conseil de coopérative pour sa participation aux recherches mathématiques. Les 8 et 11 mai, elle présente des chants libres. Le 11 mai, elle présente une "invention" en gym. Ghislaine prend une part de plus en plus importante dans la vie de la classe.

***

Revenons au 13 mai. Sept nouveaux enregistrements, dont un chant collectif auquel Ghislaine a participé et elle revient... 

Il était une petite fleur qui pleurait

parce qu'elle avait mai à la tête

et sa maman lui donnait un cachet.

Alors, elle s'est endormie.

 

Tiens, tiens, voilà une histoire qui commence mal et qui se termine bien... et sur une intervention de la maman qui rappelle un texte présenté le 2 mars : 

Une nuit, ma soeur pleurait parce qu'elle avait mal à la tête. Et moi, je ne pouvais pas dormir. Maman lui a donné un cachet d'aspirine.

Un moment après elle s'est endormie et moi aussi.  

(Ghislaine dort dans le même lit que sa sœur). 

*** 

o Deux enregistrements, après, elle se repointe et d'une voix plus enjouée, entonne

(c'est l'enregistrement n° 1 de la face 2 du disque) 

Quand j'étais à peine née

Il faut que j'aide ma mère­

Il faut que j'aide ma mère

A peine née

Il faut que j'aide ma mère

parce que ma mère est vieille

et mon père aussi il est vieux

A peine née

Il faut que je fasse la vaisselle

et puis que je les écoute

parce qu'ils vont mourir,

ils sont trop vieux

Alors il faut que je les obéisse.

A peine née

Il faut que je fasse la vaisselle

Il faut que je les écoute

I1 faut que je les ...

         que les guéris...

             

             C'est tout.

 

Eh ben !     les petits oiseaux se sont envolés cette fois-ci ! et la grosse vérité bien dure s'est imposée. Elle était "un petit peu" masquée. Pour être plus digeste peut-être ! Et il paraît que les enfants ne doivent pas parler du printemps, parce que c'est pas sérieux ! Le chant libre non plus d'ailleurs ! 

Vous entendez ça, c'est même pas juste musicalement, mais emportée par sa mélodie, Ghislaine a pu dire, après avoir pris son élan, ce qu'elle avait sur sa petite patate de neuf ans et demi. 

*** 

Qui est cette maman qui revient souvent ? 

D'abord laquelle ? La "vraie" est morte de maladie il y a 4 ans. Le père (le vrai) ne s'occupe plus de ses deux petites filles. Elles ont été recueillies par des voisins âgés qu'elles appellent "papa et maman". Ils s'occupent bien d'elles et les aiment. Mais Ghislaine, l'aînée, doit aider à la tenue de la maison car les parents "adoptifs" (en fait, les enfants n'ont pas été adoptées, le "vrai" père ne paie même pas leur pension) sont des gens de "devoir". Le ménage Doit être bien fait, on Doit être poli, obéissant, propre et tout et tout. Ghislaine fait le ménage, est polie, obéissante, propre et tout et tout. Il faut bien, sinon "ils vont mourir" et de ça, Ghislaine a l'expérience. 

Est-ce qu'une enfant de 6 ans peut voir mourir sa mère sans se sentir un peu coupable ! Comment ne pas être triste après un coup pareil, triste et inhibée ? Si on ne veut pas qu'ils meurent, ses parents, on Doit bien les "écouter". Mais cette hésitation de la fin de l'enregistrement : "Il faut que je les... il faut que les guéris". Qu'est-ce qu'elle veut dire ? Est-ce simplement un petit "trou" dans le verbe ? Est-ce une censure ? Est-ce bien "guéris" qui allait surgir ? Je n'en sais rien. Et ça ne me tracasse pas trop. Tiens, je viens de parler de moi. Il est temps que je me définisse un peu, que je dise ce que je faisais, que je mérite à titre rétroactif mon salaire. 

*** 

J'ai dit tout à l'heure que c'était ma première année dans une classe de perfectionne­ment. Je sortais du stage de préparation au C.A.G. et j'avais une expérience de 5 ans de PEDAGOGIE FREINET. J'avais été fort impressionné par le travail de Pierre Yvin et Jean Le Gal sur l'autogestion en classe de perfectionnement. Je sentais que c'était ce vers quoi je voulais tendre, d'autant plus que mes élèves ne pouvaient compter que sur leur initiative pour se tirer d'affaire une fois sortis de l'école.  

Je connaissais aussi les "TECHNIQUES PARLEES" lancées par Le Bohec, qu'il avait présentées au Congrès de PAU, et j'avais déjà participé à trois stages audiovisuels. Il me fallait me battre contre moi pour respecter le parti pris que j'avais de chercher à ne plus être le grand meneur de la classe. 

J'utilisais la technique de la prise de notes. Vous connaissez : noter sur un calepin avant d'intervenir... la plupart du temps, l'intervention devient inutile ! De temps en temps, la rage me prenait avec l'envie d'intervenir, j'envoyais promener stylo-bille et bloc-note : ça me détendait, je ramassais mon stylo-bille et mon bloc-note et ça repar­tait. Je m'efforçais de ne pas prendre les décisions mais de renvoyer au groupe les questions que les enfants posaient. Evidemment, il m'arrivait d'intervenir quand c'était pressé ! Le fait d'être moins impliqué, les lois n'étant plus les MIENNES, mais celles du groupe qui permettaient d'être plus tolérant, de mieux accepter le déviant, de mieux accueillir la parole des enfants, quelle qu'elle soit. Mais aussi de mettre les enfants face à leurs pairs, et le groupe face à lui-même. Les enfants nouveaux arrivés étaient accueil­lis - nous avons eu une rentrée étagée démarrant à 5 - par leurs camarades. Je n'in­tervenais que quand ils présentaient quelque chose au groupe, ou avaient entrepris un travail. 

*** 

Nous avons eu des correspondants quand nous avons eu échangé notre journal et reçu des avis à son propos par une autre classe. L'imprimerie est venue quand nous avons éprouvé le besoin de faire connaître à d'autres classes de l'école ce que nous écrivions, etc. L'organisation temporelle et spatiale de la classe était réglée par tous en conseil de coopérative. 

Donc, pour Ghislaine, je n'ai rien fait de plus que pour ses camarades. Si. ce n'est de proposer au conseil, comme pour chacun, qu'on examine ce qu'elle présentait, qu'on la félicite quand elle s'était dépassée si personne ne l'avait remarqué - ou de faire respecter les lois de la classe édictées par le conseil. 

*** 

Mais je n'étais pas en dehors du groupe, et j'aidais les enfants techniquement, de façon à éviter les échecs trop cuisants, tout en laissant les enfants tâtonner. 

Quel boulot ! être sur la brèche 8 heures sur 8 ! Je mangeais dans la classe à midi. Mes élèves, qui habitaient tous les P.S.R. (Programmes Sociaux de Relogement) c'est-à-dire sous-H.L.M., dévoraient à toute vitesse leur bout de pain et revenaient aussitôt à l'école ! 

Mais, c'est peut-être cette volonté d'accepter les enfants comme ils étaient, sans vouloir être trop sur leur dos, qui a permis à certains d'évoluer. Ils sentaient bien que je ne voulais pas penser pour eux. C'était, je crois, le cas pour Ghislaine, qui devait constamment s'observer à la maison et qui avait maintenant quelque répit en classe. Elle en profitait, la bougresse !

***

Et puisque nous reparlons de Ghislaine, voyons un peu la suite : 

Deux enregistrements plus loin, elle est revenue aux arbres (nous sommes toujours en forêt). 

Les arbres ils ont presque plus de feuilles.

Il y en a qui en ont.

Pourquoi que les autres n'ont pas de feuilles ?

Une petite fille, elle dit aux arbres :

- Pourquoi vous avez pas de feuilles ?

Et l'arbre répond :

- Il y en a qui z'ont pris nos feuilles...

 

C'est tout

 

Tiens, tiens, le ton change. Est-ce le 13 mai qui met de la révolte dans l'air ? Elle est quand même plus douce que celle du chant d'avant ! 

Deux enregistrements plus loin encore, nouveau chant libre 

Les oiseaux chantent cuicuic
pour que les arbres dansent
et la petite fille rigole
et les papillons jouent à la ronde
et les coccinelles dansent autour des arbres.

 

C'est la première fois que Ghislaine dit son nom après un enregistrement. Elle ne recommencera pas d'ailleurs. 

*** 

Notre LIVRE DE VIE relate les "succès" de Ghislaine reconnus par tous. 

Le 22 mai, elle présente des textes à son groupe pour sa page de journal : nous avions supprimé le vote à la demande d'un gars de la classe qui avait dit : "C'est pas juste. Aujourd'hui, on choisit un de mes textes pour mettre dans le journal et hier, j'en ai présenté un que j'aimais mieux ! On n'a qu'à présenter les textes du même le même jour. Il choisira celui qu'il aime le mieux et on l'aidera à mieux l'écrire pour sa page de journal !  " Ce sont des textes "inventés". 

Le 8 juin. elle joue sa première pièce de théâtre. 

Le 9 juin, en forêt, elle grimpe à un arbre aidée par une de ses camarades. C'est la première fois ! 

Elle chante toujours beaucoup. Le 23 juin propose une recherche mathématique. 

*** 

·        Est-ce le meurtre symbolique de la mère, puis du père, (la censure-hésitation portait peut-être sur "tue", il faut que je "les tue") ?

·        Est-ce la guérison symbolique inscrite au programme :

La paix et la joie semblent revenues. Effectivement, Ghislaine est gaie, souriante maintenant. Elle va produire encore trois chants de même style dans l'après-midi. Les jours suivants, elle chante encore beaucoup de la même façon. Elle évolue même vers l'humour. 

Ainsi, le 20 mai 

Le pain danse avec le fromage,

le gruyère pleure

et le gruyère rigole

parce que le fromage le fait rire

quand il danse avec le pain.

 

et le 27 mai, alors qu'on prépare la fête des mères 

Chère Maman,

c'est pour toi que je chante

les oiseaux chantent cuicuic

et les hirondelles dansent.

 

Ghislaine.

 

 

C'est la première fois que Ghislaine dit son nom après un enregistrement. Elle ne recommencera pas d'ailleurs. 

*** 

Notre LIVRE DE VIE relate les "succès" de Ghislaine reconnus par tous. 

Le 22 mai, elle présente des textes à son groupe pour sa page de journal : nous avions supprimé le vote à la demande d'un gars de la classe qui avait dit : "C'est pas juste. Aujourd'hui, on choisit un de mes textes pour mettre dans le journal et hier, j'en ai présenté un que j'aimais mieux ! On n'a qu'à présenter les textes du même le même jour. Il choisira celui qu'il aime le mieux et on l'aidera à mieux l'écrire pour sa page de journal !  " Ce sont des textes "inventés". 

Le 8 juin. elle joue sa première pièce de théâtre. 

Le 9 juin, en forêt, elle grimpe à un arbre aidée par une de ses camarades. C'est la première fois ! 

Elle chante toujours beaucoup. Le 23 juin propose une recherche mathématique. 

*** 

·        Est-ce le meurtre symbolique de la mère, puis du père, (la censure-hésitation portait peut-être sur "tue", il faut que je "les tue") ?

·        Est-ce la guérison symbolique inscrite au programme :

         « Il faut que je les guéris », (et tant pis pour le subjonctif !) ? 

·        Est-ce le fait d'être laissée en paix de temps en temps ? 

·        Est-ce le fait d'exister au milieu des copains et copines ? 

·        Est-ce le fait d'être écoutée sans être critiquée ? ou simplement d'être écoutée qui fait que Ghislaine est mieux dans sa peau ? 

C'est peut-être tout en même temps

*** 

D'ailleurs, sur le moment, je n'ai pas fait le lien entre "quand j'étais à peine née" et le mieux de Ghislaine. Mais, avec le recul, et en consultant les documents, je suis persuadé que c'est là le virage ; il était amorcé un peu avant, mais c'est alors qu'il a été pris. Heureusement, peut-être que je ne me suis aperçu de rien... avec mes gros sabots pédagogiques, j'aurais pu tout faire louper ! Ce qui est important, c'est que Ghislaine et les autres aient pu dire, sans se paniquer, sans paniquer le groupe, ce qu'ils avaient à dire, en s'appuyant sur les institutions mises en place coopérativement.


JEAN-CLAUDE

 

Classe de perfectionnement 2e niveau - années 1970-1971-1972. Commentaire autour de l'enregistrement "A la pêche" (face II). 

***

A LA PECHE   Pour PC lapeche2.wav   Pour MAC
 

Jean-Claude avait douze ans - une carrure et une force impressionnante. Il grimpait comme Tarzan au poteau du portique. Il était balourd et maladroit pour tout dans la classe, sauf pour le dessin. Alors là, il était un champion. Avec son copain Denis, un mal-entendant, mal appareillé et mutique, ils se faisaient des farces graphiques à longueur de journée. Mais le côté scolaire était tout aussi remarquable : Jean-Claude parlait mal le "breslot" (patois mi-français/mi-picard de BRESLES) et pas le français même populaire comme dit Monsieur Larousse. Il écrivait horriblement - sa gaucherie qui ne le gênait pas pour dessiner, l'handicapait parfaitement. Il connaissait toutes les méthodes de lecture par l'intérieur - il les racontait avec pas mal de verdeur - en 7 ans, vous pensez ! Mais il ne savait pas lire du tout ! Son magnifique échec massif l'avait amené dans la classe de perfectionnement où il a rapidement été rejoint par ses frères et sœurs dont il était souvent la risée à cause de ses maladresses.  

Il était maintenant dans la classe de 2e niveau, avec des camarades de neuf à seize ans, tous, comme lui, recrutés après de multiples cours préparatoires. Ayant été ballottés d'instituteurs débutants en instituteurs débutants, ayant tout fait : imprimerie, journal scolaire, argile, peinture libre, texte libre obligatoire, travail autocorrectif, enquête tout fait, sans jamais être satisfait du résultat et n'attendant qu'une chose, les seize ans nécessaires à l'essor dans la vie active. 

*** 

Nous étions en 1970-71, Mon parti pris autogestionnaire tenait toujours d'autant plus que j'avais été relativement satisfait de ma classe précédente. 

BRESLES est un pays à part, qui a vécu sur lui-même pendant longtemps. Mené par les gros propriétaires terriens - c'est la limite méridionale du plateau picard - puis par les sucriers. La forêt de HEZ est proche et dans le marais, entre le village et la forêt, il y avait des tourbières, remplacées maintenant en partie par des cressonnières. Tous les vieux Breslots sont parents et j'ai parlé plus haut de leur langage particulier. Evidemment, les clients de ma classe étaient de purs Breslots. Quand vous écoutez Jean-Claude, vous pouvez constater, à l'accent, aux mots, qu'il ne dépareillait pas. La micro-culture breslote fait assez mauvais ménage avec la "culture" véhiculée par l'école, la présence de deux classes de perfectionnement pour un pays de 3 000 habitants - 14 classes primaires - en témoigne. 

*** 

Dès le premier jour, j'ai demandé aux enfants ce qu'ils voulaient faire. Nous avons dis­cuté en conseil de coopérative. Ils désiraient écrire des textes, tous ensemble. Bien en­ tendu, j'orientais la discussion vers l'organisation temporelle et spatiale ; il ne suffit pas de dire ce qu'on veut faire, il faut préciser quand et où on veut le faire, avec qui et avec quel matériel. A la fin de la journée, on tirait les conclusions. 

*** 

Ce qui était étonnant pour moi, c'est qu'au début, tout le monde voulait tout faire en même temps - jusqu'au moment où - vers la Toussaint - les enfants se sont aperçusque les activités étaient trop longues parce que tout le monde ne travaillait pas au même rythme. Ils ont proposé que l'on fasse deux équipes : les lents et les rapides, qui ne tenaient pas compte des niveaux scolaires. 

*** 

Et Jean-Claude dans tout ça ? 

Jean-Claude pataugeait. Il était dans le groupe des lents. Comme il peinait en lecture et pour rédiger, je lui ai proposé de l'aider. Il n'a pas refusé mais visiblement ça ne l'enchantait pas. Après quelques essais infructueux, je n'ai pas insisté. Quand un contrat de travail individuel est apparu vers le 24 octobre, après des essais sur une grille collective, c'est sur son travail que s'est aligné le minimum à faire dans la semaine : 5 lectures à présenter, 3 textes à rédiger (textes libres, lettres aux correspondants, comptes rendus divers) 4 fiches de calcul - pour lui, il n'était naturellement pas question de fiches d'orthographe. 

Les textes de Jean-Claude étaient indéchiffrables. Il juxtaposait les lettres mais aucun code n'apparaissait. Je corrigeais individuellement comme pour les autres, en discutant avec lui, en lui faisant rechercher dans ses textes précédents les mots déjà écrits, en écrivant les nouveaux (nous utilisions des demi-cahiers, avec d'un côté le texte écrit par l'enfant, et en face le texte corrigé par moi). Il recopiait comme les autres les textes libres sur une feuille de classeur qui était envoyée aux correspondants, les comptes rendus sur le livre de vie ou dans les albums 

Il lisait dans les journaux scolaires, ou dans son carnet de textes, ou dans les BTJ des séquences qu'il présentait à la classe comme les autres. Pour préparer sa lecture, il lui fallait voir ses copains, plutôt ses copines, qui étaient plus coopérantes, ou moi. Mais il avait un mal de chien à honorer son contrat hebdomadaire. Ses textes libres écrits étaient exclusivement narratifs dans le genre 

Aux gadoues (la décharge publique)

 

Un jour, je suis allé avec Hervé aux gadoues pour porter des ordures dans une petite voiture. En route, nous avons rencontré nos copains. Au retour, Claude a attaché la remorque derrière sa mobylette. Je suis monté dedans. Nous avons pris un virage "à fond" et la voiture s'est renversée. J'ai roulé par terre. La mobylette avançait encore. Je me suis fait mal au genou. (29 septembre 1970).

 

Les parenthèses sont de moi. Evidemment, il y avait beaucoup moins de choses sur l'original. Il a raconté la suite lors de la mise au point collective de son texte !

Il écrivait beaucoup d'histoires de pêche car il allait souvent tremper sa ligne dans l'étang de Bresles, ou dans la rivière qui draine le marais ; et ses travaux de jardinage. Un peu plus tard, ce fût la raison des rêves plus ou moins inventés. 

Une nuit, j'ai rêvé que j'étais à la mer avec Paul. On se baignait. On a plongé de la falaise. Paul a plongé le premier. Moi, je l'ai suivi et je suis tombé sur lui. Il a coulé. J'ai nagé sous l'eau pour le chercher. Je suis remonté avec lui. Je n'ai pas pu le tirer sur la falaise. Je l'ai déposé sur un radeau. Je lui ai fait du bouche à bouche. Paul s'est remis à respirer... alors ma mère est venue me réveiller. (2 décembre 1970). 

Mais ses chants libres sont souvent d'une facture tout à fait différente 

Je suis né sur le ciel bleu

les nuages me parlent.

Les petits nuages me disent

- Tu brilles trop

Tu es une étoile filante

- Je suis un petit garçon

qui marche comme tout le monde

qui court, qui parle.

Un jour qu'il pleuvait

j'ai fondu.

J'ai traversé le ciel bleu

et je suis tombé sur la terre !

 

Il fréquente quasiment tous les jours l'atelier magnétophone ! Pour chanter, pour raconter, pour faire de la musique, pour bruiter (mais je ne l'ai jamais vu utiliser le micro comme dans l'enregistrement du disque - c'était la spécialité de son frère) pour faire des recherches sur la voix. Il faut dire que tous les autres ateliers sont chargés de souvenirs d'échecs pour ses coreligionnaires. L'atelier est donc bien achalandé. Des réalisations sonores sont d'ailleurs publiées dans le disque ICEM n° 7 "Recherches sur la voix" et dans le disque ICEM "Musiques concrètes" en vente à la CEL. Les enfants réécoutent souvent les trouvailles enregistrées, le casque sur les oreilles. 

Le 14 juin, il est félicité par le conseil de coopérative parce qu'il termine maintenant son plan de travail. Les grandes vacances arrivent. 

*** 

Jean-Claude n'a guère progressé scolairement. Par contre, il a progressé socialement et a pu se creuser une place importante dans le groupe. Les camarades garçons plus âgés vont fréquenter la classe pratique du CES qui s'ouvre. Il va devenir quelqu'un d'encore plus important. Physiquement, il a beaucoup grandi. Au cours de l'année 71-72, il commence à muer. Il est le plus vieux garçon de la classe. 

Le groupe a un noyau d'anciens. La classe va redémarrer sur les bases de l'année précédente avec organisation de l'emploi du temps au jour le jour. Mais en décembre, on se rend compte que la répartition horaire des activités se répète à peu près chaque semaine. On arrive alors à un emploi du temps hebdomadaire. Nouveauté : nous bénéficions de la cuisine du CES une demi-journée par semaine. Nous préparons des gâteaux que nous vendons. Notre stock de recettes va grandissant. Nous les publions dans le journal scolaire. Ce sont d'excellentes occasions de lire - je ne donne aucune consigne orale pour cette activité - pour pouvoir déguster ! Jean-Claude comme les autres apprécie. Enfin, de la lecture alimentaire 

*** 

La poésie humoristique pénètre la classe. Les bouquins de poésie sortent de la bibliothèque et vont sur le tourniquet d'exposition à côté des revues, des BT, des journaux des autres classes. 

 

TAPIS VOLANT

______________________ 

L'automne tourbillonnant
La tempête déplume les poules
et effeuille les arbres.
Le vent tourbillonne très fort.

D'un seul coup les poules
ont un plumage de feuilles

et les arbres
un feuillage de plumes.

Quel miracle ! 

Tous

btr-9-10-0003.JPG (19089 bytes)

 

Donc de nouvelles sollicitations viennent assaillir le malheureux Jean-Claude qui est de plus en plus à l'aise. Ses textes libres, objectifs, en septembre, se transforment en gags, en farces, souvent agressives mais ça fait rigoler la "galerie". 

Tapis volant 

Le fantôme
Pendant les vacances un soir, je
suis allé  dans la cave. J'ai vu
un fantôme blanc. il avait une
grosse chaîne. Je lui ai coupé
la tête. Il a crié comme un fou.
 Jean-Claude

Novembre 71

 TAPIS VOLANT

La pêche

Je m’amusais sur la falaise,
j'ai regardé en bas,
et j'ai perdu la tête.
Je l'ai cherchée partout,
je l'ai retrouvée,
dans la mer,
couverte de poissons.
Je l'ai repêchée, vidée,
et recollée sur mon cou.
J’ai mis les poissons
dans un baquet
pour les manger ce soir.
Jean-Claude

 

btr-9-10-0004.JPG (46045 bytes)
 

C'est à ce moment - février 1971 - qu'il enregistre "L'OURS". C'est encore une histoire de pêche... que nous avons bien failli de pas pêcher ! Je ne sais pas quel jour exactement Jean-Claude a produit ça. Je crois que c'est après le départ de ses copains après 17 heures. J'ai découvert ce document au détour d'une bande magnétique que j'écoutais pour essayer de récupérer de quoi enregistrer le lendemain. Jean-Claude ne nous avait pas présenté son histoire, je ne l'ai pas fait non plus. J'ignore quand il s'est entraîné pour domestiquer de cette façon le micro. Il a fait de nombreuses recherches sur la voix depuis qu'il mue, comme s'il avait besoin de découvrir ses nouvelles possibilités vocales, et avec son éternel copain Denis. 

- Bon, on va aller à la pêche.

Prends ton lancer.

- Oui papa !

On prend la voiture pour

aller à la pêche.

 

- Oui, on va prendre la voiture

vous allez monter tous derrière.

Allez, je démarre,

Bre

- On est déjà arrivé !

 

- Allez, descendez les enfants
Prends le lancer, hein
T'as pris les asticots, les vers,
Oh, tu parles d'une cascade
qu'il y a là-bas !
J'vais aller en dessous
la cascade là-bas !

 - Papa là y a beaucoup de poissons.
Y a des truites !

J'vais mettre mon lancer ici, hein ?
Mais fais attention à les ours, hein

- Bon, d'accord
Bon j'lance mon lancer !
J'vais dormir un tchiot* somme (petit)
J'vais mettre une tchiote* clochette (petite)
Comme ça, ça sonne en haut.
Bon, je dors
!

V'là l'ours qui arrive
Grr
Hou, la frousse que j'ai eue !
Un ours !
Grr…
Il saute sur moi
Cr…
Johny !
Johny
Ben d'où qu'il est parti ! 

Ah l'ours il l'a mangé
C'est bête, hein !
J'vais aller l'fusil dans la voiture
J'vais le tuer
Gr…
J'vais mettre une chevrotine
Tu vas voir !
Hé, il monte tout en haut
de la montage !

I1 monte dans les arbres !
Maintenant dans les sapins !

Bon, j'vais tirer dessus.
CCCoooh !
Aaharrh…
Prepr

Ah, je l'ai eu quand même
Drr drrn
J'vais couper son ventre
et j'vais prendre Johny
Allez

…………..

Oh ben dis donc, il a plein
de sang, j'vais prendre un seau
d'eau, et j'vais l'foutre plein
l'figure
C Chh
Johny ça va ?
 

Oh, nous allons partir
Brrm, brrm. 

*** 

En écoutant le récit, à première vue d'oreille banale, sans le bruitage, on peut se poser pas mal de questions surtout si on pense références symboliques dont parle Le Bohec. 

Qui est cet ours ?

D'où vient-il ?

L'enfant n'a-t-il pas été attaqué parce qu'il n'a pas écouté son père ? (fais attention aux ours)

N'est-il pas attaqué pendant son sommeil ? Donc au moment où il est inconscient ? 

L'adolescence n'est-elle pas le combat entre la sécurité et l'aventure ? Entre un désir fort et sournois et les règles paternelles ? Quand on a failli être emporté par les puissances dangereuses, on doit ou pas être lavé ?

N'y aurait-il pas là derrière une petite angoisse de castration ?

Oui est Jean-Claude ? Le père ? Le fils ? L'ours ? La voiture ? Le fusil ?

Le récitant (dans "voilà l'ours qui arrive ? N'a-t-il pas eu dans la classe un comportement d'ours ? 

Par ces questions, ne rejoint-on pas tous les problèmes de l'adolescent - de l'adolescence ? On pourrait fouiller toutes ces hypothèses... 

*** 

C'est par l'humour que Jean-Claude se délivre de ses angoisses, en jouant avec elles. Et il a utilisé le magnétophone, qui était son objet, qu'il a parfaitement domestiqué, pour délivrer sa confession-rigolade. Et il a continué à dessiner, à enregistrer, à écrire. Petit à petit, ses textes devenaient lisibles - Il commençait à s'intéresser aux filles - Il était fort copain avec Anne-Marie.

 Il les brocardait au cours de ses dessins avec son pote Denis. 

Par exempte, un jour où Raymonde et Ghislaine s'étaient disputées (ce qui était courant) 

btr-9-10-0005.JPG (52735 bytes)

Il plaisante même Anne-Marie dans un texte libre écrit : 

Hier, je suis allé à la mer avec Anne-Marie. Elle a plongé dans la mer. Elle était toute noire comme un boulet de charbon.

 

Et nous arrivons à la fin de l'année. Jean-Claude fit presque couramment. Il demandera d'ailleurs à son instituteur l'année suivante au CES en classe spéciale, de l'aider à finir d’apprendre (mais son séjour dans cet établissement sera pénible pour lui !) 

*** 

Comme pour Ghislaine, il est difficile de trouver un peigne assez fin pour démêler les fils de cet écheveau d'imbrications (c'est une expression d'Henri Vrillon) mais je ne peux m'empêcher de penser que le fait que tout le groupe accepte Jean-Claude comme il était, et que lui-même refuse une situation particulière a été déterminant pour lui. Il a repris confiance en lui. Nous ne voulions pas savoir s'il ne savait pas lire. 

Par une aide spécifique, nous l'aurions peut-être enfermé une fois de plus dans son symptôme. Et comme il y avait de fortes sollicitations vers la lecture dans la classe, il a été entraîné. 

Chacun demandait aux autres un coup de main : Jean-Claude comme tout le monde Son statut était le même que celui d'un lecteur. En d'autres termes, si nous avions cherché à améliorer Jean-Claude, cela l'aurait peut-être conforté dans l'idée qu'il était moins bon... 

Il y a aussi toutes les relations avec les autres enfants qui ont dû jouer, surtout celle avec Denis pour la première année, puis celles avec Anne-Marie. 

Regardons encore un dessin de Jean-Claude avant de nous en aller voir son camarade Olivier, un dessin "humoristique" avec fracture, ou brusque déclaration d'indépendance du bout du nez devenu furieux, un couteau entre les dents.             

btr-9-10-0006.JPG (36722 bytes)


 

OLIVIER 

Classe de perfectionnement 2e niveau - année 72/73 - Commentaires autour de "Mourir est un jeu d'enfant" (face II plage 3) 

*

MOURIR EST UN JEU D'ENFANT    Pour PC mourirjeu2.wav   Pour Mac
 

Cette année 72/73 commence curieusement. Nous sommes 5 dans la classe. 

Le 7 octobre, première fournée de nouveaux, qui viennent de la classe de perfectionnement ler niveau. Dedans, Patrick (le "frère" d'Olivier), tout rayonnant de passer dans la grande classe et déclarant : "J’suis bien content de plus être avec Olivier ! » 

Le 16 octobre nouvel "arrivage", avec Olivier... 

Le 17 octobre nous organisons 2 groupes pour le français. A cette occasion, je propose que l'on écrive sur un bout de papier avec qui l'on veut être. Je dépouille et je ne communique pas les résultats. A l'analyse, ce sociogramme annonce qu'Olivier veut être avec Patrick que Patrick ne veut pas être avec Olivier que personne ne veut être avec Olivier que 3 enfants - dont Patrick - expriment qu'ils ne veulent pas être avec Olivier - qu'Olivier ne veut pas être avec une fille Catherine B.

btr-9-10-0007.JPG (35253 bytes)

 

Il faut préciser que tous les enfants sont de Bresles, qu'ils ont fréquenté ensemble la classe de perfectionnement ler niveau. Le moins qu'on puisse dire c'est qu'Olivier n'est pas très populaire On réussit quand même à l'inclure dans un groupe... 

La classe est organisée sur les bases de l'année dernière. L'arrivée des nouveaux étant étalée dans le temps, il n'y a pas de contestation massive de l'institution.

 Comme les années précédentes, après les formalités de présentation, leur accueil est assuré par les anciens. Je n'interviens pour un premier temps que lorsqu'un travail a été choisi, pour des raisons techniques - ou quand l'intéressé s'adresse à moi - rai remarqué que c'était la façon la plus simple et la plus rapide d'intégrer un étranger dans le groupe.

 Olivier, qui est très sensible, se rétracte dès que je m'approche de lui, agresse dès qu'on fait mine de porter atteinte à son intégrité territoriale. Les conflits diplomatiques sont nombreux. Malgré le handicap de socialisation que montre le sociogramme, il trouve toujours quelqu'un pour lui donner un coup de main. Et il en a bien besoin ! 

A la date du 16 octobre 1972, je relève sur sa fiche d'observation permanente "Instable - Ecrit avec difficulté. N'arrive pas à écrire sur les lignes" Le 21 octobre :

''Prend souvent les autres à partie - A beaucoup de mal à terminer le travail qu’il a choisi Essaie de supplanter Patrick mais n 'y parvient pas, ni en éducation physique, ni dans les disciplines scolaires, ni en dessin". 

... Et sur la fiche de Patrick son frère, rappelons-le - le 10 novembre je lis (comme vous ! ) entre autre remarque "Tient à montrer sa supériorité sur son frère Olivier - Lui coupe la parole lorsqu'il raconte des moments qu'ils ont vécu ensemble". 

Il me faut maintenant éclairer un peu la situation familiale de ces deux frères : ils ont 17 mois de différence -Patrick est l'aîné. Ils ont deux patronymes différents parce que l'un a été reconnu par le père et l'autre non. Ils ont été abandonnés tous les deux. Ils sont pupilles de l'Assistance Publique. Leurs parents nourriciers sont des gens âgés de Bresles. Olivier est en bagarre constante à la maison avec la grand-mère - la mère de la nourrice – celle-ci l'a griffé quelquefois jusqu'au sang. Il est apprécié par le "père" pour sa force physique et pour son goût à soigner les lapins, à travailler dans le jardin. Il veut d'ailleurs être cordonnier, comme son "père". Patrick, lui, donne volontiers un coup de main à la mère, pour le ménage. J'ai recueilli ces renseignements en allant rendre visite aux parents, en janvier, pour préparer le dossier en vue de l'admission de Patrick à l'Ecole Nationale de Perfectionnement. (Je me réserve toujours le premier trimestre de l'année scolaire pour faire connaissance avec les gosses, et, au cours du 2e trimestre, je saisis toutes les occasions pour rencontrer les parents chez eux). 

D'ailleurs, Olivier l'a raconté dans un texte libre le 24 janvier. 

 

btr-9-10-0008.JPG (22407 bytes)

 

Il faut croire que c'était un événement ! En passant vous pouvez observer l'écriture spontanée. 

*** 

Mais revenons à notre groupe-classe. 

Nous sommes à la rentrée de la Toussaint. Deux frères arrivent d'un village voisin Nous voici obligés de changer nos équipes pour le français. Nous ne tenons encore une fois aucun compte du niveau scolaire : Olivier se retrouve avec Chantal (dynamique et rigolarde) Catherine B. (calme, d'un bon niveau scolaire pour la classe), Corinne (très inhibée en début d'année, ayant beaucoup de mal à lire), Catherine H. (un peu bébé, souriante). Il est pris en charge dans son travail individuel inscrit au plan de travail par Catherine B. Ça ne se fera pas sans mal puisque le 9 décembre il demande de changer d'équipe. Le conseil de coopérative délibère. Aucune autre équipe ne veut le lui. Finalement Catherine B. veut bien essayer d'être plus tolérante, et Olivier accepte de rester dans l'équipe. Nous l'avons échappé belle ! Mais Catherine B. a vraiment une tâche difficile. Olivier est un chat écorché, un rien le fait réagir : une petite remarque mal placée, une lecture qui résiste, un stylo-bille emprunté... Et le travail sur le plan de travail est surtout écrit, et l'écrit est sa bête noire. Se mettre au boulot le met en transe ! Il va se laver les mains toutes les cinq minutes. Il semble qu'il touche son classeur mais dans le désordre - une feuille à l'endroit, une feuille à l'envers. Nous avons des intercalaires entre les feuilles de mathématiques, les feuilles de français... il est incapable de les utiliser, il ne tient pas compte des dates dans le rangement...

Une chatte n'y retrouverait pas ses petits comme disait ma grand-mère, qui pourtant n'a jamais vu le travail d'Olivier !

 Mais il est responsable de la bibliothèque - un comble ! - et il la range. Au cours des mises au point de textes libres que l'équipe mène seule, - celui qui présente ses textes demandant l'avis des autres pour le choix d'un texte, sollicitant la discussion sur ce texte, puis le lisant phrase par phrase, chaque phrase étant discutée puis écrite par chacun sous la dictée de l'auteur - Olivier participe comme tout un chacun. Mais il faut lui rappeler chaque fois qu'il doit corriger à la fin ce qu'il a écrit, après mon passage pour mettre un peu d'orthographe. Il présente le 12 décembre une recherche de math qu'il a faite avec sa voisine Catherine H.

 Ses textes libres écrits sont exclusivement objectifs. Il présente beaucoup d'histoires vécues à l'entretien du matin.

 Le 19 décembre, nouveau conflit avec l'équipe, qui s'arrange devant le conseil de coopérative.

 Il a bien participé à notre recherche rythmique sur l'alexandrin, avec ses copains.

 Il faut que je vous raconte ça :

 Nous avions choisi d'apprendre la fable de La Fontaine, les 2 voleurs et l'âne Vous savez :

 "Pour un âne enlevé, deux voleurs se battaient. L'un voulait le garder,

l'autre vendre" .....

 Le premier vers avait été retenu par tous. Mais le deuxième résistait farouchement. Etait-ce à cause de la forme peu usitée ou à cause de la brisure rythmique ?

 Tous les mauvais lecteurs coinçaient sur lui.

 J'ai alors proposé qu'on frappe le rythme en récitant : ça donne

1 - 1.2                        1.2.3.          1 - 1.2         1.2.3.

 Parfait ! c'est l'alexandrin dans toute sa splendeur. Mais le deuxième vers...

 1 - 1.2                                      1.2.3.                                        1.2                         1       1.2           1

 était dur à taper !

 Le « 1    1.2   1.2.3 » a eu un vrai succès.

 Tout en le rythmant des phrases ont surgi, commencées par l'un finies par l'autre. Au bout du compte on a obtenu, tout en rigolant le texte suivant

 

"Pour un âne enlevé, deux voleurs se battaient.
Pour un âne enlevé, deux batteurs se volaient.
Pour un âne envolé, deux oiseaux se battaient.
Pour un chat réveillé, deux lapins s'envolaient.
Pour un chien qui marchait, deux messieurs sont tombés
Pour un arbre écroulé, un fantôme apparaît.
Pour un loup retrouvé, un vélo klaxonnait.
Un buffet tout doré est tombé sur mon nez.
Un placard tout verni est parti à Paris
Un beau manche à balai est parti à Beauvais
Un sapin vert-pelure est planté sur le mur.

 Ça, c'était marrant ! Devant le succès, j'ai proposé qu'on cherche des poèmes drôles dans les documents. (la BT2 sur la poésie comique venait de paraître). Patrick s'est précipité sur les livres de poésie. Souvent le matin il nous lisait un poème. Moi-même j’en présentais... 

Je crois que ce moment de classe a été important pour la suite.

 

Un jour, Patrick a mis la main sur un tuyau à musique, puis a crié dedans. Alors Oliver se lance dans les créations vocales. D'abord avec le tuyau, puis sans, chantant en « anglais ». Patrick, puisque son frère trouve du plaisir dans ce travail et que ses productions sont reconnues par le groupe, laisse tomber ses recherches sonores. Ce même phénomène se reproduira dans d'autres activités ! Comme si Patrick se disait : « Je ne peux pas surclasser mon frère sur ce terrain, allons voir sur un autre ! » 

Je précise que nous avons une classe préfabriquée avec un couloir individuel. Il suffisait de tirer le magnétophone qui était sur une table à roulettes - dans le couloir pour enregistrer tranquillement et faire tout le bruit qu'on voulait. On pouvait, grâce au magnéto CEL - soit se faire entendre des autres en installant le haut parleur dans la classe, le fil passant sous la porte et en mettant le bouton sur "enregistrement écoute" - soit enregistrer pour soi tout seul - soit procéder évidemment, à un enregistrement public dans la classe avec l'accord du groupe. Les enfants manipulaient le magnéto, installaient l'atelier... 

Patrick a été cette année notre premier ingénieur du son. Puis, il a invité les autres. 

La création sonore a été encouragée par l'arrivée du disque "Recherches sur la voix" (ICEM n°7) Supplément à l'Art Enfantin d'octobre 1972... Vous pensez, il y avait dedans des musiques de Bresles ! Et on connaissait les auteurs ! Nous recevions aussi des lettres pour nous demander ce que nous faisions en musique... bientôt des circuits de bandes magnétiques, doublés de circuits (1) de dessin, doublés de circuits (1) d'échange de journaux, doublés de circuits (1) de disques que nous commentions. Tout ça en plus de la correspondance scolaire - scolaire le moins possible d'ailleurs ! avec rythme fibre et non obligation d'échanges individuels 

Olivier qui était beaucoup plus à l'aise dans l'expression parlée a été attiré par l'atelier magnétophone - dont Patrick était le responsable ! Il a commencé, je l'ai dit tout à l'heure, comme Patrick, à bruiter des cris d'animaux dans le tuyau à musique, puis à jouer un air de chasse, il a joué avec les instruments à corde (cageot à cordes, cithare bricolée) avec Patrick puis est arrivé à son premier chant libre - vous savez le modèle interminable, psalmodié, dont voici le texte : 

Une fois j'ai été au marais
j'ai tombé dans l'eau
je savais pas nager

et un monsieur m'a vu
et le monsieur m'a dit
: Donne-moi
la main et il m'a relevé

le monsieur je lui ai dit vous
êtes très gentil

Après il voulait me ramener chez moi
j'ai dit pas besoin
et j'ai monté dans la voiture
il m'a mené jusqu'à Bresles

Il a dit a maman
 Il est tombé dans l'étang

 Maman m'a dit va te rechanger
Je me suis rechangé
et après j'ai été couché

j'avais un bon rhume
l'eau était glacée
j'avais froid
je me couvrais d'en dessous les draps
et maman m'apportait du sirop

et après je me suis levé 

mon chien m'a dit bonjour
et a sauté après moi

 j'avais encore mal à la gorge

 et mon chien a dit
et j'ai dit tu viens dans mon lit
Sultane

 (1) Vous savez comment on fait pour organiser ces circuits

 - on se met à 3 ou 4 copains (il vaut mieux se connaître)

- on se fait passer des documents de classe en classe

 A chaque fois qu'on reçoit le "circuit" on prend connaissance de ce qu'il y a dedans, on en discute - le maître note ce qui est dit sur le cahier joint - on met au bout un ou deux ou trois pas plus documents de notre classe et on passe au suivant. Quand le circuit revient, on lit les commentaires des élèves des autres classes, on récupère ses documents, on critique ceux des autres, on remet des productions de la classe et roulez !

 - on se fixe un rythme de rotation (par exemple 1 semaine dans chaque classe) - pour les circuits sur bande magnétique il faut que les appareils soient compatibles. Il est préférable de ne mettre que des séquences enregistrées (ou copiées) en 9,5 cm/s, et sur la piste 1 du magnéto.

 

On jouera bien dans le lit
j'ai dit à maman que je peux prendre
le chien dans mon lit.

Et après je suis parti avec mon chien
dans mon lit.
Mon chien s'amusait il faisait des
cabrioles
Moi j'étais content
Mémé m'a dit qu'est-ce que tu fais
J'ai dit : je m'amuse avec mon chien
Mémé m'a rien dit
Mon chien voulait plus s'amuser
je lui ai dit : tu veux plus t'amuser
elle aboyait non non

et après on a fait une cabane
avec Patrick. 

Nous avons entré dans la cabane
nous avons pris des clous pour clouer
des planches
nous avons pris un marteau
après je me suis fait mal à mon doigt
j'ai dit à maman donne-moi
un pansement
Maman a dit oui je vais te donner
un pansement
Je l'ai mis autour de mon doigt
et après nous sommes partis dans
la cabane

on était bien il faisait beaucoup de soleil
et après il était cinq heures j'ai pris
un bout de pain j'ai mangé
j'ai pris du chocolat et après j'ai dit à papa je vais avec
toi donner à manger aux lapins 

et papa a dit va dénicher les oeufs
et j'ai vu 4 petits poussins
J'étais très content
papa a dit regarde tous ces petits
poussins il y en a 4. La mère elle
donnait à manger dans leurs petits
becs. Les petits poussins ils étaient
rigolos et après j'ai rentré à la
maison j'ai été coucher et après nous
sommes partis et c'était l'heure
de déjeuner.

Après j'ai déjeuné nous sommes
partis en voiture avec papa. 

Nous sommes partis dans les bois
nous sommes allés au Quesnoy. j'ai
vu le grand arbre. J'ai monté dessus
j'étais tout en haut
puis il y a eu une branche qui s'est
cassée j'ai tombé je me suis fait
mal à ma tête
Après papa a dit : qu'est-ce qui t'arrive.

J'ai tombé je me suis fait mal
à ma tête

Après papa a dit qu'est-ce qui
t'arrive je suis tombé
par terre heureusement je n'ai pas
fait une grosse bosse. J'avais quand
même une petite bosse
et mon papa a dit
: on va s'en aller

Patrick dit :
encore 5 minutes
papa dit
: oui encore 5 minutes
et après on part,
 

j'ai remonté sur l'arbre j'ai été
rejoindre Patrick sur l'arbre

après papa a dit c'est l'heure
j'ai sauté par terre
papa a dit viens on s'en va
Patrick est venu nous sommes partis
à la maison

et après j'ai mangé mon bout de
pain. Mon chien me sautait dessus
je lui ai donné un morceau de pain
et mon chien était très content
 

Et le monsieur est venu chez nous
pour regarder la voiture
la voiture était en panne

et le monsieur a regardé : c'est le
moteur qui est grillé qu'il a dit à
papa

et je crois que le moteur est grillé.
Je vais chercher le monsieur disait je
vais chercher la camionnette je vais
la remorquer
et je vais dans le garage la réparer

Ça fait quand même pas mal de péripéties dans une seule chanson... et trois accidents, pas très graves heureusement ; c'est assez sinistre : dès qu'Olivier agit, ça loupe. Mais après le bain forcé il est bien dans son lit, maman apporte le sirop, le chien fait des cabrioles "Moi j'étais content" dit Olivier.

 

Après s'être coupé et soigné, il va visiter les animaux de la basse-cour avec son père et il dit ''J'étais très content" Après sa chute de l'arbre, papa s'occupe de lui et Olivier plaisante sur sa bosse... remonte sur l'arbre - on rentre à la maison et il retrouve son chien qui est content. En résumé, après chaque accident, on s'occupe de lui, il se retrouve bien et il va trouver un animal.

Après ce chant il va « trompetter » de toutes ses forces dans un tuyau. Il revient dans la classe, calme, essoufflé et détendu.

 Le 9 mars, la graine "poétique" germe

 Chantal regarde une bille en verre. Elle dit : "Dans ma bille je vois la terre"... une autre enchaîne "Dans la terre je me déshabille..." On dresse l'oreille. Je propose qu'on enregistre Olivier, Catherine H., Jocelyne, Chantal, Catherine B., moi, nous allons devant le micro, bientôt rejoints par Marc, Ghislaine, Brigitte...

 C'est dûr à redémarrer...

 Olivier :

En haut de la terre on dansera
on fera des maisons en briques
on fera tout ce qu'il y a
on fera à manger
on lavera le pavé

 
Jocelyne :

on lavera les chambres
et après on s'en ira avec la terre

 Catherine H :

sur la terre je vois le maître
avec des gros yeux... (rires)

 Moi                :

Dans la terre ! on a dit : "dans la terre"...

Catherine H :

Dans la terre je vois le maître ...........     (rires)

 Olivier :

Quand j'irai au-dessus (de) la terre
je me ferai coincer le nez
je pourrai jamais redescendre sur terre
 

Chantal :

           Dans la terre il y a des serpents, qui nous piquent.
Un coup j'ai vu un serpent qui m'a piquée...
           et après il a fait                       atchoum        (rires)

Catherine H :           

            Dans la terre je vois le maître
            qui nous donne du travail à faire

Corinne :

           Dans la terre je vois des sangliers

 Catherine H :

            Dans la terre je vois un sanglier,
           qui court après nous pour nous dévorer

Olivier :

            Et des coussins, et des chemises, et des couverts
            on prendra des poubelles pour ramasser tout ça

Catherine H :

            Au-dessus la terre je vois le maître avec des gros
            yeux... et il nous mange...

Moi     :

          en buvant du vin vieux             (rires)

Chantal :

            Dans la terre je vois un haricot vert
            qui pousse dans les nuages...

Olivier :

          Dans la terre je vois des petits pois qui dansent...

Chantal :

            qui danse la polka

Catherine H :

            Dans la terre je vois plein de bouts de bois qui
            brûlent jusqu'à tant qu'on meure

Olivier

          Un jour arrivera que la terre tombera sur
          notre nez...   (rires)
          comme ça on n'ira plus au-dessus de la terre
          toutes les maisons sera démolies
          Tout tout tout

Catherine H :

            La terre ne peut pas tomber sur
            notre nez parce que nous, on marche sur la terre
            et notre nez, le nez, est sur notre figure

Marc :

            Dans la terre il y a des souris
            qui sont en train de manger des rats

Catherine B :

Dans la terre, il y a des trésors
            et puis des réveils
            sur la terre je vois des étoiles
            qui dansent avec des haricots
            et puis des étoiles mangent les haricots
            et après le maître apparaît
            avec le soleil

Moi :   :

            Et c'est la fin des haricots                     (rires)

Ghislaine :

                        Dans la terre je vois tout noir et puis je vois tout bleu...

Catherine H :

            Et qu'il y a quelqu'un qui tape son frère

Olivier :

            Dans la terre je vois des gendarmes qui nous prend

Catherine B :

            Sur la terre je vois une bille qui apparaît un instant et qui ...

Apparaît Chantal ...

Jannique :

            Dans la terre il y a des enfants qui jouent
            à l'élastique et au ballon comme Mme Girod...
 

Catherine B :

            Voilà la suite de mon histoire
            Je vois Chantal et Catherine qui
           viennent parler dans le micro pour dire une
            histoire
 

Chantal :

            Sur la terre il y a des flics et on les traite
de poulets

Jocelyne :

            Dans la terre je vois Catherine B
            et Catherine qui sont en train de se balancer
            dans leur lit. Après ils s'en vont dans
            la terre

Olivier :

            Je vois dans la terre un poulet cuit
            qu'on le mange... les os, les os, la tête

La bobine finit ici... et avec elle cette création collective.

***

 Remarquons que Patrick n'est pas intervenu, il a continué à travailler à son plan.

 Mais toute la classe est satisfaite de ce moment. Nous décidons de mettre ce poème dans notre journal. Je passe au tableau et on me dicte rapidement le texte.

 Dans ma bille je vois la terre
dans la terre je me déshabille
Dans la terre je vois des fleurs
Dans la terre on ne voit rien
ans la terre on voit tout

Dans la terre
il y a plein de bêtes
qui nous mangent
Dans la terre on ne respire pas
je n'aime pas être dans la terre
il y a des serpents.
 

***

Mais regardons un peu notre script de l'enregistrement : les interventions sont courtes. Personne ne se lance vraiment. On dirait une séance d'échauffement... On se répond, on rigole, on joue, on fait marcher son imagination pour surprendre les copains. L'influence de la fréquentation des poèmes surréalistes présentés par Patrick, et par moi, est certaine. Nous aimons beaucoup Benjamin Péret ("Mille-fois" : parmi les débris dorés de l'usine à gaz / tu trouveras une tablette de chocolat qui fuira à ton approche... ) et Philippe Soupault ("courageux comme un timbre-poste / il allait son chemin...) 

Olivier est entouré surtout des membres de son équipe... essentiellement féminine - Il a déjà le ton, les hésitations, les silences que l'on retrouve dans la plage du disque, donnant l'impression qu'il lit. Peut-être est-ce dû à la façon dont son frère Patrick lit les poèmes quand il les présente au groupe, car quand il parle, d'ordinaire, il n'a pas ce débit haché et ce timbre monocorde. 

Le lendemain il enregistre toute une série de "poèmes" (il faut bien donner un nom à ce genre d'expression).

LE NUAGE 

Comment faire pour le casser
J'ai rien pour le casser
Je vais prendre un marteau pour le casser
Je m'embête dans ce nuage-là
Un jour je resterai toujours le long de ma vie
car je suis content d'être sur terre
voir les animaux, voir tout le monde
je me débats plus qu'avant
car il m'embête ce nuage-là

 

Catherine H. enchaîne :

c'est pas dans la terre, c'est dans le soleil
le soleil se réveille pour faire chaud aux gens

si tu es dans le soleil tu auras plus chaud

 Olivier reprend :

 Si j'étais dans le soleil j'aurais chaud
faudrait que je me déshabille

 Jocelyne continue - en reprenant le style d'Olivier :

 Je voudrais pas être dans les nuages...

 (Je ne transcris pas cette séquence qui est un peu une paraphrase de l'intervention d'Olivier)

 Jannique :

 je voudrais pas habiter dans la terre
je voudrais pas habiter dans un cercueil...

Tiens, tiens, ça commence à remuer d'autres qu'Olivier !

 Olivier :

 Dans les nuages on n'est pas très bien
On n'est pas confortable dedans
Je voudrais habiter sur un toit de maison
faire un lit
défaire les tuiles
Mais ça sert à rien de défaire les tuiles
je tomberais peut-être
Non, non je veux pas habiter sur un toit
je veux retourner sur terre.
Comment je peux me défaire de ce toit-là ?
Je veux sauter, mais c'est un peu trop haut pour le mettre dessus. 

Je saute, un, deux, trois ! plan !
Ca y est, j'ai sauté maintenant,
je vais aller me promener un peu plus loin
pour regarder tout le passage du monde
pour me voir, me voir 

Les gens me regarderont comme une souris
qui m'ont jamais vu
Ils m'embêtent un peu à me regarder comme ça
On dirait, c'est des...
Ils m'ont jamais vu
 

Alors je vais retourner sur les nuages
Et si je retourne je ferais comme avant
je voulais prendre un marteau
et une masse pour défaire là-dedans
Maintenant je suis sur terre
je veux plus retourner sur un nuage. 

Olivier ! 

*** 

Alors là il s'est impliqué notre bonhomme ! 

Quels sont ces nuages dont il veut s'échapper ?

Quel est ce toit ? Apparemment la solitude lui pèse, il veut s'évader pour voir le monde - les paysages, les animaux - mais il sent l'hostilité chez les gens. Cela correspond à son attitude générale : il ne peut pas travailler seul en classe, et il est en conflit avec les autres. Mais il accepte un peu maintenant de rester sur terre... 

Jannique reprend l'idée : "Je voudrais habiter... " - Elle dit deux poèmes sur ce thème.

 

Et Olivier reprend la parole : 

Je voudrais mourir dans une valise
Je voudrais mourir dans un requin
Je voudrais mourir dans une tête de cheval
Je voudrais mourir dans un petit pierrot

le petit pierrot que j'aime bien
je voudrais que je meure dedans
Mais il a un petit bec, je pourrais jamais entrer.

Olivier !

 A la fin du poème il clame son nom... habitude dont il ne se départira pas. Le thème de la mort qui était latent fait son apparition. Il sera repris souvent... la référence aux animaux revient... mais ça se termine par une pirouette...

 Puis fait, qui se reproduira souvent, il enregistre coup sur coup une musique criée dans le tube à musique, puis un chant "anglais" - une sorte de blues ou de négro spiritual crié, hurlé, ou gémissant - (le "parrain" d'Olivier qui est placé chez les mêmes parents nourriciers a de nombreux disques de musique pop. Il revient souvent dans les histoires racontées par Olivier. C'est un bagarreur). Olivier sort essoufflé et détendu.

 Le même jour, il enregistre un chant libre

 Demain j'ai regardé les nuages
pleins d'eau et de neige
Il tombera de la neige et de l'eau
Il faudra mettre une casquette
pour ne pas se mouiller la tête.

Olivier !

 Nouvelle pirouette ?

 Puis un poème long, long, que voici

 LA BALEINE ET LE POISSON

 La baleine se trouve là-bas
et le poisson veut le manger
 mais le poisson s'étranglerait
pour manger ce gros poisson-là
on dirait une grosse pieuvre
c'est un gros poisson du monde
il pèse combien
on ne sait pas comment
il pèse au moins 120 kg plus que ça
je dis ça au hasard
mais le gros poisson comme ça
ça pèse encore plus lourd
mais le poisson gros gros gros
la baleine se dirige vers le poisson
mais le poisson se méfie
d'une grande baleine comme ça
il veut le manger le poisson
mais il pourra jamais le manger,
le poisson il pleure, il voudrait du manger
pour le manger
alors il arrive des bateaux
pour qu'on fait de la graisse avec
il arrive des bateaux
mais ils vont se faire attaquer
Et alors ils vont être tous tués les hommes
ils seront dans l'eau,
Et alors la baleine se promène toujours
et le bateau arrive
Monsieur le poisson lui dit comme ça
n'approche pas
il lui dit comme ça Monsieur la Baleine
n'approche pas sinon tu auras des ennuis
et beaucoup d'ennuis
mais t'en fais pas petit poisson moi je sais
me défendre.
Le poisson y dit
: comme je suis à côté
de toi je pourrais te manger
La baleine lui dit
: toi je suis plus gros
que toi
toi tu es une petite puce
et puis moi je suis une grosse baleine
La baleine arrive vers le bateau
Le bateau va la renverser
Il fonce
Il plonge sur le bateau
Le bateau se renverse
il mange les bonshommes,
et le bateau qu'ils ont fait les gens
est détruit maintenant il y a plus de
bateau.
maintenant il va s'en aller avec son
ami poisson
mais le poisson il lui a dit que je peux te
manger il m'a dit tu t'étranglerais mon
petit poisson tu sais
tu pourras jamais me manger
tous les hommes qui sont dans un bateau :
ils veulent te tuer.
Ils auront pas intérêt de me tuer
sinon moi je leur tuerai.
Et alors le poisson qui pleurait
dans l'eau
et la baleine qui rit
et soudain plein plein de baleines
qui arrivent là-bas
qui dit bonjour mes amis
je viens te rendre un service
il y avait 6 baleines là-bas
et puis le chef baleine
le chef lui dit
comme ça il y a encore 12 bateaux
à attaquer faudra des armées
et alors les baleines s'en vont
ils attendent la nuit.
Les bateaux arrivent
soudain les bateaux arrivent
ils entendent un gros bruit de moteur
alors les baleines se réveillent tout d'un coup
une baleine fait un bond
les hommes du bateau
leur jettent des lances
mais ils sont un peu plus loin
Et alors les baleines vont attaquer
tout de suite.
  
Le chef baleinier lui dit que on va
y aller
il court le petit poisson
il les suit
mais le petit poisson il va se faire
tuer si une baleine lui dit reste ici
tu vas te faire tuer
je te verrai plus jamais
et alors les baleines sautent sur le
bateau et ils mangent les pieds
ils torturent les gens
ils cassent le bateau
soudain il y a 2 bateaux qui sont cassés
ensuite 3, 4, 5 - 6 - 7 - 8 - 9 - 10 - 11 – 12 - 13
il y en avait 13 en tout de bateaux
eux ils étaient 15 en tout
ils pouvaient manger tous les hommes
et alors mon histoire se finit d'un
triste jour.
Et alors les baleines sont tuées
à cause des autres bateaux
ils arrivent ils sont tous encerclés
ils sont là à côté d'eux
et alors elles sont prêts à tirer dessus
alors les baleines regardent la vie
pour eux la vie est mort
ils seront cuits comme des lapins
et les baleines on n'en verra jamais plus
si y en existe encore c'est grâce à dieu
et alors ils sont prêts à lancer des
flèches les hommes
mais pour ça ils tirent tout d'un
coup toutes les baleines sont morts
alors triste tout le monde pleure.
Les petits baleiniers tout petit, ils retrouvent
sa mère morte
Alors.

 Olivier !

 Là, il y a de la bagarre !

 Le petit veut   bouffer le gros, des bateaux et des hommes veulent attaquer le gros, le petit met en garde le gros, il y a bataille avec les bateaux, le petit veut à nouveau manger le gros dont il est l'ami, de nouveaux bateaux arrivent, la troupe de baleine les attaquant. Le petit poisson est protégé par les baleines, mais celles-ci meurent et les petits "baleiniers" pleurent leurs mères...

 Quelle salade ! Mais il ressort quand même que l'image féminine - la baleine - est en conflit avec les hommes. Elle remporte une petite victoire, mais au cours d'un nouveau combat elle a le dessous avec ses consœurs. Et les petits sont orphelins et pleurent...

 Olivier ne parle pas de lui, ici, apparemment. Mais il y a gros à parier qu'il est le petit poisson. On comprend mieux qu'il préfère rester seul, éviter le champ de bataille. Mais il se rend bien compte qu'il ne peut pas l'éviter.

 Le poème suivant commence dans l'humour et même la moquerie contre "les gens". Il reprend la tournure personnelle.

 

MON BOUTON DE CHEMISE EST CRAQUE 

J'ai plus qu'à le raccommoder avec
du fil et une aiguille
car je n'ai rien je vais prendre du fil
et je vais l'entourer avec mes doigts
car je n'ai pas d'aiguille
il faut que je m'en achète
je n'ai pas un sou pour acheter ça
car moi je n'ai jamais rien
je n'ai jamais rien
je m'en fous pas mal
j'aime mieux crever
quand le soleil brille
il me regarde
pour que ce que je fais
car moi je le regarde jamais
mais mon bouton de chemise
est craqué
Et je n'ai rien
toi casse une branche à ta
soleil casse une branche là pour me
venir me
Le soleil a cassé une branche
pour me donner
alors je l'ai pris
elle brûlait tellement
que je me suis mis la main
dans une aiguille
et j'ai retrouvé cette aiguille
et j'ai raccommodé ma chemise
et ma chemise était parfait
et j'ai été très bien
je me suis mis en bourgeois
je fais comme un bourgeois
et je disais bonjour aux gens
et je rigolais
car ils avaient un trou
à leur culotte
et j'ai dit Monsieur vous avez
un trou au derrière
un gros trou et on voit votre
derrière.

 Il précède le document qui figure dans le disque dont voici le script

 MOURIR EST UN JEU D'ENFANT

 Mourir est dans dans un manteau
mourir est dans le froid
mourir est dans une porte qui nous regarde
le silence est dans rien du tout
est dans un pot de fleurs
qui regarde un crayon de couleurs.
La poignée, la poignée d'un manche d'outil
est mort
le silence est là
on n'entend rien
on n'entend que les oiseaux qui sifflent
auprès de moi
les oiseaux sont pas là
les oiseaux sont plus là
les oiseaux sont partis en Afrique
pour voir les noirs !
moi je vais avec eux
je dirai (à) un oiseau
emmène-moi en Afrique
pour que je te voye un peu plus
car moi je t'ai jamais vu, petit oiseau
Toi petit oiseau tu peux foutre le camp
si tu veux pas m'emmener
Bon allez au revoir petit oiseau
pip pipip
le petit oiseau qui n'est pas gentil
sera parti demain
que le verrai plus moi je partirai dans ma maison
où que je suis bien
car là ici je suis bien je suis dans mon fauteuil
que je dis rien
je dis tout bas tout bas
on n'entend rien du tout
car moi je ne dis jamais rien
quand on me dit quelque chose
je réponds rien du tout

car on m'embête
moi je n'aime pas les questions
j'aime pas rien du tout
j'aime pas le manger
j'aime pas les choux de Bruxelles
j'aime pas rien du tout
j'aime pas qu'on parle à mes oreilles
car je fais un bond je fais un bond
et je retourne
sur sur mon fauteuil
car moi je ne dis rien
parce que le monde est là.
à me questionner comme je ne sais pas quoi
je leur dis merde
car je n'ai rien à dire
qu'est-ce que j'aurais à dire
j'aurais rien à dire
car je n'ai rien fait
et ils m'ont rien fait
alors je dis rien
je dis rien aux gens
ils peuvent s'en aller à leur maison
car je n'ai pas besoin d'eux
car moi je suis bien tout seul
mais on rencontre des gens qui nous questionnent
aussi pour que je ne sais pas quoi
une femme qui me dit une fois
vous, vous avez des enfants
?
je lui ai rien dit j'ai rien
dit elle m'a poursuivi
pour me dire si elle avait des
si j'avais des enfants
j'ai rien dit
car elle c'est une chinoise
qui m'a demandé ça.

Olivier !

 

** 

C'est dramatique d'un bout à l'autre. Mais il y a des moments très intenses, dans lesquels Olivier se fâche. Quelques images "surréalistes" pour se lancer... et c'est le déferlement. Olivier règle ses comptes... en sachant qu'il dit un poème et il retombe sur ses pieds -- ou plutôt sur son fauteuil - et termine par la pirouette "c'est une chinoise qui m'a demandé ça ! ". 

Mais ne dit-il pas la vérité ? N'est-il pas vrai qu'il a toujours quelqu'un sur le râble, à la maison, à l'école, ne le questionne-t-on pas sans tenir compte de lui au bout du compte ? C'est clair ! Il est même trahi par les bestioles, qui ne peuvent rien pour lui ! 

Et grâce à la forme poétique il a pu nous lancer tout ça à la figure... et peut-être même parler au nom de tous les enfants ! et nous avons pu l'écouter sans nous fâcher. Son comportement général signifiait ça.

Mais ne dit-il pas la vérité ? N'est-il pas vrai qu'il a toujours quelqu'un sur le râble, à la maison, à l'école, ne le questionne-t-on pas sans tenir compte de lui au bout du compte ? C'est clair ! Il est même trahi par les bestioles, qui ne peuvent rien pour lui ! 

Et grâce à la forme poétique il a pu nous lancer tout ça à la figure... et peut-être même parler au nom de tous les enfants ! et nous avons pu l'écouter sans nous fâcher. Son comportement général signifiait ça. 

Mais il fallait un lieu, une ambiance, une forme - la poésie orale - un couloir où l'on est avec les autres en étant à côté, un confident muet - le magnétophone. Et quel confident ! Il répète aux autres, si on le veut. On peut détruire, si on le veut, ce qu'on a dit. On peut rectifier, si on le veut, son message. On peut s'écouter pas uniquement à chaud, mais après. Il impose ses propres lois comme tous les objets, les outils, et ce ne sont pas des lois imposées par les autres (du moins on l'ignore), mais des lois implicites et fonctionnelles. Il ne fait pas de cadeaux. Mais le mur auquel l'enfant se cogne offre-t-il des cadeaux ? Pourtant il faut bien reconnaître son existence, sa solidité sur laquelle on peut compter pour s'appuyer, et aussi l'existence de l'enfant qu'on est, qui existe puisqu'il a mal. 

Tous les poèmes et les créations sonores d'Olivier, qu'il a présentés au groupe ont été accueillies -­ Olivier a été félicité. Par là-même il est devenu un être existant parmi des êtres qui lui reconnaissent sa propre identité. 

A l'écoute de "Mourir est un jeu d'enfant" on lui a dit "Il est beau ton poème ». On ne parlait pas du contenu, mais celui-ci était implicitement apprécié. C'est là un des mérites et des risques de l'Art Enfantin : parler de "l'art" c'est accepter ou refuser "l'artiste"... Pour la première fois Olivier avait pu dire ce qu'il avait sur le cœur... Il a quand même enregistré ensuite un chant "anglais" entrecoupé de "français". "Français" particulièrement intéressant. Et un autre chant "anglais" très plaintif, dans lequel il pleure, crie, si fort que l'on vient voir dans le couloir ce qui se passe, et qui se termine sereinement, calmement. 

Mais la mort est toujours dans le coin. Elle reparaît dans un chant libre.

 Heureusement, je n'en ai pas eu connaissance de celui-ci. Malgré mon optimisme, je crois que je me serais quelque peu inquiété ! Olivier ne nous l'a pas fait entendre. 

Un soir je me suis dit que je voulais me
noyer
Mais non c'est pas la peine
car on me repêchera
alors je vais dormir tranquillement
je vais plus penser
demain peut-être je penserai encore à ça
et je le ferai peut-être
si je veux me noyer je le ferai (enjoué)
Mais si les autres ne voudraient pas
je le ferai quand même
je mets mon réveil à l'heure
je le mets en dessous mon oreiller
et pis je dors tranquillement
Lendemain matin passe dring ...
le réveil sonne je mets mon pyjama
je mets mon pantalon
je mets ma chemise et voilà
et je pars tout de suite
à la mare
à la grande mare
et alors je vais me noyer et
et alors je défais mes habits
et je plonge tout de suite
je fais plouf
alors un monsieur vient
il dit
on a vu quelqu'un là-bas
Non on n'a rien vu
je vois un bonhomme
oh !

 
Juste après ce oh ! il y a un silence puis une interruption... et Jocelyne chante - je suppose qu'elle a entendu le silence en réécoutant la bande et qu'elle a cru qu'Olivier avait fini...

Et un peu plus loin on entend à nouveau Olivier qui chante un air guilleret.

Ça parle
ouais
je parle
je parle
je m'en vais de mon cercueil
et m'en vais très loin de la France
Je veux plus voir tous ces escroqueries
ces polichinelles
qui me dit
toi tu ne sais rien faire.
Je lui ai dit toi tu la fermes un peu sinon
je te mets dans mon cercueil
ou que j'étais enterré
Alors il se tait et il s'en va
je m'en vais aussi moi aussi
et que je le revois plus car
j'y ferai une tartouille aux mayonnaises
et je me fous bien de lui
alors je vois le car
je lui dis je veux aller très loin de la terre
je ne veux plus voir tous ces gens-là
de mon pays.
Oh ! le car s'en va
moi aussi
et alors je vois toutes les bêtes
qui me disent
Oh qui est celui-là la la la
Oh ces bêtes gentilles
Je me dis que je vais avoir plein
de bêtes plein plein plein plein ...
un singe un crocodile qui mangerait
ma béquille
et a la la
et alors je vois une ficelle
et alors je vais prendre des petites bêtes
et je prends la ficelle
et je vois un cheval
je prends mon lasso
et
zzzh !
hi hi hi
Tais-toi ! tais-toi je veux pas te faire de mal
viens là
viens
viens ! Vite !
hi hi
je vais donner du manger regarde de
l'avoine (bruitage)
oh il mange bien cette bête-là
oh la la
Maintenant tu vas venir
non, oh
!
D'où alors
je pensais que je ferais une cabane
pour ces bêtes-là
et puis il y aurait plein de bêtes
dans ma maison
où trouver des planches
?

 

*** 

Ça commence un peu comme le premier chant libre. Mais cette fois-ci c'est Olivier qui se jette à l'eau. Apparemment pendant l'interruption de son, il n'a pas dû être repêché puisqu'il est dans un cercueil... Il n'est pourtant pas bien mort ! Il invective solidement ceux qui prétendent qu'il ne sait rien faire, une fois de plus, il cherche refuge auprès des bêtes. Mais il s'y prend si bien que le cheval ne veut pas rester malgré tous ses efforts ! ... Est-ce qu'Olivier ne fait pas la même chose avec ses camarades, en les agressant pour les conquérir ? Une fois encore c'est le monde des adultes qui a l'air d'être pris à partie... et le monde des enfants qui se défile... 

Et voici la camarde : elle n'est jamais bien loin, mais elle est revenue avec Marc qui a perdu son père... Elle semble être acceptée, elle est partout, elle paraît naturelle... un peu domestiquée maintenant... 

La mort est avec nous
la mort la mort est dans un cimetière
est pourrie dans la terre
il reste plus que nos os
alors on pourrit et nos os restent
on n'a plus de z'yeux, on n'a plus de jambes
nos jambes restent comme des os
(je sais pas)
(dit à voix basse)
La mort est avec nous
la mort est sous la terre
la mort est tout partout
on est sur un banc et un clochard tous les
jours me regarde si on va mourir
et après l'homme quand j'étais en os
il donnait les os à son chien
La mort
! la mort ! la mort
la mort est sous la terre
la mort est tout partout
la mort est sous au ciel
La mort nous prend comme un fantôme
La mort la mort
on est au ciel on voit plus rien
Jésus
La mort la mort
La mort est sous le ciel
la mort
la mort est avec nous
la mort est à côté de nous
la mort restera toujours la mort

 Olivier !

 Et Olivier repart dans un blues beaucoup plus doux, plus apaisé que les autres Puis dans une création vocale avec des cris variés, des "moi-moi-moi", des "baba-hame".

 Il parait radieux et il reprend au vol la balle lancée par Catherine H - sa copine ;

 Quelques phrases musicales chantées puis :

 Pardon je me suis trompé je voulais pas enregistrer ça

 (Chant de trompette)
Un jour y a un éclatement de rire
le rire m'a semblé fou
le rire a chanté la chanson
le rire a voulu enlever la table
le rire a envolé, le rire a enlevé la table
le rire a enlevé le pied
le rire a enlevé mon carton
que je m'assis dessus
le rire a enlevé mon manteau
ma chemise
le rire a chanté une chanson qui était gaie
gaie

(bruits de bouche)

Tout de suite on a entendu
le rire qui enlevait les majorettes
les majorettes sont allées un plus loin, loin, loin

Elles ont été
le rire a enlevé mon seau pour faire pipi
pipi pipine

Olivier !

 

*** 

Un petit moment de détente, dans les poèmes. Et un peu de jeunesse, des majorettes. Un rire dévastateur, mais facétieux, qui enlève beaucoup de choses, qui fait le ménage peut-être. La voix enjouée : on est loin de la voix triste de "Mourir est un jeu d'enfant" - qui jubile dans la dernière phase.

 Olivier deviendrait-il optimiste ? Il a beaucoup moins de conflits avec ses camarades. Il peut maintenant s'extérioriser. Il fait des blagues, mais beaucoup moins grinçantes qu au premier trimestre. Son écriture, toujours maladroite, s'est agrandie, affermie dès l'enregistrement des premiers poèmes. Il passe beaucoup de temps à l'atelier magnéto­phone.

 Voici un nouveau chant libre

 Je suis arrivé un beau matin
j'ai vu beaucoup d'oiseaux
j'ai vu un oiseau
qui se disputait avec les autres
et alors j'ai vu un monsieur
avec une carabine
j'ai couru vite
je lui ai dit arrêtez monsieur
j'ai dit
il vous a rien fait cet oiseau-là
et alors j'ai rentré avec petit oiseau
dans ma maison
et je suis allé à la table

pour manger beaucoup de
j'avais faim j'ai mangé des
frites avec du poulet
j'ai acheté du poulet, pour mes
petits oiseaux. et moi j'ai pas acheté
de poulet pour moi j'ai dit en
moi-même j'ai pas besoin de poulet.

Olivier ! 

***

Encore un monsieur agressif, mais cette fois-ci l'intervention d'Olivier marche. Il a des amis parmi les animaux. Il leur donne ce qu'il a de meilleur. Et il a des amis. Et si les poèmes et les chants libres étaient du poulet ? 

Olivier avec Catherine enregistrent une pièce de théâtre radiophonique. Il a déjà été choisi comme acteur, et il s'est déjà taillé un franc succès dans le rôle de chevalier-bandit d'une pièce de Patrick le 6 février ; avant il se bagarrait beaucoup, avec mise en scène, accessoires, et applaudissements à la fin. Et discussion avec les spectateurs. La pièce radiophonique est spéciale : le micro interdit de bouger trop. Les accessoires sont remplacés par du bruitage. Dans cette pièce Olivier est le mari, Catherine H sa femme (tiens, tiens ! ) Olivier rentre en retard. Il raconte qu'il a bu avec ses copains, qu'il s'est bien amusé, qu'il s'est battu. Catherine lui reproche d'être toujours parti. Il veut manger avec ses copains, elle n'est pas d'accord. Il fait la cuisine avec elle. Ils se demandent ce qu'ils vont manger. Olivier propose : "On pourrait inviter quelques copains" Catherine H répond : "Ah ! tu m'énerves avec tes copains, tu peux pas les quitter un peu cinq minutes - Je peux pas ils sont toujours derrière mon derrière ! » 

Olivier a une copine... mais il lui faut aussi des copains.

Aussitôt après, il enregistre un poème 

Il ferme tout doucement ses yeux
et alors il se met à rire et se met à pleurer
alors tout de suite il s'endort
et alors dans la neige
il tombe beaucoup de neige
et alors dans la neige on voit soudain
qui pleure qui gémit.
Le monsieur ne peut pas dormir
mais quand même il veut s'endormir
et alors le chien s'arrête à dormir
et alors le chien, le chien se met à dormir
et alors du silence sous la neige
et alors le monsieur, il, on voit tomber
tomber de la neige
la grosse glace
et alors comme il était amis
il tombait de la neige il était tout
glacé il pouvait plus se détacher
au lit
et alors le monsieur est mort
et le chien pleurait.

 
Olivier ! 

*** 

Il n'y a quasiment plus d'hésitation. 

L'homme est seul avec son chien. Sa mort a l'air douce, d'être un sommeil ne s'arrêtant pas. Ce texte n'a pas été entendu par les camarades d'Olivier – Lui-même, à ma connaissance, n'a pas raconté cette bande Le thème de la neige - nous sommes au mois de mars - reparaît dans l'enregistrement suivant, tout à fait original - c'est un "rock", reprenant un peu la technique du chant anglais"... avec les trucs du rock : les "ouais", les "encore une fois". Il est bien enlevé... je ne sais pas s'il est parodique ou non, car Olivier n'en a jamais parlé et on ne le lui a jamais demandé. 

Un garçon dans la neige
le garçon il joue à la poupée
il a surement deux ans ou trois ans
je ne sais pas
le garçon dans la neige
il se méfie à lui
car il va se faire manger
avec les loups
les loups sont méfiants
ils sont trop méchants
pour un petit garçon comme ça
Alors ici comme ça
ils l'auraient mangé é
le garçon il joue toujours à la poupée
combien de fois
le garçon sait mis à rire
je ne sais rien de mon après censeur (?)

 
J'ai rien vu
j'ai rien entendu
mais j'ai vu le garçon
qui jouait à la poupée
ouais
!
Le garçon qui joue à la poupée
encore une fois
!
il se termine en petit saucisson
quand les loups viendront
le manger
ils seront contents de voir un garçon
dans leur ventre
le garçon il regarde approcher les loups
et alors les loups ils courent vite
et le garçon laisse sa poupée
sa poupée au milieu de la neige

 

Olivier !

 L'enfant a-t-il été mangé ? Quelle est cette poupée qui l'intéresse tellement, qui le fait rire, mais qui risque de causer sa perte ? Qui sont ces loups menaçants autour de l'en­fant ? Qu'est-ce que ça signifie ? "le garçon qui joue à la poupée, il se termine en petit saucisson ! » 

*** 

Est-ce que par hasard le pauvre enfant n'aurait pas dû son salut au fait de laisser sa poupée dans la neige. Olivier ferait-il le coup de l'angoisse de castration ? et/ou de la culpabilisation de la masturbation ? Eh ! bien, je l'ignore, mais qui n'a pas eu ces malheurs ? Il n'empêche que si on prend ses lunettes pour lire le texte, tous les élé­ments sont en place. Mais ça ne veut rien dire. C'est peut-être une hypothèse... que les autres textes ne me paraissent pas infirmer. 

*** 

Comme par hasard, juste après je lis sur le plan de la bande magnétique : pièce de théâtre d'Olivier et Catherine : Le dentiste - Olivier ne veut pas aller se faire arracher une dent. Catherine le dispute... Finalement, il y va, il pleure, il paye. En arrivant chez lui, il trouve les gendarmes qui l'accusent d'avoir volé une moto. Mais il a un alibi, il a travaillé toute la nuit pendant laquelle le vol a été commis.

 Et notre hypothèse semble se vérifier... maintenant. Sur le moment, emporté par la vie de la classe, je ne me suis pas trop rendu compte de tout ça. Je m'en doutais un peu, remarquez bien, mais je tenais à mon parti-pris de départ, et j'avais une foi à toute épreuve dans les vertus du groupe d'enfants travaillant grâce aux Techniques Freinet... Et de toute façon que pouvais-je faire ? 

***

Et Olivier y va de son chant "anglais" de soulagement. 

Tous ces poèmes ont été enregistrés entre le 12 mars et le 7 avril... Olivier n'a pas chômé en expression orale ! 

Il a eu beaucoup de mal à remplir son contrat de travail écrit ! Et ce 7 avril il écrit pour la première fois : 2 poèmes.

 

btr-9-10-0009.JPG (43282 bytes)

btr-9-10-0010.JPG (34666 bytes)

 

*** 

En comparant avec le texte collé précédemment, on peut remarquer que l'écriture s'est agrandie - que, quand Olivier se concentre un peu sur son travail ; il ne fait plus guère d'erreurs de sons. Il lit mieux - ça se voit ! Mais il est quand même beaucoup moins habile de sa plume que de sa langue... qu'il utilise d'ailleurs abondamment ce jour-là. 

Le texte sera, comme les autres, envoyé aux correspondants. Olivier le présentera, d'autre part, le 25 mai pour la mise au point, à son équipe - il ne présentera que, ce­lui-là. Le voici d'ailleurs tel qu'il l'a recopié dans le livre de la classe. Le groupe n'a, avec l'accord d'Olivier, apporté que peu de modifications. 

*** 

Les chiens aboient
les hommes se mettent à genou
preuve que les chiens aboient plus
et alors les gens ils se mettent à crier
et les chiens se mettent à hurler
comme des bêtes sauvages
comme des loups
et alors il ne s'arrêtent pas à hurler
sûrement ils entendent quelque chose dans
ses oreilles
ces chiens-là ils sont pas, ils sont pas malheureux
ils ont un tas de manger dans leur plat
Mais là mais ça ne fait rien que les, ça fait rien que les gens
se mettent à genou
ils peuvent, ils peuvent se mettre dans son lit
et les gens, les chiens qui hurlent, qui hurlent toujours
et alors 1 chien
2 chiens
3 chiens se taisent
et alors le chien un chien aboie
les autres n'aboient plus
et alors un peu de calme les chiens
un monsieur lui dit
:
un peu de calme les chiens
on ne peut pas dormir
qui dit le monsieur
et alors les chiens se mettent tous à
hurler et alors toujours toujours
 

on peut plus jamais dormir avec ces
chiens-là.
on pouvait bien dormir, mais on peut pas
avec ces chiens-là.
Tous les chiens se mettent encore à
hurler,
N'en v'la un qui s'arrête et alors
n'en v'la un
       2
       3
       4
ils sont pas foutus, ils sont pas foutus de se taire
ces chiens-là.

Olivier !

 L'élocution est encore hésitante, avec de fréquents retours en arrière "pour que ... pour que les chiens aboient plus" Et la mort ne pointa plus son museau. On est simplement dans un monde où les animaux mènent les hommes. Les faibles mènent les forts. Les hommes ne sont plus tout-puissants comme dans les autres poèmes   -mes. Les chiens hurlent "comme des loups, comme des bêtes sauvages", mais ils ne sont pas méchants, ils n'attaquent pas. C'est leur voix qui embête..., le quelque chose qu'ils entendent dans leurs oreilles qui inquiète. Peut-être bien que "quelque chose qu'il entend dans ses oreilles" inquiète aussi Olivier... et que sa voix embête le  

*** 

Ce poème a été précédé par une histoire vécue de Catherine H, dans laquelle elle parlait de ses chiens, qui l'avaient empêchée de dormir... et elle sera suivie d'un poème oral de Catherine H : les 3 chiens - c'est de l'influence réciproque ou je ne m'y reconnais pas 

LE CLOCHARD CLOWN
Un monsieur avec un chapeau qui demande un bonbon
pour lui sucer
Ce monsieur-là il voit une porte ouverte
car il sent du poisson, il voudrait bien manger.
Mais les souris le mangent, mais lui ne mange pas
Avec son chapeau sur la tête
on dirait un clown qui nous fait rire
et un cache-nez et un manteau troué...
et un cache-nez sur la tête
Il a 2 cache-nez même.
Quand on le voit passer on rigole de lui
car il nous amuse ce monsieur-là est rigolo
et faudra jamais l'embêter
Il sera notre compagnon
comme on dit parfois un clown est fou
on dit les clowns sont fous
mais quand même les clowns nous fait rire
quand on va au théâtre voir des gens des clowns qui nous
fait rire
on voit dans ses yeux
on voit toutes sortes dans ses yeux
mais quand il y a personne au-dessus de sa tête, il s'ennuie
car une souris qui gratte les cheveux
sur sa tête il y a un gros chapeau de clown
et il se maquille
Toujours il passe vers cette maison qui lui fait rien.
Il ramasse des bouts de papier pour pas les boueurs (éboueurs)
passent pas
Lui ses papiers il les met dans sa poche.

Les monsieurs avec un sac il demande la charité :
Donnez-moi du pain pour moi manger
mais le monsieur qui l'embête bien
ne donnera rien pour ce pauvre-là clown.
Il fait des pièces mais maintenant il a quitté son travail
mais il a toujours son chapeau sur la tête
avec un clown qui nous ressemble
il fait les mêmes manières que nous
il entend quelque chose, il dit pareil dans sa tête
pour ça, avec ça il fera des poèmes
ou autre chose, des chansons
Quand la musique marche il danse
il danse pour faire rire les enfants.
Mais les enfants regardent ce clown-là
mais l'école est...
L'école l'attend de
L'école l'attende
car ce monsieur-là marche tout le temps
pour chercher du manger et pour lui travailler
mais quand on voit son chapeau qui est sur sa tête
on y dit il y a pas de travail.

Olivier !

 Le clochard avait déjà fait une apparition dans les créations d'Olivier : le 6 mars, celui-ci a joué la pièce de Patrick "Les clochards". Il y était l'ami des clochards et se saoûlaient avec eux. N'oublions pas qu'il est pupille de l'Assistance, qu'il est placé chez un vieil artisan : la pauvreté, il la connaît - On s'est bien moqué de lui, de sa maladresse, de ses habits. Son parrain a été chômeur avant son service militaire. Et maintenant Olivier fait rire les autres, alors qu'avant il les mettait en colère, il est concurrencé par l'école dans son influence sur les enfants. Ces éléments peuvent ex­pliquer la tendresse de ce poème, bâti avec des matériaux de sa vie...

 

LE CHAT SANS QUEUE 

Un chat sans queue se promène
en regardant les gens passer
avec un cache-nez autour
car il a froid le chat
le chat sans queue
sans tête
sans patte sans patte sans patte
Les pattes, tous les années ils poussent
le lundi un petit morceau pousse
le mardi un autre pousse
le mercredi une autre patte qui pousse
et ça continue l'histoire...
car ce chat regarde des livres
ou des poèmes
lui lui lui est dans les nuages souvent
quand il n'a pas son cache-nez il est toujours
dans les nuages
il écrit souvent une histoire drôle de
sa façon
il raconte un peu des bêtises
où il se revoit avec ses chats
sans queue.

***

Moi j'aime les chats
mais avec des chiens avec
dans mes souvenirs
un chat regarde un chat
un chien regarde ses yeux
un chien regarde la queue d'un chat
d'autres regardent des yeux passer
qui leur disent bonjour
car un chat est mieux que moi
un chat, un chat
j'ai rêvé que je voulais un chat
un chat de ma vie
un chat n'est plus là
un chat est ailleurs
un chat ça attrape des souris souvent
quand la journée, journée passe vite
la nuit aussi passe vite
mais quand je vois un chat
parler de ... un autre chat
un autre chat lui dire
rien du tout
l'autre chat se souvient d'un autre chat
et un autre chat se souvient d'un chien
là-bas... au fond de la rivière
souvent il va voir ses compagnons pour jouer
mais ses compagnons s'embêtent bien
car il veut plus jouer avec lui
car un chat avait une queue
mais lui n'avait plus de queue
mais les autres étaient quand même un
peu compagnon avec lui
car leur queue poussait un peu
et le pauvre chat qui n'avait jamais
de queue
Tout d'un coup il s'en va en pleurant
au bout du monde
que ses compagnons lui disent,
moi j'ai une queue, mais toi t'es sans queue
le chat lui s'en va vers sa maman
et prend son couteau pour se tuer
Ses compagnons avant qu'il s'en va
au bout de...

 

*** 

Ce poème est tronqué ; Jocelyne a ouvert la porte en disant : « Il est cinq heures ! » Nous ne connaîtrons pas la fin de l'histoire. (c'est la deuxième fois que Jocelyne interrompt un enregistrement à un moment critique ! )

 Il y a très peu d'hésitations. Le début semble destiné à faire rire... mais bientôt ça se dramatise. Les hantises de fuite resurgissent car "ses compagnons l'embêtent bien" c'est quelque chose qu'on a déjà entendu dans la bouche d'Olivier - Malgré ses différences "les autres étaient quand même un peu compagnon avec lui"... Olivier aurait-il peur de ne pas être un garçon comme les autres ? On peut dire que jusqu'à présent, sa présence en classe de perfectionnement le prouve bien, on a tout fait pour qu'il ne soit pas commes les autres - ou du moins toutes les tentatives pour le "normaliser" ont échoué. Maintenant il est reconnu dans la classe comme un individu parmi d'autres individus, mais ayant le même statut que chacun d'eux... ce qui est certainement un des avantages des classes spéciales... qui ont par ailleurs beaucoup d'inconvénients.

 Un singe, un singe au milieu de une voiture
qui se fait écraser tout de suite
il monte sur le trottoir le singe
le singe il grimpe sur le toit
au milieu d'une bonne femme
qui raccommode sa cheminée
et elle met de la suie
elle avait les cheveux blancs
maintenant elle a des cheveux noirs
bien sûr elle a mis sa tête dans la
cheminée
Le singe lui il s'en fout pas mal
le singe qui est sur le toit
il s'amuse bien
il casse les tuiles pour plus que les gens
montent dessus
dans dans la maison il y a un gros

trésor des milliards, des milliards de billets
que le singe pourrait le voler aujourd'hui
mais la bonne femme qui raccommode sa
cheminée
elle me regarde avec des yeux de loup
le singe il voudrait bien avoir ça
sur le ... sur lui...
le singe il voudrait coller un billet sur lui
et m'en prendre dans un panier à salade
des milliards
et la femme lui ré regarde sous les yeux
le singe fou fou fou
il prend les billets dans un panier
et tout de suite il s'en va
la femme appelle la police
et le petit singe encerclé
un policier tire dessus
le petit singe mort
au milieu de la route.
Les gendarmes sont contents d'avoir tué (voix éraillée) un
petit singé               (raclement de gorge)
Maintenant on va faire son petit cercueil
sous la terre qui ira au ciel
comme nous
le petit singe est mort avec ses billets
mais pas tous ses milliards
il n'a plus qu'un billet devant lui
pour s'acheter de la terre en dessous
le petit singe est mort en dessous de la
terre maintenant il ira au ciel.

       Olivier !

 Curieux ce singe qui grimpe sur le toit et casse les tuiles comme Olivier descendant de son nuage. Tiens ! voilà les risques qu'on encoure à se mettre au ban de la société -on s'attaque à une vieille femme, à son argent, et on se retrouve dans la terre avec un seul billet ! La logique ironique du récit ressort : "Elle avait des cheveux blancs, main­tenant elle a des cheveux noirs", le singe veut mettre les billets dans un panier à salade. "Les gendarmes sont contents d'avoir tué un petit singe", le singe "n'a plus un billet devant lui pour s'acheter de la terre en dessous".

 Et surtout Olivier se trahit : mais "la bonne femme qui raccommode la cheminée elle me regarde avec des yeux de loup".

 Cours vite, cours vite
va chercher la lampe qui est cassée
elle est cassée en 1000 morceaux
tu verras plus clair
tu entreras dans des poteaux
va chercher va chercher
une boîte pour mettre tes cacahuètes
Va chercher va chercher va chercher
un singe pour toi
va chercher va chercher
ce qu'il y a au-dessus de ta tête
va chercher cours cours
va chercher cours cours
cours vite
sinon tu vas attraper un rhume
cours cours dépêche-toi ton singe il prend le train
cours cours cours
il est fatigué le bonhomme
il court jamais, il marche toujours
mais là je le fais un peu courir
le train s'en va il a plus qu'à se coucher
sur les rails
et attendre le train qui arrive
sous le soleil il brûle
le soleil brûle l'homme
il a très chaud
il faut lui apporter une bouteille de bière
pour lui
car il sue comme un canard qui boit
les chasseurs chassent aujourd'hui
le sanglier pour nous et pas pour nous
nous on n'a pas besoin des sangliers
on n'a besoin qu'un lapin pour manger
on sentirait du poisson
dans la ville
et du bon poisson
et pas du mauvais.

Olivier !

 

 L'enfant fait courir l'homme et le pousse "il n'a plus qu'à mettre la tête sur les rails" - c'est un peu la revanche du texte précédent et de plus, l'homme est ridicule dans son affolement à chercher un singe (un enfant pour lui, "il sue comme un canard qui boit" et dans sa faiblesse :

 

il est fatigué le bonhomme
il court jamais, il marche toujours...
mais moi, je le fais un peu courir.

 Au passage une critique des chasseurs... Décidément il ne ménage pas les adultes... Eux, dans la vie, ne le ménagent pas non plus - Quand à la maison on prend le fouet, c'est pas pour rire, et à l'école, il arrive que les baffes volent bas !

 Finalement, Olivier s'est mis à reconnaître sa valeur - les autres l'ont aidé - et à voir à travers des autres. Il n'a plus autant besoin de l'agressivité pour s'affirmer.

 Voici son dernier chant libre

 Je viendrais, je viendrais avec toi et si tu
le montes tu auras garde de jouer avec les petits
veaux, on dira on aime bien ces petits veau-là.
Le propriétaire du château voulait vendre
ces petits veaux-là, mais on vend la mère
et le père.
Le petit veau il s'ennuie de sa maman
et de son papa, il s'ennuira beaucoup
et moi je pourrais avec toi.
Ce veau-là ça sera à moi.
Je serais très heureux que j'aie un veau
comme ça
et alors nous aurons une maison
toute sorte
et des vaches et des veaux et des moutons
un château où et quand on disparaîtra
de cette maison-là on prendra, on
achètera un château
on aura un chien dans notre
château
et quand le chien aura un mâle
et si on choisit une femelle
et si on prend un femelle faudra prendre
un mâle
je le dis encore
tu n'as jamais changé
et alors tous ces chiens-là sera à nous
ou ouh ...

 Olivier ! 

***

Olivier recueille, somme toute des veaux abandonnés. Mais autour et pour eux, il propose à quelqu'un de créer une maison, puis un château. Il n'est plus seul.. Il a quelqu'un à qui parler... Le chant se développe en phrases amples, décontractées, qui ressemblent un peu à l'Olivier du moment. Ce n'est plus le paquet de nerfs du début de l'année. Il se préoccupe dans son chant du sexe des animaux - et il aime bien, maintenant, être avec les filles surtout avec Catherine H. C'est confirmé par un sociogramme du 4 juin (voir document ci-joint) réalisé pour l'organisation d'un jeu de touche-touche à deux (les deux équipes se tiennent par la main) - Olivier et Catherine H se sont choisis mutuellement. On retrouve la même chose dans toutes les pièces de théâtre depuis le 6 mars : 

·        Dans sa pièce : Les chiens : Olivier veut des chiens. Jocelyne qui joue le rôle de son épouse n'en veut pas. Catherine H est un chien. Jocelyne tue Olivier et Catherine H. 

·        Dans sa pièce : Les gendarmes - (le 2 avril) Olivier est un gendarme et Catherine aussi. 

·        Le 4 mai dans la pièce de Catherine H : Le mariage - il est le papa, Catherine H la maman - ils marient leur fille. 

Le 7 mai, Le roi, sa pièce. Il est le roi, Catherine H la princesse. 

·        Le 25 juin, Au café.

Lui et Catherine sont deux pochards.

·        Le 28 juin La danse de Catherine H

Il est le musicien, Catherine H, la danseuse

·        Encore le 28 juin Les chasseurs

Catherine H et lui sont les lapins.

 

*** 

L'avant-dernier enregistrement d'Olivier est un chant "en anglais" sans commune mesure (c'est le cas de le dire ! ) avec ceux des jours de tension. Il est beaucoup plus doux, plus varié, plus aérien, il ne crie plus, ne pleure plus... 

Il est dans toute son évidence. 

Et le 7 juin, il joue un air de jazz triomphant dans lequel il fait la trompette et le « vocal ». 

*** 

Faisons le bilan de l'année pour Olivier 

Il est beaucoup plus sociable, plus maître de soi. Il a progressé un peu en écriture. Pas mal en lecture. En calcul il sait manipuler, vérifier sa monnaie. Il se sort d'histoires de calcul, avec des mesures, des pesées. Il sait additionner, soustraire, faire les multiplications par un nombre d'un chiffre. Il n'a toujours pas beaucoup de goût pour le dessin. Pour l'éducation physique, il a gagné en assurance et il ne se moque plus des plus faibles que lui. Il parle mieux et davantage. Son classeur est toujours en désordre mais il est devenu un chef de file. Il a entraîné Catherine H, Catherine B, Corinne, Ghislaine, Jocelyne, Marc, Jannique dans son sillage poétique. 

*** 

Quelques questions au sujet de l'évolution d'Olivier 

-          Est-ce le fait d'avoir dit ce qu'il a dit ?

-          est-ce le fait qu'il ait été accueilli ?

-          est-ce le fait qu'il ait trouvé des copains, des copines ?

-          est-ce le fait des techniques de travail, socialisantes et structurantes ?

-          est-ce mon influence 

qui ont amené cette évolution ? Je ne peux pas le dire mais ça pourrait bien être tout en même temps 

*** 

Comment est-il arrivé à cette expression ?

-          par des techniques moins impliquantes (musique, chant, sans paroles, décon­nante collective) ?

-          par le contact avec la poésie adulte ?

-          par la répétition de ses premières réussites ?

-          par la reconnaissance et l'accueil de ses productions ?

-          par l'influence du maître... utilisant souvent l'humour, aimant la poésie ?

-          par l'identification à ses copains ? à son parrain ?

-          par l'opposition à Patrick ?

-          par des événements extérieurs à la classe ?

-          par l'organisation coopérative de la classe ?

-          par l'ambiance générale ? 

Que s'était-il passé en lui, avant ? 

Pourquoi avait-il recours à la poésie ? 

Pourquoi se soulageait-il d'une trop forte tension par ses exercices vocaux ? 

Pourquoi a-t-il évolué vers une plus grande autonomie ? Est-ce parce qu'il a pu DIRE ? parce qu'il est devenu chef de file ? parce que sa parole a été accueillie ? parce qu'il a utilisé beaucoup le magnétophone et d'autres techniques ? parce qu'il a trouvé des copains ? parce qu'il a trouvé Catherine H ? 

et toutes les questions du « comment est-il arrivé à cette expression » sont à mettre au bout de ce catalogue ! 

La liste n'est pas exhaustive... 

Mais les réponses ne sont pas simples. Pourtant il faudrait bien les avoir ! c'est à nous de les trouver. 

J'espère que beaucoup de gens m'aideront à les trouver ! 

*** 

Le 30 juin, je quitterai cette classe, pour devenir conseiller pédagogique de l'enseignement spécial. 

 

 

 

CONCLUSIONS

 

En relisant ce travail, je fais quelques constatations, en vrac... 

·        je n'ai pu le réaliser que parce que je n'avais que 15 élèves dans ma classe. Cet effectif a été, je pense, bénéfique pour les enfants. Mais aussi, il m'a permis de tenir à jour des notes, de conserver des bandes magnétiques, de noter le script des pièces de théâtre, etc. qui ont été le support de ces réflexions sur 3 enfants. 

·        la poésie a joué un grand rôle dans l'évolution de ces enfants, jointe à la musique libre. 

·        l'humour a été présent chaque fois... (c'est peut-être ma tournure d'esprit qui a déteint), et il, a aidé certainement les enfants à prendre des distances par rapport à leurs propres problèmes. 

·        le parti pris autogestionnaire a évité de cristalliser mon action sur la (ou les) production(s) d'un enfant et de risquer de l'enfermer dans un médiateur unique de relation avec les autres enfants et avec moi. Il a évité ainsi de consigner en quelque sorte, dans une activité, ressentie comme une réussite, ou comme un échec. Il a évité de forcer les autres à se manifester dans les mêmes techniques pour attirer mon attention et celle de leurs camarades, tout en leur laissant la possibilité de le faire. 

Il m'a permis d'être plus disponible, plus accueillant, plus détendu, plus humoriste, d'être plus ce que je voulais être, non celui qui est là pour les enfants, mais celui qui est là avec les enfants, pour reprendre l'expression de Fernand Deligny. Donc de permettre le plus grand nombre possible d'identifications et d'oppositions.

 Il me paraît important que les enfants aient eu à prendre des initiatives, à maîtriser leur espace leur temps, leurs réactions parfois. Qu'ils se soient rendu compte qu'ils étaient généralement estimés en dessous de leur valeur, que le modèle de l'adulte n'était pas le seul valable, que le groupe peut édicter ses propres lois et qu'on se trouve ainsi devant et dans une institution humaine sur laquelle on peut se reposer, qui reconnaît à chacun son existence. le je n'ai pas assez parlé de ce que le Mouvement Ecole Moderne m'a apporté. le je n'ai pas cherché à guérir. Je n'ai jamais considéré ces enfants comme des malades. 

·        j'ai agi dans l'ici et le maintenant       mais pour l'avenir aussi - tout en reconnais­sant que je ne pouvais pas maîtriser toutes les données. Que mon boulot risquait d'être chamboulé... qu'il est à compléter par une action politique au sens large du terme, une action au niveau des adultes. 

·        les techniques Freinet ont rempli leur rôle, peut-être d'autant plus que je ne les ai pas imposées, du moins volontairement. Elles se sont imposées par mon intermédiaire. 

·        nous n'avions pas l'obsession du temps, parce que nous étions dans une classe de perfectionnement. Ça nous a fait parfois aller plus vite. 

Je n'avais pas d'inquiétude au sujet des acquisitions scolaires. Les essais que j'avais faits auparavant dans une classe primaire, en musique libre en particulier, m'avaient montré qu'en agissant sur l'appétit d'apprendre, les acquisitions scolaires, grâce à nos outils, à nos techniques, ne posaient pas trop de problèmes. Et encore moins quand il n'y a pas le souci du programme - C'est pour ça, peut-être, que je n'en parle pas beaucoup. 

·        Je rie parle pas non plus de la débilité légère qui aurait amené ces enfants en classe de perfectionnement. Peut-être parce qu'ils n'étaient pas très débiles. Peut-être parce que je ne sais pas trop ce qu'est la débilité et que je ne veux pas le savoir. Je me méfie trop des étiquettes. Elles deviennent vite tatouages indélébiles. 

·        Je parle beaucoup du groupe, beaucoup de moi. C'est que je pense que c'est à moi de parler de moi, de parler de mon travail. 

Je sais que j'ai eu une part, comme tout éducateur, dans l'évolution des enfants qui m'ont été confiés (par qui au fait ? ) J'ai voulu que ceux qui me connaissent me retrouvent dans mes propos. Il est temps que les maîtres d'école prennent la parole, on a trop parlé pour/sur eux. Ainsi soit-il ! 

*** 

Pourquoi ai-je écrit ces quelques pages ? je crois que c'est pour apporter ma petite contribution au chantier BTR, dont personnellement j'attends beaucoup c'est aussi pour présenter des faits, recueillis dans les classes, montrant que la parole des enfants, comme la nôtre, n'est jamais gratuite, qu'elle est chargée de sens. Ce sens, on ne le comprend pas toujours - mais nous ne sommes qu'au début de cette lecture. Nous apprendrons ensemble à lire plus couramment les codes, les symboles. Ça ne veut pas dire qu'on se permettra obligatoirement plus d'interventions sur l'enfant, nous ne sommes pas des psychothérapeutes, mais qu'on sera plus rassuré devant ces cris du coeur qui souvent nous font mal. S'ils nous font mal, s'ils nous remettent en cause trop profondément, nous avons tendance à ne pas les laisser surgir, et c'est normal -pour nous. Il nous faut survivre. Cependant, l'éducateur, comme disait Freinet a à chasser le "vieil homme", à se dépasser - sans se détruire pour autant. C'est par des témoignages très divers que nous nous consoliderons les uns les autres pour accueillir, pour assumer de plus en plus de paroles de l'enfant. Donc pour lui permettre de vivre le plus efficacement possible ses propres expériences. C'est tout le mal que je vous souhaite ! 

J'ai aussi écrit ces pages pour essayer de comprendre quels étaient les éléments matériels, ou humains qui ont influencé Olivier.

 J'avoue que j'aurais bien besoin de l'avis d'autres personnes pour poursuivre et approfondir mon investigation. 

J'ai pris bien du plaisir à écrire tout ça. J'espère que ça se sent. A votre tour maintenant ! 

J'ai eu aussi la nostalgie du temps où je faisais classe : vu de loin, c'est drôlement chouette... Il ne reste que la substantifique moelle : toutes les difficultés quotidiennes ont fondu. Je me suis forcé à les retrouver. Peut-être pas assez. Le portrait est toujours différent du modèle. J'ai essayé de le faire ressemblant. 

Je me propose de réunir bout à bout tous les documents sonores dont je dispose encore, pour chaque enfant. Dès que ce projet sera réalisé, je tâcherai de vous prévenir. 

Jean-Louis MAUDRIN

10, rue R. Dorgelès

60510 BRESLES

Retour à l'index des BTR