Bibliothèque de Travail et de Recherches

 En 1977 des perspectives du tâtonnement expérimental

 SUPPLEMENT PERIODIQUE DE TRAVAIL ET DE RECHERCHES

au n° 15 de L'EDUCATEUR

20 Juin 77

Participations de :
Michel BARRE
Jacques CAUX

Roger FAVRY
Michel LAUNAY
Xavier NICQUEVERT
Christian POSLANIEC
Henri VRILLON
Présentation de :
René LAFFITTE

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SOMMAIRE 
PREMIERE PARTIE

Après la publication de la B.T.R. 18-19
« Dans les traces du tâtonnement expérimental »
Participations écrites à la Rencontre de Nice 1976

 -Vers un dépassement coopératif de la théorie de C. Freinet             Jacques CAUX

- Des idées, des impressions... Participation à la Rencontre de Nice            Christian POSLANIEC

- Réflexions théoriques à partir du journal scolaire                                    Michel LAUNAY

- Aspects du tâtonnement expérimental                                                     Henri VRILLON

- Le tâtonnement expérimental des groupes sociaux                                     Roger FAVRY

- Des questions sur notre propre tâtonnement de groupe                          Xavier NICQUEVERT

- L'essentiel est de se mettre en route                                                    Henri VRILLON

 

DEUXIEME PARTIE

Autour de la notion d'acte réussi

 

- Tâtonnement expérimental et pédagogie de la réussite                                    Michel BARRE

- Eclairage par la biologie de la notion d'acte réussi                           Christian POSLANIEC

- L'inné et l'acquis ou l'hérédité et l'apprentissage

Essai de vulgarisation d'un exemple précis. A partir des livres

d'Henri LABORIT notamment Les Comportements (Masson et Cie)

1973, et de l'article d'André HOLLEY La perception des odeurs

(La Recherche n° 58 juillet-août 1975)                                                   Christian POSLANIEC

- Réflexions à partir de l'article de Michel Barré                                     Michel LAUNAY

 

 

 

En 1977 Des perspectives du tâtonnement expérimental
Participations de Michel BARRE, Jacques CAUX,
Roger FAVRY, Michel LAUNAY,
Xavier NICQUEVERT, Christian POSLANIEC,

Henri VRILLON.
Présentation de René LAFFITTE.

 

 

PREMIERE PARTIE

 

·        Après la publication de la B. T.R n° 18/19 : “Dans les traces du tâtonnement expérimental”.

·        Participations écrites à la rencontre de travail sur le tâtonnement expérimental (Nice, août 1976).

 

 

Vers un dépassement coopératif de la théorie, de Freinet ? (1)

 

Jacques CAUX

 

Voici quelques notes et réflexions suite à une relecture actuelle de l'EXPERIENCE TATONNEE de C. Freinet, parue en 1948 et à laquelle est consacrée la B.T.R. 18-19. Ce ne sont que des réflexions, aussi ne prétendent-elles pas être définitives. Elles peuvent pourtant servir d'ouverture à discussions.

 

Si elles pouvaient être les prolégomènes à un futur dépassement coopératif de la théorie de Freinet, j'en serais le premier satisfait.

 

*

 

Le texte général en reste très clair ; le souffle y est puissant et constant. Il est limpide et simple ; aussi a-t-on d'emblée tendance à y souscrire totalement.

 

Loin de moi l'idée de la rejeter, car cette cohérence générale m'a permis, pendant des années de voir autrement mon métier, les enfants qui m'étaient confiés, ma vie même.

 

Mais c'est un texte philosophique qui me semble aujourd'hui peu étayé ; génial certes, mais dont la simplicité cache, je crois, des insuffisances. Qui n'en a pas ?

 

Ce texte a pu paraître révolutionnaire en 1948. Je ne crois pas qu'il puisse l'être encore aujourd'hui - sauf sous la forme d'un credo global.

 

Il est néanmoins une base d'étude solide et irremplaçable.

 

Souvent Freinet dit : « Il faudra étudier ceci, creuser cela, expérimenter... » Et justement, cette expérimentation précise, profonde, délicate, n'a pas été menée, ni par Freinet, ni par nous-mêmes. C'était pourtant à nous qu'elle incombait. Aujourd'hui, en 1976, je crois que nous avons pris quelque retard. D'autres que nous ont mené cette étude du comportement : psychologues, neurologues, biologistes, etc. La plupart de leurs conclusions ne sont d'ailleurs pas en désaccord avec la théorie de Freinet.

 

( 1) Titre de la rédaction

 

A nous maintenant de les y intégrer pour conserver le caractère global et original de la théorie du tâtonnement expérimental, mais en y apportant les validations, alors nécessairement manquantes mais que Freinet lui-même demandait.

 

Nous pouvons prendre un exemple simple, Freinet dit « Il y aura à examiner le nombre, l'ordre, le rythme d'acquisitions de ces expériences tâtonnées ».

Mais c'est tout ce qu'il dit, et, dans les exemples qu'il donne, il ne fait pas référence à des âges précis, au moins à des périodes.

Or, Piaget et Wallon - pour ne citer qu'eux - ont mené, avec leurs moyens propres, cette étude des stades du développement.

A nous de les étudier, de les intégrer dans notre théorie générale pour l'enrichir et la rendre aussi plus crédible.

 

*

 

Freinet fustige le spiritualisme - le primat de l'âme - Théorie encore fort répandue au début du vingtième siècle et héritage de notre passé chrétien.

 

Il se pose nettement en matérialiste ; il postule pour un développement progressif de l'individu. Il montre bien que l'homme se construit par appropriations successives, par différenciation de plus en plus poussée. D'être indifférencié à la naissance, uniquement mû par des décharges, des demandes d'ordre physiologique, il construit peu à peu des réactions de plus en plus différenciées grâce à et contre l'action de son entourage, qu'il soit naturel ou humain.

 

Néanmoins, si l'hypothèse est scientifiquement posée, la démarche n'est pas menée à son terme de la même manière, en ce sens qu'il n'appuie pas son argumentation sur une expérience stricte.

 

Au contraire, il l'appuie seulement sur des données d'observation (non contrôlées expérimentalement), sur une intuition géniale, mais où, parfois, transparaissent et se glissent des idées passéistes.

 

Je ne lui en fais pas grief. Il avait autre chose à faire. Mais cette philosophie sensible de l'éducation (du devenir humain) - si nous n'y prenons garde - nous risquons de la prendre telle quelle - comme une idéologie, un dogme. Il nous faut avoir le courage, aujourd'hui, d'en voir les limites, les manques. Nous avons le devoir de compléter ce bel édifice que Freinet n'a pu, tout seul, mener à son terme. Encore une fois, il nous le demande.

 

Nous n'avons alors que deux démarches possibles :

- ou bien nous dépassons ces manques par un prolongement tout aussi philosophique, tout aussi génial et intuitif ;

- ou bien, par une expérimentation scientifique des points abordés par Freinet valider ce qu'il a avancé ; et aller plus loin.

 

*

 

Freinet, quoi qu'il en dise, n'est pas totalement dégagé des idées dominantes du 19e siècle bourgeois et libéral. Si sa démarche est généralement dialectique, il reste parfois dépendant de la notion de l'hérédité des dons. Il projette sa propre vision de la vie en pensant qu'elle peut être automatiquement généralisée.

 

*

 

Je crois profondément que la plupart des points avancés par Freinet sont vrais ; mais ils restent souvent par trop simplistes, mécanistes.

 

Je crois, tout aussi profondément, que l'expérience tâtonnée résistera  victorieusement à toute expérimentation - mieux, qu'elle en sortira plus solide. C'est d'ailleurs ce que nous avons modestement tenté, pour quelques points particuliers, dans la B.T.R. n°16.

 

Je voudrais maintenant entrer un peu plus dans le détail.

 

La vie est

 

C'est une évidence ; mais aussi un acte de foi. C'est dire qu'elle ne peut faire avancer que ceux qui y croient, en tant que donnée dynamique.

Alors, la vision du monde devient positive ; alors on se met à croire en l'enfant et en l'éducation comme des possibles.

 

Mais les comparaisons, pour belles qu'elles soient, me semblent simplistes. Un petit d'homme, un cerveau d'enfant, c'est tellement et tellement vite, plus complexe qu'un grain de blé ou un torrent qui coule !

 

De plus, l'emploi des mots semble souvent imparfait, manquer de précision. Les tâtonnements de la plante sont bien prédéterminés, non empreints de la moindre liberté.

Sont-ce encore des tâtonnements ?

Ou alors, peut-on dire que les tâtonnements de l'enfant soient du même ordre ?

 

Enfin, la maturation lente et graduelle (aussi corticale et neurologique) du petit enfant, si elle lui impose un ordre strict, lui donne aussi justement et très rapidement une marge de liberté dans sa construction individuelle. Disons une part d'originalité, de singularité (notion qui semble absente du texte de Freinet).

 

Les tâtonnements de l'enfant ne restent pas longtemps aveugles. L'enfant ne reste pas longtemps mû par le simple désir de la satisfaction de ses besoins élémentaires. Sinon, faudrait-il croire qu'il n'est mû que par un aveugle élan vital ? Quelle religiosité !

 

Potentiel

 

Cette notion de potentiel, apportée par Freinet, est très importante et positive. Malheureusement elle n'est pas corrigée par celle de maturation. Or, on sait maintenant que, si une possibilité n'a pas été essayée, expérimentée à l'époque favorable d'une maturation spécifique, elle ne pourra plus se développer.

 

Deuxième Loi

 

Introduction d'un mode de pensée nettement dialectique.

 

Troisième Loi

 

Encore une idée révolutionnaire en son temps.

Il n'y a pas d'hérédité psychique.

L'être n'est d'abord que du physiologique.

Pourtant elle est insuffisamment étayée.

Car, à la sixième loi, on verra réapparaître la notion de l'hérédité (il y a des enfants doués et des enfants non-doués).

Car, si l'enfant n'a que l'aptitude à tâtonner, on aimerait savoir pourquoi. Si ce tâtonnement est répandu partout et est de même nature, il n'est pas une spécificité humaine. Alors, qu'est-ce qui fait qu'on devient homme ?

Ce tâtonnement expérimental est une notion encore mal explicitée. Il est dit mécanique au départ, puis systématisé, puis non-anarchique ni hasardeux (à remarquer qu'il n'est jamais dit intelligent).

Freinet dit ce tâtonnement uniquement motivé par « le complexe fonctionnel ». On ne peut pas être plus flou.

 

Cinquième Loi

 

La règle de vie.

Ici, il est nécessaire d'étudier avec biologistes et autres des notions telles que : trace - mémoire - tendance.

Freinet ne parle pas des expériences négatives qui deviennent règles de vie (ou alors, il les prend pour des « perversions »).

Freinet méconnaît les régressions nécessaires et utiles.

 

Sixième Loi

 

Il y a des individus perméables à l'expérience. D'autres non. Notion dangereuse. Est ici sous-jacente la notion de l'hérédité des dons. Freinet se pose une question que nous lui avons refusée depuis longtemps (cf. notre propre sectarisme) : comment mesurer l'intelligence ? Et ne se montre pas opposé aux tests, loin de là.

 

Il définit l'intelligence comme une plus ou moins grande adaptabilité aux leçons des propres expériences de l'individu.

C'est peut-être vrai ; mais cela reste à démontrer.

De plus, rien n'est dit de la manière avec laquelle le tâtonnement, de primaire qu'il est au début, devient intelligent ; quelles sont les étapes, le mécanisme ?

Y a-t-il une différence de nature entre un tâtonnement primaire et un tâtonnement intel­ligent -ou une différence de degré ?

 

En tout cas, Freinet quitte ici son idée de construction progressive de l'individu. C'est important, il introduit des hiatus obscurs dans les étapes de ce développement.

 

Septième Loi

 

L'acte réussi entraîne automatiquement sa répétition.

 

Voici une citation. Devinez l'auteur !

« ... avec un besoin de répétition, écho de la répétition des besoins de découverte de cet enfant, comme s'il s'efforçait d'acquérir des schémas d'action, de les consolider dans un système de réactions circulaires, activités répétitives aboutissant au maintien ou à la re-découverte d'un résultat nouveau intéressant... » (Piaget)

 

L'imitation. Faire pour soi et la rendre sienne l'expérience réussie d'un autre. L'imitation ne résulte jamais d'un raisonnement, d'une conscience. L'imitation ne demande pas d'effort.

 

Je m'étonne que nous n'ayons jamais relevé cela.

C'est très important, pas du tout évident, sujet à caution.

 

On ne voit pas du tout, ainsi, le mobile de l'imitation.

Pourquoi alors y a-t-il un choix de fait dans les actes imités ?

 

Enfin, et il faut bien que je me mette à en parler, une notion n'est pas encore apparue jusqu'ici et n'apparaîtra quasiment pas : c'est l'émotion, l'affectivité.

 

Il y a là un manque très important que l'on ne peut comprendre qu'en le reliant à la personne même de Freinet.

 

D'ailleurs, Freinet emploie certains mots avec un sens imprécis et en contradiction avec le sens commun. Ainsi de la déviation, de la sublimation, de la compensation, du refoulement.

 

On note, bien entendu, une méconnaissance (ou un refus) des théories psychanalytiques, de tout ce qui a trait à la sexualité, aux pulsions en général (à part le très bergsonien élan vital).

 

Treizième Loi

 

Je trouve la théorie de la brèche expliquée en termes mécanistes. Un comportement, c'est beaucoup plus complexe.

 

Quatorzième Loi

 

De la tendance.

Ici, je crois qu'il y a oubli, de l'existence de notions telles que l'agressivité, la contradiction, le conflit.

 

Quinzième Loi

 

Personnellement, je trouve la notion de recours-barrières très positive. Il n'y a rien à redire. Elle reste d'une grande originalité et d'une grande utilité éducative.

 

Dix-septième Loi

 

Pour Freinet (il y insiste plusieurs fois) le processus du tâtonnement expérimental est unique et universel. Pourtant on peut se poser des questions : ce tâtonnement, est-il vraiment le même pour :

- un bébé cherchant à téter,

- un bébé souriant,

- un garçon voulant grimper à un arbre,

- un garçon jouant au foot comme son grand frère,

- un garçon de 6 ans, 10 ans, 16 ans, s'interrogeant sur ses origines réelles

- un adolescent résolvant un problème

- un ouvrier devant une tâche nouvelle

- un savant à la recherche d'une nouvelle théorie.

 

Dix-huitième Loi

 

Le torrent de vie.

L'envolée philosophique ne peut nous empêcher d'y voir la propre projection de Freinet.

« La solution idéale du processus vital sera donc de devenir chef du peloton... »

Il s'agit vraiment d'une résurgence provenant de la société libérale bourgeoise du 19e... Etre un chef, solution idéale ? Et les autres ? »

 

*

 

Je trouverai encore plus loin des points qui me semblent litigieux.

« Avant l'époque décisive du sevrage, la complexité des problèmes n'a pas encore débordé le milieu réduit du sein et du berceau ».

Si, car ce serait encore faire fi de toute la construction du comportement affectif.

Il n'y a pas que la quête de nourriture. Il y a la quête du plaisir, de la caresse. Il y a la vision, et l'audition, déjà développées.

Il y a tout cet ensemble complexe, ce réseau de paroles : le bébé est parlé, nommé, qualifié, etc.

 

Mais quand Freinet veut chercher l'explication des étapes du développement à la fois dans la « nature » et dans le milieu, il a parfaitement raison et il revient à une hypothèse scientifique.

De même pour l'étude rationnelle des moyens, outils et techniques d'emplois mis en œuvre par l'enfant et ceci pour révéler les processus d'acquisition.

 

Pourtant, quand Freinet tentera de définir ces outils, ces comportements, (on dit aujourd'hui les stades), il reste dans le vague et ne donne jamais de périodes, d'âges. Que la reptation se fasse avant la quadrupédie, je le comprends. Mais il est un âge où la reptation est acquise, doit être acquise ; sous peine de ne l'être jamais. Acquise, oui, mais elle continuera de se perfectionner grâce à d'autres acquisitions postérieures. (On peut revoir, ce qu'a développé Le Bohec au congrès de Tours).

 

Il y a des périodes limites dans les acquisitions, dans les stades. Sur le plan éducatif, c'est quand même important à savoir.

Mais chaque acquisition ensuite, profite des autres, s'y enroule en quelque sorte pour s'affiner encore et devenir de plus en plus complexe.

C'est là justement que la notion linéaire et simpliste du Tâtonnement Expérimental se trouve pratiquement en défaut.

Il arrive un moment (je reste à dessein dans le vague, car la discussion est ouverte) où le tâtonnement ne peut plus être qualifié de tel : par sa rapidité, par sa précision, par sa complexité, et il ne s'agit plus d'un tâtonnement, mais bien plutôt d'un mode de fonctionnement supérieur, ce que Piaget appelle le processus opératoire.

 

OUTILS DE TRANSITION

 

Le Jeu

 

Où se placent l'imitation ?

le faire-semblant ?

le jeu symbolique ?

La notion de perservion reste, chez Freinet, prisonnière d'une vision bourgeoise héritée du christianisme.

 

Troisième Loi

 

« L'homme a précipité et différencié son propre tâtonnement par l'emploi d'outils ». Oui, mais pourquoi ? Et comment ? Ici, il faut donner sa part à la biologie : existence d'un cortex qui vient à maturité à un certain âge ; existence d'une myélinisation tardive.

 

Septième Loi

 

« Il est possible de déterminer les stades ». Oui, c'est fait, pratiquement.

Des stades qui finalement se recoupent que l'on applique une grille biologique, neurologique, psychologique, etc.

Le 7e jour, le 9e mois, la 2e année, ça existe.

 

Dixième Loi

 

Plus l'individu est apte, plus il est intelligent.

Mais Freinet, dangereusement, ne parle pas de l'éducation possible de cette aptitude, de l'influence du milieu sur cette aptitude. On ne naît pas apte à l'intelligence, on le devient - ou plutôt -on nous le fait devenir. Sinon, on tombe dans la croyance aux dons, à celle de l'hérédité de l'intelligence. Je ne livre ici que quelques réflexions. Je suis prêt à changer d'avis. Je suis prêt à une discussion approfondie, franche et loyale. Comme je suis prêt à participer à la mise au point de situations expérimentales dans lesquelles il s'agira de vérifier le bien-fondé de ce qu'a avancé Freinet. C'est ainsi, je crois, que nous resterons fidèles à sa mémoire.

 

Jacques CAUX

 

***

 

 

Des idées, des impressions...

Participation à la rencontre sur le tâtonnement expérimental

 

Christian POSLANIEC

 

Ce qui suit n'est pas un texte mais des idées et des impressions jetées sur le papier en suivant Freinet pas à pas. Cela peut être repris, trituré, jusqu'à devenir bien commun, exprimé dans un style commun.

 

Les numéros de page renvoient à la B.T.R. 18-19.

 

Impression n° 1 : L'idée du tâtonnement expérimental est loin d'être une hypothèse dépassée. Surtout à la lumière de la biologie du système nerveux qui tend et tendra de plus en plus à devenir le lien entre pas mal de sciences humaines.

 

Mais certaines formulations ont vieilli ou basculent presque vers une certaine forme de mysticisme, et nous avons à nous en défier, de peur de récolter des querelles de mots quand nous atteindrions des débats d'idées.

 

Ceci est sensible dès la première loi où Freinet parle de « but transcendant » (p. 8). Et toute l'explication tend à accréditer cette idée que le sens de la vie nous dépasse. Freinet décrit l'homme décrivant la rivière comme si ce dernier était incapable de découvrir les lois qui font mouvoir l'eau. Or ces lois physiques (la gravité, il le dit quelques pages plus loin) ne présentent plus guère de mystère. L'exemple mériterait d'être développé ainsi, d'une façon matérialiste : ainsi en est-il de la vie qui ne reste inexpliquée que tant qu'on n'a pas découvert les lois. Au lieu de cela, on aboutit à : « la vie se « sent », mais il est bien délicat d'en découvrir les règles et les lois » (p. 9). Digression anecdotique : à la fac, dans une dissertation très sincère, j'avais écrit quasiment la même phrase que la précédente, à propos de poésie. Le prof avait mis dans la marge : « comme la moutarde ! » J'ai eu envie d'en faire autant pour Freinet. C'est, à mon avis, la partie la plus faible de la démonstration et des détracteurs auraient tôt fait d'y découvrir une transcendance mystique. C'est pourquoi je préfère que ce soit nous qui tâtillonnions !

 

Idée n° 1 : A observer les enfants, Freinet a vraiment découvert des trucs que la biologie découvre, actuellement, par d'autres voies. En particulier ce qui concerne la dialectique entre la pression des instincts (qu'on appelle aussi besoins fondamentaux) et le tâtonnement qui conduit à sélectionner les réponses les plus efficaces pour répondre à cette pression (c'est aussi le principe d'évolution des espèces !).

 

Freinet découvre aussi la loi d'économie de l'effort qui parait essentielle à bien des sciences (physique, chimie, linguistique, biologie, etc.) sans lui donner, toutefois, l'importance qu'on lui attribue ailleurs. Il découvre également la mécanisation du comportement efficace sélectionné au cours du tâtonnement. C'est, déjà, la théorie des trois cerveaux (cf. Eclairage par la biologie) : le cerveau reptilien (hypothalamus) programmé héréditairement (besoins fondamentaux) faisant pression sur le comportement ; le cerveau orbito-frontal (ou néocortex supérieur) tâtonnant, à partir, d'une part, de la pression des instincts et, d'autre part, des matériaux disponibles, soit parce qu'ils sont présents dans l'environnement, soit parce qu'ils sont déjà engrangés dans le cerveau médian (ou système limbique) ; enfin, le système limbique mémorisant, sous forme de comportement stéréotypé, le comportement efficace sélectionné.

 

Freinet a même découvert le principe de gratification qui permet de mémoriser. La seule chose qu'il n'a pas vue complètement (et pourtant c'est présent, en filigrane, dans la deuxième partie quand il attaque la scolastique), c'est que les expériences désagréables (nociceptives) peuvent être intégrées de la même façon que les actes réussis si, au lieu de s'appuyer sur le plaisir et la gratification, elles s'appuient sur la menace, la coercition et la punition. En d'autres termes, quand on a le choix entre deux expériences désagréables (apprendre une leçon ou prendre une râclée, par exemple) on choisit évidemment la  moindre. Dans ce cas, Laborit l'explique très bien quelque part, une éventualité de punition non réalisée équivaut tout à fait à une récompense. C'est précisément ainsi que s'inscrit, chez l'enfant, toute la morale, toute l'idéologie reconnues indispensables par une société. * Et c'est seulement en affinant ce point que Freinet a négligé qu'on parviendra à définir, si on peut se contenter d'une pédagogie fondée sur le tâtonnement expérimental ou si l'on doit l'accompagner d'une pédagogie du déconditionnement.

 

(*) Freinet se laisse prendre partiellement au piège, parfois. Cf. la dix-huitième loi (p. 23) et sa référence à la compétition.

 

 

Idée n° 2 :La sixième loi (p. 14) mérite une discussion approfondie car c'est une définition de l'intelligence (qu'on retrouve plus loin d'ailleurs). Ce qui me parait important à discuter ce sont les trois points suivants :

 

l) On peut dire que c'est le principe d'adaptation qui est décrit. L'adaptation étant la caractéristique humaine, par excellence, ou plutôt la capacité à l'adaptation.

 

2) Or le rôle de l'idéologie qui se comporte comme un ensemble de lois normales, nécessaires, indispensables même, alors qu'elle n'est que le principal soutien d’un type de société, ce rôle est important. En effet, un individu peut être parfaitement adapté soit aux lois de l'espèce, soit aux lois idéologiques. Dans ce dernier cas, on peut très bien obtenir un arriviste de première grandeur qui deviendra riche, puissant, etc., et s'élèvera au sommet de la hiérarchie sociale. Est-ce cela que nous voulons ? Le cas s'est déjà produit concrètement ! Et c'est toute notre conception politique qui est en jeu.

 

3) Et, paradoxalement, la théorie accroche à l'autre bout. Si être intelligent c'est être adaptable, cela signifie lutter contre les éléments qui entravent la satisfaction des besoins fondamentaux. Imaginons la société utopique (qui nous sert plus ou moins de référence, à tous) dans laquelle tous les désirs seraient satisfaits sans effort : ce serait une société de crétins, ou une société qui tournerait ce besoin de lutte vers d'autres domaines : la recherche scientifique, les arts... etc., qui deviendraient alors des besoins fondamentaux acquis.

 

En d'autres termes, pour être intelligent, il faut avoir des besoins et des insatisfactions ! Cf. l'enfant couvé.

 

Impression n° 2 : La façon dont Freinet décrit l'enfant en termes énergétiques rejoint curieusement la partie la plus contestée de Reich : l'orgonomie. Ce serait intéressant d'y aller voir d'un peu plus près.

 

 

Idée n° 3 : "En cas de dégénérescence, de trouble grave ou de détresse, l'individu cesse, provisoirement ou définitivement, tout tâtonnement nouveau, cause d'insécurité, et se rabat sur les seuls automatismes primitivement et définitivement acquis" (p. 27).

 

Je pense que le « définitivement » est, heureusement, faux. Sinon, cela signifierait que tout comportement acquis est définitif et, dans ce cas, autant laisser tomber tout de suite la pédagogie Freinet car les comportements compétitifs acquis par les gosses scolastisés ne peuvent jamais être défaits !

 

En fait, il faut insister, je crois, sur ce cas particulier qui est notre pratique pédagogique : l'insécurisation des enfants porte justement sur les automatismes précédemment acquis et remis en cause par nous. Heureusement que pour la plupart on parvient à désagréger les automatismes de passivité/devoir - leçon/discipline/compétition/individualisme, etc. Cela nécessite peut-être une explication plus fine. C'est une histoire à trois éléments, en fait. Il y a l'instinct qui pousse à obtenir, par exemple, son adaptation dans la société (quel que soit le besoin fondamental à l'œuvre là-derrière). Face à ce besoin, il y a trois réponses possibles : l'échec, la réussite par menace de punition, la réussite par promesse de plaisir. La plupart du temps, seules les deux premières sont proposées, et l'automatisme est acquis (puisqu'il y a réussite). Or, nous arrivons là-dessus, mettons en cause, d'une façon ou d'une autre l'automatisme tout en proposant une nouvelle possibilité de réussite fondée sur le plaisir (lui-même étayé par d'autres besoins fondamentaux). Dans ce cas, l'insécurité et son corollaire, l'agressivité, peuvent se résoudre en action et gratification. On peut donc déconditionner, à condition de s'appuyer sur les besoins fondamentaux. Bien entendu, cela doit être regardé de près car ce n'est ni toujours possible, ni avec tout le monde !

 

Impression n° 3 : Il manque, à tout le moins, p. 23, une définition de la perversité. C'est pour le coup que ça vaudrait le coup d'être étudié en termes énergétiques de déplacements-accumulation, court-circuit, etc. C'est ce qu'a fait Reich.

 

Idée n° 4 : La dixième loi (p. 32) est une définition de l'Homme. Je la commenterais ainsi :

Un homme se caractérise par son adaptabilité et ses outils d'adaptation que n'ont pas les animaux qui eux, réalisent d'emblée, héréditairement, les actes nécessaires à la survie de l'espèce (se nourrir, construire un nid, etc.).

 

Le principal outil de l'adaptation c'est le système nerveux complexe de l'homme, système qui comporte, contrairement aux autres animaux, un troisième étage (en l'occurrence le néocortex orbito-frontal) qui permet le tâtonnement expérimental, à la recherche de solutions originales. Mais ce troisième cerveau étant le terme actuel d'une évolution longue et complexe, on comprend qu'il faille un temps long de maturation pour qu'il devienne utilisable. D'où la longue phase où le bébé humain n'est pas encore autonome, contrairement aux petits animaux qui sont autonomes très vite car ils n'ont pas à se construire cet instrument.

 

Vivre, pour un être humain, c'est s'adapter sans cesse, tâtonner sans cesse (en automatisant au fur et à mesure). Tout arrêt de tâtonnement est une mort. L'équilibre, c'est la mort.

 

Le champ de conscience, l'aptitude à communiquer, sont directement proportionnels à la durée du tâtonnement possible. En étudiant les génies précoces on se rendrait peut-être compte qu'il s'agit tout simplement d'enfants ayant trouvé dans leur milieu de vie la possibilité de commencer très tôt un tâtonnement dans un domaine donné, ce qui leur a permis d'avoir, dans ce domaine, un tâtonnement plus long que la moyenne. C'est particulièrement évident pour les musiciens (créateurs et virtuoses).

 

A l'opposé, les enfants couvés (que ce soit par une attitude enveloppante de l'un des parents ou les deux, ou que ce soit par un milieu de vie particulièrement gratifiant sans efforts) ont un tâtonnement réduit car pendant de longues années on ne leur permet pas d'avoir assez de besoins non satisfaits pour qu'ils entreprennent assez de tâtonnements nécessitant un effort.

 

Ce que Freinet ne dit pas, c'est que chaque tâtonnement s'automatise en intégrant (synthèse dynamique, composition) les tâtonnements préalables. Ce ne sont pas simplement des batteries d'outils successifs à la disposition de l'individu mais une machine de plus en plus complexe et de plus en plus apte à une adaptation à des conditions complexes. Cela signifie que chaque acquis, au lieu d'être un plus quelque chose ajouté à l'acquis précédent, provoque une mutation de l'ensemble telle que le produit est différent de ce qu'il y avait avant. Chaque acquis transforme l'individu en un autre individu. Il suffirait donc d'accumuler, quantitativement, suffisamment d'occasions de tâtonnements pour que, qualitativement, l'individu se transforme sans cesse. C'est important de creuser cette idée car c'est effectivement ainsi que nous procédons dans la classe sans comprendre ce qui se passe en fait.

 

Il me semble qu'on peut trouver trois types d'individus dans la société actuelle :

l) Ceux qui tâtonnent en permanence et continuent à gravir l'escalier de Freinet. Ceux-là font des adaptations au fur et à mesure et quasiment sans douleur (cela nécessite une aptitude à supporter la légère insécurité permanente que produit ce mode de vie. Chercher du côté de l'éducation première ou des conditions de vie premières).

2) Ceux qui tâtonnent seulement quand le déséquilibre est si fort que ça devient le seul moyen de survivre. Fonctionnement à coups de crises (dépressions nerveuses, crises de mysticisme, périodes d'exaltations, etc.) C'est là qu'on trouve les dogmatiques (quel que soit le dogme !) qui pendant toute une période se réfèreront exclusivement à leur dogme jusqu'au moment où les conditions extérieures auront accumulé de telles contre-preuves à ce dogme que l'insécurité l'emportera sur la sécurité d'où crise, angoisse et désespoir, recherche désespérée et tâtonnante d'une autre plate-forme sécurisante. Ce sont des personnes incapables de supporter l'insécurité quotidienne.

3) Ceux qui ne tâtonnent plus, qui sont figés en un point quelconque et sont devenus incapables de tâtonner. Ce sont des morts-vivants que rien ne peut atteindre sauf un bouleversement de leur milieu de vie. Ils présentent, à un autre niveau, toutes les caractéristiques des autistiques. Ils sont légion. Ce sont probablement ceux à qui on n'a pas permis de tâtonner dans leur prime jeunesse (soit en les couvant, soit à coups d'interdits). Ceux-là ne sont jamais des individus mais des pantins animés, des images ou copies-conformes d'êtres idéologiques. Il faudrait envisager une régression complète avec eux (dans le cadre d'une psychanalyse) mais ce sont précisément ceux qui n'y auront jamais recours parce qu'ils n'ont aucune crise d'insécurité.

 

Conclusion : Il y a plein d'autres points qui me paraissent intéressants dans les théories de Freinet, mais ce n'est pas un catalogue que je fais. Aussi, les mots-clés des débats à creuser, à mon avis, c'est : idéologie et son mode de fonctionnement ; déconditionnement et automatismes ; tâtonnement expérimental et orgonomie ; tâtonnement expérimental et biologie du cerveau ; synthèse dynamique des acquis précédents ; y a-t-il une loi qui lie la durée du tâtonnement expérimental à l'intelligence (capacité d'adaptation) ?

 

Christian POSLANIEC

 

 

***

 

 

Réflexions théoriques à partir du journal scolaire

 

Michel LAUNAY

 

De l'application de certaines techniques pédagogiques, comme le journal de classe, à la découverte des rapports entre l'éducation publique et les contradictions de la société, on voit qu'il n'y a qu'un pas. Il reste peut-être à en franchir encore un : la formulation des principes théoriques et scientifiques impliqués par notre pratique. La meilleure manière de franchir ce pas est peut-être de relire, à partir de nos comptes rendus d'expériences, le livre Linguistique et enseignement du français, et de dialoguer avec leurs auteurs, Emile Genouvrier et Jean Peytard, et avec Jean-Claude Chevalier qui écrivit la préface du livre. La préface de Jean-Claude Chevalier a précisément pour axe une réflexion critique sur la pédagogie Freinet. Chevalier commence par reprendre à son compte la critique de la scolastique développée par Freinet : « On veut libre expression et créativité. Comment ne pas se réjouir de voir tant de maîtres, se réclamant de Freinet et de quelques autres, abattre les murs de l'école pour découvrir à l'élève la vie ? Comment ne pas se joindre à eux ? ». Puis il y regarde d'un peu plus près et s'inquiète : « Si l'éloquente protestation de Célestin Freinet a été un des moments importants des débats pédagogiques contemporains, s'il fallait que quelqu'un vînt pour rappeler que l'école est faite pour les enfants et non l'inverse, s'il fallait que quelqu'un jette à la face des tenants d'une école impérialiste le grand défi de la créativité, de la liberté et du bonheur, on s'inquiète lorsque cette grande voix de contestation devient parole dominante ».

 

A vrai dire il ne semble pas que cette dernière éventualité (la voix de Freinet comme parole dominante dans l'enseignement français) corresponde à la situation de 1970 et à l'évolution des années 1970-1975. L'Institut Coopératif de l'Ecole Moderne évalue à un maximum de 10 % le nombre des enseignants français qui pratiquent les techniques Freinet, ajoutant seulement que l'activité de ces enseignants développe autour d'eux une « audience » plus large : mais le rapport des forces entre « l'école traditionnelle » et « l'école moderne » reste encore de beaucoup en faveur de la première, à la fois à cause du poids de la hiérarchie officielle et à cause de la lenteur habituelle des mutations dans les mœurs et les attitudes. Mais la remarque de Chevalier est peut-être le reflet de sa situation de linguiste en 1970, qui lui a peut-être fait percevoir les dangers de toute parole dominante, fût-ce celle de Freinet. Et comme Freinet lui-même est un adversaire résolu de toute parole dominante, fût-ce la sienne, et de toute domination de la parole, comme le texte libre a précisément pour but de faire passer les enseignants et les enseignés du rapport dominant-dominé à un rapport coopératif, je crois qu'on peut passer outre, d'autant plus que de nombreux enseignants qui tentent de faire une synthèse personnelle entre la tradition et la modernité (notamment en suivant d'autres courants d'école nouvelle, comme le G.F.E.N.) arrivent à poser le problème en d'autres termes que ceux de rapports de force. Sur deux points les critiques, réserves ou inquiétudes de Chevalier, Genouvrier et Peytard, à l'égard de la pédagogie Freinet telle qu'elle existe actuellement, nous semblent justes : il serait étonnant qu'une pédagogie mettant l'accent sur le tâtonnement expérimental et sur le développement de l'esprit critique, ne soit pas susceptible d'être l'objet de critiques, et ne soit pas capable de tirer profit de ces critiques.

 

1) Il me paraît très utile d'assimiler la leçon de Bachelard, c'est-à-dire de se libérer de toute idéologie empiriste, et il me semble que Freinet et le mouvement pédagogique qu'il a créé n'en sont pas complètement libérés. Il faut soigneusement distinguer le « tâtonnement expérimental », démarche qui pourrait être celle des premiers âges de l'humanité et de chaque individu et une indéfinie confiance en une « nature » humaine abandonnée à elle-même, indéfinie confiance en la « vie », confiance qui est le simple reflet d'une idéologie vitaliste et empiriste. Chevalier a raison de poser la question : « Quelle résignation à un ordre naturel qui n'est peut-être qu'une fiction ? » et de répondre avec une phrase de Bachelard tirée de La Formation de l'esprit scientifique : « Mieux vaudrait une ignorance complète qu'une connaissance privée de son principe fondamental ». A un certain point du développement de l'individu, c'est le tâtonnement expérimental lui-même qui se transforme en pratique théorique, consciente d'elle-même. Dans tout tâtonnement expérimental, le point de départ est l'initiative de l'individu qui tâtonne, initiative qui est le germe des hypothèses et des théories scientifiques. Au sein même du mouvement Freinet, un groupe d'enseignants est en train de redonner toute sa force à la recherche scientifique et de réhabiliter le travail théorique, en commençant à produire des fascicules d'une « ibliothèque de Travail et de Recherches » B.T.R.). Ce groupe n'aura pas tort de continuer à se méfier des faux savants et notamment des faiseurs de thèses, prêts à monnayer la libre recherche en kilos de papier donnant des titres universitaires ;mais parmi les universitaires il y a aussi de vrais savants ou plutôt de vrais chercheurs qui, comme Henri Wallon du temps même de Freinet, sont des interlocuteurs utiles pour la vérification et le développement des hypothèses nées du tâtonnement expérimental. Dans cette perspective, c'est peut-être l'ouvrage de Lucien Sève, Marxisme et théorie de la personnalité, qui trace le meilleur cadre de recherche. Mais pour opérer cette jonction profonde entre praticiens et théoriciens, il convient que les premiers se libèrent de l'idéologie empiriste, et que les seconds ne prétendent pas ériger les tâtonnements des sciences humaines (y compris de la linguistique et des sciences de l'éducation) en acquis définitifs ; il convient surtout que les théoriciens, universitaires ou non, soient aussi des praticiens, et vérifient si ce qu'ils observent ou étudient « de haut » ou « du dehors » dans l'enseignement élémentaire, n'est pas également valable ou applicable dans l'enseignement universitaire, compte tenu des différences d'âge ou de fonction.

 

2) Jean-Claude Chevalier a également raison de nous mettre en garde contre les « modèles obscurs » qui sous-tendent inconsciemment bien des « expériences libres » : « L'enfant contemporain vit dans un monde hanté par le jeu provocant des signes, dont il est comme envahi. C'est en ce monde même qu'il lui faut apprendre à s'orienter » (ouvrage cité, page 4). Chevalier peut même ajouter que ce ne sont pas seulement les enfants, mais aussi les enseignants (y compris les enseignants des universités) qui ont besoin d'apprendre à s'orienter dans le monde des signes contemporains.

 

Michel LAUNAY

Extrait de la revue « Littérature » d'octobre 1975

 

***

 

 

Aspects du tâtonnement expérimental (1)

 

Henri VRILLON

 

Pour pallier les défauts de la pédagogie traditionnelle, Freinet a découvert un ensemble de techniques provoquant une activité plus grande et plus féconde chez l'enfant. Conséquent avec lui-même il a cherché à donner une explication psychologique (Psychologie sensible) et une explication philosophique (Fondements philosophiques de la P.F.) montrant que l'activité et la pensée humaines font partie d'un cosmos, d'un ensemble organisé dont les éléments sont reliés entre eux d'une manière logique. Or on constate aujourd'hui que sa pédagogie a une audience internationale alors que sa psychologie ne déborde pas le Mouvement (2).

 

Pourquoi ?

Plusieurs raisons se présentent à l'esprit.

 

l) La terminologie de Freinet est différente de celle des laboratoires. Voulant être compris de la masse il emploie des mots simples au contenu un peu flou.

2) Il adopte une logique simple pour assurer la sécurité de sa théorie et adopte comme fil conducteur : la puissance de vie de l'individu.

 

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(1) Titre de la rédaction

(2) Certains contestent cette analyse. Le Tâtonnement Expérimental conçu et affiné, précéderait selon eux, dans le temps, la majeure partie des techniques de la pédagogie Freinet.

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3) Enfin, dans son souci profond de rester toujours en contact avec le réel il voit dans le Tâtonnement Expérimental une démarche universelle vers la formation et l'épanouissement de la pensée.

 

Pour situer le Tâtonnement Expérimental, il est nécessaire de replacer l'ensemble des réactions de l'individu dans le contexte de son environnement. Toutes les réactions ne sont pas tâtonnement, il semble bien que celui-ci ne joue qu'à partir du moment où il y a un embryon d'intention, une volonté d'aboutir à un but. Pour simplifier on pourrait dire que ce sont les réactions de l'individu ayant une part de conscience en face du milieu.

 

Freinet avait d'abord vu ce tâtonnement comme l'élément essentiel de l'apprentissage. Or à l'usage on s'aperçoit que la théorie fait appel à la totalité de l'individu, à son histoire passée et à son espérance d'avenir. Pour être complet il faudrait donc en référer à tout ce qui intéresse le devenir de l'homme : tâche irréalisable. Pour être pratiques nous devons nous limiter et ramener l'étude à quelques points.

 

Voici ceux que je propose, ils sont déjà immenses.

a) L'aspect psychologique individuel (philosophie, empirisme, observations scientifiques)

b) L'aspect sociologique

c) L'aspect physiologique et biologique

 

 

LE TATONNEMENT EXPERIMENTAL, ETUDE PSYCHOLOGIQUE ET EMPIRIQUE AVEC REFERENCES

 

Le tâtonnement est une théorie très ancienne, voici comment la présente Piaget :

 

« "Comment se comporte le sujet en présence de circonstances nouvelles ? Des infusoires de Jennings, jusqu'à l'homme (et au savant lui-même en face de l'imprévu), il tâtonne. Ce tâtonnement peut être purement sensori-moteur ou s'intérioriser sous forme « d'essais » de la pensée seule mais sa fonction est toujours la même : inventer des solutions que l'expérience sélectionnera après coup ».

 

« L'acte complet d'intelligence suppose ainsi trois moments essentiels : la question qui oriente la recherche, l'hypothèse qui anticipe les solutions et le contrôle qui les sélec­tionne. Seulement on peut distinguer deux formes d'intelligence l'une pratique (ou empirique) et l'autre réfléchie. Dans la première la question se présente sous la forme d'un simple besoin, l'hypothèse, d'un tâtonnement sensori-moteur et le contrôle d'une pure suite, d'échecs ou de réussites. C'est dans la seconde que le besoin se réfléchit en question, que le tâtonnement s'intériorise en recherches d'hypothèses et que le contrôle anticipe la sanction de l'expérience par le « moyen d'une conscience des relations » suffisant à écarter les hypothèses fausses et à retenir les bonnes ».

 

PSYCHOLOGIE DE L'INTELLIGENCE page 115

 

A ce point du raisonnement Claparède qui étudia de très près le tâtonnement nuance ainsi son attitude :

« Mécaniquement, c'est-à-dire dans l'hypothèse d'un simple frayage, les erreurs devraient se reproduire autant que les essais couronnés de succès. Si tel n'est pas le cas, c'est-à-dire si la « loi de l'effet » joue, c'est que lors des répétitions le sujet anticipe ses échecs et ses réussites. Autrement dit, chaque essai agit sur le suivant non pas comme un canal ouvrant la voie à de nouveaux mouvements, mais comme un schème permettant d'attribuer des significations aux essais ultérieurs. Le tâtonnement n'exclut donc nullement l'assimilation ».

 

PSYCHOLOGIE DE L'INTELLIGENCE page 118

 

Maintenant suivons Piaget dans ses explications.

 

Les répétitions premières de l'enfant n'ont qu'un rapport lointain avec le tâtonnement. Il prend le sein et suce par un geste inné. Après le repas l'exercice de succion continue à vide ou sur son doigt ou sur un hochet. Si on le change régulièrement avant le repas, l'exercice de succion apparaît durant cette opération.

Le schème réflexe du début, (buccal) s'enrichit progressivement en s'appliquant surtout à son corps, à des postures, à des objets. Ce sont les premières habitudes, mais on ne saurait parler d'intelligence, les sensations kinesthésiques s'affinent.

 

Le premier fait donnant une preuve de la cohérence de l'organisation mentale est la coordination vision-préhension appelée « réaction circulaire » et décrite par Baldwin. Par un geste de hasard l'enfant ébranle son landau en tirant sur un cordon, surpris de l'effet produit il recommence. Il n'en comprend pas la cause, mais l'effet produit l'incite à recommencer, puis à donner à ce cordon un pouvoir qu'il n'a pas. Il tire encore pour agir sur les objets et les personnes à distance. Il généralise sans voir le manque de l'articulation. Dès cette période il y a une sorte de fusion des espaces : buccal, tactile, visuel.

 

L'intention de l'action apparaît lorsqu'il veut retrouver un jouet personnel caché derrière un écran, il enlève l'écran.

 

Puis l'action se diversifie sur les objets, les distances, les anticipations. Il lancera les objets en changeant de points de départ et en prévoyant des points de chute ou en sens contraire il les attirera à lui au moyen d'un bâton, d'une corde ou d'un tapis. Dans ce dernier cas, le tâtonnement ne joue que sur le moyen (tapis) et non sur la situation d'ensemble qui est comprise.

 

Au cours de la deuxième année il arrive à intérioriser ses tâtonnements sans avoir besoin de les reproduire matériellement. Dépassant l'intelligence sensori-motrice il commence à se servir de sa représentation imagée. Il devient capable d'une imitation différée après la disparition du modèle (geste, mouvement, action) et à la même époque apparaît le jeu symbolique (faire semblant de dormir alors qu'il est éveillé).

 

Notons que ces divers progrès se font en passant par des niveaux de maturation, de perception, de circuits complexes successifs. Enfant couché, assis, debout dans le parc, marchant, grimpant sur une chaise, dans l'escalier, constituent autant d'étapes où les schèmes antérieurs doivent s'assurer à nouveau en habitudes par de nouveaux tâtonnements. La zone d'action grandit à chaque fois et l'enfant structure l'espace à la mesure de ses mouvements en aboutissant enfin à la notion d'objet, à sa conservation qui permet des opérations mentales plus élaborées.

 

*

 

Puisons maintenant chez Wallon la liaison entre l'acte et l'effet.

 

Après avoir comparé les réactions sensori-motrices de l'enfant aux premiers mois à celle des animaux, il en arrive à la partie intentionnelle où la prévision, le feed-back entrent en jeu entraînés par toute la partie affective de l'individu.

 

« Ce qui est essentiel, c'est que l'acte ait accompli son cycle et que l'attente ait trouvé son objet. Une impression pénible, une souffrance peut, aussi bien qu'un plaisir la combler, lui donner une signification importante. Elle peut être l'indice de ce que nous cherchons ou de ce que nous voulons éviter. A ce titre, elle est même souvent guettée. Elle est intégrée à beaucoup de nos actions comme un stimulant, comme un avertissement, comme un ingrédient nécessaire et habituel, dont nous prend parfois le besoin de vérifier à tout prix l'existence. La souffrance est un effet parmi beaucoup d'autres sur lesquels notre activité se règle et qui servent à en fixer les résultats ».

 

EVOLUTION PSYCHOLOGIQUE DE L'ENFANT page .55

 

La règle du renforcement trouvée par Skinner va dans le même sens.

 

LE TATONNEMENT EXPERIMENTAL DE FREINET

 

Sans doute imprégné par les considérations précédentes et enrichi par son intuition personnelle Freinet a lancé l'idée du TATONNEMENT EXPERIMENTAL en s'appuyant sur le « bon sens ».

 

Tout d'abord il a vu là un remède aux défauts de l'enseignement magistral traditionnel et comme Rousseau il a voulu mettre l'enfant au contact de la nature et du monde, avec cette différence majeure, c'est qu'au lieu d'abandonner l'enfant à un laisser-faire anarchique, il lui donne une technique d'investigation et de réflexion : le tâtonnement Expérimental.

 

Au passage il critique le « renforcement » de Skinner qu'il considère comme un ersatz de l'acte réussi et il a raison car le système appliqué dans la machine à enseigner devient mécanique.

 

A première vue le frayage continu et linéaire du Tâtonnement Expérimental s'apparente à l'idée de Skinner, avec d'abord choix entre plusieurs solutions puis montée étape par étape vers une maîtrise plus grande de l'objet étudié. La supériorité du Tâtonnement Expérimental vient du fait que pour Freinet, l'homme, l'enfant, ne copient pas un tâtonnement, ils le construisent.

 

Il pense même que le Tâtonnement Expérimental contribue à édifier toute l'intelligence de l'individu et assure que les différences qui existent ne proviennent que de la sensibilité et de la perméabilité à l'expérience. Au cours de sa démonstration il laisse trop de côté l'affectivité et attribue les différentes vitesses d'acquisition à l'intuition. Il ne tient pas compte non plus des phénomènes de maturation pour fixer les étapes du raisonnement.

 

Enfin le frayage rectiligne ne donne aucun aperçu de toutes les opérations complexes qui accompagnent la formation de la pensée. A son sens elles sont sans doute contenues en bloc dans une poussée vitale valable pour tous et que nous allons essayer d'expliquer :

 

Freinet voit la continuité du comportement de l'individu dans une « chaîne personnelle » : (rôle du système nerveux central qui coordonne, structure, relie les excitations externes aux pulsions internes et lui permet une conduite. Il voit dans la dualité excitation-inhibition « le besoin de puissance au service de l'universel instinct de vie ».

 

On pourrait schématiser les deux sens opposés de cette activité sous la forme d'une courbe à deux pentes :

 

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Le terme expérimental est ambigu. Est-ce le tâtonnement intellectuel logique avec le développement de la pensée ou le tâtonnement scientifique avec hypothèse et contrôle ? Difficile de se prononcer.

 

Le Tâtonnement Expérimental semble s'inscrire dans le mouvement de la philosophie moderne qu'on pourrait résumer ainsi : il n'existe pas de vérité absolue qui contrôle tout, ce sont seulement les faits observés et expérimentés qui font reculer les limites de la vérité d'une époque en la précisant, en l'ajustant.

 

Cette vue globale, voisine de la psychologie de la forme considère l'individu dans sa totalité. En cas de difficulté Freinet a recours à l'instinct qui venu des profondeurs de l'être le rééquilibre en lui apportant toujours une valeur positive de puissance.

 

Freinet critique le béhaviorisme qui ne table que sur les réponses observables, la psychologie introspective pour l'absence de contrôle, et la psychologie scientifique parce que trop atomisée, trop sectorielle.

 

Freinet affirme que le Tâtonnement Expérimental permet la volonté, l'intention libre de faire une chose bonne, il ne croit pas à la valeur d'un acte déterminé par un stimulus provoqué ou par une réaction de l'inconscient. Comme dans une démarche scientifique il prévoit les phases suivantes : inventaire, délibération, choix et enfin réalisation.

 

*

 

Après ce tour d'horizon rapide marqué de quelques réserves sur le Tâtonnement Expé­rimental on peut donc rester perplexe sur sa valeur de vérité et sur son universalité, cependant il existe, on l'utilise et on en vit : il faut donc en tenir compte et si nos connaissances ne sont pas suffisantes pour se prononcer clairement sur le fonds rien n'empêche d'étudier les conditions de son développement.

 

EXEMPLE DE TATONNEMENT ADULTE

 

Et comme transition voici un exemple réel et vécu.

- J. viens-tu au congrès Freinet ? Moi j'y vais !

 

L'annonce de cette nouvelle tombe dans la quiétude d'une veillée d'hiver. La proposition vient de moi. L'objet : retrouver des camarades que l'on n'a pas revus depuis un temps long est toujours un événement. J'ai l'impression d'avoir provoqué une mini-explosion, que je représente par un croquis plus bas.

 

La rumination dure plusieurs semaines, c'est une sorte de tâtonnement mesurant les pulsions, les arguments intellectuels, les conditions matérielles. Nous sommes très loin de l'escalier de Freinet. En réalité la pensée tourne autour d'un centre en donnant à chaque secteur des valeurs de plaisir de réalisation ou de crainte et d'inhibition et dans ce halo plus ou moins confus où les feed-back sont légion on sent peu à peu une partie positive émerger qui emporte la décision.

 

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CONDITIONS DU TATONNEMENT

 

On peut dire en gros que le champ total de la conscience se présente sous deux aspects :

l) Une structure perceptive et intellectuelle minutieusement décrite par Piaget.

2) Une structure dynamique et affective à laquelle la théorie freudienne accorde beaucoup d'importance.

Notons les nombreuses passerelles entre les deux.

Spitz soutient que la perception du jeune enfant est l'intervention de l'émotion. D'autre part la situation socio-économique joue sur l'enfant à travers la mère, les parents, l'école.

 

Essayons de voir tout ce qui intervient dans la qualité du tâtonnement sur un petit tableau que j'avais établi avant la discussion du Projet d'Education Populaire.

 

a)                  Eléments externes : le milieu, la société, les parents

favorisants :             famille normale, société aidante, milieu aisé, objets et situations à la mesure de la motricité et de la perception en quantité suffisante ;

inhibants : déséquilibre familial, misère, milieu stérile, vide, hospitalisme

b) Eléments internes

favorisants : équilibre émotif, la santé, la force physique et nerveuse, la réussite rapide, la joie, l'activité

inhibants : la grande émotion ou l'absence d'émotion, la rumination, l'hérédité, la contrainte, certains stades : l'œdipe, la puberté, l'accès à la situation d'adulte, la vieillesse.

 

Le caractère a une certaine importance car le tâtonnement demande une mobilisation de l'intelligence aussi complète que possible.

1) les actifs tâtonnent avec efficacité, ils sont perméables

2) les émotifs ont besoin d'être guidés, soutenus car la multiplicité et la force de leurs impressions perturbent leur logique. Freinet les trouvent sensibles à l'expérience

3) sans reprendre la classification de Le Senne on peut dire que les non-actifs et les non-émotifs montrent peu de ressources dans le tâtonnement. Freinet dirait qu'ils sont peu sensibles et peu perméables, il faut valoriser les seules directions qu'ils peuvent suivre.

 

La forme d'intelligence a également son importance et elle n'est pas forcément déterminée par la situation économique.

 

On peut distinguer :

a) l'intelligence concrète qui réussit dans le tâtonnement perceptif musculaire, tactile, visuel, auditif.

b) l'intelligence imaginative tâtonne avec les images, les évocations de sentiments, joue avec le subconscient.

c) l'intelligence verbo-conceptuelle qui tâtonne dans l'abstrait, qui échafaude des hypothèses dont les mots deviennent le substitut de l'expérience concrète. En principe les chefs appartiennent souvent à cette dernière catégorie.

 

L'ACTE REUSSI DANS LE TATONNEMENT (à relier avec la 2de partie, p. 38...)

 

Réussir : combien de magie dans ce mot !

 

Jouir d'une situation meilleure que la précédente, être plus intelligent, plus instruit, plus riche, être sorti d'une difficulté, d'un péril.

 

Qui l'apprécie ?             Soi-même ! Attention au narcissisme !

Les autres ! Objectivité tempérée ! Que désirent-ils obtenir de vous ?

Veulent-ils vous aider ou vous abaisser ? La chose qui paraissait simple au départ devient confuse.

 

*

 

L’Acte réussi étant le moteur du Tâtonnement Expérimental examinons ses diverses utilisations dans la société.

 

D'abord ne pas échouer.

La Fontaine nous offre de nombreux exemples, modèles ou recettes où les animaux, images des hommes, se débrouillent en tenant plus à la réussite qu'à la morale. Le bonhomme construit ainsi pour ses semblables un garde-fou en séparant de la sorte les choses à faire des choses à éviter pour les soustraire aux expériences malheureuses. Est-ce dans l'esprit freinétique ? Non ! Et pourtant certains réussissent de cette manière.

 

Nous avons aussi les illusionnistes de la réussite, avec les manipulateurs du narcissisme qui vont de la presse du cœur aux orateurs politiques en passant par les réclames, ou les conseils techniques de Ménie Grégoire et de Mme Soleil.

 

La radiesthésie aide à découvrir les éléments de la réussite mais est-ce bien sûr ?

 

La croyance, la prière recommandée par l'église préparent selon elle la réussite dans l'avenir et dans l'au-delà. Remarquons en passant, qu'actuellement, le divorce, l'avortement et le mariage des prêtres l'oblige à régler son tir beaucoup plus près. Là elle tâtonne avec le dogme. Est-ce permis ? La réussite de l'église, celle des fidèles et celle des prêtres sont des choses fort différentes.

 

En général, l'institution, la société, la profession sélectionnent l'acte réussi par examen, concours ou autre chose face à l'échec des autres. Elles donnent à l'intéressé le moyen de gagner plus d'argent tout en diminuant sa valeur d'homme de diverses façons :

 

a) Il devient chef et empêche les rivaux d'accéder à sa place.

b) Il devient grand patron et exploite le travail des autres.

c) Il utilise des habiletés commerciales plus rusées qu'honnêtes.

d) Enfin au bout du rouleau, les vols réussis, provoquent la considération des malfaiteurs et forment les chefs de bandes.

 

Dans la carrière artistique, il y a ceux qui vendent et ceux qui ne vendent pas. Il faut distinguer la réussite du peintre, celle du marchand et celle du client avec un élément commun : l'argent. S'il est facteur de réussite est-il facteur de création au moment où l'originalité est en prise avec la mode, avec la réclame, avec le snobisme, avec la spéculation ? Combien d'artistes ont échoué après une œuvre réussie !

 

Nous sommes sortis du niveau enfant, néanmoins certaines réussites enfantines préparent des conduites d'adultes. Il y a donc lieu d'être attentif sur leur nature.

 

La réussite en parcelles pratiquée par Skinner fait penser aux carottes découpées en rondelles ou aux morceaux de sucre des chevaux de courses. Là tout est bien canalisé, aucun danger de déviation, Freinet la rejette tout de même car il trouve que c'est plutôt du dressage que de l'éducation.

 

Pour éviter l'esprit de compétition, Freinet a créé les brevets où l'enfant progresse en se comparant à lui-même.

 

La difficulté commence au moment où l'enfant dirige ses forces d'une part sur l'obstacle à franchir et d'autre part sur les camarades à dépasser, ou à atteindre tout au moins. C'est la partie délicate laissant parfois déceptions et découragements, parfois aussi ouvertures et déblocages. On ne peut l'éviter, et puis cette lutte existe bien dans la vie, il faut donc y passer. L'art consiste à éviter l'âpreté pour conserver le maximum de dynamisme à chacun.

 

Et puis quel est le meilleur moment d'intégration ?

- celui de l'effort pour vaincre l'obstacle, l'être en garde tout son sens actif

- ou celui du succès de la réussite, l'être peut s'endormir sur ses lauriers.

Rappelons-nous la citation de Wallon à la page 2.

 

La question est complexe car la pédagogie Freinet n'a rien d'un évangile.

Au risque de paraître réactionnaire et traditionnel, je mettrai l'accent sur l'effort, pas l'effort masochiste qui use et diminue mais l'effort enthousiaste qui dynamise et grandit.

 

Et d'ailleurs lorsque Freinet a vu un travail dans l'activité ludique de l'enfant, n'était-ce pas son intention de laisser de côté la facilité béate et gratuite pour aller vers une action difficile, voulue, ayant un but ? Toute sa vie est un exemple continu de luttes contre l'inertie, l'indifférence, l'injustice, l'opposition sociale, administrative, nationale y compris les risques multiples encourus pour son métier, pour son idéal et pour sa vie.

 

« Ceux qui vivent ce sont ceux qui luttent ».

 

ASPECT SOCIAL DU TATONNEMENT : LA SEXUALITE

 

M. Barré (cf. « Tâtonnement Expérimental et pédagogie de la réussite »), parait comparer l'orgasme à un acte réussi. Est-ce bien sûr ? Cette réaction apparaît généralement dans l'accouplement normal, dans le viol, dans les habitudes solitaires ou particulières. Est-ce un acte réussi ou seulement abouti ? C'est fort subtil !

 

La sexualité est un domaine très important du tâtonnement et débouche sur des situations fort diverses depuis l'accord, l'harmonie du couple jusqu'aux situations exacerbées. Le simple fait d'en parler découvre de la dynamite.

Que l'on examine les attitudes de l'individu ou de la société il faut reconnaître que l'on a fait des progrès en France depuis le tome II de Psychologie Sensible. Au lieu de fuir le problème, on l'a pris de face, les tabous ont reculé et depuis quinze ans l'attitude des parents et des enfants a changé. Les tâtonnements au lieu d'être conditionnés par la peur, la culpabilité deviennent plus rationnels, plus réfléchis. Combien de films anciens paraissent maintenant mièvres, dépassés ou ridicules !

 

Les difficultés ne sont pourtant pas toutes résolues. Pour accrocher, les films sexy doivent injecter beaucoup de violence : encore un aspect à démythifier. Malgré le vote à 18 ans, l'homme n'acquière une autonomie valable que vers 20 ans. Jusque-là et même après pour certains on souhaite un tâtonnement socialement protégé.

 

Comment faire ? Des pays monstrueux tels la Chine, l'Inde tâtonnent collectivement derrière les grilles de règlements draconiens. Peut-on même parler de tâtonnement au sens où nous l'entendons quand l'état impose à chacun l'implacable loi de survie de la nation ? La réussite collective en ce domaine comme ailleurs paraît se confondre avec une volonté de domination.

 

Revenons à nos jeunes.

L'explicitation scientifique utile est généralement admise. Le tâtonnement verbal avance également, pour le tâtonnement physique il y a encore un os. Comment le pratiquer, à quel âge, sous quelle forme ? Autant de questions à résoudre par les camarades de l'I.C.E.M. qui ne trouveront de solutions durables qu'avec la collaboration des parents en avançant à leur rythme.

 

LE TATONNEMENT SOCIAL

 

Le tâtonnement social existe au même titre que le tâtonnement individuel, il est plus difficile à déceler à cause de la multiplicité des circuits qui empêchent de le suivre pas à pas, on note seulement des étapes moyennes.

 

Le cas de la paire ou du couple :

 

Tout comme pour l'individu seul, l'intellectuel et l'affectif se côtoient, ce dernier dynamise ou inhibe mais les interférences d'un sujet à l'autre grandissent ou atténuent les effets. Chacun se fait une image de l'autre, puis l'image que l'autre paraît avoir de lui et ainsi de suite comme deux miroirs parallèles se renvoient des figures compte tenu tout de même que chaque va-et-vient modifie l'image précédente et qu'un processus commun mais différent se développe dans chacune des pensées particulières.

 

Si l'on a l'habitude de vivre ensemble, après une exploration générale de début, des habitudes se créent, atténuent l'acuité perceptive, économisent l'effort de réflexion, beaucoup d'activités se règlent d'un accord tacite. Le jeu des va-et-vient se réactive dès qu'il y a conflit d'aspiration, d'intérêt, de situation. Le tâtonnement joue à plein avant de prendre la décision qui peut être soit une rupture, soit une entente, soit une soumission.

 

Les problèmes du couple passent par ces diverses phases avec en plus la sexualité où là, le tâtonnement doit tenir compte d'un autre élément majeur : le désir.

 

A l'école :

 

C'est après la famille, le premier atelier de socialisation.

 

A l'école traditionnelle, la classe se déroule sur le mode dominant-dominé avec un tâtonnement très limité. Remarquons en passant que le dominant n'est pas toujours le maître et s'il y a conflit le tâtonnement n'est pas suffisant pour tempérer les excès de la relation et l'on débouche donc sur la rupture ou la soumission.

 

Dans la cour par contre les lois du groupe s'instaurent. Il y a ceux qui se sentent acceptés dans un groupe et tâtonnent avec plus ou moins d'aisance et ceux qui se sentent rejetés, inhibés : ils n'osent pas tenter l'effort de relation, ils ruminent et stagnent dans un coin. On pourrait examiner le cas du leader comme limiteur du tâtonnement, celui du déviant comme forcené du tâtonnement, et celui des suiveurs qui aiment être dirigés et acceptent qu'on limite leur initiative. En général les enfants se plaisent dans cette ambiance si les échanges sont rapides, renouvelés et multiples.

 

A l'Ecole Moderne, on observe une liberté de relation dans la classe, différente de celle de la cour de récréation. Chaque équipe se constitue par affinité pour accomplir une tâche choisie et définie où l'esprit d'entraide remplace celui de dominance. Là, le tâtonnement devrait jouer normalement pour chacun.

 

La famille :

 

Le modèle ancien du pater familias n'existe plus guère.

Le modèle actuel s'affranchit des contraintes religieuses ancestrales, sociales même et fait reculer les tabous. Une plus grande liberté s'est établie. On pourrait croire que le tâtonnement joue à plein. Pas forcément.

 

A la faveur d'un égoïsme, d'une inertie, d'une démission parentales, tout en gardant des moments d'affection, une sorte de laisser-aller s'instaure moins favorable à l'activité réfléchie qu'à celle de caprice. Chacun retient dans l'image de l'autre ce qui favorise son plaisir avec une vague idée d'abandon et l'on est tout étonné de voir apparaître des pulsions violentes qui empêchent tout tâtonnement.

 

Le meilleur équilibre de la famille semble donc garanti par une règle à la fois simple et difficile : permettre et savoir tâtonner au maximum.

 

Le tâtonnement social adulte :

 

a) L'homme dans la production.

L'ouvrier est pris dans un système où il doit vendre sa force de travail pour vivre tout comme le contremaître.

L'O.S. qui doit rendre tant de pièces à l'heure, doit éliminer toute distraction, toute réflexion de sa pensée qui risquerait de diminuer la cadence. Dès qu'il est formé professionnellement, il doit tendre ses forces au maximum pour aller plus vite.

 

Il est dirigé par des chefs plus armés techniquement et intellectuellement, humains dans la mesure seulement où le rendement n'en souffre pas.

 

Le tâtonnement paraît donc fort limité entre les deux groupes soumis à des techniques savantes de pression et de contrôle.

 

b) L'activité de loisir.

Là, l'homme retrouve une certaine indépendance, une liberté d'agir dans la mesure de ses moyens, des possibilités de se lier, de choisir des sociétés, de s'organiser. Le tâtonnement joue un peu comme dans la cour de récréation limité tout de même par les phénomènes de dynamique de groupe. Attention aussi à l'influence des mass media qui déforment et la perception et le raisonnement.

 

Dans cette perspective, Freinet connaissant bien la théorie marxiste du travail aliéné, fut le premier à montrer et à justifier la valeur du travail choisi. Dépassant les méthodes dites de jeu, intuitives et actives, sans tomber dans la manière libertaire de Rousseau imprégnée du mythe non-directif, il est allé vers la tâche comportant un intérêt, un choix, une initiative, une responsabilité et un souci d'aboutissement dans un cadre largement humain. Avoir vu là la source d'un tâtonnement inégalable est une des grandes richesses apportées par Freinet à la pédagogie de l'apprentissage.

 

C'est en cela qu'il se distingue de Decroly, Dewey, Cousinet et autres tout en ayant fait une partie de chemin avec eux.

 

Fin de la vie

 

L 'homme à la retraite devrait jouir de toutes les possibilités de tâtonnement. Il n'en est rien.

Combien de retraités de l'enseignement qui ne comprennent la vie qu'en donnant des leçons ?

Combien essaient de remplir les vides par des activités engourdissantes : café, ménage, sclérose des habitudes mêmes les rituelles sorties auto, sans oublier la télé.

Heureusement beaucoup d'autres s'orientent vers des activités tâtonnantes : jardin, art, commerce, politique, philosophie, etc.

 

Le tâtonnement est un long entraînement qu'il ne faut jamais lâcher, sinon on risque de tomber dans la rumination où l'être tourne en rond comme l'écureuil dans une cage.

 

Même plus tard dans la vie, le tâtonnement peut prendre la forme d'une lutte tenace devant une grosse difficulté : des grands parents obligés d'élever leurs petits enfants, rivalité pour un poste politique ou l'acquisition d'une propriété et brusquement la chute de l'obstacle enlève le sens de la vie aux intéressés qui retrouvent alors leur rumination.

 

Au congrès

 

J'ai connu des congrès où l'on suivait des vedettes que l'on copiait un peu d'ailleurs, d'autres où l'on s'ennuyait, où les à-côtés de la pédagogie avaient beaucoup d'importance.

 

A Clermont rien de tout cela, la formule des modules permet un choix énorme de points de chute pour tous les camarades. Moi-même n'appartenant à aucun module j'ai pu assister à une douzaine de réunions où je prenais part si cela me convenait y compris les réunions sur le Tâtonnement Expérimental.

 

On tâtonnait pour choisir, pour s'orienter, pour comparer, participer. Dans chaque salle presque tous les présents écoutaient, questionnaient, répondaient. Beaucoup d'actifs, peu de passifs. Une pointe de passion contre la répression et pour la politique.

 

Bref, dans ce vaste congrès beaucoup de gens tâtonnaient et s'il faut porter un jugement, je pencherais pour la réussite.

 

L'ASPECT PHYSIOLOGIQUE ET BIOLOGIQUE

 

J'en arrive au dernier point de mon étude, qui est le plus court à cause de mon ignorance. Je me borne à citer quelques approches intéressantes des 25 dernières années :

 

-Précisions plus grandes dans les réactions chimiques des synapses ;

-Les travaux multiples sur les fonctions de l'hypophyse, de l'hypothalamus, des autres glandes avec leurs répercussions sur les facultés de perception, de compréhension, de décision ;

-Une distinction de plus en plus subtile entre l'inné et l'acquis. On a parlé de gènes à l'animal, à l'humain le caractère de dominant ou de dominé. Nous venons de lire le compte rendu de travaux cités par C. Poslaniec sur le plaisir et la punition ;

-L'électricité pénètre les opacités du cerveau.

Electrodes aux extrémités d'un seul neurone avec découverte de potentialités, puis de courants avec les autres neurones qu'on arrive à localiser, à mesurer, à visualiser, par les diverses encéphalographies ;

-Citons le récent scanner qui par le croisement des rayons X arrive il produire des coupes colorées du cerveau ;

-L'action du soma sur le psychisme et vice versa se précise par des techniques spécialisées ;

-Et l'inconscient, quelles sont ses limites ? On mesure maintenant l'activité du cerveau au repos, du cerveau rêvant, du cerveau éveillé, les moments d'émotion intense ou d'indifférence, les moments d'authenticité, de déséquilibre. Quel progrès et pourtant on est loin encore de connaître le contenu !

-La chirurgie du cerveau a atteint un progrès inouï, on opère l'hypophyse, on arrive à vivre avec un lobe de cerveau en moins.

 

P.S. : On aurait pu ajouter d'autres chapitres à cette recherche : la philosophie, la linguistique, la cybernétique, l'éthologie morale et animale etc. à quoi bon se disperser, concentrons-nous d'abord pour obtenir une efficacité.

 

CONCLUSION

 

Dans le tâtonnement social je n'ai pas mentionné l'Institution car cette application va en sens inverse d'une progression naturelle, ordinairement. On veut plaquer en tous lieux et pour toute population un modèle qui ne réussit déjà pas dans son pays d'origine : exemple : l'école traditionnelle française conçue en 1887 puis transportée dans les pays aussi différents que l'Afrique ou l'Amérique du sud avec comme idéal privilégié le fonctionnaire à col blanc de 1976 sans tenir compte des besoins primordiaux de ces populations.

 

Même en ce qui concerne notre milieu, les Techniques Freinet ne peuvent s'appliquer de la même manière dans une école de village et dans une école-caserne, et là l'importation institutionnelle vient du village pour aller vers la ville. Le jour où l'on rendra le texte libre obligatoire dans toutes les classes, la pédagogie Freinet sera fichue. On l'a bien vu pour les classes de transition lancées sur des modèles pris chez nous.

 

Le Tâtonnement Expérimental de Freinet bien que flou dans ses limites et sa définition a quelque chose de beaucoup plus profond, il part des besoins de l'enfant pour le faire tâtonner dans son milieu actuel et par « besoins de l'enfant », il faut entendre besoins authentiques en harmonie avec ceux des adultes qui l'entourent. Cela pose donc le problème politique de satisfaire les besoins du plus grand nombre, d'où la conséquence : pratiquer la pédagogie demandée par une société arrivée à un stade donné en lui donnant les institutions correspondantes.

 

Et pour pratiquer cette pédagogie, le Tâtonnement Expérimental paraît être un outil solide en vue d'aborder l'inconnu du présent et celui de l'avenir. La Chine en renvoyant ses lettrés travailler chez les paysans peut paraître retardataire, n'empêche qu'avec cette conception tout le monde tâtonne.

 

Essayons du raisonnable.

 

Le Tâtonnement Expérimental paraît utilisable et exportable en tous lieux, cependant une remise en question perpétuelle des objets, des méthodes, des institutions nous conduirait à une agitation aussi vaine que la stagnation. Admettons donc comme pour les sciences une progression par bonds avec des zones de stabilité correspondant aux nécessités d'un moment. On peut voir ainsi les marches de l'escalier de Freinet gravir les étapes de la connaissance du monde.

 

Par-delà l'inconscient individuel et social, nous aurions avec le Tâtonnement Expérimental une base générale d'enrichissement comparable à celle du travail libre défini par le marxisme.

 

H. VRILLON

 

Le tâtonnement expérimental des groupes sociaux

 

Roger FAVRY

 

Cette recherche est volontairement en suspens. Si vous avez des remarques à formuler faites-les par écrit. Si vous jugez bon ici ou là de faire un débat sur ce problème je vous demande de l'enregistrer sur cassette, de me communiquer cette dernière que je vous renverrai après dépouillement. La seconde esquisse devrait aborder des notions comme information et pouvoir, les techniques douces de la révolution, la non-violence, entropie et tâtonnement des groupes. Tout ceci pour dire que ce n'est qu'un début d'une part mais que d'autre part sauf imprévu je ne souhaite pas- donner à cette étude une ampleur trop grande : cette première esquisse comporte douze pages. A priori mais j'ai peut-être tort l'essentiel doit pouvoir être dit en 36 ou 48 pages. Il est évident que tous les camarades qui m'auront aidé seront cités dans la plaquette définitive avec mention de leur apport.

 

Roger FAVRY

2 rue H. Poincaré

82000 Montauban

Module de recherche

« Tâtonnement expérimental des groupes »

 

 

*

 

Dans sa 17e loi de « l'Expérience tâtonnée » (1948 réédité en 1976 supplément au numéro 12 de l'Educateur du 20 avril) Freinet écrit : « Dans sa recherche obstinée de la puissance, l'individu qui ne peut victorieusement affronter la vie, utilise systématiquement la brèche ouverte par une tendance évoluant en règle de vie ». etc. Cette notion de « puissance » revient fréquemment sous sa plume (le potentiel de vie tend à) « acquérir un maximum de puissance, à s'épanouir et à se transmettre à d'autres êtres qui en seront le prolongement » (1ère loi), « besoin de puissance au service de l'exaltation de la vie » (2ème loi) « appel de puissance » (5ème  loi), « sentiment de puissance et de triomphe » (8ème loi), 11ème loi, 12ème loi, « L'individu veut acquérir le maximum de puissance... avec un minimum de dépense d'énergie » (13ème loi, loi de l'économie).

 

QUE PEUT SIGNIFIER CETTE NOTION DE PUISSANCE ?

 

·         L'être humain naît à la conscience, machine cybernétique réfléchissant à sa propre existence, à sa propre programmation, à sa liberté d'initiative, à sa finalité. Son existence le satisfait profondément, notamment s'il se rend compte qu'il est aussi bien pourvu que les machines cybernétiques, les autres hommes, qui l'entourent. Il cherche donc à la poursuivre, à lui donner des prolongements ; la machine cybernétique se rend compte alors que sa finalité est précisément là, se prolonger le plus possible.Toutes les capacités vont alors s'orienter vers ce but.

 

Ce n'est pas toujours possible. D'autres machines cybernétiques - notamment en groupant leurs capacités - peuvent empêcher cette machine individuelle de remplir son projet comme elle l'entend. Le projet est entravé mais il existe potentiellement. Il existe mais il ne sera peut-être jamais exécuté. Selon les époques on a appelé ces machines « esclaves », « misérables » ou « prolétaires ».

 

Pour les autres le programme sera plus ou moins bien rempli. Les hommes verront une ou plusieurs possibilités de se prolonger : les enfants, une maison, une œuvre d'art que l'on crée, une invention que l'on met au point, l'action politique ou militaire, la gloire, le souci de rester dans la mémoire des hommes. Une aspiration à l'immortalité plus ou moins nette selon les époques. Ainsi une tradition constante occidentale, tradition qui remonte à l'Antiquité et fleurit à la Renaissance, veut que le poète immortalise ceux qu'il chante. Sans doute s'immortalise-t-il au passage... La notion n'est pas caduque, surtout quand on la présente comme scandaleuse : « Il est inadmissible qu'un homme laisse une trace de son passage sur cette terre » écrit André Breton qui a pourtant bien œuvré pour son propre compte et laisser cette trace qu'il dénie aux autres.

 

Cette tendance à se prolonger peut prendre des formes extrêmes : la véritable immortalité, le véritable prolongement ne peuvent être promis que par les croyances religieuses. Aussi canalise-t-on les énergies en fonction de ce but ; aussi les saints et les chrétiens fervents peuvent-ils espérer gagner sur plusieurs tableaux à la fois : dans la mémoire des hommes et dans la gloire de Dieu ? Tout orgueil mis à part, qui peut nier la force de cette double motivation chez les fondateurs d'ordres religieux que l'Eglise honore fréquemment et plaçait, il y a peu encore, sur ses autels ?

 

LA PUISSANCE ET LE PLAISIR

 

Mais la machine cybernétique humaine est programmée d'une manière telle qu'elle cherche constamment son plaisir. Elle peut fonctionner sans plaisir mais il faut alors l'y contraindre. La tendance à se prolonger lui procure du plaisir comme le fait de se savoir humainement limitée par la mort, le lui enlève. D'où évidemment les différentes manières de tourner la mort, en se prolongeant sous d'autres formes, en la trompant. Construire sa maison pour la faire durer au-delà de sa propre vie humaine, construire de ses mains un objet qui durera plus longtemps que soi produit un plaisir spécifique. Certains objets, certains bâtiments excèdent les possibilités d'un seul homme et naturellement c'est un groupe d'hommes qui vont se lancer dans une entreprise dont la gloire - même anonyme - retombera Sur chacun d'eux : « On ne le sait pas, mais moi, j'ai participé à telle entreprise, et j'en suis fier ».

 

La pensée du Moyen Age, semble-t-il assez méprisante à l'égard du travail manuel, ne voyait une possibilité de plaisir, de « concupiscence » que dans trois ordres d'activités : l'amour, la connaissance, le pouvoir. Il fallait pratiquer l'une et l'autre de ses activités avec modération sous peine d'oublier Dieu, en s'y consacrant exagérément. Le plaisir excessif pris dans l'amour, la connaissance ou le pouvoir risquait de compromettre le prolongement absolu, l'immortalité en Dieu ?

 

En effet ces trois activités illustrent bien la notion de puissance car avant d'être des activités, elles sont des pulsions, des désirs : désir de l'amour, désir du savoir, désir du pouvoir. Dans l'ordre de l'activité humaine elles ont la même prééminence, la même exigence. Mais l'une ou l'autre peut l'emporter et au besoin même réduire l'activité d'une des deux pulsions voisines ou même les deux à la fois. Comme ces pulsions peuvent entrer en concurrence avec l'immortalité en Dieu il arrive qu'il faille sacrifier les trois pulsions à la fois pour mieux assurer l'objectif ultime. Pendant des siècles l'Eglise proposa ce modèle inaccessible à ses fidèles, glorifiant ceux qui s'en rapprochaient. On conçoit que peu y parvinrent puisque cela supposait l'anéantissement des trois plaisirs concupiscents, immédiatement sensibles, au profit du plaisir ultime et accessible après la mort de l'immortalité en Dieu.

 

CHAMP D'ACTION DE LA PUISSANCE

 

On voit donc se dessiner une sorte de champ d'action, assez fortement hiérarchisé :

 

·         se prolonger dans l'immortalité divine

·         prendre du plaisir dans l'amour le savoir le pouvoir

·         se prolonger dans une création. immortalité humaine

·         pourvoir aux besoins essentiels : manger - boire - dormir - déféquer.

 

C'est volontairement que cette étude prend le contre-pied des idées reçues actuelles ; car il est évident que sous l'action notamment du freudisme, l'amour fait partie des besoins essentiels ; que sous l'action du matérialisme dialectique le pouvoir est autre chose qu'un plaisir ? que sous l'action enfin de notre activité scientifique le savoir va bien au-delà du plaisir. Par ailleurs nous avons appris à dissocier dans l'amour : le plaisir et la reproduction, et nous savons désormais par les moyens contraceptifs privilégier le premier aux dépens de la seconde.

 

D'où la rectification qui s'impose pour mieux adapter ce champ d'action à nos préoccupations :

·         (se prolonger dans l'immortalité divine) ;

·         se prolonger dans       l'amour : reproduction           plaisir sexuel

le savoir : science plaisir d'apprendre

le pouvoir : institutions plaisir de commander

·         se prolonger dans une création concrète : travail matériel incluant une part de savoir plus ou moins importante - plaisir de créer ;

·         survivre avant de se prolonger : pourvoir aux besoins essentiels manger - boire dormir - déféquer - faire l'amour.

 

Pour avancer dans la réflexion, capter la bienveillance du lecteur, il ne faut retenir que les notions sur lesquelles un accord est possible ; aussi se prolonger dans l'immortalité divine est-il mis entre parenthèses car il se peut que ce prolongement soit absolument fictif, un produit de l'imagination.

 

Mais la bienveillance elle-même, ce mouvement vers l'autre, si nous essayons de l'intégrer dans ce champ d'action, nous voyons que nous avons de la peine à le faire ; elle semble appartenir à la fois à l'ordre de l'amour (sans composante sexuelle, l'agapè des Grecs) et à celui du savoir, (plaisir d'échanger). En fait nous sommes déjà dans le sujet lui-même avec l'idée de faire du bien pour qu'on m'en fasse, d'un échange de bons procé­dés, indispensable à la survie des groupes sociaux.

 

LA VOLONTE DE PUISSANCE INDIVIDUELLE ET LE GROUPE

 

C'est avec ce faisceau d'aspirations aux immortalités et aux plaisirs que l'individu évolue dans les groupes sociaux qu'il fréquente pour les satisfaire. La cohésion sociale n'a pas d'autre motif. Il faut des intérêts puissants pour que la machine cybernétique humaine rejoigne ses semblables ; si elle pouvait les satisfaire seule elle éviterait cette rencontre de machines cybernétiques programmées différemment, dont elle ne partage pas exactement le même langage et dont la fréquentation va exiger d'elle de longs, fréquents et pénibles ajustements.

 

Mais la simple survie de la machine cybernétique en dépend : elle ne peut prétendre trouver seule sa nourriture, sa boisson, trouver un endroit pour s'abriter et dormir, et enfin rencontrer une autre machine cybernétique pour assouvir un besoin de tendresse. Ce besoin de tendresse et d'affection, cette soif d'être reconnu pour soi, étant bien proche quand on y regarde bien de la bienveillance du paragraphe précédent.

 

Mais le groupe des machines cybernétiques humaines ne peut garantir la survie à chacune d'elles qu'au prix d'une cohésion élémentaire ; et si les aspirations aux immortalités, aux plaisirs et aux besoins sont constamment contrecarrées, la révolte saisit chacune des machines humaines : mieux vaut à tout prendre la solitude ! Mieux vaut la révolte surtout - puisque la solitude est impossible et la tentative de recréer un autre groupe plus satisfaisant et dont on espère, dont chaque machine cybernétique espère qu'il garantira le plus possible la réalisation de sa triple aspiration.

 

Mais la satisfaction totale reste de l'utopie. Il faut donc que quelque part, soit chez une machine cybernétique, soit dans un groupe de machines s'impose l'idée d'une clarification des aspirations à satisfaire. Depuis longtemps déjà cette clarification est faite. La hiérarchie est la suivante :

·         d'abord satisfaire les besoins fondamentaux : les pays développés y ont pratiquement pourvu pour leur propre compte, mais les autres ne connaissent pas encore ce stade ;

·         ensuite satisfaire les plaisirs ;

·         enfin satisfaire les immortalités.

 

Mais là encore cette clarification n'est qu'apparente. Les besoins fondamentaux ne sont pas discutables dans leur priorité. Mais il y a une rivalité permanente entre les deux autres. Traditionnellement la satisfaction de l'aspiration aux immortalités n'est destinée, qu'aux élites ; les masses, elles, se satisferont du stade des plaisirs. Encore seront-ils soigneusement réduits aux seuls plaisirs qui ne gênent pas l'élite. Aussi les machines cybernétiques humaines sont-elles constamment en conflit, les masses tenant confusément mais opiniâtrement à satisfaire progressivement toutes leurs aspirations. Ce conflit permanent est appelé couramment « luttes de classes » et ne prendra fin qu'avec la satisfaction de toutes les aspirations de toutes les machines cybernétiques humaines. Depuis longtemps déjà, l'ensemble du combat se traduit dans le langage des machines cybernétiques par des termes qui l'expriment globalement d'une manière économique : c'est la lutte pour la « dignité », pour « l'honneur ».

 

FORMES DES LUTTES DES MACHINES CYBERNETIQUES HUMAINES

 

Quand leur déception est la plus forte, les machines cybernétiques humaines remettent en cause, en même temps et radicalement, tous les groupes sociaux auxquels elles appartiennent. Mais le plus souvent chaque machine cybernétique humaine lutte spécifiquement dans les groupes sociaux dont elle estime avoir à se plaindre : elle en choisira fort peu, deux ou trois car elle est limitée par le temps et le combat sature vite ses circuits. Pour un certain nombre de machines c'est le double combat syndical et politique qui est le plus familier. D'autres machines vont combattre sur d'autres terrains : écologie, parents d'élèves, associations de locataires... Naturellement ces terrains sont liés au terrain politique et syndical. Une autre catégorie va limiter son action à un seul terrain mais y mener le combat avec la dernière énergie. D'autres machines vont limiter leurs ambitions (« Moi, monsieur, je ne fais pas de politique ») se contentant de quelques plaisirs et de quelques prolongements (les enfants, la maison).

 

Les méthodes elles-mêmes ne font pas l'unanimité. Violence, non-violence, dialectique de la fin et des moyens. Les machines cybernétiques humaines ont une propension à réagir radicalement, à aller jusqu'au bout, d'où les exemples innombrables de férocité individuelle et collective, observés depuis des millénaires. Mais les moyens techniques ayant progressé, l'extension quantitative de la violence a laissé pensé que qualitativement la cruauté avait, elle aussi, augmenté. Pourtant, comme par contrepoids, une pensée non-violente s'est développée notamment sous l'action de certaines machines particulièrement bien programmées comme Bouddha, Jésus ou Gandhi. Mais il n'empêche que pour la plupart des machines, la relation entre la fin et les moyens est quelquefois mal perçue, c'est ainsi qu'à propos d'un meurtrier beaucoup de machines pensent qu'il faut l'exécuter sans se demander ce qui est en question, la vengeance ou le retour au calme dans le groupe.

 

Dans les luttes, douces ou âpres, que connaissent les machines cybernétiques humaines on remarque souvent un manque de perspectives. Quand elles regardent vers les structures, les machines font preuve de bon sens ; elles voient bien les relations mouvantes qui régissent la conduite des groupes entre eux ; elles sont, ces machines, notamment rompues à distinguer les différences, beaucoup moins à repérer les ressemblances. Mais enfin à ce niveau la connaissance est globalement satisfaisante. Mais quand elles portent progressivement leur regard sur les groupes auxquels elles appartiennent puis sur elles-mêmes, les machines se révèlent pour ce qu'elles sont, des êtres de passion, ce qui donne à leurs luttes cet aspect violent, presque hystérique et en tout cas aveugle qui frappe les machines elles-mêmes.

 

LES MACHINES CYBERNETIQUES HUMAINES, ETRES DE PASSION

 

Cette sensibilité, cette possibilité de passion fait partie du sentiment de puissance des machines cybernétiques humaines. Elle colore l'action des machines, donne un aspect très spécial à leurs programmations, amplifie d'une manière quelquefois déraisonnable les actions mais aussi leur donne un surcroît de puissance, d'efficacité, de précision aussi.

 

Mais ceci mène à obscurcir le fonctionnement mental des machines ; d'abord elles se sentent difficilement comme machines, ce qui est bien normal puisque leur programmation en a fait des machines réflexives et réfléchissant sur elles-mêmes. Mais elles n'arrivent pas à sentir la spécificité de leurs groupes de machines. Elles font volontiers de l'anthropomorphisme, victimes de leur langage « le groupe pense ceci, le groupe pense cela... le mouvement ne prend pas en compte... le mouvement ne s'est jamais penché sur... ». Elles raisonnent alors au niveau du groupe en terme de morale, de bien, de mal, attendant éperdument tout du groupe sans savoir qu'elles sont du groupe et que la passion peut suffisamment s'éduquer pour se charger de raison.

 

Mais si la raison ne se charge pas de passion, rien ne va près des machines cybernétiques humaines qui ont besoin de beaucoup de tendresse, de beaucoup de bienveillance car elles sont fragiles. Et cette tendresse, cette bienveillance, cette compréhension seule une machine peut la fournir à une autre. C'est pourquoi l'une d'elles a dit : « Aimez-vous les uns les autres ».

 

LE GROUPE REUNI : UNE PERSONNALITE ?

 

C'est la nécessité qui unit les hommes. Un groupe se forme parce qu'il prétend fournir une solution à un problème que s'est posé individuellement chaque membre : une association de pêche est formée de pêcheurs qui prétendent trouver les moyens de mieux pêcher. Chaque pêcheur vient parce qu'il cherche personnellement à s'accomplir dans la pêche ; le groupe est donc la réunion d'individus qui cherchent à acquérir le maximum de puissance dans une direction donnée. C'est donc la réunion d'intérêts personnels. Passez dans le groupe de pêcheurs, ils ne vous parleront que de pêche, ils sont là pour cela et lorsque le groupe va se réunir pour dégager des idées communes, ce seront des idées de pêcheurs qui se dégageront. La personnalité du groupe est dans cette identité de vues, dans ce consensus.

 

Si un pêcheur en même temps chasseur, prétend apporter le point de vue d'un chasseur, on va l'écouter mais sans bien comprendre. S'il parle en tant que chasseur, sa place est plutôt avec les chasseurs et il est donc momentanément - tant qu'il parle en chasseur - hors groupe des pêcheurs. Mais il se peut aussi qu'il parle parce que sa double expérience lui a montré que pêcheurs et chasseurs vivaient une situation commune, par exemple une situation écologique. Brusquement il élargit les perspectives du groupe (les chasseurs sont comme nous) tout en les approfondissant (il y a un niveau d'analyse que nous n'avions pas vu). Si ses arguments paraissent pertinents, l'identité de vues se prolonge, le consensus devient plus fort. On remarque qu'il s'approfondit dans un sens politique, l'identité d'intérêts de deux groupes sociaux étant semble-t-il toujours de nature politique. C'est pourquoi on peut avoir une action politique en s'occupant exclusivement du fonctionnement d'un seul groupe social.

 

Peut-on dire que le groupe a une personnalité ? Oui et non. Juridiquement c'est une « personne morale » d'après la loi et il faut se garder d'aller plus loin, en disant par exemple « le groupe pense que... ». Si on le fait, on risque pas mal de déboires car on s'adresse au groupe comme s'il avait l'unité organique d'un être humain. On le voit dans les interventions publiques : un membre se lève, pose une question au groupe en tant que groupe, ne reçoit évidemment aucune réponse et se rassoit écœuré. Il pose évidemment sa question parce qu'elle est neuve, qu'elle est chargée d'information, qu'elle met en cause le groupe, lequel réfléchira sur elle (mais par quelles méthodes ?) et que sur le champ personne ne peut répondre au nom du groupe. Au surplus la question peut être parfaitement comprise et n'être pas prise en charge « Il faudrait y penser... » Oui mais qui ? pas le groupe en tout cas qui est un être abstrait quoique réel. Il est réel parce qu'il existe ; il est abstrait parce qu'il n'est pas saisissable directement, comme un être concret. Mais lors d'une Assemblée Générale le groupe reste un abstrait car pour prendre quelque chose du concret il faudrait que tout le monde soit là (les absents et les membres potentiels du groupe !) et encore cela ne suffirait pas : si le groupe n'a pas ses attributs on ne peut pas dégager concrètement sa spécificité ; pour une association de pêcheurs à la ligne, ce sera la ligne de pêche ou le calicot portant le titre de l'association. Mais ce sont des signes d'une relation abstraite.

 

Aucun groupe ne subsisterait dans cet état. Aussi va-t-il créer un être abstrait réel très particulier qui est la présidence, la chefferie, l'équipe de responsables, etc. c'est-à-dire une délégation de pouvoirs. Au niveau le plus élémentaire c'est un mélange de force et d'intelligence qui fait le chef : le meilleur des pêcheurs sera chef des pêcheurs. Ce sont ses exploits qui le désignent. Cela se fera par acclamations, par votes aussi. Quand le travail envisagé parait trop complexe on crée une responsabilité commune : le bureau avec des gradations savantes. Ainsi on élit un conseil d'administration qui lui-même choisira en son sein un bureau qui, lui-même, choisira un responsable général. On s'imagine des procédures variées. Mais on arrive toujours à dégager un responsable qui représente le groupe. Et pour interroger le groupe on interrogera le responsable. C'est ainsi que se perpétue l'erreur. Il suffit que le responsable parle pour que l'on dise que le groupe pense ce que le responsable dit. Alors que le groupe vit sur des activités communes et un consensus déjà fixé et n'a pas de prises de position sur autre chose.

 

LE POUVOIR DU RESPONSABLE

 

La mythologie populaire installe le responsable dans son fauteuil présidentiel et le fait vaticiner : il voit l'avenir et donne des consignes pour y conduire, c'est le leader, le Führer, le Caudillo, le Duce, le Guide etc. Il a comme on dit le pouvoir. Mais le pouvoir ce n'est pas la possibilité de donner des ordres. Cela chacun peut le faire. Le pouvoir c'est de donner des ordres qui soient effectivement suivis d'effets. Et ici on arrive à deux considérations :

·         c'est le groupe qui a le pouvoir ;

·         déblayer le terrain.

 

Si le groupe n'accomplit pas la tâche que lui demande son responsable, il est clair que celui-ci n'a pas de pouvoir pour faire accomplir cette tâche. Cela ne veut pas dire d'ailleurs qu'il soit désavoué, du moins pour l'instant. Si le groupe accomplit l'ordre, cela ne veut pas dire davantage que le responsable soit obéi. Simplement la consigne donnée correspondait à ce que pouvait faire et admettre le groupe. Ceci est confirmé ou au moins semble confirmé par deux exemples pris l'un à la littérature, l'autre à la polémologie.

 

On admet que chansons de gestes, épopées, romances, fabliaux sont des créations collectives parce que les créateurs se soumettaient au goût du public pour assurer leurs revenus et donc éliminaient ou remaniaient leurs productions. Gaston Bouthoul, fondateur de la polémologie, l'étude du phénomène guerre explique comment la guerre éclate parce que la collectivité la veut. La Boétie, l'ami de Montaigne, ne disait pas autre chose quand il écrivait que c'était par une « servitude volontaire » que les peuples supportaient les tyrans. On connaît l'imagerie populaire faisant d'Hitler un fou qui aurait abusé tout un peuple. Il a suffi pour cela de mettre en relief les preuves patentes de déséquilibre. Mais on peut être déséquilibré et intelligent. Les solutions proposées dans Mein Kampf allaient tout à fait dans le sens d'une large fraction de la population allemande dont la responsabilité en tant que groupe social reste engagée pour tous ceux qui pendant l'ascension d'Hitler l'ont soutenu et vivent encore.

 

Il ne faut pas se leurrer. Quand dans un groupe social l'équilibre des forces est à 50 contre 50 et qu'un conflit pour le pouvoir éclate, pendant tout le temps du conflit, une fraction des masses, peut-être 10%, oscille, recueille des informations, les pèse. Si elles sont fausses la décision qui en sortira sera faussée, certes, mais ce sera une décision. Or un écart de 10 % compte double puisque ce que gagne l'un, l'autre le perd. On arrive à 60 contre 40 puis la machine se bloque, les verrous sont mis et la dictature installée.

 

La responsabilité des chefs du camp perdant est toujours engagée. Ce n'est pas le meilleur qui gagne, mais le moins mauvais, celui qui a commis le moins d'erreur, celui qui a su comprendre moins maladroitement que l'autre les passions des machines cybernétiques humaines indécises, leur offrir un schéma d'explication et d'action où elles se sont reconnues.

 

Car une analyse neuve d'un responsable n'est pas ressentie comme une invention heureuse, tout au plus comme une trouvaille, une découverte. On n'invente rien en matière sociale, on découvre, c'est-à-dire qu'on ôte un voile qui masquait une réalité. Cette réalité, la masse la sentait confusément et le rôle du responsable est d'ôter le voile pour que la masse voit la situation. Mais il y a des voiles superposés et le plus crédible est celui qui ôte le maximum de voiles dans la limite de ce que peut supporter la masse. Car ce qu'elle peut supporter à un moment donné fait aussi partie de la réalité. Lénine le disait sous une autre forme quand il posait comme règle de faire un pas en avant des masses mais pas deux.

 

ILLUSIONS DES MACHINES CYBERNETIQUES HUMAINES

 

Les machines cybernétiques humaines ont reçu et se sont transmis depuis des siècles une programmation spécifique touchant au pouvoir. La première c'est que le responsable commande ; nous venons de voir que c'est faux.

 

La seconde c'est qu'on peut mettre un groupe en esclavage : c'est vrai des sous-groupes dominés, c'est faux du groupe qui domine sauf naturellement s'il a le sentiment qu'il est lui-même dominé et s'il n'a pas d'outils pour se dégager de cette idée.

 

La troisième c'est que ce pouvoir est hiérarchisé. En fait le pouvoir réel ne l'est pas. Dans un organigramme ministériel tel bureau d'études peut être au bas de l'échelle et avoir plus de pouvoir que le ministre : il suffit qu'il fasse preuve d'imagination et colle au réel pour faire des propositions réalisables. Si le ministre les reprend à son compte, c'est le succès dont il se glorifie naturellement mais il sait bien qu'il n'a eu que les apparences du pouvoir. S'il ne les reprend pas à son compte et que son inertie le fait renvoyer, il n'a même plus les apparences du pouvoir. Mais le bureau d'études reste en place. Mais le ministre peut lui-même faire preuve d'imagination et de réalisme : mais là encore il n'a fait que traduire ce que voulaient les masses.

 

En somme le responsable est un interprète, un traducteur, un truchement des masses qu'il est censé conduire. Il ne faut pas se laisser abuser par les journaux quand ils disent qu'il y a un conflit entre les responsables et les masses : s'il y a vraiment conflit le responsable s'en va. S'il ne s'en va pas c'est que soit il a bloqué la situation par un système dictatorial facile à vérifier, soit qu'en réalité il répond en profondeur aux aspirations des masses.Généralement c'est le cas.

 

Le pouvoir n'est donc pas vertical : il sourd des masses et il est horizontal ; simplement on en masque les modalités pour lui donner les apparences de la verticalité.

 

La quatrième illusion touche à la nature même du fonctionnement des groupes. Les machines cybernétiques humaines vivent sur le postulat qu'il suffit d'être réuni pour posséder par là même les informations théoriques qui permettront au groupe de fonctionner. On admet généralement parmi elles que les mécanismes démocratiques ont fait des progrès. Et il est vrai que la pratique des votes à bulletins secrets après débats, les explications de vote, la conférence des présidents fixant un ordre du jour à voter... bref les mécanismes parlementaires courants constituent un progrès sensible par rapport à certains mécanismes antiques où une responsabilité était désignée par tirage au sort.

 

Mais ici il faut faire deux remarques :

·         d'une part des mécanismes sont mal connus concrètement, à preuve simplement la pratique courante du vote à main levée qui en permettant les pressions immédiates masquent la réalité de l'opinion du groupe. A preuve encore les votes sans nuances par oui ou par non qui traduisent très grossièrement la réalité de l'opinion.

·         d'autre part quand chacun des membres possède intimement toutes les informations de contenu et de méthode, il importe peu que ce soit l'un ou l'autre qui traduise comme responsable les aspirations de la masse : il peut donc être désigné par tirage au sort !

 

On voit donc que le fonctionnement du groupe dépend de l'information de chacun de ses membres non seulement en ce qui concerne le contenu mais surtout en ce qui concerne la méthode. Le problème est de savoir comment augmenter le niveau d'information de ce côté.

 

La cinquième illusion enfin est que le discours vaut acte. C'est vrai quand ce discours offre une quantité importante d'informations touchant à l'explication et aux pistes de travail. C'est faux dans tous les autres cas. Là non plus, les machines cybernétiques humaines ne sont pas formées à décoder un discours pour en tirer les éléments fondamentaux et utiles. Le langage ayant une fonction esthétique et étant par essence discursif comme la musique ceci entraîne une série de conséquences :

·         les machines se laissent bercer par la musique du discours et retiendront les belles phrases non les bonnes phrases.

·         les machines écoutent ou lisent un texte une fois, rarement deux ou trois : d'ailleurs lorsqu'on leur donne un texte bref et dense, à lire plusieurs fois, elles s'étonnent et le trouvent difficile.

·         il se produit donc pour elles dans l'ordre intellectuel ce qui se produit dans l'ordre de la nourriture : les principes nutritifs doivent être noyés dans un bol alimentaire avant de se diffuser dans l'organisme. Mais l'organisme sait ensuite dégager ces principes puis évacuer sous forme de déchets ce qui ne lui sert pas. La plupart des machines cybernétiques humaines ne savent pas d'elles-mêmes faire ce tri dans l'ordre des informations. Certaines le font très bien mais elles sont assez rares et généralement assez vieilles.

 

LA NAISSANCE DES TRACES DANS LE GROUPE

 

On voit donc que lorsqu'un groupe est réuni pour faire un travail, au départ une série peu encourageante d'obstacles méthodologiques vont entraver ses activités. On n'en a naturellement pas conscience et ce n'est que progressivement que les manques vont apparaître sous des formes diverses, quelquefois surprenantes, qui les feront mal reconnaître.

 

On prend le groupe à sa naissance, quand se réunissant, il prend brusquement conscience de son unité, de son existence. Or se réunir c'est parler, non agir ; c'est interrompre l'action pour faire le point sur elle. On sait que cela ne peut pas durer longtemps : c'est un équilibre qui dure une heure pour une classe, deux jours pour une session d'études, quatre jours pour un congrès, quelques semaines pour une session parlementaire.

 

Aussi faut-il que cette réunion, cette Assemblée générale ou restreinte offre des qualités telles qu'elle augmente sensiblement le niveau d'informations portant sur le contenu, sur la méthode et sur les travaux à faire.

 

C'est alors que naissent les traces. Dans l'acte individuel la trace c'est ce qui s'inscrit sur la cire molle, c'est la première expérience fugitive mais marquante, antérieure à l'acte réussi. « La trace, l'acte réussi, l'automatisme sont les éléments du tâtonnement expérimental qui, de palier en palier, monte vers le tâtonnement intelligent. C'est un phénomène complexe forcément marqué d'affectivité ».

 

Ce qu'Elise Freinet explique à propos de la trace dans le tâtonnement individuel s'applique au tâtonnement du groupe. Les phénomènes sont plus complexes certes mais ils restent identifiables. Il est probable d'ailleurs qu'une approche correcte du tâtonnement expérimental des groupes permettra de mieux comprendre en retour le tâtonnement expérimental individuel.

 

Ainsi qu'appelle-t-on trace dans cette nouvelle situation ? Dans le cas du groupe prenant son identité au cours d'une assemblée générale ce peut être une intervention, une piste de travail envisagée qui va retentir soit sur le groupe, soit sur un membre du groupe, soit encore sur le locuteur lui-même. Dans le premier cas la prise de conscience peut être éphémère sauf si un leader d'opinion reprend l'idée pour la développer, renforcer la trace. Dans le second cas, il semble que l'intervention tombe à plat mais quelque part dans le groupe, un interlocuteur la recueille pour soi ; elle va germer sous une autre forme puis éclore bien plus tard. Le troisième cas paraît le plus paradoxal, mais il est le plus courant et le plus dynamique. Car parler c'est soumettre au groupe une piste de travail quelquefois informulée comme telle. C'est bien souvent chercher plus ou moins consciemment une caution. Dire « Il faudrait faire cela » devrait être toujours traduit : « Je suis prêt à faire cela si on m'aide, si mon action est utile et prend forme dans un travail commun ». Il faut donc à la fois que le groupe écoute et qu'une série de conditions objectives liées à cette écoute soient réunies pour que le projet mûrisse et aboutisse.

 

Ces traces verbales sont très importantes car elles tissent des relations de bienveillance entre les participants. « Oui, ton idée est bonne. Il va falloir la poursuivre. Que peux-tu faire, toi, pour la poursuivre ? Que peux-tu offrir ? ». Voilà la réponse sensible quoique muette que le groupe devrait pouvoir offrir à l'intervenant. Mais les machines cybernétiques humaines sont souvent programmées d'une manière très réflexives sur elles-mêmes. Quand elles n'ont pas la capacité d'écoute mutuelle, les traces verbales sont mal reçues surtout si les intervenants sont peu ou pas connus.

 

Ceci n'a pas échappé aux psycho-sociologues et le Phillip 6 x 6 a pour but précisément de favoriser la multiplication des traces et leur impact.

 

Mais il y a aussi des traces d'action. C'est l'acte réussi d'un individu ou d'un groupe restreint, présenté en groupe élargi. La trace verbale est simplement encourageante. La trace d'action est, elle, dynamisante. Elle offre un triple avantage :

·         elle est concrète : elle présente à la fois une hypothèse, une réalisation, un résultat. Par certains côtés, elle est répétitive. On peut la refaire.

·         elle est porteuse de méthode : un individu, un groupe s'attaque à un problème restreint, lui apporte une solution. Cette victoire s'insère dans un combat plus général, à condition qu'on voie la place qu'elle y occupe.

·         elle est publiable : elle peut être diffusée sur l'extérieur. Née dans le groupe, elle porte à l'extérieur témoignage du groupe qui se sent affermi vis-à-vis des autres groupes sociaux.

 

L'ACTE REUSSI D'UN INDIVIDU : COMMENT IL EST VU DU GROUPE

 

L'acte réussi individuel peut apparaître au groupe comme un acte déviant. Et déviant de deux manières : soit parce qu'il tombe en dehors du champ d'action du groupe soit parce que trop neuf, il ne peut être reconnu par le groupe. L'individu, génie méconnu, a raison trop tôt.

 

Dans les groupes jeunes, jeunes d'histoire, on admet plus facilement semble-t-il, l'acte réussi individuel parce que d'abord on n'a pas le temps d'être trop difficile et qu'un groupe jeune étant peu nombreux la cohésion se fait plus facilement : l'acte réussi a plus de chance de tomber dans le champ du groupe.

 

Au contraire dans les groupes dont l'histoire est déjà longue, une certaine inertie due à l'orthodoxie se fait jour. L'expérience tombe-t-elle dans le champ du groupe ? Il se trouve quelqu'un pour dire que c'est du déjà vu. Certes c'est du déjà vu pour les plus anciens mais pour les nouveaux : il faut aussi songer à eux. L'expérience tombe-t-elle hors du champ reconnu ? On évoque la fidélité à la tradition du groupe ! Ce qui permet d'éliminer à la fois l'expérience hors champ du groupe et l'expérience prophétique. Et ainsi l'orthodoxie entraîne la sclérose.

 

Cette orthodoxie sclérosante s'exerce non seulement envers l'acte réussi individuel mais aussi envers la personnalité qui présente son expérience. S'il n'est pas connu, dans les groupes à histoire ancienne, on se méfie de lui. On accueille plus favorablement une expérience moins dynamique peut-être mais qui est présentée par quelqu'un que l'on connaît. Des liens de copinage vont jouer d'une manière occulte, notamment si le groupe - appelé alors mouvement - n'a pas de structures de fonctionnement très nettes. Déçu, le nouveau venu s'éloigne avec d'autres de sa génération, ce qui accélère le processus de vieillissement du groupe.

 

LES GROUPES SOCIAUX VIEILLISSENT-ILS ?

 

Et meurent-ils ? Peut-on ajouter. La réponse est : oui.

A la suite d'historiens comme Toynbee on peut effectivement dire que les groupes sociaux, les civilisations naissent, vivent et meurent comme les humains. Et les descriptions d'aller bon train. Mais ceci n'a rien d'inéluctable : comme mouvement religieux le christianisme ou le bouddhisme ont derrière eux une longue histoire et probablement encore un assez long avenir, notamment le bouddhisme. Un groupe social meurt à deux conditions liées entre elles :

·         s'il a le sentiment de son inutilité : il est alors miné de l'intérieur

·         s'il est effectivement inutile : il est alors grignoté de l'extérieur.

 

Etre inutile, cela veut dire n'avoir plus de lien avec d'autres groupes sociaux, ne plus s'insérer dans un ensemble, être complètement déphasé.

 

Mais ceci n'a rien d'inéluctable. Un groupe social peut être amené à modifier sa route ; il peut connaître des crises, des tempêtes. Mais il peut reprendre une jeunesse nouvelle, une nouvelle route, un nouvel équilibre sans forcément se renier, si les objectifs qu'il s'était donné au départ étaient suffisamment stables et généraux.

 

Comme il est évident qu'ici l'exemple-guide de l'analyse est celui de l'Ecole Moderne on peut avancer en abordant une nouvelle question. L'Ecole Moderne est née d'une volonté collective groupée autour d'un homme, d'un couple aussi, qui lui a donné son nom : Freinet. Le mouvement pouvait mourir avec son fondateur. Trois faits ont assuré sa survie :

·         une pensée théorique susceptible d'être approfondie et prolongée

·         des équipes et des individus au travail

·         une maison d'édition, support logistique du travail coopératif.

 

Quand après la mort du fondateur il a fallu trouver un nouvel équilibre, le mouvement a dû parer au plus pressé. Survivre. Aujourd'hui nous savons qu'il faut aller plus loin, faire en sorte que le mouvement prouve le mouvement en marchant et continue à être un laboratoire d'expérimentation sociale. Que l'Ecole Moderne ait un passé importe assez peu ; l'essentiel ait qu'elle ait un avenir et que son avenir comme groupe social se construise à partir d'une pensée solide, parce que issue du bon sens. Les groupes sociaux peuvent vieillir, peuvent mourir mais ce n'est une fatalité que quand ils jugent bon de disparaître, faute de mission sociale.

 

DE L’ACTE REUSSI AU TATONNEMENT EXPERIMENTAL

 

Des milliers de fois nous avons eu dans nos classes des réussites. Des milliers de fois nous avons connu des échecs. Soit par nécessité, soit par une hâte excessive, très souvent nous ne respectons pas le tâtonnement expérimental des enfants, ni le nôtre. Nous sommes trop pressés. Un clou chasse l'autre. C'est bien pire encore dans d'autres groupes sociaux tendus vers la taylorisation et la rentabilité. Avons-nous suffisamment les moyens de saisir notre mouvement collectif de recherche ? Pas encore. Nous n'avons que cinquante ans mais fût-ce empiriquement nous sentons le besoin d'observer notre marche. Freinet éprouvait déjà ce besoin et en janvier 1966, quelques mois avant sa mort il écrivait : « Il ne faut pas créer avec la masse, vous n'en aurez que des déboires. Il faut vous constituer en équipes de travail qui chercheront et expérimenteront librement. Ce sont ces équipes que nous voulons aider à constituer ».

 

L'acte réussi d'un individu n'est jamais perdu pour l'individu lui-même car il en garde le souvenir sensible, à la fois intellectuel et affectif. Mais cet acte réussi peut être perdu pour le groupe qui n'est pas armé de la même manière, qui n'a pas de mémoire. Il faut donc créer une mémoire au groupe et le mouvement y a pourvu abondamment par ses dossiers pédagogiques, ses B. T.R., etc.

 

Mais ceci n'est pas suffisant. Car il s'agit là de mémoires mortes. Il faut que ces mémoires soient réactivables en permanence pour que les actes réussis se succèdent, s'accélèrent au niveau du groupe et aient une chance de déboucher sur un tâtonnement expérimental collectif. Les mémoires mortes peuvent devenir des mémoires vives quand des groupes de travail reprennent les recherches antérieures sur tels sujets et s'appuyant sur les acquis anciens qu'ils invitent à relire ou à lire poursuivent eux-mêmes leurs propres recherches et mettent à jour les connaissances du mouvement tout entier. Ceci est d'ailleurs commun à tous les groupes sociaux dont la méditation sur leur propre histoire est très souvent peu avancée. On connaît l'avertissement tragique : « Malheur à ceux qui ne se souviennent pas du passé. Ils sont condamnés à le revivre ». Ceci est valable pour tous les groupes sociaux, de la famille nucléaire (le père, la mère, les enfants) aux nations en passant par les mouvements politiques, syndicaux ou pédagogiques.

 

C'est pourquoi sur le thème des « modules de recherche » un important mouvement s'amorce à l'intérieur de l'Ecole Moderne pour profiter au maximum des acquis antérieurs et les faire fructifier. A travers l'évolution de ces « modules de recherches » on verra mieux se développer le tâtonnement expérimental de notre mouvement et il est probable que des leçons de conduite générale des groupes pourront être dégagées.

 

Quand l'idée de « module de recherche » s'est répandue on a assisté à un mouvement de curiosité puis d'intérêt. Il s'est produit un saut qualitatif. On a franchi un palier. Et il est bon d'analyser comment le palier a été franchi.

 

DU TATONNEMENT EXPERIMENTAL AU TATONNEMENT INTELLIGENT

 

Tout d'abord à l'intérieur du mouvement s'est dégagé ici et là un mouvement d'inquiétude : où allions-nous ? Chacun voyait autour de soi se perdre des efforts ? On tournait en rond selon une sorte de mouvement brownien. Le tâtonnement se faisait - tant pis pour le jeu de mots - à tâtons, semblable à ces machines cybernétiques capables de placer un cube parmi d'autres cubes mais en les écartant par secousses désordonnées ; on tapait un peu partout, pédagogie Freinet, dynamique de groupes, Freud, Reich, on s'ouvrait largement à l'extérieur : linguistique, docimologie. Mais les résultats étaient longs et aléatoires et on n'en percevait pas la finalité tout en gaspillant beaucoup d'énergie. Ceci a été perçu par beaucoup de machines cybernétiques humaines du mouvement qui ont commencé à orienter lentement leur propre programmation dans cette direction de travail. Or pour avoir une chance de trouver quelque chose il faut se poser des questions. Dans Œdipe-Roi, Sophocle fait dire à l'oracle de Delphes par la bouche de Créon : « Ce qu'on recherche, on peut le découvrir ; ce qu'on néglige échappe ». De ce point de vue on peut dire que l'acte non-réussi (j'évite l'expression « d'acte manqué » auquel, après Freud, on a donné un autre sens) est aussi informatif que l'acte réussi. Il l'est même plus. L'acte réussi invite à recommencer et inscrit donc par la répétition un apprentissage durable qui une fois terminé va inciter à un saut qualitatif pour franchir un palier. Mais l'acte non-réussi oriente une recherche, aide à déblayer le terrain, oriente le regard du, et ici des, chercheurs.

 

De ce point de vue un récent débat télévisé sur les cerveaux artificiels (« Les ordinateurs peuvent-ils devenir intelligents » 26 janvier 1976) apporte une confirmation saisissante. La seconde génération de machines cybernétiques ne place plus ses cubes d'une manière désordonnée : la machine fait une analyse de situation, écarte les cubes qui la gênent et pose ensuite son cube dans l'espace ainsi ouvert. Seymour Papert qui a obtenu ce beau résultat à l'Institut de Technologie du Massachusetts indique qu'il a beaucoup observé les enfants en bas âge et qu'il suit leur développement pour éclairer sa propre recherche cybernétique. Nous sommes là dans le tâtonnement expérimental qui consiste pour l'essentiel à retourner après échec à sa propre mémoire pour confronter la situation d'échec avec l'ensemble des informations que l'on possède et par comparaison à franchir le saut, le fameux saut qualitatif.

 

Collectivement la même démarche s'est produite. Le problème de la perte des expériences devenait urgent. Certains le sentaient crucial. Et à partir du même nombre d'informations essentielles, avec la même méthode de travail inspirée par Freinet, avec la même idéologie, ces praticiens qui ne s'étaient pas concertés sont arrivés à des résultats tout à fait similaires mais sous des termes différents. Naturellement il y a eu un moment de flottement à la confrontation : était-ce la même réalité (signifié) que recouvraient des mots différents (signifiants). On aurait pu alors se livrer à une belle bataille formelle pour expliquer que les groupes de travail étaient différents des modules de recherche. Mais alors une seconde fois l'idéologie commune, la méthode de travail commune a permis dans un esprit coopératif de comprendre que c'était la même chose, que sous des signifiants différents se trouvait le même signifié. Les groupes de travail et les modules recouvraient la même réalité.

 

Or à ce niveau nous ne sommes plus dans le tâtonnement expérimental qui implique une recherche ordonnée mais encore un peu aveugle. Il y a un recul, la saisie d'une situation, un oubli de sa propre recherche pour savoir où elle se situe par rapport à des recherches parallèles. Nous sommes là dans le tâtonnement intelligent où la réflexion l'emporte temporairement sur l'action. Pour la relancer bien sûr. Il y aurait donc ensuite une dialectique constante entre le tâtonnement expérimental et le tâtonnement intelligent, quelque chose de similaire au va-et-vient entre la pratique et la théorisation.

 

POURQUOI LA FORTUNE DU TERME « MODULE DE RECHERCHE ? »

 

Le « groupe de travail » met l'action d'une part sur la réunion des énergies et d'autre part sur la notion de travail, d'activité. Le terme « module de recherche » introduit des harmoniques différentes : « la recherche » est un travail mais elle a quelque chose de prospectif et d'aventureux. Or la prospective et l'aventure sont des moteurs importants de l'action : aller vers l'inconnu pour y trouver du nouveau constitue un programme dynamique. Le mot « module » de son côté évoque quelque chose de carré, d'empilable. En architecture c'est une unité de mesure adoptée pour déterminer les proportions : il y a donc l'idée d'une construction à partir d'éléments comparables par leur importance.

 

J'ai proposé que le module soit la plus petite unité de recherche du mouvement. Une série de modules constitue une séquence. Une commission ou un chantier est fait de plusieurs séquences ou d'une seule. Il y a l'idée à la fois d'un développement libre et en même temps concerté puisque les modules peuvent travailler entre eux.

 

Il y a donc le sentiment d'être à la fois unique et lié aux autres. Comment peut-on être lié aux autres ? D'une part par la communauté d'intérêts et d'autre part par des liaisons nouvelles possibles dont l'établissement correspond à un modèle mathématisable.

Il faut s'arrêter un peu sur ces deux notions :

-          savoir qu'on n'est pas seul, que des recherches proches des siennes propres se poursuivent ailleurs et savoir où elles se poursuivent et qui les poursuit constitue un appel dynamique à l'action.

-          le modèle mathématique et l'instrument qui en est issu (l'organigramme par séquences modulaires) permet de déhiérarchiser la recherche et ceci est un facteur important dans le tâtonnement expérimental des groupes. Car la hiérarchie stérilise l'activité en l'orientant a priori dans un sens donné. Sans doute est-il bon quelquefois qu'un effort collectif massif se porte sur un domaine précis mais cet effort doit se porter par la nature des choses et non par une série d'ordres, fussent-ils souhaités.

-          l’organigramme par séquences modulaires permet à chaque groupe de situer sa recherche dans un ensemble ; or la connaissance des ensembles est une information essentielle dans la conduite autogérée des groupes humains. Et ceci parait tellement neuf qu'il faut admettre que ce type de connaissance a longtemps été caché à la masse alors que les dirigeants, des responsables, des cadres travaillent essentiellement sur ces notions et les confisquent à leur profit. Il est quasi certain que le développement de cette connaissance conduira les groupes humains à un saut qualitatif de leur tâtonnement : c'est un palier à franchir.

 

Au moment où cette conscience collective des modules de recherche commençait à se développer, on s'est rendu compte qu'un nombre important de modules étaient réduits à un individu ; c'était des modules-singletons. Sur le coup la découverte fut désagréable car elle semblait contredire la notion d'effort collectif. Un examen plus attentif montra au contraire que cette situation était normale et conforme au tâtonnement expérimental des groupes. Et nous devons creuser un peu cette idée.

 

MODULE-SINGLETON ET RECHERCHE TATONNEE DES GROUPES

 

Montesquieu fait remarquer qu'une idée nouvelle ne peut éclore avant le temps où elle éclôt effectivement parce que les conditions de son éclosion ne sont rassemblées qu'à ce moment-là. On peut dire que quand les conditions sont presque réunies, l'idée est presque prête à naître. Très souvent cette idée se forme sous l'apparence d'une question la question se formule entraînant des réponses fragmentaires qu'il faut ensuite approfondir. C'est un travail difficile mais passionnant, procurant beaucoup de plaisir et qui appartient à la pulsion du savoir et aussi à celle du pouvoir : on sait ce que les autres ne savent pas encore et dans la mesure où l'idée coïncide avec la réalité on a, avant les autres, prise sur la réalité. De là à préserver le secret de la découverte et faire passer la pulsion du pouvoir avant la soif de connaissance il n'y a qu'un pas que la recherche officielle des grandes puissances franchit tous les jours : une découverte fondamentale devient automatiquement secret d'état. En vain du reste, une autre puissance étant elle aussi sur la piste ! Pourquoi est-elle sur la piste ?

 

Un exemple historique nous le fera mieux comprendre. Lorsque Lavoisier décrit son expérience de 1774 sur la décomposition de l'air il note incidemment « Cet air que nous avons découvert presque en même temps, M.Priesley, M.Scheele et moi, a été nommé air vital ou oxygène ». C'est-à-dire que chacun des trois chercheurs disposant séparément des mêmes informations du point de vue du contenu et de la méthode était amené à découvrir en même temps que les deux autres la même chose. Sans doute être coiffé sur le poteau engendre-t-il quelque dépit mais aucune surprise. C'est ce qui s'est passé pour la naissance ou plutôt la découverte des modules de recherche dont l'idée flottait à l'intérieur du mouvement depuis longtemps déjà : on la voyait naître au détour des conversations sous forme de question difficile à formuler et qui était : « Comment ne pas perdre nos recherches ? »

 

Il en est ainsi pour toute activité humaine. Croit-on que Freinet aurait pu rassembler aussi rapidement des travailleurs si ces derniers ne s'étaient posé obscurément les mêmes questions ? Le module-singleton, c'est-à-dire la recherche d'un camarade isolé, entre donc dans un champ d'interrogations latentes qu'il formule correctement le premier et qui vont ensuite provoquer un afflux de camarades. Il arrive naturellement que la question soit inadéquate au réel : il ne se passe rien alors, la recherche reste individuelle et tombe. A moins que le chercheur obstiné poursuive seul sa piste de travail, la faisant petit à petit coïncider avec le réel et gagnant finalement, quelquefois après sa mort. Mais pour lui, ceci importe peu, sa découverte dont il est sûr, lui assurant cette immortalité après laquelle tout être humain court, d'une manière ou d'une autre.

 

Le chercheur isolé joue donc, par rapport au groupe, le rôle de catalyseur. Sa trouvaille va provoquer un flux brutal d'informations que chaque membre du groupe concerné va recevoir parce que le terrain est prêt. Pour chacun de ces membres, ceci sera l'occasion d'un palier dans son propre tâtonnement expérimental, synchrone par rapport au tâtonnement expérimental du groupe.

 

UNE CONCLUSION PROVISOIRE

 

Au moment d'entamer un nouveau paragraphe, j'ai senti que j'avais pour l'instant tout dit, du moins tout dit de l'essentiel. Je souhaite que cette recherche ait un prolongement.

 

Roger FAVRY

 

 

 

Des questions sur notre propre tâtonnement de groupe (1)

 

Xavier NICQUEVERT

 

Quelques réflexions à propos de la rencontre Tâtonnement Expérimental et le papier de Roger Favry sur le tâtonnement des groupes

 

J'ai lu avec beaucoup d'intérêt la contribution écrite de Roger Favry à la rencontre et, bien que je ne me sente pas tellement à l'aise dans son style « évangélico-cybernéticien », j'y trouve des idées qui m'ont apporté personnellement, d'autres qui me paraissent importantes pour notre approche d'une régulation de la vie du Mouvement. Ça m'a permis aussi de mieux appréhender ce qu'il met sous ce terme de « Tâtonnement expérimental des groupes ».

 

Seulement, je voudrais essayer de dire ce qui m'a gêné, ce qui me gêne pour le lire :

1) je ne vois pas bien quelle en est la destination : à qui ? pour quoi ?

2) se pose pour moi un problème de culture sur lequel je voudrais revenir plus en détail par la suite : je n'ai pas moi-même la culture nécessaire pour critiquer sérieusement un certain nombre des affirmations historico-sociologiques de Favry qui, en dehors de quelques références bibliques ou à Montesquieu, ne se situe guère par rapport aux courants actuels de la sociologie, sinon par l'emploi de son modèle de la machine cybernétique humaine.

3) il s'ensuit que je vois mal ce que viennent faire ses considérations d'ordre général sur l'organisation des groupes sociaux, et politiques au sens le plus large, par rapport au problème qui nous préoccupe en premier :la structuration d'un groupe-classe ou au moins d'un groupe d'enfants, d'adolescents ou d'adultes ayant le pouvoir ou la possibilité de s'organiser.

 

En effet, ces considérations d'ordre général ne me semblent pas faire partie de notre « patrimoine » : c'est un langage, sinon des idées, qui ne nous sont pas habituels. Même si Freinet utilisait le modèle cybernétique, il le faisait toujours en référence à des exemples plus concrets.

 

C'est pourquoi je reviens à ma première et à ma deuxième question : à qui s'adresse ce texte, à quoi est-il destiné, autrement dit faut-il faire partie du cercle (assez restreint) des gens invités à la rencontre (et encore pas tous, à moins qu'il y ait eu erreur à m'avoir invité ?) pour être capable de comprendre et d'en discuter ?

 

Ceci ne signifiant aucunement pour moi qu'il faille s'interdire un tâtonnement intelligent et encore moins un effort de réflexion théorique. Mais il me semble que Freinet nous a toujours permis cette réflexion grâce à ses formulations simples et imagées et en référence à des situations ou des problèmes dans lesquels les gens se sentent impliqués.

 

( 1) Titre de la rédaction.

 

Nous rejoignons aussi, me semble-t-il, le problème de la parole du Mouvement qui est d'ailleurs posé par Roger à propos de la personnalité du groupe et du pouvoir du responsable. On peut faire aisément l'hypothèse que s'il nous propose ce travail c'est parce qu'il désire le faire prendre en compte par le Mouvement : il faut donc que celui-ci s'y reconnaisse. Peut-être s'agit-il seulement d'un essai pour vérifier s'il est bien « un interprète, un traducteur, un truchement des masses » et qu'il ne fait qu'exprimer par avance ce qui n'était qu'à l'état latent chez bon nombre.

 

Pour ma part, après cette première lecture, je suis donc plutôt intéressé par le contenu, mais accroché par la forme, encore que je n'adhère pas il s'en doutera certainement à son apologie du système modulaire et à l'assimilation schématique qu'il fait entre module et groupe de travail : je pense au contraire que nous avons, intérêt, pour notre propre tâtonnement intelligent, à clarifier les différences que lui-même exprime d'ailleurs par son image du rangement des cubes.

 

Je me dis aussi que je me trouve devant un projet assez immense qui peut difficilement entrer dans les limites de 36 à 48 pages si l'on veut éviter de rester schématique ou de survoler les choses sans les expliquer car si l'on envisage l'ouvrage de la manière qui apparaît ici, il me semble difficile de ne pas développer tous les points qui sont abordés et de les regarder qu'à travers le seul point de vue cybernétique, fût-il sensible : si c'est un travail théorique qui est envisagé, il sera lu par des théoriciens qui ne se contenteront pas de ce qui est simplement noté ici et qui passeront ça aux peignes fins des dernières théories de socio-psychanalyse ou de psycho-socio- je ne sais trop quoi. Mais alors, et nous, là-dedans ?

 

Et une fois de plus je bute sur ma première question et j'hésite à poursuivre plus loin ma critique.

 

Ce n'est d'ailleurs pas tellement utile car je sais d'expérience (tâtonnement expérimental des groupes) que lorsque quelqu'un n'est pas présent physiquement à une rencontre, son apport écrit n'est pas pris en compte par le groupe à moins d'être porté et défendu par l'un des présents qui s'arrangera pour l'introduire, le verser en appui de ses propres opinions. Je voudrais dire, cependant, avant de terminer, que mon attention a surtout été retenue par les derniers points, ceux qui (faut-il s'en étonner) s'appuient davantage sur le langage de Freinet : « de l'acte réussi au tâtonnement expérimental » et « du tâtonnement expérimental au tâtonnement intelligent »

 

Notre propre tâtonnement

 

Je crois que la rencontre Tâtonnement Expérimental aura sérieusement avancé le chantier si elle nous trace avec précision des pistes de travail. Moi je me demande si nous pourrons continuer encore longtemps à produire des B.T.R. et des documents théoriques si nous nous contentons des seules observations amassées au petit bonheur par les acteurs eux-mêmes dans les moments où ils ne sont pas suffisamment impliqués pour penser à prendre des notes ou quand ils s'obligent à consigner par écrit ce qui en est resté dans leur mémoire.

 

Mais j'attaque là le problème de B.T.R. Il me souvient que René proposait d'ouvrir le débat sur la méthodologie. Il n'a pas pu y parvenir. Peut-être était-ce prématuré ? En tout cas c'est une question qui ne se pose pas que pour B.T.R., mais il serait tout de même important qu'on avance au moins pour ce lieu de recherche qui prétend, me semble-t-il être notre lieu de théorisation et de dialogue avec les autres chercheurs en « science de l'éducation » : quel crédit peut-on accorder à une description, une relation d'expérience qui ont pour auteur et commentateur le seul « expérimentateur » lui-même. Il me paraît important de bien préciser le rôle du témoin et que cette place soit effectivement occupée pour chacune de nos productions, dès la première édition. Je ne souhaite pas développer ce point ici car, contrairement à Roger Favry, j'ai plutôt besoin d'échange oral avant d'être capable de formaliser quelque chose et je suis loin d'avoir les idées suffisamment claires pour le faire. Ce sera l'une des raisons qui me feront regretter de ne pouvoir profiter de cette rencontre, dont je ne doute pas qu'elle sera déjà pour le moins profitable à ceux qui y participeront.

 

Xavier NICQUEVERT

 

 

 

L'essentiel est de se mettre en route (1)
Henri VRILLON

 

 

Le Tâtonnement Expérimental des groupes sociaux Réflexions inspirées par le travail de Roger Favry

 

Afin d'observer objectivement une action, un processus, il est prudent de rester en dehors. Roger Favry réalise ce tour de force de deux manières, il voit l'homme comme une machine cybernétique et il cherche les formes du tâtonnement individuel à travers celui du groupe. Comme méthode il divise la tâche en tranches exploitées et étudiées par des modules. Cette partie cartésienne de la démarche parait bonne à la condition que chaque élément sente bien qu'il appartient à un ensemble, braqué vers une perspective générale, claire et propulsé par un dynamisme commun.

 

Pages 1 et 2 :

Quelles sont les bases de départ ?

La première : l'homme, une machine cybernétique.

Perception, mémoire, décision présentent bien un réseau ultra-complexe de communications, de contrôles ; jusque-là la comparaison se défend. Continuons cependant : notre homme est une machine consciente de son mécanisme, même du pouvoir de son instinct, de son inconscient tellement vaste qu'aucune machine n'arrivera à le programmer. La machine construite avec des éléments apportés se détermine avec une probabilité de 99 % alors que l'homme même avec tous les éléments analysés et reconnus, garde une part de hasard considérable, dans la prévision de l'action. Naturellement si l'on se place après l'action c'est tout une autre affaire, les parties cachées se découvrent, la philosophie s'en mêle et tout s'explique ou paraît s'expliquer à partir de la solution.

 

Voyons maintenant la seconde manière : l'analogie entre l'activité de l'homme et celle du groupe. Les groupes peuvent être conçus en fonction du besoin, naissent, vivent et meurent. La comparaison peut s'admettre encore que la conception donnerait lieu à des remarques : (décision, choix).

 

Sur le fonctionnement la situation diverge. L'homme est fait d'organes différents dont la cohésion est assurée physiologiquement et psychologiquement par des moyens qui lui sont propres (sang, hormones) qui concourent à maintenir une unité que le groupe ne peut atteindre avec les courants de besoin, de désir, de haine, d'affectivité qui le structurent.

 

De plus l'étude de Roger Favry s'applique surtout à des formations dépassant le cadre de la famille ou du petit groupe. A cette échelle la dynamique inter-individuelle joue très peu, cela tient davantage de la houle qui conduit l'homme jouet.

 

Quels sont les mobiles d'activité ?

 

1) L'amour :

Que voilà un joli mot aux contours indécis où l'on fait entrer beaucoup de choses allant en des sens opposés. Au fait la sexualité est-elle un produit de l'amour ou l'inverse ? Enumérons : l'amour pour soi (très répandu), l'amour pour les autres avec ses nuances dévouement, sacrifice, masochisme, sadisme, reproduction etc. l'amour pour qu'on en parle sorte d'exhibitionnisme (littérature, cinéma) et hélas l'amour pour gagner de l'argent ou en perdre.

2) La connaissance :

La recherche de la vérité anime tous les hommes et se présente comme une disposition très saine, très sereine en provoquant l'échange avec les autres hommes.

Toutefois le mobile est rarement désintéressé. On veut satisfaire un besoin, on veut accaparer un bien, on veut surtout acquérir un pouvoir, une force dont dépendent les autres hommes et nous voilà déjà rendus sur le troisième volet.

3) Le pouvoir :

Nous arrivons à la chose convoitée par tout le monde, la plus déterminée par la situation, la plus conditionnante à la fois pour le commandeur et le commandé par suite des rapports de supérieur à subordonné qui les lient bon gré mal gré et où chacun cherche à exercer sa puissance sur l'autre.

 

(1) Titre de la rédaction

 

Ajoutons à cette loi générale toutes les spécificités individuelles qui colorent la relation' le désir de commander, de diriger, de soumettre, de se grandir, avec à l'opposé celles d'être dirigé, d'être soumis voire diminué.

 

Ces grandes forces dominant l'homme sont empruntées au fond culturel du Moyen Age, elles sont reprises philosophiquement par Roger Favry, en y incorporant les besoins essentiels. Cela conduit à un renversement de la hiérarchie des valeurs de sorte que l'on voit l'homme lutter d'abord pour la satisfaction de ses besoins. Ensuite j'ai mis l'accent sur les aspects psychologiques de ces éléments pour montrer que les structures humaines sont tellement variées que le déterminisme de l'individu se nuance à l'infini.

 

Remarques page par page.

Page 3 :

Les aspirations aux immortalités varient certes avec les groupes sociaux, cependant l'âge importe également et il présente des différences très grandes qui se répercutent sur les groupes.

 

Page 4 :

Je ne suis pas bien Roger Favry quand il affirme que les machines cybernétiques humaines douées de passion deviennent aveugles et communiquent la cécité à leurs groupes qui deviennent incapables de bon sens. Les mythes, les religions ont souvent conduit les peuples à des combats n'ayant pas de sens parce qu'ils étaient manipulés par des malins soucieux de leurs propres intérêts, bien rationnels, ceux-là. C'est aux individus d'abord, aux groupes ensuite de prendre conscience de ces manœuvres pour éviter de tels errements, et la conscience de classe est un facteur important de cette clarification absolument nécessaire pour accéder à la puissance.

 

Page 5 :

Chose curieuse, quand Roger Favry passe à la personnalité du groupe, il en voit surtout le côté philosophique formel abstrait et oublie toute la dynamique affective qui constitue sa chair.

 

Quant au responsable omnipotent, c'est l'image du père protecteur toujours recherché par le peuple plus ou moins adolescent. Voilà bien encore une tare que nous portons, que nous entretenons avec les divers cultes de personnalité qui surgissent de-ci, de-là, et l'on s'aperçoit que trois facteurs contribuent à construire cette image force : l'ambition de l'intéressé, la platitude des suiveurs, et l'intérêt de minorités fortes qui délèguent leur puissance en restant dans l'ombre.

 

Page 6 :

Roger Favry envisage surtout les grandes collectivités, à ce stade la dynamique de groupe joue peu, et la masse par économie de l'effort, par lâcheté cherche un porte-parole responsable, une sorte de parapluie et ouvre la voie au dictateur, qui leur donne l'illusion de traduire leurs aspirations alors qu'il ne représente que les forces qui les dominent.

 

Page 7 :

La véritable démocratie est encore une vue de l'esprit qui ne sera probablement jamais du domaine des hommes quels que soient l'information, la méthode, le contenu. Il faudrait, il faudrait... un champ étendu de connaissances, une ouverture permanente sur les autres et un narcissisme réduit au maximum. Cette forme idéale de société apparaît plutôt comme un repère dont on se rapproche ou dont on s'éloigne suivant les nécessités.

 

La trace laissée dans le groupe est fugitive, s'oublie vite. Il faut des secousses affreuses telles l'exode, la torture, l'oppression féroce pour que le souvenir dure. Rappelez-vous les promesses des hommes politiques non tenues, leurs bavures, leurs scandales, autant en emporte le vent. Il faut que des gens avisés les rappellent pour obtenir un effet.

 

Même entre nous : regardez ce qui reste des réunions de travail en commun si un compte rendu ordonné n'est pas fait et lu.

 

Je crois que les traces collectives agissent beaucoup moins que les impressions individuelles gardées de la petite enfance, de la famille, de l'école, du métier, de la permanente contrainte sociale. Ce sont ces ressemblances regroupées en faisceaux qui sensibilisent une ambiance collective et lui donnent une grande amplitude de vibration. En fait de trace, c'est surtout la part d'inconscient collectif qui surgit et se renforce.

 

Page 8 :

L'acte réussi n'est déviant que si l'auteur est déviant. Prenez un exemple où l'auteur est accepté par le groupe, son acte sera admiré par le groupe. Ce n'est pas une question d'âge, les jeunes peuvent être plus ouverts, les vieux plus circonspects ; la règle reste la même.

 

Page 9 :

J'apprécie beaucoup le paragraphe « Les groupes sociaux vieillissent-ils ? » Aux arguments justifiant la survie de l'Ecole Moderne que je trouve vrais, j'ajouterai celui-ci :

-Une envie intense de faire vivre l'Ecole Moderne pour les animateurs qui y intègrent leur propre vie (Que de vies, c'est à mourir de rire), ce qui n'a aucun rapport avec la masse moutonnière sans valeur pour Freinet.

 

Page 10 :

Aussi je trouve juste le passage « mémoires mortes et mémoires vives » et les modules constituent bien un outil de tâtonnement collectif. Pas tout à fait d'accord avec le tâtonnement des ordinateurs. Eux tâtonnent d'après un programme établi par l'homme, même s'il y a tâtonnement de tâtonnement ; alors que l'individu tâtonne avec tout son psychisme et la fantaisie des évocations fait qu'on ne peut comparer les paliers.

 

Par contre je suis d'accord avec la fin du paragraphe qui reprend la dimension humaine en précisant bien ce que les signifiants Tâtonnement Expérimental et Tâtonnement Intelligent éveillent en nous de signifié.

 

Page 11 :

L'explication de Roger Favry sur la prospective des modules, tout en étant idéale et pleine de poésie, m'enthousiasme quand il arrive à inclure l'individu dans le collectif par le singleton.

 

Page 12 :

D'accord avec la « question à se poser » qui est l'expression du doute nécessaire au progrès et devient à la fois l'aiguillon et le modérateur de la connaissance acquise.

 

En ce qui nous concerne cette situation est apparue clairement après le départ de Freinet. Avant nous étions imprégnés d'une ambiance mythique à la fois directrice et protectrice qui retenait parfois l'essor des attitudes particulières dans un réseau uni et feutré et par là même empêchait la « remise en question » de l'individu se voulant Educateur et du mouvement aspirant à l'autonomie adulte.

 

CONCLUSION :

 

Tout en ayant l'intention d'aller vers le vrai, j'émets des remarques qui sont peut-être fausses. Elles traduisent une première impression d'avoir lu une sorte de thèse, ouvrant le champ à des réflexions efficaces sur le social sans percevoir son utilité immédiate dans la conception du tâtonnement individuel. Peu importe, que l'on mette l'accent sur l'individuel comme Freud ou sur le social comme Wallon, l'essentiel est de se mettre en marche, et le souci de Roger Favry a été d'enclencher la machine.

Henri VRILLON

 

 

DEUXIEME PARTIE

 

Autour de la notion d'acte réussi.

 

Tâtonnement expérimental et pédagogie de la réussite

Michel BARRE

 

La dernière année de sa vie, Freinet avait réédité chez Delachaux et Niestlé la première moitié de son « Essai de Psychologie sensible ». Dans la préface il annonçait une suite qui serait, non pas la fin de la première édition (à mon avis celle qui a le plus vieilli et qui a été rééditée en 1971 comme tome II : « Rééducation des techniques de vie-ersatz »), mais une étude sur le tâtonnement expérimental mise en chantier dans le numéro 1 des Documents de l'Institut et que sa mort a laissée inachevée. Pendant des années personne n'a voulu, en poursuivant ce travail difficile, encourir le reproche de déformer ou de trahir les intentions de Freinet. Il nous faut pourtant prendre ce risque si nous ne voulons pas endosser celui beaucoup plus grave de stériliser en son état de 1966 une recherche que Freinet lui-même estimait inachevée.

 

Pour cela, il ne faut pas considérer l'ouvrage de Freinet comme un monolithe immuable mais le relire tel qu'il nous l'a proposé, comme un « essai de psychologie sensible appliquée à l'éducation ».

 

En effet, ce qui surprend le lecteur c'est que l'Essai de psychologie ne se déchiffre pas avec les clefs habituelles des ouvrages de psychologie et c'est ce qui explique qu'il déconcerte même, et peut-être spécialement, ceux qui ont fait des études psychologiques conventionnelles.

 

Freinet se propose comme but de rechercher les mécanismes psychologiques qui aident à comprendre et à renforcer l'action éducative, d'où l'importance qu'il donne à la question « comment s'intègrent les expériences ? ». Et même si les réponses qu'il propose ne nous satisfont pas totalement, l'important c'est qu'il pose cette question fondamentale en éducation.

 

La plupart du temps, les psychologues ne proposent pas aux éducateurs des réponses générales aux questions globales qu'ils se posent, mais des réponses partielles à des problèmes qu'eux, les psychologues, ont réussi plus ou moins à cerner. D'où la difficulté de définir une réelle « pédagogie scientifique » fondée sur les découvertes de la psychologie. Certains s'y emploient depuis près d'un demi-siècle mais, en dehors de quelques formules toutes faites, on ne distingue pas avec clarté le projet éducatif qui en découle. Prétendre fonder une pédagogie scientifique sur les seuls acquis actuels de la science, c'est chercher sa clef sur le trottoir d'en face parce qu'il y a un lampadaire. Freinet a le mérite peu courant de la chercher dans la pénombre là où il a quelque chance de la trouver : c'est pourquoi nous devons poursuivre sa recherche sans nous culpabiliser de l'accusation d'empirisme qui nous serait faite de l'extérieur mais sans craindre par un faux respect de remettre en question certaines de ses paroles et de compléter, fut-ce dans un sens différent, certaines de ses observations.

 

Il faut reparler du tâtonnement expérimental non en faisant la paraphrase de ce qu'écrit Freinet (il écrit assez simplement pour rendre cet exercice stupide, les camarades sont capables de le lire seuls) mais en poursuivant son questionnement.

 

Il ne me paraît donc pas iconoclaste mais, au contraire, fidèle à l'esprit de recherche de Freinet d'examiner quelques points sur lesquels nous devrions ensemble essayer d'aller plus loin pour éclairer et renforcer notre pratique éducative.

 

L'ACTE REUSSI

 

On peut dire sans exagération que toute l'œuvre pédagogique et psychologique de Freinet s'articule autour du rôle dynamisant qu'il attribue à l'expérience réussie, dans les processus d'acquisition, et dans la construction de la personnalité.

 

C'est là une notion fondamentale dont nous sommes loin d'avoir fait le tour. Certes, nous avons tous observé que la réussite dans un domaine finit par irradier les domaines parfois très éloignés : un enfant réussit de beaux dessins, il parvient à plonger à la piscine et, soudain, comme si une réussite en suscitait une autre, il surmonte les difficultés qu'il rencontrait jusque-là en lecture ou en calcul. Mais, pouvons-nous aller plus loin que cette observation globale ? Personnellement je crois que nous aurions beaucoup à découvrir de l'observation méthodique des enfants à la conquête d'actes réussis.

 

LE PROCESSUS DE L'ORGASME

 

Bien que l'œuvre de Reich me paraisse en bien des points scientifiquement contestable, je pense que ce qu'il dit de l'orgasme pourrait nous aider à explorer le phénomène de la réussite dans le tâtonnement.

 

Disons tout de suite que Freinet aurait (si nous nous référons au tome II de son Essai de psychologie) refusé de privilégier la jouissance sexuelle, néanmoins l'approche qu'il fait de l'acte réussi pourrait englober le sexuel comme cas particulier. Je me demande si l'on ne pourrait pas parler de la fonction d'orgasme de tout acte réussi. Tout se passe en effet comme si tout tâtonnement créait une tension qui ne s'achève que par une sorte de décharge régénératrice au moment où l'acte est réussi. Peut-être des chercheurs pourront-ils un jour, comme Hubert Montagner pour les concomitances physiologiques de la mère et de l'enfant, mettre en lumière les décharges hormonales qui accompagnent l'acte réussi mais il serait intéressant à notre niveau, de systématiser nos observations sur les autres manifestations de la réussite.

 

L'EMBOITEMENT DU SEXUEL DANS LA GLOBALITE

 

Une telle conception de l'acte réussi ne nierait pas les acquis psychanalytiques mais les engloberait en faisant du sexuel un simple élément de l'ensemble, fonctionnant selon les mêmes processus. La survalorisation du sexuel n'étant pas obligatoirement comme semble l'estimer Freinet une compensation, un ersatz remplaçant d'autres réussites, mais une recherche de victoire sur les interdits. La masturbation de l'enfant ne peut, étant donné l'immaturation génitale, accéder au paroxysme, d'où probablement une place relativement mineure dans l'échelle des actes réussis. Mais, dès lors que s'y attachent des interdits, la réussite peut tenir moins à la masturbation elle-même qu'au contournement des interdits qui la réprouvent. Disant cela je n'ai pas la prétention de révéler quelque chose d'inédit, je veux simplement montrer comment dans le droit fil de la recherche de Freinet, les acquis du freudisme peuvent s'emboîter comme une partie du tout au lieu de prétendre le chapeauter comme il arrive souvent.

 

En effet le principe de plaisir ne peut suffire à rendre compte des milliers de tâtonnements du jeune enfant, par exemple dans tous les jeux à atteindre ses limites : jeux à se faire mal à soi-même, à rester le plus longtemps possible sans respirer, sans uriner, à se faire peur. La réussite n'est pas que ça fasse, « tellement de bien quand ça s'arrête » (comme celui qui se donnait des coups de marteaux sur la tête), car les premières bouffées d'air après un jeu à s'asphyxier, les premières giclées d'urine après s'être retenu ne sont pas particulièrement génératrices de plaisir.

 

Non, la réussite tient au fait que l'enfant vient d'atteindre une limite et, comme le vainqueur d'une course, il mettra un certain temps à retrouver son souffle normal mais la détente de la réussite viendra dès qu'il connaîtra le résultat de son effort.

 

Ceci dit, il nous reste beaucoup à creuser dans ce domaine.

 

LA TENSION VERS UN OBJECTIF

 

Dans les cas les plus élémentaires, le tâtonnement est une simple réaction à un stimulus ; une ombre passe, le bébé tente de la saisir. Mais très vite, y compris dans le tâtonnement animal, l'acte est dirigé vers un objectif : le bébé cherche à saisir son pied pour le porter à sa bouche et il est tendu tout entier vers ce but et il suffit de voir la détente de son expression quand il a réussi pour comprendre que l'objectif était bien précis.

 

Les animaux supérieurs élaborent aussi des objectifs précis à certains de leurs actes et l'on ne peut plus parler alors de simples réactions instinctives à des stimuli car ils sont capables de persister malgré des stimuli présumés plus forts. Par exemple, le chien qui veut absolument sortir avec quelqu'un qui s'en va et que l'on cherche en vain à distraire en remuant son écuelle (stimulus positif) ou à dissuader par la menace ou les coups (stimulus négatif).

 

A ce niveau, on peut déjà se demander si un facteur fondamental du tâtonnement expérimental n'est pas la permanence de la tension vers l'objectif. La maturation physiologique intervient probablement pour une large part dans ce phénomène. Ce qui frappe, quand on observe un jeune animal jouant, c'est qu'il passe avec une grande rapidité d'un acte à un autre : un petit chat poursuit un bouchon ; ayant mal pris un virage il fait un roulé-boulé contre un fauteuil qu'il se met à attaquer jusqu'à ce que dans un bond il se trouve près de la fenêtre où une mouche attire son attention, et ainsi de suite. On peut observer les mêmes phénomènes à une échelle moindre dans l'activité spontanée du tout jeune enfant. Tout se passe comme si la tension qui oriente l'être vers un objectif tombait très vite, avant même bien souvent que cet objectif soit atteint. L'influence de la maturation physiologique nous échappe mais il est possible de favoriser la multiplication de tâtonnements aboutis en protégeant l'enfant d'un trop grand nombre de stimuli qui, en venant continuellement le harceler, viendraient disperser son tâtonnement. Intuitivement les parents savent que le bébé a besoin d'être protégé des agressions mais, au-delà des premiers mois, n'est-il pas nécessaire de poursuivre cette protection ? Certaines séquences filmées dans des crèches ou des maternelles me donnent un profond malaise lorsque je vois qu'aucun enfant ne peut poursuivre une expérience plus de quelques secondes sans qu'un autre vienne l'interrompre en le sollicitant ou en l'agressant.

 

L'adulte joue souvent ce rôle d'agent de dispersion quand il oblige à interrompre un acte que l'enfant n'a pas encore achevé.

La solution n'est certes pas dans l'isolement monacal car l'enfant a besoin comme nous allons en parler, de stimulations au tâtonnement mais un milieu matériellement et socialement riche ne doit pas pour autant être dispersant.

 

L'IMITATION

 

L'imitation joue un grand rôle dans la suscitation des tâtonnements. Dans les comportements les plus élémentaires, l'imitation n'est qu'apparente : il s'agit en réalité d'une réaction instinctive à un même stimulus et l'imitation n'y est pour rien. Le papillon de nuit ne va pas retrouver ses semblables autour de la lampe, ils sont tous invinciblement attirés par la lumière. C'est quand il voit picorer sa mère ou un autre poussin que le poussin qui vient de naître se met à picorer, mais il suffit que l'expérimentateur tapote la table avec un crayon pour provoquer pour la première fois le geste inné du picorement.

 

Freinet considère essentiellement l'imitation comme une mise en harmonie avec l'environnement et comme une économie de tâtonnement personnel, mais il faut sans doute y regarder de plus près. Incontestablement il y a des imitations pour se mettre en harmonie :un bébé gazouille sur un certain ton, sa mère lui répond à plusieurs reprises sur un ton différent, soudain le bébé change de ton et se met au diapason de sa mère.

 

Très souvent l'imitation est beaucoup plus complexe dans ses motivations. Un petit de trois ans observe la posture de son père, debout les jambes croisées et les mains derrière le dos, puis il s'applique non sans difficulté, à prendre la même attitude. On peut voir là, assez légitimement sans doute, un phénomène d'identification mais l'identification est elle-même une explication trop simpliste. La manifestation spontanée de la haine, du mépris, de la peur se traduit souvent par l'imitation. On pourrait englober l'ensemble des phénomènes d'imitation en considérant celle-ci comme fournissant une infinité d'objectifs d'actes réussis destinés à permettre à l'imitateur d'égaler son modèle : « je fais comme maman donc je suis pareil que maman » ou « je fais comme le loup donc je suis aussi fort que le loup et je ne dois plus en avoir aussi peur ».

 

L'imitation renforce l'être soit dans son amour, soit dans sa domination sur ce qu'il hait, soit dans les sentiments ambivalents sans doute fort nombreux.

 

L'imitation est un réservoir de situations nouvelles qui vont enrichir le tâtonnement et le faire parfois bifurquer dans des domaines inexplorés. Prenons une situation que connaissent tous les parents : le petit veut marcher avec les chaussures de maman. En fait c'est en marchant avec ses propres chaussures qu'il marche le mieux « comme maman » mais dans son exploration du monde qui l'entoure, chaque enfant tente un jour cette expérience qui l'entraîne ensuite dans d'autres directions. Souvent son apparition, juché sur les chaussures, provoque le fou rire de la famille et une voie nouvelle de réussite s'ouvre à lui, celle de provoquer à nouveau le rire. Presque toujours c'est la découverte d'une marche acrobatique dont il ne pouvait avoir conscience en observant les adultes marcher et, même si maman s'est fâchée de voir ses précieuses chaussures en péril, il y a gros à parier que l'enfant renouvellera ce type d'expérience.

 

LE MILIEU EDUCATIF RICHE

 

On s'aperçoit qu'un milieu éducatif riche est celui qui suscite un maximum d'expériences surmontables par l'enfant mais qui lui permet de les mener jusqu'à la réussite sans le disperser. La stimulation s'exerce par deux biais :

 

-la diversité des situations que permet le milieu éducatif

-le compagnonnage avec d'autres : adultes et enfants dont l'imitation fera découvrir de nouveaux objectifs d'expériences.

 

Mais par ailleurs cette stimulation ne doit pas interrompre, par sa violence, des expériences en cours. Les sollicitations doivent rester douces, c'est-à-dire non perturbantes de ce que chaque enfant est en train d'expérimenter. Ni les interventions des autres enfants, ni les changements autoritaires d'activité ne doivent venir rompre fréquemment le tâtonnement personnel de chacun.

 

TATONNEMENT ET IMITATION COLLECTIVE

 

Il peut être tentant de faire de l'apprentissage une somme d'expériences imitées mais l'imitation n'est source de réussite que si elle est décidée par l'enfant, sinon il est dépossédé de sa réussite par celui qui la lui a imposée (nous aurons l'occasion d'y revenir).

 

Et il est exclu que tous les enfants décident au même moment d'imiter le même adulte, ce qui est très différent de la stimulation collective d'un apprentissage au sein d'un groupe. Il suffit pour s'en convaincre d'observer la différence de tonus dans les types de groupes suivants :

-dans le premier, un adulte enseigne à un groupe d'enfants un geste sportif ou un tour de main, il l'exécute lui-même et demande à l'ensemble des enfants de le reproduire ;

-dans le second des enfants s'exercent ensemble à surmonter le même genre de difficulté.

 

Dans le premier cas ils sont agis par l'adulte, dans le second chacun agit, stimulé par les autres et les stimulant. Dans la pratique, il arrive très souvent que ces deux modes d'apprentissage se combinent et que l'adulte s'illusionne sur son efficacité personnelle : pendant qu'il contrôlait individuellement chaque enfant, beaucoup d'entre eux se sont exercés mutuellement mais il aurait été plus économique de favoriser ce deuxième mode d'apprentissage en laissant les enfants tâtonner ensemble et en leur proposant de se faire contrôler individuellement par l'adulte quand ils se sentaient au point.

 

C'est probablement parce que ce mode d'apprentissage est si peu répandu dans les disciplines intellectuelles que le rendement en est si lamentable.

 

LES LIMITES DE L'ACTE IMITE

 

L'imitation est à elle seule appauvrissante si elle ne permet pas la multiplication d'autres expériences. Prenons l'exemple du petit qui veut imiter papa qui lit. Même s'il dit « je lis le journal », l'état actuel de sa maturation ne lui permet pas de savoir ce que c'est que lire, il ne va pouvoir imiter que la posture : assis sur le divan, il déplie non sans difficulté le journal, peut-être, à l'envers, et penche la tête dans l'attitude du lecteur. Mais si elle s'en tient là, cette imitation peut rester pauvre ; si on ne permet pas à l'enfant de froisser ou déchirer le « journal-de-papa », si on ne met pas à sa disposition un album où il pourra à son niveau reconnaître des dessins et faire acte fonctionnel de lecture, le jeu à « papa qui lit » cessera de provoquer une réussite car l'enfant percevra très vite intuitivement que la lecture ne se ramène pas simplement à la posture du lecteur. Si l'écart est trop grand entre ce que l'enfant voit faire et ce qu'il est capable de faire, l'imitation n'est pas forcément stimulante.

 

Même dans les cas où, au départ, elle est une médiation avec une recherche plus complexe (l'enfant se donne souvent comme objectif, non pas telle action complexe mais « faire comme » quelqu'un accomplissant cette action), la réussite n'est que de seconde main et devient très vite insuffisante. Proposer l'imitation comme objectif permanent, c'est maintenir l'être en infériorité, même si le modèle est très élevé. Ceci est très sensible dans les actes créateurs, imiter un modèle peut être utile pour acquérir des réussites techniques (et de ce fait on ne doit pas refuser aux enfants et aux adolescents l'imitation volontaire comme marchepied qu'il s'agisse de la copie, du plagiat ou de la parodie).

 

Par contre chacun sait que, malgré sa surprenante habileté à imiter Vermeer, Van Meegeren n'est pas admis comme créateur, fût-ce comme petit maître.

 

Réaliser un tableau que des experts prendront pour un Vermeer n'est pas un objectif à la portée de beaucoup de gens mais la réussite obtenue n'a pas de commune mesure avec celle d'une véritable création, même si cette dernière exige beaucoup moins de maîtrise. Il n'est pas indifférent d'être propriétaire d'une réussite plutôt que de n'en être que le locataire.

 

LA DETERMINATION D'OBJECTIFS ACCESSIBLES

 

Le rôle de l'éducateur doit être de proposer, et jamais d'imposer, des objectifs d'expériences accessibles par l'enfant et ce sera de plus en plus important lorsque les tâtonnements seront de moins en moins d'ordre sensori-moteur mais d'ordre intellectuel. Il arrive un stade où l'enfant éprouve des difficultés à se fixer des objectifs qui ne soient ni trop faciles et peu générateurs de réussite, ni inaccessibles donc également non générateurs de réussite.

 

Bien souvent lorsque des enfants piétinent, la faute n'en revient pas à la méthode naturelle et au tâtonnement expérimental mais au fait que les enfants sont abandonnés à eux-mêmes et que faute de savoir définir seuls leurs objectifs, ils tournent en rond.

 

Par contre, la solution n'est pas de leur fixer autoritairement des objectifs car l'enfant est alors dépossédé de la réussite sur laquelle il ne s'est pas volontairement mobilisé et, de même qu'un beau numéro de dressage marque la réussite du dresseur beaucoup plus que celle de l'animal, certaines formes de dressage pédagogique, y compris certains types de préparation programmée, peuvent priver celui qui les subit de toute réussite personnelle. Ce n'est pas un hasard si l'on fait gloire à certains enseignants de « leur » réussite aux examens et à certains entraîneurs sportifs de « leurs » performances. A la limite, si « n'importe qui » avec une certaine méthode parvient au même résultat, ce n'est pas le sujet qui réussit mais la méthode, et cette remarque n'est pas négligeable au niveau de l'acte réussi et du renforcement qu'il procure.

 

REAJUSTEMENT DE L'OBJECTIF

 

Il est très important pour que chaque acte soit abouti. On s'en rend compte quand on observe le moment où l'enfant est venu à bout d'un de ses actes et au contraire ce qui se passe soit quand il a été interrompu, soit quand de lui-même par impuissance, il doit abandonner. Pour retrouver le tonus que redonne chaque acte abouti, il n'y a pas d'autre solution que de réajuster en cours de parcours l'objectif poursuivi. Un exemple m'a particulièrement frappé en voyant un reportage télévisé sur le Tour de France. La caméra suit un coureur saisi de défaillance dans une épreuve de montagne. Déjà la voiture-balai le talonne. Il est à la dérive, prêt à abandonner. Et le suiveur se met à l'encourager : « Vas-y, Gérard, tu vas y arriver, encore 200 mètres, après, c'est la descente. Si tu y arrives, tu termines l'étape et si tu termines l'étape, tu finiras le tour. Allez encore un effort, tu y arrives ». Ce qu'il ne dit pas c'est qu'il y a un peu plus de 200 mètres et qu'après la descente il y aura une autre montée, mais il faut vaincre une difficulté à la fois. Et à l'arrivée le coureur dit « Si vous n'aviez pas été là, je crois que j'aurais abandonné » et il ajoute « En montagne, si on ne voit pas le sommet, ça va, on dit : je vais jusqu'au groupe de spectateurs, jusqu'au tournant et puis après jusqu'à l'autre tournant. Mais si on voit le sommet qui ne se rapproche pas. Ça coupe les jambes ». Je crois que cela illustre bien cette recharge successive qui s'effectue à chaque objectif partiel atteint.

 

Combien de fois n'a-t-on pas entendu un écrivain ou un cinéaste dire que chaque fois qu'il commençait un roman ou un film, il était convaincu que ce serait le chef-d’œuvre de sa vie mais que dans un certain nombre de cas, au cours des dernières semaines l'objectif devenait : mettre le point final et en être débarrassé, rester un moment sans en entendre parler. On a la sensation que même si plus tard le public fait un mauvais sort au livre ou au film, l'important a été pour l'auteur de le clore et d'être disponible pour une autre œuvre. Cette sorte de purgation fait partie de son hygiène de la création.

 

Si nous étions conscients de l'importance de ces aboutissements, nous veillerions à aider les enfants à réajuster, si nécessaire, leur objectif et à terminer une entreprise commencée pour être à nouveau disponible pour une autre.

 

LA PERCEPTION DE L'ABOUTISSEMENT

 

L'être a besoin de savoir si son objectif est ou n'est pas encore atteint pour maintenir sa tension jusqu'à l'achèvement et pour pouvoir la relâcher aussitôt après. Imaginons un coureur qui tenterait le record de l'heure en sachant d'avance qu'il n'aura aucun moyen de savoir s'il a roulé une heure ni combien de tours il a fait. Alors que sa performance est purement individuelle, on peut être certain que le résultat serait très médiocre, le coureur étant incapable de mobiliser ses forces sans un cadre de références. Par contre, si, par l'habitude, il finissait par acquérir intérieurement la durée d'une heure de course, ses résultats s'amélioreraient. On peut légitimement se demander si une bonne part de l'amélioration des performances ne tient pas à la perception de plus en plus claire par le sportif des objectifs à atteindre (mesure des temps intermédiaires, enregistrement au magnétoscope).

 

Il y a de nombreux cas où le critère d'aboutissement est simple : saisir un objet, gravir un obstacle, mettre le point final à un travail, mais il n'est pas toujours possible de le contrôler.

 

Par exemple, les enfants sourds gazouillent comme les autres mais au bout d'un certain temps ce gazouillement disparaît parce qu'il n'a pas obtenu de réponse. Ce qui se passe habituellement, c'est que l'enfant perçoit son gazouillement, il lui arrive de sursauter à ses propres cris, il prend l'habitude de le moduler et se prépare ainsi au langage. Si quelqu'un répond à ses appels, lui parle, lui chante, il découvre progressivement la valeur communicative de la voix. Si tout cela ne s'est pas fait, il deviendra muet (il ne l'était pas congénitalement, il n'était que sourd ou privé de réponse par la séquestration).

 

L'IMPORTANCE CAPITALE DE LA REPONSE EN ECHO

 

On peut considérer tout acte comme une interrogation émise vers l'environnement. Il est indispensable qu'une réponse revienne en écho pour que l'être puisse poursuivre son cheminement par d'autres actes.

 

Il n'est pas indispensable que la réponse soit celle qui était attendue mais il est très important qu'il y ait une réponse. En ce sens, la contre-épreuve, réponse négative attendue, est tout aussi importante dans la structuration que la réponse positive. Imaginons un homme dans l'obscurité totale, il cherche un chemin sans obstacle : les murs, les barrières qu'il tâte autour de lui, lui apportent des réponses négatives. Il serait très angoissé de se sentir cerné par des murs sans issue. Mais imaginons-le ne percevant plus autour de lui aucune limite, ne croit-on pas que cette absence de réponse développerait une angoisse peut-être encore plus grande, car on peut espérer être délivré lorsqu'on est enfermé mais que peut-on attendre lorsqu'on est tout seul dans un désert sans dimension ?

 

C'est pourquoi l'un des facteurs les plus importants dans le développement de l'enfant est à mon avis, qu'il reçoive des réponses (positives ou négatives) intelligibles à chacun de ses actes, afin de pouvoir réajuster son tâtonnement.

 

Or, dans bien des cas, il ne peut interpréter les réponses qu'il reçoit. C'est le cas bien sûr lorsqu'une expérience de l'enfant se termine par une réaction brutale : nous avons tous connu des cas où un jeune enfant fait une expérience originale se terminant par une brutale réprimande ou une fessée. Quoi qu'en pensent les parents, la fessée n'est pas une réponse intelligible à de telles expériences, d'autant qu'elle est toujours la même et ne permet aucun réajustement des expériences suivantes.

 

Ces réactions brutales et inintelligibles viennent aussi parfois de l'environnement sans que l'enfant sache pourquoi : le feu qui brûle, les épines qui griffent, les cailloux qui font mal, tout cela n'apporte pas des réponses utilisables à un jeune enfant livré seul à un monde hostile et une certaine protection peut seule lui permettre d'analyser certains dangers avant de les ressentir, c'est sans doute un élément important dans la formation de l'être et il ne faut pas confondre l'éducation en milieu rustique familial dont a beaucoup parlé Freinet et l'abandon de l'enfant en milieu sauvage hostile (et il existe des milieux urbains plus sauvages que la jungle).

 

Dans d'autres cas l'enfant n'a pas encore les moyens d'évaluer sa réussite. Je pense au jeune enfant qui plie le linge « comme maman » mais qui n'est pas en mesure de comparer son pliage à celui de la maman. Pour percevoir sa réussite il sera obligé de se référer à sa maman. La réponse : « c'est bien, tu as bien plié le linge de maman » le satisfera dans un premier temps mais très vite il saura que son pliage n'est pas une réussite même s'il est toujours incapable de comparer les résultats, simplement si la mère lui dit : « non aujourd'hui je suis pressée » (donc tu ne dois pas m'aider en faisant mon travail) ou s'il voit que la maman refait autrement ses pliages.

 

OBJECTIVATION DE LA REPONSE

 

Il est très important que l'enfant puisse évaluer objectivement ses réussites et l'évaluation par l'adulte ne saurait suffire à tout. Combien d'enfants se trouvent renforcés par la validation de leur réussite par les autres : les enfants ou l'adulte : « Oh ! Comme c'est bien ! ». Mais ce type de validation se limite à la confiance faite dans la compétence à évaluer. Il arrive un moment où l'enfant pense : « oui, je sais, pour lui c'est toujours bien (ou toujours mal) mais ce n'est pas vrai, il n'y connaît rien ». Tous ceux qui ont eu souvent l'occasion de stimuler des enfants marqués par l'échec, savent que si la valorisation est importante, elle est insuffisante si elle ne recherche pas des références indiscutables. Je crois en avoir dit assez pour montrer l'importance de l'autocorrection où l'enfant n'est pas confronté avec l'appréciation du maître qu'il peut interpréter comme subjective mais avec des résultats pré-établis ; l'importance également des brevets qui ont l'avantage de fournir à la fois des objectifs et des critères de réussite.

 

Peut-être cette remarque incitera-t-elle un certain nombre d'entre nous à poursuivre et à mener à terme les recherches sur les brevets.

 

CAS PARTICULIER DES ACTES DE CREATION

 

Les actes de création sont probablement les plus difficiles à valider objectivement. Face à une production artistique, par exemple, le seul critère est celui qu'utilisent ceux qui n'y connaissent rien : « ça a dû demander beaucoup de travail », quand ce n'est pas « pourquoi il y a un petit coin qui n'est pas peint ? » On ramène alors la création à des comparaisons matérielles : le livre le plus lourd, le film le plus cher, le tableau le plus grand ou celui qui a été réalisé uniquement avec des timbres, de la fourrure, etc. Tous les autres critères sont affaire d'appréciation. Au début l'enfant se contente de la réponse de l'éducateur ou de ses camarades. Ceci est loin d'être négligeable au niveau de la socialisation mais si les actes de création sont privilégiés pour la communication, ils ne sont pas dans un second temps les meilleurs vecteurs de la réussite.

 

En effet au fur et à mesure que s'affine sa capacité à comparer ses différents niveaux de réussite, il ne peut plus se contenter de la validation par les familiers. Il arrive un moment où la valorisation affective ne suffit plus, le créateur a besoin d'être consacré par quelqu'un dont il reconnaît la compétence. Le petit génie de la famille a besoin de l'avis du spécialiste, la gloire du pays a besoin de la consécration de Paris ou de l'Amérique. Mais il arrive que le créateur (l'artiste comme le chercheur) parvienne à un niveau où seuls quelques-uns de ses pairs peuvent évaluer sa réussite et à la limite, dans la mesure où il explore un terrain entièrement nouveau, il est obligé de contester toutes les références habituelles du passé. Le créateur se trouve alors devant l'angoisse de l'absence de réponses valables. Et personnellement je ne vois pas d'autre explication à la solitude et à la fragilité de beaucoup de grands créateurs, fragilité qui débouche parfois sur la folie ou le suicide.

 

Si je devais tirer de cette remarque une conclusion éducative, je dirais que si les réussites artistiques sont très positives pour sortir un enfant de la situation d'échec et pour lui faire retrouver le chemin de la relation avec autrui, leur caractère subjectif les rendent probablement insuffisantes pour structurer la personnalité et qu'elles ont besoin d'être étayées par des réussites d'un autre ordre, plus facilement objectivables.

 

On pourrait dire aussi que les créateurs ont besoin de trouver sur d'autres terrains que celui où ils sont en pointe, des occasions de réussites mineures mais irremplaçables, qui seules peuvent leur éviter de se détruire dans leur propre création.

 

LA SUPERPOSITION ET LE CHEVAUCHEMENT DES ACTES REUSSIS

 

J'ai examiné le fonctionnement de l'acte réussi comme si chaque être ne poursuivait qu'un seul objectif à la fois, alors que dans la vie courante les objectifs et les tensions se superposent et se chevauchent souvent. Mais quelles sont les effets et les limites de ces superpositions. Il y a sûrement pour chaque être un certain champ, plus ou moins large, de chevauchement de plusieurs tâtonnements et les différences individuelles interviennent probablement pour une grande mesure dans la façon d'appréhender le monde extérieur.

 

Je n'ai examiné dans ces pages que le moteur du tâtonnement qui n'est qu'une petite partie du problème mais ce que j'ai écrit plus haut aidera à comprendre que j'avais besoin d'une étape à ma propre recherche et que j'attends une réponse pour me réorienter dans ma progression.

 

COMMENT ESSAYER D'ALLER PLUS LOIN ?

 

Je ne prétends surtout pas avoir épuisé le sujet ni apporter des nouveautés extraordinaires.

 

Mon but avec ce texte est de proposer une réflexion critique sur un des aspects de l'œuvre de Freinet et ce que j'attends, ce ne sont pas des jugements de valeur sur ce travail mais une participation des camarades que cela intéresse.

 

J'invite tous ceux que la recherche peut intéresser aussi bien en tant que parents, grands-parents, institutrices maternelles, instits et profs, de rassembler :

- des observations d'actes aboutis chez des enfants de tous âges (du nourrisson à l'adolescent)

- des observations du comportement au moment de la réussite (expression, posture, autres manifestations)

- des réussites en entraînant une autre dans un domaine très différent

- des évolutions de comportement au fur et à mesure qu'un enfant marqué par l'échec prend le chemin de la réussite

-tout ce qui pourrait confirmer mais aussi contredire les différents points que j'avance :

-          rôle de l'imitation

-          la détermination des objectifs

-          le réajustement des objectifs

-          la perception de l'aboutissement

-          l'objectivation de la réponse

-vos idées sur la définition d'un milieu éducatif riche

-vos travaux et idées sur les brevets.

 

 

 

Eclairage par la biologie de la notion d'acte réussi

Christian POSLANIEC

 

L'ACTE REUSSI

 

Tout se passe comme si, dans la description que fait Barré de la réussite fécondante d'un enfant, il y avait dans le cerveau un centre du plaisir et un centre de la punition servant d'intermédiaires entre les expériences d'apprentissage et leur mémorisation.

 

Ainsi, l'enseignement traditionnel de la lecture ou du calcul fonctionnerait selon un schéma de ce genre :

 

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Autrement dit, il n'y aurait qu'une voie possible déterminée par les expériences préalables. Toute tentative d'invention qui donne du plaisir) se heurte à l'interdit. Inutile de citer des exemples : nous en avons tous des dizaines à la mémoire.

 

Mais d'autres matières (le dessin ou la piscine...) ne véhiculent pas la même idéologie du sérieux. Au contraire : matières « secondaires » = matières pas très sérieuses ! Ici, l'interdit du plaisir ne fonctionne pas, ni la punition. Mais ce n'est pas immédiat. Il faut tâtonner pour découvrir cette voie nouvelle qui, si elle est laissée ouverte pour ces matières « secondaires » n'en est pas pour autant favorisée. L'enfant la découvre donc seul. Mais, dès lors, un second itinéraire se dégage, et qui passe par le centre du plaisir. Nécessité que cette voie se réenforce pour qu'elle devienne compétitive avec l'autre voie. Et le réenforcement se fait puisqu'à chaque nouvel essai il y a production de plaisir. Ensuite, 1'enfant possède deux voies pour répondre aux expériences de l'apprentissage. Or, l'une de ces voies (celle qui passe par le centre du plaisir) est gratifiante puisqu'elle apporte du plaisir, d'une part, mais aussi, d'autre part, répond à des besoins affectifs de confiance en soi. Dès lors, l'enfant aura tendance à favoriser la voie du plaisir, y compris pour la lecture et le calcul, A CONDITION que l'institution ne fasse pas peser sur lui une contrainte ou une répression telles que la punition encourue soit plus forte que le plaisir escompté. Autrement dit, que la non-punition ne soit pas une gratification plus importante que le plaisir.

 

Ceci expliquerait :

1) Qu'on ne peut changer la relation de l'enfant face à des matières « principales » sans faire un détour par des « matières secondaires » ;

2) Qu'on ne peut faire avec plaisir ces matières principales, après, que dans un milieu pédagogique favorisant comme la classe Freinet.

 

Et il y a des conséquences pédagogiques certaines à ça.

 

Or, cette description que je tire d'un paragraphe de l'article de Barré, cette description correspond bien au schéma de fonctionnement du cerveau que donne Laborit dans La nouvelle grille :

 

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LEGENDE DE CE SCHEMA :

P.V.S.(Peri Ventricular System) ou faisceau de la punition.

M.F.B. : (Medial Forebrain Bundle) ou faisceau de la récompense et du réenforcement.

Ces deux faisceaux, réunissant diverses régions hypothalamiques, limbiques, et, chez l'animal supérieur, corticales, vont permettre un fonctionnement efficace de l'ensemble cérébral en vue de l'assouvissement des pulsions instinctives et de l'évitement des expé­riences désagréables ou dangereuses (nociceptives).

Homéostasie : tendance de l'organisme à maintenir constantes ses caractéristiques biologiques, en particulier celles de son milieu intérieur.

Hypot. : Hypothalamus: contient les centres essentiels de la vie végétative.

 

LE PROCESSUS DE L'ORGASME

 

Je pense qu'ici la biologie apporte aussi des réponses. Mais il faut, je crois, distinguer deux aspects du tâtonnement : la loi de l'effet, d'une part, et les variations énergétiques d'autre part.

La loi de l'effet est ainsi décrite en biologie :

« Elle a été établie à la suite des travaux effectués sur les rats. Selon cette loi, au cours de l'apprentissage, il s'effectue une sorte de sélection des bonnes réponses par élimination progressive des actes conduisant à des échecs et un renforcement progressif des actes conduisant au succès. La meilleure illustration du principe de l'effet nous est offerte par le comportement d'un animal affamé, enfermé dans une boîte problème ou dans un labyrinthe. Dès qu'il se trouve dans l'une ou l'autre de ces situations, certains mouvements comme celui de pousser un verrou ou de parcourir certains couloirs du labyrinthe, peuvent le mettre en présence de nourriture. Après un nombre plus ou moins grand d'essais, les mouvements efficaces sont retenus tandis que les autres éléments du comportement fortuit du début sont éliminés. En un mot, les actes ont été appris grâce à l'effet qu'ils ont produit ».

 

L. AMOURIQ

Eléments de psychophysiologie.

Comportement.

C.D.D.P. Angers

 

Cette loi suppose donc une récompense qui permet de discriminer les « bons » comportements. Dans notre recherche, dans le cadre de l'apprentissage, il me semble que l'une des principales récompenses c'est l'amour de l'autre. Je me souviens de cette phrase d'un psychologue américain, Eric Berne, qui dit en gros que les neurones aussi ont besoin d'être caressés par autrui sinon ils dégénèrent. Et je songe au texte de Jeannette Le Bohec décrivant le tâtonnement de ses jeunes élèves en dessin, paru dans un numéro d'Art enfantin. Chaque fois qu'ils avaient trouvé quelque chose que la maîtresse encourageait (amour en retour au cadeau du dessin), ils croyaient avoir trouvé LA bonne réponse. Mais quand ils systématisaient, ils s'apercevaient que « ce n'était pas ça que voulait la maîtresse ! » Jusqu'au moment où ils ont compris que ce que voulait la maîtresse, c'est qu'ils s'expriment sans se limiter à un même type de résultat. Dès lors, ils étaient gratifiés de l'amour de la maîtresse à chaque fois.

Malheureusement, cette loi fonctionne aussi avec des maîtres traditionnels et, pour gagner leur amour, les enfants se limiteront à la norme qu'il exige !

 

*

 

Les variations énergétiques : le passage d'une interview de Roger Dadoun (Sexpol n° 7), auteur de Cent fleurs pour Wilhelm Reich (Payot), confirme l'approche faite par Barré : « Amour, travail et connaissance sont les sources de notre vie. Ils doivent donc la gouverner », C'est par cette trilogie que Reich exprime sa vision globale de l'existence. Trois notions particulièrement galvaudées, décriées, détournées d'un sens profond qu'il serait bon de rappeler. On n'imagine plus le travail qu'aliéné, l'amour que dégradé et la connaissance qu'en tant que savoir oppressif. Définitions toujours négatives, certes rattachées à la réalité objective mais qu'on finit plus ou moins par accepter comme inévitables. Reich, au contraire, les chargeait très positivement.

 

Dadoun : Exactement. Dans la mesure où il dit « les sources de notre vie ». Le mot « source » est à prendre au sens fort et en liaison très étroite avec vie ; ce sont des sources vitales, des expressions énergétiques de la vie.

 

Le travail : toute réalité vivante travaille ; elle ne cesse pas de travailler. Mais sur elle se sont greffées les modalités sociales, culturelles aliénées. Autrement on peut l'observer sur soi-même lorsqu'on fait un travail qui nous plait, qui aboutit à un certain résultat, on a un plaisir considérable. C'est une observation banale : le travail qui convient à l'autonomie, à la liberté et à la capacité du sujet, c'est la joie. Il n'y a qu'à voir les enfants, lorsqu'ils travaillent librement, comme ils jouissent. A l'école, au contraire, ils deviennent distraits, cancres, etc.

 

Cela confirme donc qu'il y a quelque chose à chercher dans ce sens. Mais on peut affiner la question. Dans la relation sexuelle avec orgasme, les physiologistes de l'amour ont constaté qu'il y avait une circulation électrique centrifuge ainsi, d'ailleurs, qu'une vaso-dilatation périphérique (ce qui explique la rougeur et la chaleur de la peau). Or, dans l'acte de tâtonnement, il n'est pas sûr qu'il se passe la même chose ! Il faudrait pouvoir comprendre les facteurs liés à la motivation.

 

« La motivation, facteur de l'apprentissage ? C'est une modification de l'organisme qui le met en mouvement, jusqu'à réduction de cette motivation. Cette définition fait rentrer la motivation dans le cadre de l'homéostasie, c'est-à-dire le maintien à leur valeur normale des différentes constantes physiologiques. Dans ce cas, la motivation est envisagée comme un élément perturbant l'équilibre homéostasique de l'individu et la modification du comportement a lieu tant que dure l'action du facteur perturbant. C'est un facteur psychologique conscient ou non, prédisposant l'individu à accomplir certaines actions ou à tendre vers un but. Le besoin est une tendance (activité spontanée, subconsciente) consciente, chercher des aliments, respirer, uriner, déféquer, tousser, bouger. La motivation c'est le processus neuro-humoro-psycho-moteur qui provoque un certain comportement. C'est un facteur susceptible de modifier le dynamisme neuro-humoral ou affectif et d'entraîner de ce fait un comportement nouveau de l'organisme psychique et somatique. La motivation se rapporte à deux questions distinctes :

-Pourquoi un animal est-il actif ?

-Pourquoi cette activité prend-elle une forme particulière ? »

 

L. AMOURIQ

op. cité

 

Et alors, de deux choses l'une :

- Ou bien la motivation est liée à des facteurs internes et cela signifie, qu'au niveau instinctuel, héréditaire, le besoin d'expériences, de tâtonnement, est inscrit. Ce ne serait pas si étonnant puisque la curiosité d'une part, le comportement d'exploration d'autre part, sont liés à des instincts héréditaires fondamentaux.

- Ou bien la motivation est liée à des facteurs externes, et cela signifie qu'il y a une pression sociale telle, sur l'enfant, en matière d'apprentissages sociaux, qu'il y a déséquilibre homéostasique et que recouvrer l'homéostasie signifie : répondre à cette pression sociale, c'est-à-dire S'ADAPTER AU MILIEU.

 

L'EMBOITEMENT DU SEXUEL DANS LA GLOBALITE

 

Je crois que ce qui caractérise l'homme, par rapport aux autres espèces, c'est sa plus grande adaptabilité aux milieux divers et variables qui s'offrent à lui. Dans cette perspective, le tâtonnement aux limites du possible (se retenir de respirer, d'uriner... j'ajouterai la grève de la faim) est une exploration tout à fait concevable.

 

LA TENSION VERS UN OBJECTIF

 

L'exemple du chien est à revoir. Il n'y a pas d'échelle absolue hiérarchisant la force des stimuli perceptibles. Par exemple, dans le texte de Barré, le stimulus de nourriture présumé plus fort que le stimulus de sortie. En fait, lorsque l'homéostasie n'existe pas, c'est au niveau exact où il y a déséquilibre que la tension est la plus grande, et c'est à ce niveau-là que les stimuli seront perçus plus forts tant que l'homéostasie n'est pas recouvrée. La structure du système nerveux humain le montre bien d'ailleurs. Par exemple, on sait que les besoins instinctuels et héréditaires de la survie sont enregistrés au niveau de l'hypothalamus (ou cerveau reptilien). On sait que les différents « contrôleurs » de la satisfaction de ces besoins vitaux envoient des « signaux » à l'hypothalamus, de sorte qu'il y a évaluation permanente des besoins. En revanche, ce qu'on sait depuis peu (voir La recherche numéro 63 de janvier 1976, p. 36), c'est que l'hypothalamus secrète des hormones qui, elles-mêmes déterminent ou inhibent la fabrication d'autres hormones dans l'hypophyse qu'on a longtemps cru le chef d'orchestre du système endrocrinien. L'hypophyse fabrique ainsi neuf hormones différentes qui contrôlent chacune, spécifiquement, un secteur hormonal. Ainsi la boucle est bouclée et on comprend mieux comment l'homéostasie peut être assurée par un système de boucles avec rétro-actions (feed-back).

 

*

 

Je pense qu'à partir de ce type de description biologique, on peut dire qu'une tension subsiste chaque fois que l'homéostasie est menacée dans un domaine particulier. Ainsi, le chien qui persiste à vouloir sortir bien qu'on agite son écuelle (stimulus conditionnel associé à la nourriture) a davantage besoin de sortir (stimulus conditionnel associé au besoin d'uriner ou au besoin d'accouplement) que de manger, pour retrouver son homéostasie.

 

Ou alors il s'agit d'une névrose, c'est-à-dire d'un circuit neuronique si fort que celui qui en est affligé « tourne en rond » à l'intérieur du circuit sans parvenir à en sortir. C'est un peu ce que certaines expériences de Delgado, en Amérique du Sud (entre autres) créent artificiellement. Ainsi le rat auquel on a implanté une électrode dans le cerveau sur l'aire du plaisir sexuel, et qui a la possibilité d'actionner une manette pour stimuler l'électrode. Il actionnera la manette des milliers de fois sans plus se préoccuper d'autre chose, QUITTE A SE LAISSER MOURIR DE FAIM bien qu'on lui présente aussi de la nourriture !

 

*

 

Autre nuance que j'introduirais volontiers à la lecture du texte de Barré. Il parle du jeu du chaton ou de l'enfant qui passe rapidement d'un acte à un autre au hasard de stimulations qui s'offrent à lui, et ne persiste pas dans l'action initiale. Je pense que c'est là qu'on peut faire la distinction entre l'activité ludique et le travail tel que le définit Freinet (et non la Bible ou l'idéologie dominante). L'activité ludique serait, à proprement parler, un jeu gratuit, c'est-à-dire sans tension interne ou externe créée par un déséquilibre de l'homéostasie. Dans ce cas, le hasard seul préside aux changements d'actions. Le loisir tel qu'il est proposé par la société me paraît de cette nature et la société, se substituant au hasard, propose des activités gratuites qui lui rapportent à elle. En revanche, dans le « travail », il y a comme un vecteur, une tension vitale telle qu'il y a sélection des stimuli fournis par le hasard (ou l'institution : la part du maître par exemple), sélection fonction du déséquilibre homéostasique. C'est, je crois, la seule façon d'expliquer l'effort fourni dans le travail : le bénéfice escompté est plus fort que le désagrément occasionné par l'effort (fatigue, tension, etc.). Cela explique aussi l'agressivité ou la colère (décharge d'agressivité), en cas d'échec puisque la tension accumulée dans l'effort n'a pu se résoudre dans le plaisir de l'acte réussi (homéostasie recouvrée). Or, c'est un phénomène fréquent que la colère de l'enfant qui ne parvient pas à ses fins.

 

Au passage, on peut aussi distinguer le « travail » tel qu'on le définit en pédagogie Freinet et le travail tel qu'on le définit traditionnellement. Dans le premier cas il y a un besoin vital à satisfaire, tandis que dans le second cas le bénéfice escompté est le résultat de la non-coercition, de la non-punition. Ce qui corrobore d'ailleurs les hypothèses de Laborit qui explique que le plaisir c'est soit une récompense, soit la non-réalisation d'une punition possible.

 

Par ailleurs, ce second type de travail décrit aussi bien le travail scolaire traditionnel (punition ou non-punition bonne ou mauvaise note, bon point ou absence de bon point, etc.) que le travail salarié (retenue de salaire ou non-retenue, augmentation ou non, menace de renvoi réalisée ou non, etc.).

 

Dans la description de Barré, il y a encore autre chose. Quand il décrit les crèches où les gosses ne peuvent mener à bien ce qu'ils ont entrepris parce que d'autres les agressent. Cela me rappelle la sélection naturelle des individus les plus adaptés dans l'évolution des espèces. En milieu « naturel », tous les petits humains seraient dans les mêmes conditions initiales et, par le jeu de ces agressions, une dominance finirait par s'établir, telle que les plus adaptables (plus forts, plus intelligents, plus capables de supporter, plus vifs, etc.) l'emporteraient et, seuls ou presque, se reproduiraient. Mais la crèche n'est pas un milieu naturel car une partie de ces enfants rendus à leur famille continueront à subir le même type d'agressions soit de leurs parents (au nom de l'idéologie qui veut que les gosses fichent la paix à leurs parents et leur obéissent) soit de leur fratrie (familles nombreuses), tandis que d'autres, au contraire, seront dans un milieu favorisant (parent disponible pour l'écouter et protéger ses jeux ; fratrie restreinte, etc.) qui leur permettra de dominer ensuite les autres enfants de retour à la crèche. La crèche apparaît alors comme un milieu de sélection SOCIALE.

 

L'IMITATION

 

Je crois que Barré a raison de dire que c'est beaucoup plus complexe qu'il n'y paraît. Le premier stade de l'imitation est certainement lié à une tension externe créée par le milieu auquel l'enfant tente de s'adapter pour être reconnu, autrement dit pour survivre. C’est ainsi qu'il apprend à parler par imitation, à manger socialement (avec cuillère, fourchette ou baguettes selon le lieu), etc. La récompense c'est la reconnaissance par le milieu, l'acceptation, l'affection. En ce sens la fable du vilain petit canard est fausse et on a vu effectivement des espèces élever des petits d'une autre espèce pourvu que ceux-ci les imitent.

 

Le deuxième stade me paraît bien, aussi, celui que décrit Barré : « faire comme » pour conjurer les terreurs, ou ce qui est étranger, différent. N'est-ce pas aussi comme cela qu'on fait quand on essaie de « se mettre dans la peau de quelqu'un ? » pour le comprendre. A ce stade on peut d'ailleurs retrouver toutes les conduites magiques dites primitives.

 

Et le troisième stade est bien aussi celui décrit par Barré : la mémorisation de situations qui vont permettre à l'individu d'inventer, par mise en relation de plusieurs expériences. C'est l'exacte description que fait Laborit du néo-cortex ou cerveau de l'imaginaire (cf. schéma n° 2), qu'il appelle aussi le mélangeur. Les différentes expériences mémorisées dans le cerveau médian (système limbique) entrent en relation dans le néo-cortex, et, du choc, jaillit l'invention. Ainsi : moteur à vapeur + charrette + transformation du mouvement longitudinal en mouvement circulaire = automobile. L'imitation est nécessaire à l'invention.

 

Ainsi, dans les classes dites en échec scolaire (S.E.S. ou ex-cycle III), pour amener les gosses à inventer des poèmes (et, au-delà, à s'exprimer personnellement), je commence par les aider à imiter un poème d'auteur dont la structure est manifeste et qui leur plaît. Dans une classe de S.E.S., l'an dernier, on a commencé par imiter La pêche à la baleine de Prévert. Cela a donné un texte intitulé La chasse à l'éléphant. Ensuite, il a suffi ( ! ) que l'institutrice relance l'intérêt périodiquement et introduise sans cesse de nouvelles techniques de stimulation (imprimerie, sérigraphie, peinture, etc.) pour que les gosses parviennent à écrire des textes originaux et à fabriquer leur propre recueil.

 

Or, malgré l'importance de l'imitation dans l'accession à la création originale, beaucoup d'entre nous réagissent mal, encore, quand ils voient des enfants décalquer par exemple !

 

Je peux dire aussi que c'est une direction que j'ai beaucoup explorée et que j'ai constaté que tous les créateurs passent par une phase d'imitation (consciente ou non), puis par une phase de révolte apparemment destinée à dépasser l'imitation initiale, avant d'accéder, enfin, à une création authentique. Je l'ai vérifié chez des poètes et chez des peintres. C'est d'ailleurs une des choses que je voudrais tenter de montrer dans une B.T.2 en cours d'élaboration : Comment peut-on être poète ?

 

LE MILIEU EDUCATIF RICHE

 

Tout à fait d'accord avec Barré. J'ajoute simplement que le matériel héréditaire permet à l'enfant de se défendre contre les agressions puisque les comportements de fuite et de lutte, en réponse à une agression, sont innés. Cf. Laborit : Action et réaction.. mécanismes bio et neuro-physiologiques, in Agressologie n° 5 (1974).

 

LES LIMITES DE L'ACTE IMITE

 

L'imitation est pauvre, en effet, si elle en reste là. C'est que, je crois, il n'y a pas de normes absolues valables pour tous les individus d'une même espèce et c'est d'ailleurs pourquoi les circuits nerveux qui sont héréditaires quant à leur structure générale, doivent être adaptés en fonction des expériences vécues (voir là-dessus : L'inné et l'acquis : une théorie de l'apprentissage, dans La Recherche n° 42 (février 74).

 

Mais, pour que l'imitation puisse être dépassée (et son bénéfice utilisé dans une activité qui l'englobe) il faut, me semble-t-il, que la révolte soit possible. Or, si elle est possible pour un créateur individuel elle est difficile pour un enfant en situation d'apprentissage. Barré a raison de dire qu'il faut permettre à l'enfant de froisser le journal et de le détruire. Ce n'est qu'après que l'enfant pourra réaliser que lire c'est autre chose qu'une posture. Cependant, en classe, la révolte est interdite, d'une part au nom de l'idéologie de la hiérarchie, d'autre part au nom de l'idéologie qui réprime toutes les manifestations d'agressivité. Dans nos classes, il faudrait prendre davantage conscience de ces actes de révolte. Comment les gosses, dans leurs textes, utilisent l'ironie comme moyen de révolte par exemple. Et tous ces textes révoltés qui nous posent des problèmes quant à leur publication dans le journal par exemple.

 

Cela me rappelle aussi une discussion qu'on a eue dans notre groupe départemental, sur la possibilité d'aboutir à un groupe autogéré sur un projet commun. Je proposais, comme hypothèse, que celui ou celle qui détient des informations sur le thème proposé (en l'occurrence il s'agissait de techniques d'animation et de créativité), accepte de prendre le pouvoir au début parce que réellement il possédait une information « supérieure » aux autres. A un moment donné, le groupe ayant eu accès à cette information, se révolte contre le pouvoir qui n'est plus garanti par aucune « supériorité » manifeste. Dans tous les groupes que j'ai animés, cette révolte a eu lieu. Le seul problème, alors, c'est que l'animateur initial ne s'accroche pas au pouvoir et accepte de s'intégrer au groupe en tant que simple participant ; et aussi, parallèlement, que le groupe ne s'accroche pas à l'agressivité suscitée par le pouvoir et accepte l'ex-animateur comme simple participant. Il me semble que cette hypothèse décrit assez bien aussi ce qui se passe dans une classe Freinet, quand on a dépassé le stade du groupe qui se complait dans la relation passive au maître.

 

Tout le problème se résout par les gratifications escomptées : est-ce que la gratification apportée par l'exercice du pouvoir (et renforcée par l'idéologie de la dominance hiérarchique) est plus ou moins importante que la gratification apportée par la coopération. C'est, bien entendu, au niveau affectif que ça se joue : être jalousé ou admiré comme chef, ou être aimé simplement comme égal ?

 

REAJUSTEMENT DE L'OBJECTIF

 

C'est une conséquence de l'hypothèse qui précède. Comme aucun de nous n'est semblable parce qu'aucun de nous n'a vécu les mêmes expériences, tous les grands objectifs doivent être adaptés par chacun, au prix de l'imitation initiale de l'objectif commun, de la révolte contre cet objectif insuffisamment adapté à l'individu, puis de l'invention, par tâtonnement, de l'objectif précis qui répond au besoin de l'individu.

 

Christian POSLANIEC.

 

 

L'inné et l'acquis ou l'hérédité et l'apprentissage

Christian POSLANIEC

 

I- UN EXEMPLE DE PROGRAMMATION HEREDITAIRE.

 

Le système olfactif :

1) Réception.. La muqueuse olfactive est formée de cils sensitifs nombreux reliés à des neurones qui constituent le premier étage de réception des odeurs. Selon la nature de l'odeur, chaque neurone récepteur peut réagir de deux façons : être excité ou être inhibé. Il peut également rester neutre. On ne sait pas encore exactement comment cela fonctionne à ce niveau. On sait qu'il n'y a pas des parties de muqueuse spécialisées pour telle ou telle substance chimique (chaque odeur étant, bien sûr, caractérisée par sa composition physico-chimique). Au contraire, on n'est pas parvenu à trouver deux neurones qui réagissent exactement de la même façon à une même série d'odeurs.

 

« Il existe sans nul doute un certain nombre - encore impossible à préciser - de « réceptivités élémentaires » ayant pour support matériel autant de macromolécules, très probablement des protéines, portées par la membrane du dendrite et les cils des neuro-récepteurs. Les mécanismes de l'excitation et de l'inhibition dépendent en premier lieu de la liaison relativement faible et non étroitement spécifique de la molécule odorante à un site récepteur de la macromolécule protéique. Diverses réceptivités élémentaires distinctes peuvent figurer sur un même neuro-récepteur. De plus, une même molécule odorante est susceptible d'activer plusieurs sortes de sites macromoléculaires par plusieurs de ses propriétés stimulantes. Ces deux derniers points expliquent que les cellules aient un large spectre de réponses et ne se répartissent pas en catégories tranchées ». (A. Holley)

 

Si cette hypothèse est vraie, cela signifie que lorsqu'une odeur A agit sur tous les neuro-récepteurs, une partie en sera excitée, une autre inhibée tandis que le reste ne sera pas concerné. Avec une odeur B, même phénomène, mais il y aura des intersections, certains neuro-récepteurs réagissant pareillement aux deux odeurs, certains autres réagissant différemment. Quand on sait qu'avec deux neurones seulement, les possibilités de combinaisons mathématiques en réponse à une seule odeur sont au nombre de neuf, on imagine ce que cela peut donner pour des centaines de milliers de neuro-récepteurs !

 

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Si l'on tient compte des trois facteurs : excitation, inhibition, neutralité, on peut dire que chaque odeur particulière aura une « image » particulière sur la surface totale de la muqueuse.

 

Supposons, par exemple, une muqueuse composée de 12 neurones :

 

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L'odeur A et l'odeur B, bien que provoquant le même effet sur certains neurones (la ligne médiane par exemple) ont bien, chacune, une image globale caractéristique. Bien entendu, en réalité, la muqueuse comprend des centaines de milliers de neurones récepteurs.

 

2) Transmission.. De chaque neurone part un « fil électrique » (l'axone) et les axones se réunissent par paquets de 25 000 environ reliés chacun à quelques cellules du bulbe (ou tubercule) olfactif (c'est une partie du cerveau moyen ou système limbique), qu'on appelle cellules mitrales. De chaque cellule mitrale part un seul axone. Il y a donc là un premier étage d'intégration de l'information reçue puisque l'excitation ou l'inhibition différentielles des quelques dizaines de cellules mitrales reliées aux 25 000 récepteurs rendra compte de toute l'information reçue. Précisons que ces cellules mitrales « parallèles » sont également reliées entre elles par deux systèmes différents de telle sorte qu'elles puissent partiellement se contrôler l'une l'autre afin de réaliser une intégration cohérente des informations.

 

Les axones issus des cellules mitrales quittent le bulbe en formant un important faisceau (le tractus olfactif latéral). A ce niveau existe, entre les deux bulbes (le gauche et le droit, chacun relié à une narine) un pont de fibres nerveuses. Ceci afin de faciliter la reconnaissance de la direction de l'odeur. En effet, la première narine stimulée (quelques millièmes de seconde avant l'autre), ou bien celle qui reçoit la plus forte stimulation, « envoie » un « message » inhibiteur à l'autre bulbe olfactif par l'intermédiaire de ce pont, ce qui renforce l'asymétrie de fonctionnement.

 

3) Intégration : Les divers axones du tractus olfactif latéral se répartissent alors dans diverses régions du cortex olfactif, ou paléo-cortex (la couche corticale du cerveau moyen). Mais, de ces régions, partent de nouvelles fibres nerveuses qui aboutissent d'une part au néo-cortex, d'autre part à l'hypothalamus par l'intermédiaire du thalamus. Par ailleurs, de diverses parties du cerveau, parviendront des fibres nerveuses qui aboutiront dans le bulbe olfactif (centre d'intégration des informations) où elles peuvent inhiber le « message ».

 

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L'intégration finale des données olfactives (leur enregistrement), se fait donc au niveau du système limbique (système qu'on a longtemps appelé rhinocéphale pour montrer son importance dans l'olfaction). Le mode d'enregistrement est encore mal connu, mais un certain nombre d'hypothèses ont été émises. La réception des influx centripètes, pour une odeur donnée, parvient dans le paléo-cortex, dans un certain nombre de neurones qui, là encore, forment une configuration originale spécifique de cette odeur. On pourrait penser qu'il se crée, entre ces neurones, de nouvelles liaisons nerveuses afin de spécifier un mini-système qui sera la représentation codée du message olfactif reçu. Laborit rejette cette hypothèse qui, anatomiquement, n'a pu être démontrée.

 

« Ainsi, écrit-il, nous sommes portés à penser que l'apprentissage module surtout des contacts préexistants par la transformation des surfaces de contact intersynaptiques due à la synthèse locale de glycoprotéines ».

 

Mais nous arrivons là, déjà, à l'influence du milieu extérieur sur le système nerveux.

 

Ce qui est inné, héréditaire, c'est donc un système d'olfaction pré-câblé, permettant l'enregistrement et la discrimination des odeurs perçues, et les différents câblages mettant en relation ce système et d'autres parties du cerveau qui permettent le contrôle de l'olfaction à ses différents étages d'intégration. Mais la finalité de l'olfaction n'est pas directement programmée dans ce système, la finalité lui est extérieure.

 

II- APPRENTISSAGE AU NIVEAU DE L'OLFACTION

 

1) L'enregistrement passif.. On peut penser que, dès sa naissance, l'enfant perçoit des odeurs, mais il ne sait pas encore que ce sont des odeurs et il n'en tire aucun renseignement. Cependant, l'enregistrement passif de ces odeurs peut s'effectuer, c'est-à-dire que des circuits a, b, c se déterminent dans le système limbique, en fonction d'odeurs A, B, C sans que ces odeurs aient une signification ou une coloration affective particulière. C'est un enregistrement mécanique non informé.

« Comme l'écrivent Ey, Bernard et Brisset (1967), pour le nouveau-né « il n'y a ni jour ni nuit, ni sommeil, ni veille, ni objets, ni personnes. Il est tout entier dans l'expérience originelle du plaisir ». Il est enfermé dans un « moi-tout ». (...) On peut cependant penser qu'il possède dès cette époque la possibilité d'engrammer ces expériences sensibles avant même de savoir que c'est lui qui les engramme ». (H. Laborit).

 

2) Le découpage du champ olfactif : Il se fait progressivement au fur et à mesure que s'établit le schéma corporel, au fur et à mesure que l'enfant agit sur l'environnement.

 

« (...) Le monde extérieur pénètre l'enfant au début par des canaux sensoriels séparés.. la vue, l'ouïe, l'odorat, le tact, le goût, etc. Les activités nerveuses que ces différents stimulus mettent en jeu ne peuvent se réunir que par l'action sur l'objet qui leur donne naissance et qui permet dès lors l'établissement des relations et des invariances entre les sensations et l'objet". (H. Laborit).

 

Autrement dit, l'un des découpages du champ olfactif se fera par l'établissement, au niveau du système nerveux central, de nouvelles liaisons entre les circuits qui codent les diverses qualités d'un même objet. Le processus biologique de cette mise en relation est encore peu connu. On sait seulement qu'une partie du thalamus, le pulvinar, y joue un rôle prépondérant.

 

Comme les différentes voies nerveuses sensibles n'aboutissent pas au même endroit du cerveau, il est probable que de ces divers sites jusqu'au pulvinar existent des voies nerveuses héréditaires, mais l'établissement réel des connexions dépend des stimuli en provenance de l'environnement.

 

Ce découpage du champ olfactif va aboutir, en quelque sorte, à reconnaître que l'odeur de plastique vanillé, par exemple, est odeur d'un quelque chose de dur, odeur d'un quelque chose qui fait du bruit quand on le bouge, odeur d'un quelque chose qui a une forme et une couleur, odeur d'un quelque chose qui a un goût. Le mot générique « hochet » qui renvoie, dans un premier temps à ce hochet (plus tard à une abstraction de tous les hochets réduits à leurs facteurs communs : les sèmes, en sémantique) ne viendra qu'après et dépendra d'un tout autre processus dans le cerveau.

 

Cependant, le découpage du champ olfactif va s'établir aussi d'une autre manière, en fonction d'autres types de stimuli issus de l'environnement : c'est pour ainsi dire, le début de l'établissement d'un système de valeurs dépendant des expériences agréables ou désagréables en liaison avec les odeurs. Par exemple, l'odeur de bouillie va, très vite, se discriminer comme odeur de bouillie justement, c'est-à-dire de nourriture. Entre la motivation : avoir faim, la satisfaction du besoin : manger de la bouillie, et les autres « qualités » sensorielles de la bouillie va s'établir un rapport conditionné (qui rappelle les expériences de Pavlov) tel que l'odeur de bouillie en arrivera à signifier la bouillie et que l'enfant s'arrêtera de pleurer ou réclamer dès qu'il sentira l'odeur alors que, précédemment, il n'arrêtait qu'à la sensation bucco-musculaire et gustative.

 

Inversement, l'odeur de ses matières fécales peut être très vite liée à des sensations désagréables si, chaque fois, quand il joue avec, l'enfant reçoit une tape sur la main. Je prends cet exemple parce qu'il est fréquent, mais on peut aussi bien imaginer la même chose avec une odeur de rose si l'enfant se pique aux épines chaque fois qu'il veut y toucher, ou avec l'odeur du feu de bois si l'enfant se brûle.

 

Or, ce nouveau découpage du champ olfactif dépend, là encore, d'un certain nombre de liaisons entre le système olfactif et d'autres parties du cerveau. D'abord un lien avec le système limbique qui sert de chambre d'enregistrement aux expériences vécues ; les expériences agréables s'enregistrent après passage dans une partie spécifique du cerveau appelée système de récompense (ou M.F.B. medial forebrain bundle) ; les expériences désagréables après passage dans le système de punition (ou P.V.S. : periventricular system). Ensuite, un lien avec l'hypothalamus qui est « le centre essentiel d'intégration des fonctions végétatives, telles que la soif, la faim, la régulation thermique ; celle du comportement sexuel, du comportement d'attaque, de défense ou de fuite. Ces régulations se font soit par voie nerveuse, soit par voie endocrinienne par l'intermédiaire de l'hypophyse, chef de l'orchestre endocrinien » (H. Laborit).

 

Remarquons au passage qu'une partie de l'hypothalamus, les corps mamillaires, constituent une aire importante du M.F.B.

 

Ainsi, l'hypothalamus envoie le signal de faim, le système limbique trie, parmi ses informations, celles qui ont rapport à la satisfaction de ce besoin ainsi, d'ailleurs, que les attitudes à adopter pour obtenir satisfaction (pleurs et cris, par exemple, ou, plus tard, recherche de nourriture, etc.). Le système olfactif, averti, sera donc à l'affût des odeurs enregistrées comme odeurs de nourritures.

 

Au terme de ce double découpage du champ olfactif (qui correspond au moment où l'environnement est connu), les odeurs se classeront donc en quatre catégories :

1) Odeurs identifiées agréables ;

2) Odeurs identifiées désagréables ;

3) Odeurs identifiées indifférentes ;

4) Odeurs non identifiées.

 

Dès lors, le système des odeurs est classifié, le comble de cette classification étant le nom qu'on donne à chaque odeur, nom tel qu'il renvoie à des systèmes de corrélations (connotations) qui, en quelque sorte, forment une éthique de la vie et ses nécessités. Bien entendu, des liens nerveux spécifiques existent entre le système olfactif et le néo-cortex dont dépend l'acquisition du langage.

 

Ainsi, c'est finalement par l'interaction entre le milieu extérieur et les circuits nerveux pré-programmés que s'établissent les circuits nerveux fonctionnels. Cela met en évidence deux questions principales au moins : la finalité de ces structures et la façon dont l’éducation module cette finalité.

 

III LA FINALITE

 

On a tendance à dire spontanément qu'il s'agit pour l'organisme humain de survivre. Cela paraît évident. Mais on se pose rarement le problème des conditions de cette survie car on a tendance à étudier l'organisme séparé, alors qu'en fait il n'y a pas de séparation réelle entre l'organisme et le milieu extérieur. Si le milieu extérieur est permanent, ne présentant que des variations cycliques, on peut imaginer un organisme entièrement adapté à ce milieu, auquel cas l'organisme peut être entièrement programmé génétiquement, ou presque.

 

C'est le cas de la plupart des espèces végétales et animales qui sont chacune adaptées à la survie dans un milieu spécifique. Mais si l'on fait entrer en jeu les lois de l'évolution, et de la « concurrence » entre certaines espèces, seules les plus adaptées survivent, et si l'on considère que la meilleure adaptation n'est pas l'adaptation étroitement spécifique à un milieu étroit mais l'adaptation la plus large possible à différents milieux, ce qui permet l'expansion de l'espèce, on en arrive à comprendre l'idée de survie différemment. La survie, dans ce cas, implique la possibilité de s'adapter constamment aux variations d'un milieu extérieur non prévisible ; ce ne peut donc être mécanique.

 

Mais le mot survie est trop général pour permettre de comprendre réellement ce qui se passe. Laborit parle de maintien d'une structure complexe. Effectivement, c'est ce qui caractérise un organisme vivant : sa structure. Or un organisme humain est composé, en fait, de plusieurs étages de structures de plus en plus spécialisées, depuis les systèmes d'organes jusqu'aux structures infra cellulaires. Chacun de ces niveaux structuraux contribue, pour son propre compte, au maintien de sa structure et, par là même, au maintien des niveaux qui l'englobent

 

« A l'état physiologique, c'est-à-dire aussi longtemps que pour un organisme donné les caractéristiques thermodynamiques du milieu extérieur conservent les valeurs stables auxquelles cet organisme est adapté, les ajustements de proche en proche des régulations organiques permettent un maintien facile de la structure. C'est ce qu'on appelle depuis Cannon, « l'homéostasie », réalisable grâce à des structures cellulaires sensibles à de faibles variations des valeurs physiobiologiques et fonctionnant grâce à des rétroactions négatives, le plus souvent donc, en constance " (H. Laborit).

 

Pour bien faire, il faudrait entrer dans les détails des régulations organiques, mais cela reviendrait à récrire Les comportements.

 

Cependant, deux problèmes se posent immédiatement, à ce niveau :

- Que se passe-t-il quand les variations du milieu extérieur sont telles que l'homéostasie ne peut se maintenir ?

-Si l'adaptation au milieu de vie se fait progressivement, pour l'apprentissage, il doit bien y avoir, quelque part, une sorte de loi-cadre telle qu'elle permette à l'organisme d'obéir à sa finalité quand il tâtonne.

 

l) Les agressions du milieu extérieur : Bien entendu, le type d'adaptation de l'être hu­main au milieu extérieur implique qu'il ait la possibilité de répondre aussi à ces variations brusques.

 

« La finalité, à savoir le maintien de la structure de l'organisme, reste bien la même cependant. Mais le programme pour la réaliser change. Elle se réalise par la fuite ou la lutte, c'est-à-dire, en définitive, par la suppression de la variation agressive du milieu. Mais cette suppression résulte alors de l'action de l'organisme sur l'ambiance ; elle nécessite l'abandon de l'homéostasie interne généralisée au profit de la conservation d'une homéostasie localisée à certains organes privilégiés. Ceux-ci ne sont privilégiés que parce qu'ils sont indispensables à l'extériorisation de la boucle sur l'ambiance, c'est-à-dire au mouvement, à l'action de l'organisme sur le milieu. On peut admettre que ce changement de programme, ce nouveau comportement, est apparu au cours de l'évolution phylogénique, du fait de son succès, tout au long des expériences tentées par les systèmes vivants au cours des siècles ». (H. Laborit).

 

Ainsi, dans le domaine de l'odorat, la perception d'odeurs inconnues, non répertoriées, mettra en jeu ce système de réponse : fuite ou lutte, car l'expérience prouve que ce qui est inconnu peut être dangereux.

 

2) Les lois-cadres : On l'a vu précédemment, elles sont enregistrées au niveau de l'hypothalamus et font partie de l'héritage génétique. Elles régissent la faim, la soif, et la régulation thermique, donc motivent certains comportements destinés au maintien de l'homéostasie, ainsi que le comportement sexuel dont on peut se demander s'il y a là une ouverture vers une structure plus vaste, l'espèce, dans la mesure où la reproduction assure le maintien de cette grande structure, ou s'il y a seulement programmation du comportement générateur de plaisir, nécessaire à l'homéostasie. Remarquons au passage que si la faim, la soif, etc. sont programmés génétiquement autrement dit s'ils fournissent une motivation à nos comportements, la façon de les assouvir n'est pas programmée, elle, et résulte d'un apprentissage, c'est-à-dire d'une interaction avec le milieu extérieur.

 

Le comportement d'attaque, de défense ou de fuite est également une loi-cadre héréditaire de l'hypothalamus, ce qui est normal puisque c'est, en quelque sorte, l'issue de secours quand le milieu devient trop « agressif ». Autre chose : ce qu'on appelle « l'affectivité » se construit à partir de ces motivations héréditaires.

 

« A sa source existe une motivation que nous dirons primitivement « reptilienne » et intimement liée à l'état de l'équilibre biophysiologique dans lequel se trouve l'organisme à un instant donné. Elle exige des systèmes, que l'on admet généralement à l'heure actuelle permettre le plaisir et qui chercheront à renouveler la récompense tant que la motivation hypothalamique ne sera pas assouvie, comme éviter la souffrance : ce seront les MF.B. et P. V.S. Elle exige aussi un moyen d'engrammation des expériences passées, agréables ou désagréables, et le moyen de les rappeler à la conscience : enregistrement, rétention, consolidation et réutilisation des souvenirs. Elle exige un mécanisme d'attention permettant de faire un partage entre les stimulus non signifiants et signifiants. Chez l'homme enfin, elle mettra en jeu souvent l'imaginaire, la représentation d'une situation différente de celle fournie par l'environnement et conceptualisée à partir des expériences passées, mais sans analogie obligatoire, avec elles. Elle exige enfin l'existence d'un schéma corporel, s'établissant au cours des premières années, qui permet à l'indi­vidu de se réaliser comme tel, c'est-à-dire différent du milieu qui l'entoure, et, grâce à la mémoire de ce schéma, de se réaliser comme une entité évoluant dans le temps". (H. Laborit).

 

Or, l'existence de ces lois-cadres, génératrices d'affectivité mais telles qu'elles sont modulées par le milieu, interpelle violemment quant à l'influence de ce milieu.

 

IV L'IMPACT DU MILIEU SOCIAL

 

Le fait est que les pulsions hypothalamiques dont l'assouvissement est nécessaire à l'homéostasie, peuvent être modulées ou réprimées par l'apprentissage social. Modulées quand on oblige l'enfant à utiliser une fourchette et un verre pour répondre aux pulsions faim et soif ; réprimées quand on fait souffrir l'enfant (par des violences ou des privations affectives) parce qu'il a fait preuve d'agressivité, perturbé par une variation brusque du milieu extérieur, ou parce qu'il a essayé de satisfaire ses pulsions sexuelles.

 

Dans ce cas, il y a conflit entre les pulsions hypothalamiques et les engrammations limbiques des apprentissages. Ou ça craque (maladies de « civilisation »), ou ça glisse : fuite dans l'imaginaire, dans la névrose ou la psychose ; sublimation ; insatisfaction latente endémique...

 

Comment en est-on arrivé là ? Il semble qu'à un moment donné, l'espèce humaine ayant pris une expansion considérable, quelque chose s'est passé de telle sorte que des groupes antagonistes se sont formés, comme s'il s'agissait d'espèces différentes, l'une réduisant l'autre en esclavage. Que ce soient les sociétés esclavagistes de l'antiquité, les sociétés féodales, les sociétés capitalistes ou les sociétés technocratiques, on retrouve la même structure de comportement social, le groupe majoritaire et dominant exploitant le groupe minoritaire dominé afin de pouvoir satisfaire, et au-delà (prévision ou crainte de l'avenir accumulation), toutes les pulsions hypothalamiques des individus qui le composent, tandis que dans le groupe des exploités on ne peut satisfaire que le minimum de pulsions hypothalamiques réglementées par une idéologie qui s'inscrit, par l'apprentissage, comme modulations limbiques des pulsions. C'est ce que Marx appelait le renouvellement de la force de travail.

 

Or, l'exploitation d'une classe par une autre est, en fait, hautement favorisée par le mode d'adaptation de l'espèce humaine au milieu. Il suffit de mettre au point des systèmes d'éducation qui récompensent (M.F.B.) les comportements « conservateurs » qui punissent (P.V.S.), les comportements de « rupture » pour pérenniser la société de classes. Ce procédé est d'autant plus efficace que la finalité de chaque organisme humain est le maintien de sa propre structure et que, pour y parvenir, l'être humain doit en passer à cause de son mode d'adaptation au milieu, par le système de valeurs acquis en fonction de la satisfaction ou l'insatisfaction des stimuli. Et ce, même si, au niveau du néo-cortex, il conçoit des analyses politiques révolutionnaires.

 

Tout le problème, alors, se réduit à la possibilité de désapprendre ces modulations comportementales. Est-ce possible ?

 

« Les travaux de Krieckaus (1967) tendent à montrer que les corps mamillaires ont un rôle important à jouer, dans les espèces les plus évoluées, pour déprimer les réponses primitives, stéréotypées et permettre de nouveaux comportements plus élaborés ». (H. Laborit)

 

On conçoit bien, en effet, que l'adaptabilité au milieu variable étant la clé de voûte de la « promotion » de l'être humain, aucun comportement ne soit vraiment irréversible.

 

Seulement, pour qu'il y ait changement des comportements, il faut que les nouveaux comportements sollicitent le M.F.B., réellement, et non en rêve : il faut changer les façons de vivre pour induire un changement d'idéologie.

 

C'est ici que commence le débat politique et pédagogique, à condition de poser tout de suite le problème de la finalité, au sens cybernétique du terme, c'est-à-dire, la réalisation de l'efficacité de l'action.

 

Christian POSLANIEC

 

 

Deux conceptions du tâtonnement expérimental (1)

Michel LAUNAY

 

Réflexions à partir de l'article de Michel Barré

« Tâtonnement expérimental et pédagogie de la réussite ».

 

Cet article me paraît très important et j'aimerais en discuter collectivement. Point par point. Un premier point concerne l'introduction de l'article : « Il faut reparler du tâtonnement expérimental non en faisant la paraphrase de ce qu'écrit Freinet (il écrit assez simplement pour rendre cet exercice stupide, les camarades sont capables de le lire seuls) mais en poursuivant son questionnement ».

 

(1) Titre de la rédaction.

 

Ce questionnement me parait passer nécessairement par la question du choix nécessaire entre deux conceptions du tâtonnement expérimental :

- une conception empiriste, dépassée et prisonnière de l'idéologie empiriste et positiviste, selon laquelle « l'expérience » serait « une donnée de fait », ou une accumulation de « données » et de « faits ». Je ne suis pas sûr que Freinet n'ait pas été marqué par cette idéologie empiriste et positiviste, qui a façonné tout l'enseignement de la IIIe république.

- une conception conforme au « nouvel esprit scientifique » formulé par Bachelard, et mettant l'accent sur le point de départ de tout tâtonnement et de toute expérience, c'est-à-dire l'initiative de l'individu qui tâtonne, initiative qui est le germe des hypothèses et des théories scientifiques. Dans cette perspective, la notion de « pratique » et ses développements du côté de la « pratique théorique », pour reprendre la terminologie d'Althusser, me parait préférable à celle de « tâtonnement expérimental ». Au minimum, il faudrait savoir si l'on peut relier rigoureusement la notion de « tâtonnement expérimental » à celle de « pratique théorique ». (Question déjà posée dans « Fonctions et formes du journal de classe en seconde et première », Littérature, octobre 1975, p. 95-96).

 

Je suis donc d'accord avec Michel Barré lorsqu'il écrit :

 

« Prétendre fonder une pédagogie scientifique sur les seuls acquis actuels de la science, c'est chercher sa clef sur le trottoir d'en face parce qu'il y a un lampadaire. Freinet a le mérite peu courant de la chercher dans la pénombre là où il a quelque chance de la trouver : c'est pourquoi nous devons poursuivre sa recherche sans nous culpabiliser de l'accusation d'empirisme qui nous serait faite de l'extérieur... ».

 

Mais je crois nécessaire de nous poser la question de l'intérieur, sans complexe de culpabilité : dans quelle mesure le projet théorique, implicite ou demi-explicité dans la pratique du mouvement de l'Ecole Moderne est-il ou non prisonnier de l'idéologie empiriste, et dans quelle mesure s'en est-il déjà libéré ?

 

Cette question est radicalement distincte de l'accusation extérieure, et fausse, concernant l'absence de « scientificité » de notre démarche : il est à prévoir que ceux qui reprochent à Freinet son manque de « scientificité » sont le plus souvent eux-mêmes prisonniers de l'empirisme, du positivisme et d'une fausse conception de la science.

Michel LAUNAY

 

 

 

 

 

 

 

 

 

B. T.R., chantier et revue de l'I.C.E.M.

Qu'est-ce que c'est ?

 

Etre éducateur, c'est (ou ça devrait être) autre chose qu'appliquer des recettes ou des méthodes bien huilées et parfaites, avec une haute compétence de tâcheron. Les problèmes qui se posent à l'éducateur (non à l'enseignant) sont en deçà ou au-delà de la méthode pédagogique.

 

Le pédagogue est un personnage spécifique dont le rôle est complexe. Il travaille sur une matière première particulière, constituée d'êtres humains en développement et de relations. Il est donc un lieu de convergence, un support de projections où l'institutionnel est intimement lié au subjectif et à l'individuel.

 

Ni parent, ni psychologue, ni machine à enseigner, il est, être humain sexué, à l'intersection des composantes qui déterminent l'individu et son devenir. Il est un élément important dans l'évolution, la stagnation ou la régression de cet individu, agissant plus sur le milieu de vie qu'est la classe que sur les individus eux-mêmes. Témoin de la société adulte, vecteur et représentant des valeurs qu'il induit sans toujours le savoir, ce qu'il fait dans la classe est déterminant sur le plus important.. ce qui s'y passe. En guise d'aide et de formation, on l'abreuve souvent de souhaits, de conseils, de méthodes établies par d'autres et ailleurs, ainsi que de... contrôles

 

 Nous estimons qu'il a, que nous avons, plutôt besoin d'outils, ma­tériels et conceptuels, afin de pouvoir gérer ce milieu dont, en définitive, nous nous sentons responsables.

 

***

 

L'Institut Coopératif de l'Ecole Moderne est un Mouvement créé voilà 50 ans par Célestin FREINET et qui rassemble tous ceux qui sont soucieux de développer, d'approfondir et de mettre en pratique la pédagogie FREINET.

 

La Pédagogie FREINET est un ensemble de techniques, d'outils, d'activités-outils sous-tendus par une théorie et une idéologie, organisés pour instituer un milieu structurant et permettant l'évolution des individus. Ce milieu humain, matériel, culturel, est un milieu unique et original dont l'étude ne peut être menée sérieusement que « du dedans ». Bien sûr, d'autres situations, d'autres courants de pensées et d'activités, d'autres outils, d'autres langages, d'autres praticiens peuvent nous aider à y voir plus clair. Mais les personnages, les outils, les activités, les valeurs qui ont cours dans les classes FREINET, procèdent d'une autre synthèse que ce qui peut se passer ailleurs (famille, usine, groupe de thérapie, classes traditionnelles...) Nos théories et nos pratiques ont toujours été mêlées et en profonde liaison dialectique. La théorisation ne peut être pour nous qu'une élucidation de ce qui se fait et de ce qui se passe dans les classes FREINET, pour pouvoir, l'infléchir et le transmettre...

 

Mais pour cela, nous avons besoin d'aide et de renforts :

-pour mieux évaluer qualitativement et quantitativement ce qui se passe,

-pour élaborer des concepts efficaces (pour le praticien)

-          traduire la réalité et le vécu,

-          les rendre transmissibles, communicables,

-          les rendre modifiables.

-pour ne pas nous isoler des sciences qui sous-tendent l'évolution psychique, physique, intellectuelle et affective des individus et des groupes. ...

 

C'est pour cela que nous invitons des chercheurs, c'est-à-dire des praticiens « d'autre chose que la classe » (qui a à voir avec cette évolution) d'autres pédagogues, d'autres éducateurs qui travaillent avec les mêmes idéaux, les mêmes objectifs, la même éthique que nous, à travailler à l'aide de « médiateurs » qui nous permettront de parler réciproquement, d'agir, et de nous entendre sur un terrain repérable et repéré.

 

Ces médiateurs, ce sont nos B.T.R. L'élaboration et le travail de ces projets de B.T.R qui sont des brochures constituant des unités d'études et paraissant en supplément à notre revue L'EDUCATEUR, c'est le travail que nous proposons. Le chantier et la revue B.T.R sont l'outil que se donne l'I.C.E.M. pour continuer et approfondir l'étude et la mise en pratique :

-du tâtonnement expérimental ; (notre conception globale de l’éducation et des apprentissages.)

-des méthodes naturelles ;

-des situations éducatives et du milieu matériel, humain et culturel qu'ils engendrent dans et par les outils, les techniques et les activités-outils de la pédagogie FREINET.

 

Il s'agit, en somme, d'une tentative d'étude fine de cette mini-société, cette mini-civilisation qu'est la classe FREINET, de ses rites, de ses conflits, de ses façons de vivre, des individus, des personnages qu'elle engendre, sans jamais l'isoler, bien sûr, de l'autre société, celle qui l'englobe.

 

Ces brochures B.T.R (BIBLIOTHEQUE DE TRAVAILET DE RECHERCHES) se veulent à la fois ou séparément outils, réflexions, terrain en friches, témoins, analyseurs ou langage. Comment sont-elles élaborées ? Un praticien, avec un témoin légèrement décentré, rédige un projet issu de sa pratique. Un circuit de mise au point de lecture critique, composé de pédagogues et de non-pédagogues, travaille le projet quant au fond et à la forme, jusqu'à ce qu'il soit estimé publiable. Cette première édition n'est pas définitive et peut s'améliorer et se modifier, voire donner lieu à l'élaboration d'autres projets de B.T.R.

 

Nous vous invitons à entrer en contact avec nous :

-pour critiquer une B.T.R,

-pour participer à l'élaboration d'un projet B.T.R,

-pour nous proposer la réalisation d'un projet B.T.R

-pour mieux nous connaître et nous faire connaître.

 

Nous pensons qu'une véritable théorie pédagogique (c'est-à-dire une pratique théorique) sous-tendue par une idéologie et utilisable d'une façon efficace par des praticiens, est encore, de nos jours, presque totalement à élaborer, et ne peut l'être qu'à partir de la pratique et « de ce qui se passe » sur le terrain. Notre « savoir d'artisans », issu de notre expérience, nous permet d'entrevoir des solutions efficaces aux problèmes éducatifs, dans le cadre d'une société non capitaliste, et dont nous pouvons dès à présent élaborer de nombreux éléments. Nous offrons donc notre savoir et notre travail en échange d'autres savoirs et d'autres travaux, hors de tout dogmatisme et de toute hiérarchie, dans le seul souci de servir une pratique, des enfants, une certaine idée de l'éducation et de la société.

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