BIBLIOTHEQUE
DE TRAVAIL
ET DE RECHERCHES

N°12 du 20 octobre 1975
première édition

PRATIQUE DE LA PEDAGOGIE FREINET ET AFFECTIVITE 

par la commission Second degré sous la responsabilité de l'ICEM -Pédagogie Freinet

Supplément à L'EDUCATEUR n° 3 du 20-10-1975

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Sommaire

I   - INTRODUCTION

II  - 13 TEMOIGNAGES    

III - INTERROGATIONS
    - L'expression libre implique-t-elle des explosions d'affectivité ?
   - Vers la mort du prof ?
   - Quelle part du maître dans ces moments-là ?          

IV - POUR TENTER D'Y VOIR PLUS CLAIR                                        

V - ACTUALITES DE BTR   


Ont participé à cette recherche collective, par ordre alphabétique : 

Suzanne et Claude Charbonnier
Giordana Charuty
Annette Davias
Patrice Donnet
Aimée Eyraud
Huguette Galtier
Georges Guichon
Colette Hourtolle
Geneviève Le Besnerais
Janou et Edmond Lèmery
Marie-Thérèse Mache
Jean Marin
Yveline Montlevrant
Mireille et Daniel Morgen
Jeanine Poillot
Michèle et Christian Poslaniec
Michel Vibert


I

 Introduction

 

Les premières ébauches de ce travail ont été réunies au cours de l'année scolaire 1972-1973... Au fil des rencontres et des confrontations, ce dossier s'est enrichi de nouveaux témoignages, de quelques éléments de réflexion et de beaucoup d 'interrogations.

Nous livrons aujourd'hui l'état actuel de nos recherches. Il s'agit d'un dossier ouvert, réalisé par des éducateurs qui ont quotidiennement à inventer leurs comportements face à des adolescents en perpétuelle mutation dans une école et un monde en crise. On se rendra compte que ces attitudes ne sont pas  monolithiques, mais dépendent du tempérament, de l'environnement, de l'histoire et des connaissances de chacun. La confrontation de ces pratiques devrait faire naître des pistes de recherche qui nous permettent d'affiner notre pratique pédagogique.

Nous avons voulu dire clairement et tout haut, dans ce dossier, tout ce qui est latent dans nos classes, tout ce que nous pressentons ou que nous percevons et que trop souvent nous gardons pour nous, de crainte de voir nos paroles mal reçues, mal interprétées.

Il nous a semblé nécessaire de ne plus garder le silence sur l'une des réalités importantes de nos classes. La multiplicité de témoignages issus de classes diverses, relatés par des enseignants jeunes ou moins jeunes, hommes ou femmes aux tempéraments très différents, nous permet d'affirmer au moins une certitude : l'affectivité est indissociable de l'éducation. Il faut le savoir, tenter d'analyser ses  manifestations et se préparer à en assumer lucidement les prolongements.

Nous avons souvent à nous situer, non plus comme des enseignants, mais comme des personnes.. l'image traditionnelle du prof doit laisser place au médiateur... qui aide les adolescents à s'approprier leur culture, une culture ouverte, et qui se veut un outil d'analyse pour mieux être, pour mieux vivre. Pour ce faire, le médiateur devra être apte à « entendre » les blocages qui expliquent aujourd'hui sans doute bien des  répulsions, bien des indifférences et bien des drames...

 

II 

13 témoignages

 

 

TEMOIGNAGE n°1

 

Ils sont 33 en classe. Ils ont 14, le plus souvent 15 et parfois 16 ans. Deux tiers d'entre eux m'ont déjà eu comme prof en quatrième : c'est d'un commun accord que nous avions décidé de nous retrouver en troisième. Mais aux « anciens » se sont ajoutés des nouveaux une dizaine dont je me demandais avec un peu d'inquiétude, en ce début d'année, comment ils allaient réagir et être perçus. Finalement, après trois heures de débat sur ce que les pédagogues appellent « finalités de l'enseignement » et qu'ils intitulent, eux, « quoi faire ? comment ? » nous avons repris la route, tous ensemble, secrètement bien contents. C'était bien parti...

Et puis il y eut ce matin de novembre.

*

Premier témoignage

On essaie de travailler en groupes : huit équipes explorent des voies différentes... Je vais de l'une à l'autre, m'attardant davantage auprès des nouveaux, de ceux qui, pour diverses raisons, sont un peu paniqués, voire réticents devant nos méthodes de travail. Et, à dix heures, c'est la crise... Quatre filles en pleurs, les plus dynamiques de la classe, me jettent à la figure « Oui, vous vous occupez des autres, de ceux qui s'en foutent ; et nous, vous nous laissez tomber ». Crise de jalousie, classique peut-être, mais sur le moment ça fait mal. A elles qui la vivent profondément, à moi qui ne sais trop comment m'en sortir et qui, plus ou moins consciemment, culpabilise sur le thème « j'ai sans doute commis une bêtise... ». A quoi bon en effet expliquer que mon passage rapide au sein de leur groupe n'est pas le témoignage d'une absence d'intérêt mais une preuve de confiance ? A quoi bon tenter de faire comprendre qu'en ce début d'année je dois être plus disponible pour les nouveaux que pour les anciens ? On m'écoute à peine. Et sans cesse, au cours de la discussion, revient le leitmotiv : « On a besoin de vous... on ne peut pas accepter un petit tour comme ça dans notre groupe. On vous a depuis un ou deux ans, on a écrit des textes, vous nous avez parfois aidées à y voir clair... On ne peut pas vous accepter comme un simple prof... ». Après le cours, nous essaierons d'analyser les événements : j'essaie de dédramatiser, d'expliquer ce qu'elles ont vécu. Chacun part plus serein... Mais elles ont raison de dire que les relations qu'a tissées entre nous l'expression libre sont d'un autre ordre que celles qui s'établissent ordinairement entre prof et élèves.

*

Deuxième témoignage

Je rends des textes libres. En ai-je lu un trop vite, trop tard le soir ? Fatigue, inattention... n'ai-je pas su lire entre les lignes le message dont il était porteur ? Trop hanté par les perspectives du BEPC pour cette élève âgée, ai-je trop fait porter, pour une fois, ma réponse sur l'orthographe et la forme au détriment d'un dialogue sur le contenu ? ...Je ne sais. Sanglots, feuille froissée. J'apprendrai, à la fin du cours, que je me suis conduit « comme un prof... ». L'indignation de J. et de ses camarades en dit long sur la valeur péjorative de cette appréciation.

*

Troisième témoignage

La classe d'un collègue s'essaie aussi au texte libre. Nous nous retrouvons à 70 pour confronter un peu les points de vue et les créations : lecture d'un texte, discussion, lecture d'un autre texte, discussion... etc. et puis une petite phrase anodine du collègue : à propos « d'Aimer à quatorze ans », il estime « les sentiments, la vie privée de X... ne m'intéressent pas. Ce qui m'intéresse, c'est le texte, il est très beau ». Remous chez les miens qui resteront polis mais ne pourront s'empêcher de dire à mi-voix « Il n'a rien compris à l'expression libre... Ah ! c'est bien une réaction de prof ! »

*

Je pourrais multiplier les exemples.

« Comme un prof », réaction de prof'... Ce sont des condamnations. A en croire les élèves, l'expression libre conduit inévitablement à la « mort du prof », que nous le voulions ou non. Et, après tout, ont-ils vraiment tort ? Est-ce au prof qu'A... racontera son angoisse après une première expérience sexuelle ? Est-ce au prof que, par l'intermédiaire du texte libre, on dira sa découverte de l'amour pendant les vacances, son angoisse devant l'avenir, sa tentation de la drogue ou du suicide ? Est-ce au prof qu'on confiera ses problèmes au sein de la famille, son dégoût devant certains aspects de notre monde ? Est-ce au prof à qui on écrit ou à qui on téléphone dans un moment de cafard, pour lui dire son envie de « foutre le camp » ?

 

Fort de l'idée naïve d'une jeunesse qui devrait nécessairement être euphorique et insouciante, l'adulte n'imagine guère que l'adolescent puisse en venir là (1). Il est abasourdi lorsque cela se produit mais ne comprend pas le processus psychologique qui y aboutit. Ainsi le suicide montre-t-il cruellement que l'adolescent peut déjà connaître de vrais désespoirs et les ressentir assez intensément pour ne pas pouvoir en sortir et ne plus même le désirer.

 

Guy AV ANZINI  « Le temps de l'adolescence »

Editions universitaires

(1)   le suicide

 

TEMOIGNAGE n° 2

 

Texte d'élève :

Pendant l'adolescence, chacun de nous fille ou garçon s'éprend fortement de quelqu'un.

Ce n'est pas le « coup de foudre », c'est autre chose, de difficile à décrire. C'est un événement important dans la vie de deux êtres qui les unit. C'est un bouleversement à la fois terrible et merveilleux.

Souvent, chez une fille, ce sentiment germe très lentement. Et c'est vers les garçons de dix-huit à vingt ans qu'elle dirige son amour et sa tendresse. Les garçons de son âge sont beaucoup plus désinvoltes, moins sérieux et moins sensibles que leurs aînés.

Cet amour naît très souvent de l'admiration ; peu à peu ce sentiment se développe, se transforme, devient plus profond et finit par changer profondément le caractère de l'individu. La fille s'attache énormément au garçon, elle lui accorde toute sa confiance et lui laisse le champ libre. Elle fait l'amour et croit que « c'est arrivé », qu'elle a connu l'amour véritable et qu'elle a su convaincre le garçon, le séduire. En même temps, elle se rend malheureuse car elle ne comprend plus très bien ce qui lui arrive. Elle ne sait plus que faire, que croire : « Suis-je allée trop loin ? », « Est-ce qu'il m'aime, lui ? ». Son amour est la seule chose qui compte...

Soudain c'est la rupture. Il en a marre, il « casse » ; elle s'aperçoit alors qu'elle n'était pour lui qu'une gamine, qu'il a profité de sa faiblesse et s'est joué d'elle. Sur le moment, elle le hait et serait prête à tout, à le gifler, à le rendre ridicule... Que sais-je encore ?

Mais elle n'est plus la même ; elle ne se sent plus le courage de l'affronter. Simplement elle ne veut plus le voir, elle veut l'oublier. Elle se sent impuissante. Sans doute s'amuserait-il de la voir se débattre ? Elle vit un cauchemar épouvantable ; elle est déçue, désemparée.

Il lui faudra un long moment pour se remettre. Elle est tombée trop bas pour pouvoir vite en sortir.

 

X. 3e 16 ans.

 

*

 

Cela a commencé par la lecture de ce texte. On me l'avait remis six semaines auparavant, et j'avais été plutôt embarrassé : était-il le reflet d'une réalité vécue et dans ce cas, comment répondre à cet appel ? S'agissait-il, au contraire, d'une habile mouture des mythes véhiculés partout ? Craignant la maladresse d'une intervention inopportune, j'avais rendu le texte accompagné de quelques considérations générales.

Et puis voilà qu'aujourd'hui l'auteur, profitant d'un nombre plus restreint d'auditeurs, se décide à le lire à la classe. Les réactions ne tardent guère et sont plutôt rudes ; l'ensemble de la classe n'imagine pas un instant que cette impersonnalité apparente du texte cache peut-être un drame profondément vécu...

« C'est Confidences ! C'est le véritable roman-photo ! ».

« Tu nous racontes des histoires de la presse du cœur : ça nous intéresse pas... »

« C'est pas du tout ça, l'amour... »

« Je trouve anormal que tu fasses sur ce thème un texte aussi impersonnel...
On a tous des idées personnelles. T'aurais dû en parler... »

« C'est sans intérêt... »

J'en passe et des meilleures...

Et avant que j'aie eu le temps d'intervenir, le drame éclate... Crise de larmes. Et entre deux sanglots, l'auteur avoue que ce qui est si mal perçu... n'est que la traduction de son expérience personnelle... et que la réaction de la classe la navre... et lui fait mal.

C'est le silence... Pas la consternation ! Le silence de la prise de conscience : derrière l'apparence anodine des mots il y avait une tentative de faire part de son expérience... et il y avait un appel... L'événement dont on parle souvent dans les livres est là présent dans la classe, bien concret, il nous interpelle : elle a 16 ans, elle a fait l'amour, elle se pose des questions, elle nous les pose... Ni par bravade, ni par exhibitionnisme je crois !

Peut-être y-a-t-il le désir de se délivrer... peut-être simplement la volonté de parler de ce qui est considéré, somme toute, comme normal, naturel...

Et maintenant que le problème est posé nettement, clairement, il faut y faire face... il faut répondre. Et ce n'est ni simple ni facile à cause de la tension qui règne.

Ma première intervention a essentiellement pour but d'expliquer pourquoi le texte a été mal reçu. Expliquer n'est pas tout à fait le mot juste...

Disons qu'il s'agit de faire prendre conscience à l'auteur et au groupe des raisons qui expliquent que la forme a fait écran au contenu du texte, en a masqué le sens véritable : impersonnalité des phrases, construction assez abstraite, etc.

Sans doute « ce cryptage » du texte correspond-il à une motivation plus ou moins consciente que l'auteur reconnaîtra d'ailleurs (« Peur des réactions d'autrui-désir de poser le problème mais sans « se mouiller »), mais il a égaré le lecteur...

Se camoufler, camoufler ses idées et ses sentiments, c'est prendre des risques : le même texte, écrit de façon plus personnelle aurait été reçu de façon toute différente. Chacun en convient... Sincérité et authenticité sont pour le groupe valeurs essentielles.

Ce point réglé, le problème de fond peut être abordé. Il le sera de façon rapide mais violente parfois (certaines filles refusant cette image de l'amour qu'elles trouvent trop peu « sentimentale ») pendant les dix minutes qui restent. Mais il est suffisamment important pour que, profitant de notre liberté commune à l'heure suivante, nous décidions de prolonger la discussion à l'heure qui suit, avec les gens intéressés ; ils seront quinze à vingt...

Tout ce que les adultes peuvent penser de la sexualité des ados est complètement balayé par cette discussion. Ce qui m'a frappé le plus c'est cette remarque, unanimement approuvée :

« C'est de ça qu'on devrait parler en classe... Jamais on n'en parle.

-Mais vos parents... ?

-Bof !

-Et vous, entre vous... ?

-Oui, mais ça n'est pas pareil. On en parle dans la cour mais on tourne en rond tous ensemble. Il faudrait un adulte pour nous aider à aller plus loin. »

Pour l'instant cet adulte c'est moi... j'écoute, j'aide à préciser certains points, je réponds quand je suis interpellé. Mais cet instant de communication profonde et vraie entre eux et moi n'est pas né du hasard :

Il y a eu les deux ans de vie commune où nous avons appris à nous connaître, à nous   comprendre... Une telle discussion n'aurait pu avoir lieu, avec la même intensité, il y a 6 ou 18 mois.

Il y a eu les innombrables discussions en classe où petit à petit chacun a appris qu'on pouvait aborder tous les problèmes. Ce n'est pas la première fois d'ailleurs que ces questions sont abordées. C'est la première fois qu'elles le sont de façon aussi intense et sous un angle très personnel (le problème abordé à travers Libres enfants de Summerhill ou Malvil n'a pas la même résonance).

De tels moments sont, je crois, de plus en plus inséparables de l'expression libre. Reste à savoir si, de part notre situation à l'intérieur de structures scolaires, il nous est toujours possible :

l) D'en accepter l'expression

2) D'aider les adolescents à dépasser leurs problèmes

 

 

TEMOIGNAGE n° 3

 

Un jour au cours d'un entretien sur la fécondation avec mes élèves de troisième pratique filles, j'ai eu l'impression très nette d'une subite prise de conscience. Ça se voit, l'attitude se modifie, le regard se tend etc. De fait à treize heures trente, S. me remettait furtivement un petit papier plié en dix :

« Il faut que je me confie à toi car je n'oserai jamais le dire à ma mère et le garder pour moi ça me rend folle. Oui, je sais, je n'aurais jamais dû le faire, mais quand j'ai dit oui, je n'étais pas assez au courant des choses. Maintenant tu as compris que j'ai couché avec un garçon. Ça fait un an que je sors avec lui, on s'est connu au mois d'octobre l'année dernière et au mois de juin j'ai dit oui. Maintenant dis-moi ce qu'il faut faire car j'ai très peur. Je ne sais ce que tu vas penser de moi mais tant pis, il fallait que je te le dise. J'ai honte. »

Je n'ai pas gardé le texte écrit de ma réponse. Je sais qu'elle visait d'abord à déculpabiliser et ensuite à faire faire une prise de conscience pour éviter la grossesse-surprise. Tout de suite j'eus cette réponse :

« Merci de m'avoir répondu, je croyais que tu n'allais pas me répondre. Pour l'instant je n'ai encore rien fait et je ne sais pas que faire. Je sais que je ne pourrai pas le laisser, car je l'aime beaucoup et lui aussi. Ca m'a fait du bien de me confier à toi car ça me tourmente beaucoup. Je t'embrasse bien fort. »

Puis le dialogue s'amorce de vive voix cette fois. S. me dira qu'en fait de précaution « il se retire ». S. ne savait pas qu'elle pouvait avoir la pilule sans l'accord de ses parents (elle a 15 ans). Informé du problème de S., un gynécologue la lui donna sans poser inutilement trop de questions culpabilisantes. Il la suit régulièrement. Tout se passe bien. S. s'épanouit et fait en classe des progrès spectaculaires.

Un jour, sa mère tombe sur la boîte de pilules. C'est le drame. La fille est harcelée de questions.

-Où as-tu pris cela ? Qui te les a données ? Ils n'ont pas le droit à ton âge. Je vais porter plainte.

S. et moi tenons conseil. J'essaie de lui faire admettre les réactions de sa maman.

-Elle est déçue, meurtrie. Elle se croyait très proche de toi, vous vous entendiez bien, vous étiez comme deux complices, deux copines, et voilà qu'elle s'aperçoit que toute une partie de toi lui échappait. Elle se sent trahie, seule.

-Mais je n'ai jamais pu lui dire. A chaque fois que je commençais à parler de ça, elle répondait : je te fais confiance, hein, je te laisse sortir avec J. mais soyez sérieux ! …

Combien de parents agissent ainsi ! Et ces sorties, elles duraient depuis près de deux ans ! Le garçon était reçu à la maison. Tout était permis : bals, rentrées tardives, tout mais pas « ça »...

- Tu es trop jeune encore, disait la maman.

Pour « ça » S. était trop jeune mais par contre sa mère la considérait comme son égale, une confidente, sa seule amie lorsqu'elle avait des difficultés conjugales.

Après les menaces, la tempête, la maman s'enferme dans un mutisme encore plus intolérable pour sa fille. J'essaie encore le rapprochement en agissant sur S.

-Ta maman souffre autant que toi, va vers elle.

-Elle m'envoie promener.

-Veux-tu que je lui parle ?

-Oh non, si elle savait que je t'ai dit tout cela ! ...

-Oui, elle serait encore plus triste. Que moi, une étrangère, j'aie eu la confiance de sa fille et pas elle ! ...c'est normal. Mais je peux lui demander de venir sous un autre prétexte. J'aurais remarqué que tu es moins attentive en classe, que ton travail n'est pas le même (ce qui était exact d'ailleurs). Accord conclu. La maman vient me voir en classe, pincée, sur la défensive, mais s'écroule au bout de quelques secondes. Il n'y a plus maintenant, face à face, que deux femmes d'âge sensiblement égal, en butte aux mêmes problèmes d'éducation, vis-à vis des mêmes adolescents de 75 (j'ai un fils de l'âge de sa fille). Elle n'est plus seule.

Cette maman n'en pouvait plus de porter tout, de tout garder pour elle. Pas une amie en dehors de sa fille et sa fille l'a trahie ! ...Pas une fois elle ne pose la question à laquelle je m'attendais : qui lui a donné la pilule ? Mais toujours en leitmotiv « elle est si jeune, une enfant ! ». Et je relève en écho à chaque fois :

- Votre fille, une enfant ? Est-ce à une enfant que vous faisiez vos confidences ? Est-ce à une enfant que vous parliez de tous vos problèmes ?

- Est-ce à une enfant que vous permettiez de sortir et de rentrer à n'importe quelle heure ?

- Non, bien sûr, mais...

Dans ce « mais » il y a toute l'interrogation, toute l'insécurité d'une femme qui voit pour la première fois une autre femme dans sa fille. Dans ce « mais » il y a la peur de la pilule. Il y a la peur du qu'en dira-t-on.

 

 

TEMOIGNAGE n° 4

 

Selon les années, les classes, l'attitude des élèves est bien différente.

Cette année, avec mes élèves de 6e et de 4e, cette affectivité se manifeste surtout oralement, pas par écrit. En 6e, par exemple, certains ont beaucoup de mal à sortir de la classe, ils aiment « traîner » pour raconter leurs petites histoires. En 4e, cela se manifeste davantage par des oppositions. Les élèves qui s'opposent le plus à moi en classe m'attendent toujours dans les couloirs pour que je leur parle, pour me parler. L'an dernier, je me suis opposée très violemment à une fille. A chaque cours, elle faisait tout pour me mettre hors de moi. Un jour, cela a éclaté : j'ai été très méchante avec elle, ce fut ma plus grande colère de l'année. Le lendemain, elle est venue me parler et m'a dit : « J'aimerais que vous soyez ma mère. »

 

*

**

 

Comme il est difficile de comprendre nos élèves parfois ! Mais je n'ai jamais aucune allusion à ces situations dans les textes libres.

*

**

 

En 3e, cela se traduit, au contraire, surtout par écrit. En particulier avec les élèves que j'avais l'an dernier. Mais je dois dire que seulement une minorité d'élèves écrit des textes libres ou des  poèmes (nous faisons régulièrement des devoirs imposés). Les problèmes abordés sont vraiment personnels. Il n'est pas question de lire un texte en classe. C'est une sorte de correspondance entre eux et moi. L'un d'eux commence ainsi : « Lettres adressées à... ma prof de français de 4e et 3e que j'aime beaucoup ». Et ce ne sont que des lettres où l'élève me raconte ses joies, ses peines, me fait également des reproches, par exemple « E. a réussi à vous « avoir » avec ses ennuis de famille, mais vous n'avez jamais regardé la fille qui essaie de lui apprendre à « nager »... Quand elle a le cafard je lui apprends à nager et c'est dur, croyez-moi, quand il faut le faire pendant un cours d'anglais, de techno, de français... On ne peut pas écouter et parler en même temps. N'importe, tout ce que je fais pour elle m'est certainement plus utile pour « vivre ».

Je ne vous reproche rien, mais je vous demande de voir le positif et non le négatif ». E. en effet s'est enfuie toute une nuit parce que son père l'avait battue. Elle me l'a raconté dans plusieurs textes, elle écrit beaucoup, elle a de graves problèmes affectifs. Dès la 6e elle a essayé de reporter son affection sur certains profs... mais elle m'a avoué un jour qu'elle s'était aperçue que les profs qu'elle aimait se moquaient d'elle. Certains de ses textes sont bien sombres. J'essaie de répondre car je sais qu'elle attend une réponse. Ils attendent tous ma réponse, je m'en rends compte quand je rends les cahiers : ils se précipitent pour regarder ce que j'ai écrit. J'essaie de ne pas trop dramatiser, je bondis sur la plus petite phrase optimiste...

 

 

TEMOIGNAGE n° 5

 

Les mamans...

Cette année, nos trois sixièmes éclatent en ateliers de français 2 h. par semaine : les classes de J., M. et moi.

Pendant ces deux heures, les gosses ont deux ou trois profs de français selon nos déplacements. Le reste de l'horaire dans cette discipline ramène chacun et chacune à son prof habituel.

Lors d'un mini-bilan, J. me dit : « Tiens, cette année je n'ai pas eu de lapsus « Maman » pour « Madame » ? Est-ce que tu crois que ça vient de notre manière de fonctionner cette année ? » A la réflexion je constate cette même absence dans ma 6e attitrée. Par contre quelques filles me tutoient et m'appellent par mon prénom.

Sommes-nous du fait d'un travail en équipe côté profs relativisées sur le plan affectif ? Il n'y a pas une cible unique sur laquelle transférer un fantasme filial mais trois, en même temps. On n'a pas trois mères. Apparemment cela élimine la Mère. Observation à poursuivre l'an prochain. Peut-être avons-nous été moins protectrices, moins propriétaires de nos classes. La structure de fonctionnement habituelle éclatant, un certain type de transfert se fait-il plus rare ?

 

 

TEMOIGNAGE n° 6

 

Je n'ai jamais voulu, (et je ne pense pas l'avoir jamais fait), jouer le rôle de la mère. Il n'empêche que quand quelque chose va mal pour eux et que nulle part (et surtout pas auprès de la famille) ils ne peuvent trouver de l'aide c'est à nous qu'ils s'adressent. Si nous sommes un secours, peut-être le dernier, au nom de quoi le leur refuser ?

Mon problème à moi est ce que je dois faire, comment, pour aider une de mes élèves16 ans qui se retrouve enceinte et n'attend d'aide que de moi. Elle m'en a informé en me demandant surtout de n'en rien dire à ses maîtres (mes anciens collègues). Devant une pareille situation on ne peut rester indifférent (le père est mort tué par l'alcool, la mère est dans un état, je dirais presque de léthargie).

Ce n'est pas de savoir si je joue ou non le rôle de la mère qui me préoccupe, ce qui m'inquiète, c'est que je me demande si je n'aurais pas dû agir plus tôt. Mais comment ? ...

Elle était prête à travailler, je l'aurais aidée à trouver une place... Seulement, voilà, notre société est si bien faite que dès qu'elle a eu vu le médecin, le juge pour enfants a pensé qu'il était temps de s'occuper d'elle... On l'a poussée au choix de la solution la plus avilissante : la maison  maternelle où elle est prisonnière, dépersonnalisée.

Il a fallu que je force presque la porte pour pouvoir la voir (parce que je n'arrivais pas au moment prévu pour la visite). Je l'ai trouvée en uniforme, avec les pensées « des autres ». Et avec  seulement un prénom. Si je lui écris je n'ai pas « le droit » de mettre son nom, ou la lettre ne lui arrivera pas. Voilà ce que font la société, la famille, nous.

Que puis-je faire ?

 

 

 

TEMOIGNAGE n° 7

 

J. ou le droit à la colère.

J. est en 6e, très doué sur le plan verbal. Il a un physique de bébé monté en graine, des yeux ronds derrière des lunettes rondes. C'est un as pour prendre la parole et la garder : « Chez moi je n'ai pas souvent l'autorisation de parler alors je me rattrape à l'école ». Mais il sait aussi très bien écouter les autres qui ne l'aiment pas beaucoup et l'appellent « Boudin » par déformation de son nom de famille.

Depuis deux mois J. me doit un livre. Il oublie...

Je le relance (il n'est pas d'une famille nécessiteuse).

-Je vous ai déjà payé !

-Non !

-Mais si...

-Mais non !

Ping-pong.

Et il se lève, rouge. Il tape sur son bureau, trépigne, lance ses livres à travers la classe. Menaces en direction des voisins. Il agresse C. aussitôt défendue par son amie, S.. P. m'attrape la main : « Madame, j'ai peur, j'ai le cœur qui bat fort, empêchez-le ! ». Je n'en mène pas large non plus, je crains les blessures. J'articule quand même : « Tu as le droit de faire une colère mais tu ne m'as pas payé le livre ». J. finit par se calmer et nous reprenons un débat interrompu. J'observe les minois. Même les « durs » semblent bouleversés. Je perçois des regards incertains dans ma direction.

Le lendemain :

J. est décontracté. Je lui demande :

- Dis-nous, est-ce que tu piques des colères chez toi ?

- Oh non ! Qu'est-ce que je prendrais !

Les autres donnent leur vécu en la matière. Le soir j'apprends par une collègue qu'hier J. pleurait (avant la colère) parce qu'il avait perdu de l'argent et craignait d'être puni par sa mère et que de toute façon ses parents allaient divorcer...

Nous apprenons aussi qu'à la sortie du C.E.S. le soir de sa colère, il s’était fait donner une raclée par quelques camarades.

L'ont-ils puni parce qu'il avait osé ? Ont-ils jugé que décidément, il en faisait trop ?

28 juin

Les gamins organisent des jeux : « On va vous jouer les cours et vous devrez deviner qui c'est le prof, Madame ».

Ils vont comploter dans la pièce voisine et reviennent en rigolant. L'enfant qui joue le prof les fait s'asseoir. Je comprends vite qu'il s'agit du prof de musique. M. se penche vers J. et je l'entends qui chuchote :

« Fais donc une colère ! ». J. se lève et répète le scénario.

Cette fois il a un large sourire : plus de grimaces ni de pleurs. Tout le monde rit.

 

 

TEMOIGNAGE n° 8

 

Souvent, quand j'arrive près des enfants, l'un d'entre eux, le plus souvent une fille, me dit : « Vous êtes belle ! ». Généralement, c'est à cause d'un détail d'habillement ou de coiffure qui est modifié (si je mets une jupe alors que je suis toujours en pantalon, par exemple). Cette réflexion me gêne toujours et je ne sais pas quoi dire. Je réagis à chaque fois, soit en disant simplement « pourquoi », soit « pas spécialement », ou rien du tout, juste un sourire.

Pourquoi cela me gêne-t-il ? Parce que je le ressens comme une admiration inconditionnelle qui ne me semble pas libérante pour les enfants. Cela me fait plaisir lorsque je sens la sincérité profonde de l'enfant, et rien d'autre. J'ai toujours peur de l'envie ou de l'amertume, car cela m'attriste, et c'est pourquoi je ne m'habille jamais avec trop de coquetterie ou de recherche.

Lorsque je suis venue cet hiver avec un manteau bordé de fourrure, plusieurs sont venus la caresser, en particulier un garçon assez fier, de la part de qui cela m'a étonnée. Lui, ne s'est d'ailleurs pas contenté de caresser, il a plutôt joué avec le pan de mon manteau. Une autre n'osait pas et visiblement en avait envie : je l'ai encouragée. Il ne me semblait pas juste qu'elle soit frustrée de ce plaisir.

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Un enfant de 6e (transition) a commencé à travailler lorsqu'il m'a sentie plus près de lui physiquement, ce que j'ai fait volontairement. Je l'ai pressenti inconsciemment. Garçon très perturbé affectivement (mère seule avec neuf enfants), ayant des relations très difficiles avec les camarades de la classe, aimant les agacer, les faire suer surtout lorsqu'ils sont bien occupés par leur travail, perturbant la classe. Il s'est mis à me rendre des dessins, à écrire la lettre pour son correspondant anglais, à mettre son travail sur la correspondance à jour. Un matin sa photo m'a été donnée par son frère jumeau (dans la même classe) en me disant : « C'est J. qui vous la donne ». La photo, en couleur, prise dans la cour de l'école, était chiffonnée, ce qui m'a fait imaginer une bagarre entre les deux frères (comme il y en a souvent sous mes yeux). Depuis ce moment-là, je crois, J. a cessé de travailler. C'est après coup que j'ai cru comprendre le petit drame de fierté qui a dû se jouer. J'ai d'abord pensé que je m'occupais moins de lui, donc que c'était ma faute ; mais dès que j'insistais un peu l'effet était contraire, et il se butait davantage.

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Une fillette de 5e, que j'ai eue en 6e, s'est épanouie en deux ans, a pris de l'assurance et même a réussi à faire changer l'opinion de la classe vis-à-vis d'elle. Quelle est ma part dans cet  épanouissement ?

Au début de la 6e, les autres se moquaient d'elle dès qu'elle ouvrait la bouche si bien qu'elle bafouillait et disait aussi des sottises ; plus elle s'enferrait, plus les autres se moquaient. Je me souviens m'être fâchée contre cela aussitôt, et à chaque fois je l'encourageais (car elle demandait la parole) et même je la valorisais (presque plus que normal quelquefois), quand elle avait dit quelque chose d'intéressant ou de juste.

Avec les autres professeurs, elle était plutôt considérée comme « faible » et « sans moyens »... Cette année, on lui reconnaît de l'intelligence, de la mémoire et du sérieux. Je dois maintenant dire ceci : elle était visiblement en recherche affective. Elle était ce qu'on appelle « collante », toujours près de moi à me demander quelque chose et n'entreprenait rien sans mon accord. J'ai dû la houspiller et à la fin de cette deuxième année, elle avait acquis autonomie et initiative.

Pendant la 6e, elle m'avait envoyé deux lettres anonymes, chez moi, me disant peu de choses, mais montrant bien sa quête. Après la seconde (lors­que je fus certaine que c'était elle, grâce à l'écriture), je lui ai simplement fait comprendre que je le savais... Elle n'a pas continué.

Cette année, en juin, elle a posé une enveloppe sur le bureau et elle me l'a dit. J'ai eu une inquiétude, j'ai cru un instant qu'elle « régressait », mais elle s'était associée à une camarade pour m'écrire un message codé. C'était donc un jeu de fin d'année surtout qu'elles terminaient par « Vive les vacances ! ».

J'étais donc rassurée.

 

 

TEMOIGNAGE n° 9

 

Les vacances de Pâques sont finies. K. vient d'arriver dans ma classe de 6e. Sur la fiche de renseignements que je lui demande de remplir, elle indique la profession de son père qui est décédé depuis quelque temps déjà.

Très vite elle cherche, non à s'intégrer à l'équipe à laquelle elle participe, mais à faire appel à moi pour des demandes d'explication lorsqu'elle ne comprend pas. Il semble qu'elle éprouve des difficultés de compréhension et cherche plus à travailler seule avec mon aide qu'avec la  participation de ses camarades.
La fin de l'année est vite là.

Le conseil de classe prononce : « trop de lacunes » ; « des difficultés de compréhension » ; « manque de maturité » ; .. K... doit redoubler la classe de 6e.

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Un an plus tard, je retrouve K. en 5e. Très vite, avec deux camarades, elle forme une équipe. Fin décembre, un sociogramme montrera que l'équipe est très soudée sur le plan relationnel.
Si elle est très bien acceptée par ses camarades, son comportement cependant ne facilite pas le travail coopératif. Elle ne participe guère au travail du groupe. Par son attitude, elle cherche plus à bloquer les initiatives qu'à collaborer à une recherche commune.

A tous les cours K. m'appelle pour me demander des explications car elle est en désaccord avec ses camarades. Elle est peu disposée à écouter, à tenir compte de leurs remarques ni des miennes d'ailleurs. Je suis très étonné de la nature des questions qu'elle pose et des problèmes qu'elle soulève. La difficulté pour moi est de comprendre ce qu'elle ne comprend pas. Je constate rapidement que répondre à la question posée ne résout en rien ce qui semble lui faire problème.

Même si les exercices proposés sont résolus correctement, elle éprouve le besoin de faire appel à moi. « Ce n'est pas normal que cela soit ça », « cela ne peut être comme ça », « ce n'est pas possible » ... « je ne comprends pas ».Point final ! Derrière toutes ses questions toujours les mêmes, qui reviennent sans cesse n'y aurait-il pas une autre demande, plus profonde, plus formulée ?

Je m'aperçois finalement qu'elle a une bonne compréhension des situations qui sont étudiées mais elle n'arrive pas à accepter les règles qui sont données comme point de départ. Sans cesse, elle conteste les règles de jeu que nous choisissons.

Les raisonnements, les différentes étapes d'un calcul ne lui posent pas de difficultés mais elle en revient toujours au point de départ qu'elle ne peut accepter. Le premier pas nécessaire n'a pu être fait : celui de l'acceptation de la règle, l'acceptation de la loi - Loi ( ?). Les difficultés rencontrées par K. semblent relever davantage d'un blocage d'ordre affectif (problème soulevé par la nature même des mathématiques et la nature de la relation qu'un sujet peut entretenir à ce type de savoir) qu'à un simple problème d'ordre cognitif.

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Lors de l'étude d'une relation de lien verbal : « ... est le fils ou la fille de... » dans un ensemble de personnes, de nouvelles discussions apparaissent entre K. et ses camarades. Elle m'appelle pour résoudre les différends. Dans la représentation graphique de cette relation K. n'établissait des liens qu'entre les enfants et leur père.

Sur cet exemple dont l'étude mathématique paraît triviale, l'erreur commise par K. ne traduit-elle pas d'une manière criante ce qui lui fait problème ? Les explications que je tente de lui fournir restent sans effet. Elle finit par conclure : « Mais on descend plus de son père que de sa mère ». C'est avec beaucoup de soupirs et de roulements d'yeux qu'elle « accepta » la solution.

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Sa maman, inquiète, me contacte pour me demander des leçons à K. et d'une manière plus générale ce que je pense d'elle. J'essaie de lui expliquer comment je perçois les difficultés qu'éprouve sa fille.

Sa maman m'informe que la situation à la maison devient impossible. Depuis quelque temps K. harcèle sa maman pour qu'elle lui fasse donner des leçons de mathématiques, sous prétexte qu'elle ne comprend pas, qu'elle n'y arrive pas toute seule... Elle me rappelle sa situation de famille et me parle de K. A la suite de la mort de son père sa fille avait suivi une psychothérapie et il était apparu qu'au niveau inconscient, elle tenait sa mère pour responsable de la mort de son père. Elle m'explique ce qu'elle semble saisir de la relation privilégiée que sa fille cherche à entretenir avec moi. Elle est très émue, et je ne sais plus très bien que faire. Je passerai voir K. pendant les vacances de Pâques.

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K. m'attend avec son classeur et de quoi travailler. Après une petite discussion, la maman propose de se retirer pour nous laisser travailler. Je lui demande de rester. Dans un premier temps, je lui demande ce qu'elle ne comprend pas. Sur des exemples précis, je l'amène à constater qu'elle n'a pas de lacunes, ni de difficultés de compréhension puisque c'est elle-même qui me fournit les explications. K. ne pourra plus ressortir le scénario quotidien à sa maman. Petit à petit, la conversation glisse vers d'autres problèmes : son attitude, la nécessité de faire un effort pour écouter les autres et de chercher à les entendre. J'insiste sur le travail d'équipe.

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L'année scolaire s'achève sur des progrès scolaires de K. en mathématiques.
Ses résultats sont convenables. Son attitude en classe n'a pas changé du jour au lendemain, mais on peut noter des progrès dans son comportement. Que s'est-il passé ?

 

 

TEMOIGNAGE n° 10

 

 

J'ai eu à résoudre deux genres de problèmes qui sont tous deux l'expres­sion d'un état que j'ai ressenti plus particulièrement depuis quelques années et qui fait que, garçon ou fille, un adolescent est un quêteur d'affection à haute dose comme si existait là une carence monumentale au sein de la famille. Et cette quête d'affection je l'ai rencontrée soit

·        dans les relations entre eux

·        dans les relations avec moi.

 

l) La quête affective dans leurs relations

 

a) il s'agit de gars et de filles qui vivent en expression libre depuis la 6e, ensemble. Là tout se passe apparemment de façon très claire entre eux et les liens sont très solides soit entre filles, soit entre garçons, soit entre fille et garçon. Disons que dans ce dernier cas il y a dans leurs rapports beaucoup de vérité, d'honnêteté, de respect. Quand ils en arrivent aux relations véritablement amoureuses, pas de problèmes sauf la question sexuelle qui arrive nette et franche et à laquelle je réponds tel que je suis. Je ne refuse aucune question, aucun problème. Bizarrement sûr de moi actuellement, je me sens prêt à faire face à tout, à me battre. Je sais qu'on peut me casser les reins, qu'on peut m'empêcher d'être ce que je veux être, que l'administration veille, que les parents surveillent... mais ai-je le droit de refuser un peu d'amour parce que je crains pour ma classe ?

b) il s'agit de gars ou de filles qui arrivent d'ailleurs avec tout leur bagage de matraquage car en général ils viennent à D. parce que cela n'a pas été ailleurs, ou parce qu'un toubib psycho les envoie là. Ils sont déjà chargés d'un énorme potentiel agressif. Et là tout va vite très mal. Cette année, en 4e, deux garçons ont réussi à embobiner une de mes filles dont je parlerai par ailleurs. Elle, candide, s'est lancée et a bien failli se laisser prendre. Mais quand elle a su ce qu'il en était (ils avaient parié que l'un ou l'autre l'aurait le premier) cela a été pour elle un véritable écroulement et actuellement tout doucement elle revient au jour mais elle est marquée. Je dis ceci, non pas parce que le fait est essentiel en lui-même, non, mais parce que cela me fait découvrir des relations que je ne voyais pas et me fait préparer une prise de conscience de la classe sur ce problème. Mais pourquoi aussi en sommes-nous arrivés là ? Ai-je été assez lucide ? Ai-je assez donné ? J'apprends aussi, s'il en était besoin, la fragilité des ados et l'influence de toute la saloperie qui court les rues. Nous allons repartir, c'est sûr, mais c'est difficile.

c) cette quête affective se traduit aussi par l'agressivité entre eux et envers moi, la jalousie, etc. J'ai une petite D. hypersensible qui régulièrement me passe un savon... injures... etc. parce que je n’ai pas su m’occu­per d'elle, que je n'ai pas bien écouté sa chanson... Chaque semaine elle est amoureuse et en fait un vrai drame. Une affectivité en dents de scie qui provoque des  conflits... terribles, des bagarres mêmes ! Et mon attitude là-dedans ? Je suis souvent bien ennuyé mais je réagis tel que je suis, c'est-à-dire sans trop calculer mais sans me laisser aller à mes impulsions car c'est si vite arrivé une blessure !

d) actuellement, en 3e, j'ai une grande fille très belle, très chaleureuse et trois garçons un peu livrés à eux-mêmes, mûrs de certaines expériences douteuses qui tournent comme des mouches autour... Les réactions se font vives... Gifles... Il a fallu que j'intervienne et que je fasse prendre conscience. Nous avons décidé d'en parler sérieusement et de faire appel à tous ceux qui  pourraient nous aider. Nous en sommes là...

e) en 3e encore quelques grandes filles ont à l'extérieur des activités extra-scolaires et nagent dans la vulgarité. Elles rapportent ces relents en classe... ça barde... moi je ne veux pas qu'on les juge, qu'on les condamne et quand M.N. m'a écrit, là aussi, un texte impersonnel où elle décrit des orgies (auxquelles elle participe) bien qu'elle juge celle dont elle parle très violemment... que faire ? Et puis il y a tant d'autres choses... J'arrive parfois à être dépassé mais toujours je veux être là quand on a besoin de moi...

 

2) La quête affective vis-à-vis de moi

 

Tout d'abord une remarque générale que ce soit fille ou garçon ils ont besoin de la même sollicitude, de la même attention, la même affection et ceci à un degré très élevé. Cette année, D. a nourri pour moi une affection profonde qu'elle m'exprimait dans ses textes. Au début fout était caché sous un symbole (le soleil) et puis au fur et à mesure que la confiance s'est développée, le symbole a été abandonné... J'ai tout accueilli, tout accepté avec le plus d'affection possible, parce qu'il s'agissait bien d'apporter, c'était une quête... D. est une fille intelligente, j'ai laissé faire, laissé grandir, mûrir, toujours présent, attentif, sans rien exiger, sans rien dire. Accueillir sans juger. C'est elle qui a peu à peu dépassé cela mais le vide affectif n'était pas comblé puisqu'elle s'est lancée à corps perdu vers deux garçons. Mais elle m'avait beaucoup parlé d'elle, de son corps, de ce qu'elle ressentait, elle voulait que je lui explique. C'est elle qui a pris la décision de parler devant les autres de tout cela parce qu'il faut assainir. Mais tous sont-ils prêts à recevoir ? Toutes ces expériences personnelles ne se sont pas terminées de la sorte et ce n'est pas facile d'être dans ces cas-là.

 

  

TEMOIGNAGE n° 11

 

Tous ces témoignages trouvent des échos chez moi, dans mon expérience passée et présente, avec une tonalité forcément différente puisque je suis femme, puisque nous sommes deux, mon mari et moi, à être profondément engagés avec eux.

Des crises de jalousie, j'en ai eues de multiples, mon mari en a eues aussi. Cette année, l'arrivée de huit nouveaux dans une classe dont je devais m'occuper sans arrêt m'a valu de graves confidences d'abandon, de désintérêt etc. Grâce aux échanges individuels sur les plans de travail, j'ai compensé ; ils m'ont aidée après à assumer les autres.

Des poèmes qui m'étaient dédiés, j'en ai eus de gars, de filles... Je me rappelle la fin de l'un d'eux : 

« J'étais trop jeune pour savoir l'aimer ».

Le travail quotidien a aplani ces crises lentement ; je n'ai rien fui. J'ai continué à être moi-même, parlant de moi parfois, de mes enfants. Des révélations de cauchemars intérieurs, familiaux, personnels.. une bonne provision ! J'ai toujours écouté, dépanné, offert la maison quand il le fallait, secoué parfois quand le repliement était trop dangereux. Ce mois-ci c'est S. dont le frère, après un cambriolage, a fui avec deux autres copains... S. prostrée, accablée par les autres profs puisqu'elle refusait de travailler. Elle m'a tout dit, je l'ai délivrée, rassurée, conseillée...

J'ai offert un abri au besoin j'ai expliqué aux autres profs... ça évolue. C'est A. qui me donne ce texte que je découvre à la veillée : « Il est là en moi plein de vie Je l'attends. Il sera ma joie, ma raison de vivre, ma volonté, ma douleur. Il sera ma tristesse, mon bonheur, ma faiblesse, mon courage. Il est là en moi, je l'entends ; je l'attends. Imaginer, le bonheur de donner la vie, d'aimer et surtout d'avoir quelqu'un à soi, rien qu'à soi. Lui, ce bébé, il est là en moi, plein de vie. Je l'attends. Et lorsqu'il sera là, le paradis en personne m'habitera et m'accompagnera sans cesse ».

Dès le lendemain, je m'informe discrètement : est-elle enceinte ? Que se passe-t-il ? Que veut-elle?

Elle dit simplement que le temps lui tarde d'en avoir un, à elle. Avec les filles, on peut tout se dire car elles ont une maturité de femme à 80 %.

C'est encore B. qui depuis plusieurs mois vit douloureusement le passage à l'athéisme. Il en a discuté avec ceux qui ont le plus d'affinité avec lui, et avec moi. Cette prise de conscience-là a toujours bouleversé tous les ados qui l'ont vécue quand j'étais avec eux. J'ai eu des filles, en 3e spéciale qui avaient eu des expériences sexuelles. Je me rappelle surtout L. qui fréquentait, sans aucune information contraceptive, un homme marié dénué de scrupules vis-à-vis d'elle. Il a fallu lui ouvrir les yeux prudemment, attendre qu'elle comprenne. Elle est mariée maintenant avec un gars de son âge et je n'oublierai pas son visage radieux quand elle est venue nous montrer son bébé qui venait de naître, dans une troisième nouvelle que j'avais.

 

 

« L'école... est le lieu du premier apprentissage relationnel sur le plan social. Et l'on sait l'importance éducative des relations affectives élèves-maîtres et des relations entre élèves... »

« On admet aujourd'hui qu'à côté de l'éducation intellectuelle et physique, l'éducation affective ne doit plus être négligée ».

« Il lui - à un enfant - faut une sensibilité épanouie et des apti­tudes relationnelles lui permettant de se servir de ses capacités physiques et intellectuelles ».

« Ce que la sensibilité humaine demande, ce n'est pas en effet la satisfaction d'un besoin, c'est une relation avec autrui : c'est-à-dire un dialogue et un échange ».

« La qualité du maître qui apparaît la plus essentielle est la SYMPATHIE pour les élèves. C'est-à-dire sa DISPONIBILITE AFFECTIVE POSITIVE ».

« Le bon maître ainsi défini, par sa disponibilité affective ouvre à l'élève la voie à l'identification. Il est le modèle adulte vers lequel tend le développement de l'enfant. Or en pédagogie scolaire,
comme dans toute éducation, l'identification est capitale... Elle exprime le DESIR DE GRANDIR ».

 

G. MAUCO « Psychanalyse et Education »

Ed. Aubier Montaigne.

 

 

TEMOIGNAGE n° 12

 

Ce qui suit rassemble des textes libres obtenus au long de l'année scolaire 1971-72, dans une école normale d'institutrices, en formation professionnelle première année, ainsi que les commentaires du professeur. Voici une partie de l'introduction de ce dernier :

« Je m'aperçois que c'est une excellente illustration de ce que je soutiens par ailleurs comme étant la fonction essentielle du texte libre : libérer, par l'expression, pour arriver à dire l'instinctif, l'impulsif, et ceci au prix d'une violence de la part du maître, violence destinée à briser les interdits accumulés par toutes les instances répressives (dites éducatives : parents, enseignants, autorités religieuses, conformisme idéologique des mass media, etc. : on est civilisé quand on est bien réprimé !). Il faut dire que c'était la première fois que je m'adressais à des adolescentes ».

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 Extrait du troisième texte de D. :

« Le plus monstrueux à mes yeux c'est l'attitude des gens quand on essaie d'avoir des relations humaines avec eux. Ils ne comprennent pas et dénoncent tout de suite une atteinte à l'intégralité de leur intimité ». Commen­taire du prof, en marge : Je suis d'accord avec toi. Opinion d 'individu, non de prof !

 

Extrait du quatrième texte de D :

« J'ai toujours eu peur des autres et surtout de leurs réactions vis-à-vis de moi-même. Même les personnes les plus proches n'ont jamais pu me mettre en confiance, que cela soit mes parents ou bien mes frères et sœurs. J'ai toujours peur qu'on se moque de moi et cela me paralyse. Cela se situe aussi bien au niveau de l'action qu'au niveau des idées. Il y a beaucoup de choses que j'aimerais faire ou dire et que je ne fais pas à cause de cela. En fait, dans mes relations avec autrui, je me place dans un rapport de dominée à dominateur. Je me sens souvent inférieure aux autres. D'autre part, j'ai beaucoup de mal à m'exprimer devant les personnes qui ne me sont pas familières. Il faut absolument que le côté affectif entre en jeu ».

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Le 20 avril c'est l'anniversaire de D.. A cette occasion elle a invité une trentaine de personnes pour un lunch ; chaque invité trouve dans son assiette une lettre personnelle et un poème d'auteur calligraphié à la manière des manuscrits gothiques. Pour ma part, j'ai droit à Soleil couchant de Verlaine. Quant à la lettre :

« Tu répètes à qui veut l'entendre que tu agis de façon à provoquer une réaction chez les autres. C'est une façon comme une autre d'essayer de connaître les gens. Mais je la trouve dangereuse pour tes victimes. Tu sais fort bien que vis-à-vis de toi on ne peut avoir que deux attitudes. Je ne ferai que te citer : une attitude d'aversion ou une attitude amoureuse. Tu sais fort bien que tu es souvent le sujet de conversation de beaucoup de filles et je me doute bien que cela te flatte. Ton attitude m'a amenée à me poser beaucoup de questions sur moi-même et sur mes relations avec autrui. Cela m'a permis d'y voir plus clair mais cela ne s'est pas fait sans mal. Tu attendais, cela un jour, n'est-ce pas, qu'on te parle de ton attitude. Je ne regrette qu'une chose, c'est que nous en parlions derrière toi et non avec toi. Je trouve que ton attitude est incomplète : tu provoques les gens mais tu t'arrêtes là. Tu veux bien connaître les gens mais tu refuses de t'engager toi-même. Or, pour moi, la connaissance des autres entraîne un engagement de sa part. Sinon c'est trop facile ! On provoque quelqu'un puis on le laisse se débattre. Il est bon de se débattre seul mais il y en a qui n'en sont pas capables. D'autre part, on se pose des questions en fonction de toi-même, tu en es le centre. Je parle évidemment pour moi mais à travers les discussions que j'ai eues avec des filles, je peux sans trop m'avancer dire que ce n'est pas seulement un cas personnel. On dirait que tu cherches à entrer dans la vie des autres et y rester, de peur de rester dans l'incognito, indifférent pour les autres. (...) Tu es un prof mais tu n'es jamais bien défini. On ne sait jamais si on doit te considérer en tant que tel, ou bien comme individu. (...) Tu sais, ce qui me ferait plaisir ? Ce serait que tu me répondes par une lettre. Mais c'est peut-être trop te demander car ce serait une façon de t'engager et je sais que tu n'aimes pas cela. »

Je n'ai pas répondu à cette lettre par une lettre, bien que certains passages volontairement  provocateurs, notamment ceux qui me prêtent certaines opinions ou certains propos, fussent bien faits pour entraîner une réponse. Mais il n'était pas question, pour moi, d'établir une relation duelle, excluant la classe, à propos de quoi que ce soit.

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Aussi, quelques temps après, y eut-il un nouveau texte titré : Sur le texte libre. Ce texte fut lu en classe et provoqua des réactions. Notam­ment plusieurs filles suivant l'exemple de D. se livrèrent un peu face à la classe, conscientes du fait que le climat souvent tendu du groupe dépendait de cette défiance collective.

Voici des extraits de ce texte.

« J'ai envie de dire ce que m'a apporté le texte libre. Cela me permettra de répondre aux questions posées par certaines filles de la classe. On m'a demandé pourquoi j'adressai toujours mes textes à C. D'autres m'ont dit que le fait que cela soit lui, le prof de français, me motivait pour écrire des textes ».

Ici, annotation du prof, en marge : J'ajouterai une question : Pourquoi dans tes textes t'adresses-tu à moi en parlant à la troisième personne ? Parce que ça a une portée plus générale ?

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« (...) Ecrire me permet de mieux structurer ma pensée. Là j'aborde les côtés positifs du texte libre. Depuis que j'écris, je vois plus clair en moi-même. J'apprends à me connaître en écrivant. Dans les textes que j'ai faits jusqu'à présent, je parlais surtout de moi-même et de mes difficultés.
L'expérience qui a eu lieu en classe, tout en me décevant un peu, comportait un aspect positif non négligeable. Depuis ce texte, je me suis sentie plus intégrée à la classe comme un groupe d'individus. J'ai l'impression d'être plus proche de chaque fille. Certaines sont venues discuter avec moi et nous avons pu nous voir sous un jour nouveau. Je sens que j'existe réellement au sein de la classe. Cela n'est pas dû uniquement au texte mais je pense que cela leur a permis de me connaître un petit  peu plus. Je reviens à la question du début : pourquoi j'adresse toujours mes textes à C. ? C'est un fait que la personnalité de cet individu joue un grand rôle. Il faut, pour faire un texte libre, avoir envie de le communiquer, du moins c'est le cas pour moi. Or lorsque j'écris, je le fais toujours en prenant en considération la ou les personnes à qui je m'adresse. Il se trouve qu'il n'y a que C. qui, jusqu'à présent, ait bien voulu que je les lui donne. D'autre part j'ai trouvé chez lui l'écoute qui me manquait. En mettant un tiers dans le coup, cela m'oblige à ne pas tricher avec moi car je sais que l'autre le verra ».

Ici, annotation du prof, en marge : C'est exact, c'est pourquoi la portée est plus grande encore quand on s'adresse à un groupe. Avec un seul individu on peut encore tricher en se conformant à l'image qu'il a de vous. Avec un groupe, non. Trop varié.

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 « (...) Par le texte libre j'ai voulu rechercher le dialogue, or j'ai l'impression de monologuer. Nul doute que les annotations qu'il me met sur mes textes libres sont très justes mais il me semble que cela m'apporterait plus si on débouchait sur une discussion. J'ai l'impression qu'il n'y a que moi qui me remette en cause et qui m'engage en tant qu'individu. Et cela m'ennuie. (...) A partir du moment où l'on s'engage sur le plan individuel, doit-on, peut-on, attendre des autres la même chose ? ».

Annotation du prof : Non, ce n'est pas un marché ni une transaction commerciale. S'engager sur le plan individuel c'est tout simplement s'affirmer comme individu unique parmi d'autres  individus uniques. Ça ne présuppose par des réactions d'autrui. Et C. ajoute, en fin de texte : « Je me situe dans un rapport pédagogique, c'est-à-dire dans lequel j'envisage un travail globalement avec un groupe, mais multiplié par les originalités caractérielles de chaque individu. Ce n'est pas, pour moi, un rapport prof/élève, c'est un rapport inter-groupe, groupe dont je fais partie mais ce n'est pas non plus un rapport individuel car, dès lors, ce serait de l'ordre de l'intimité (vouloir connaître l'autre parce qu'il vous plaît par exemple) et non pas de l'ordre de la découverte de soi-même. »

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Extrait du 6e texte de D. :

« Mercredi matin nous sommes partis en promenade. Tout de suite, cela a pris un air de vacances. Il faisait beau et cela changeait de l'habitude. Dès le début, la classe s'est divisée en plusieurs groupes. Le plus important se trouvait autour de C., il changeait selon ses déplacements mais il y avait certains facteurs de ce groupe qui étaient constants... Les filles se groupaient par affinité et autour d'un personnage central : C. Il était incontestablement le point de mire de beaucoup d'entre nous ».

Annotation du prof : Peux-tu m'expliquer ce point de vue ? Point de mire pour quelle raison ? En tant que maître ? Qu'homme ? Que parleur ? etc.

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Dans le texte suivant D. répond :

« Il y a une chose chez toi qui me casse les pieds : tu fais semblant parfois de ne pas comprendre ce qu'on te dit par pur plaisir de nous faire préciser. (...) Ce point de vue, je ne sais pas comment l'expliquer ; c'est une constatation. Tu étais le personnage central et je serais nullement surprise si tu me disais que cela te plaisait assez. Je crois que, pour moi, ce qui m'attirait le plus, c'est l'homme parleur. Ces deux aspects sont très liés. Que veux-tu, des comme toi, on n'en rencontre pas à chaque coin de rue ! Pouvoir te dire exactement lequel des aspects m'attire le plus chez toi, c'est assez difficile. Remarque, si cela peut te faire plaisir, je veux bien te faire un tableau décroissant :

1) L'homme : sur le plan physique comme sur le plan intellectuel.

2) Le parleur : quoique tu me donnes souvent l'impression que tu joues un personnage. Je ne saurais te dire pourquoi, mais il me semble, que tout exhibitionniste que tu sois, tu ne nous as jamais montré le vrai C.

3) Le prof.

Tout cela est très confus et difficile à vraiment bien analyser. Du moins, j'y renonce ».

C. commentait ce texte ainsi : « A plusieurs reprises j'ai constaté que tu employais cette  expression : « être au centre ». Tout se passe comme s'il n'y avait que deux possibilités : être au centre ou être ignoré, rejeté, rien. Je sais bien que cela fait partie de l'idéologie ambiante : si on est au centre, les journaux, la radio, la T.V. parlent de soi. Sinon nous sommes ignorés, donc  inexistants. Mais c'est peut-être contre quoi il faut lutter : arriver à être soi, à l'écart, sans attendre que ce soit le regard d'autrui qui nous construise ». Il n'y eut pas d'autre texte libre mais, à la fin de l'année, juste avant son départ, D. m'offrit un recueil de poèmes qu'elle avait écrits pour moi. En voici un :

 

PRETEXTE

Que de rêves ébauchés
Que de lettres inachevées
Dans mon cœeur
Dans mon âme
Le vent, le soleil
La pluie, l'orage
Tout est prétexte
Tout est sujet
Un oiseau sur un arbre
Le sourire d'un enfant
Un vieillard assis sur un banc
Un air de guitare
Une chaude nuit d'été
Il n'en faut pas plus
Pour que ma plume
Comme la fourmi besogneuse
S'agite sur la feuille vierge
Et les phrases
Peu à peu
Viennent troubler
La blancheur du papier
Ecrire toujours écrire
Penser toujours penser à toi
Les mots
Et les phrases
Les pages noircies
Tout ceci n'est qu'un prétexte
Un prétexte pour ne plus penser
Ne plus penser à toi.

SUBLIMATION ?

 

 

TEMOIGNAGE n° 13

 

Moi, j'en ai marre de toujours entendre parler de l'affectivité des élèves, des désirs des élèves et jamais de ceux des profs... Pourquoi ne serions-nous jamais que l'objet de sollicitations plus ou moins acceptées, reconnues ; pourquoi n'aurions-nous pas nous aussi des demandes, des désirs ?

Si l'on dénonce l'hypocrisie de la neutralité pédagogique ou politique, alors, il faut dénoncer la première neutralité, qui est neutralisation des corps. L'idée n'est pas de moi, mais de R. Schérer. Formule un peu facile, la vivre est plus compliqué. Je pense à B. isolé dans le groupe de stagiaires, en recyclage, parce que trop provocateur, trop contestataire. C'était ma première année d'enseignement à l'E.N., c'était ma première année d'enseignement tout court et je vivais assez mal le rôle de prof que je croyais devoir jouer. Une complicité s'est instaurée entre nous au niveau de la contestation de l'institution scolaire et de ses normes, complicité qui me permettait d'exister en tant qu'individu et pas seulement en tant. que prof. Je me sentais isolée, moi aussi, dans une ville où je débarquais, où je n'avais que des relations professionnelles et c'est B. qui m'a permis de sortir d'une solitude intellectuelle et affective qui me pesait. B. n'avait jamais eu de relations sexuelles avec une fille. Un défaut physique, conséquence d'un accident lorsqu'il était gosse, était certainement à l'origine d'un comportement très ambivalent à l'égard des filles, fait d'un mélange de provocation et de crainte. Je ne crois pas trop me tromper en disant que notre relation lui a permis de s'assumer physiquement et de vivre sa sexualité avec moins d'angoisse.

Qu'est-ce qui s'est passé dans la classe ? La relation privilégiée que j'avais avec une personne du groupe, n'a jamais été explicitée, clairement affirmée, même si certains pouvaient l'avoir devinée ou perçue. Je crois que c'est là un point important : si je veux qu'aux élèves se substituent des personnes entières, il faut que moi aussi j'existe non pas seulement comme prof, mais comme personne porteuse de désirs, d'attentes, de contradictions, sans que j'aie pour autant à m'en justifier, ce qui impliquerait que ces désirs, ces attentes, ces contradictions sont illicites.

 

III
Interrogations

 

L'EXPRESSION LIBRE IMPLIQUE-T-ELLE DES EXPLOSIONS

D'AFFECTIVITE ?

 

« Bien sûr, l'affectivité ne peut pas s'évacuer. Elle est un fait inéluctable. Je compte avec elle, parce que, sans elle, je ne pourrais rien faire ».

Dans la mesure où il y a expression libre authentique des adolescents, on s'aperçoit qu'une fille a la tentation de la drogue, qu'une autre qui a envie de foutre le camp de chez elle, me téléphone... Pourquoi à moi ? On s'aperçoit d'un tas de choses comme ça (Amour pendant les vacances, problèmes avec la grande sœur...) Je me pose la question : « Est-ce que c'est normal qu'à travers l'expression libre, on rencontre ça et comment se situer par rapport à cela : qu'est-ce qu'il faut répondre à celui ou à celle qui avoue son désir de faire une fugue, à ceux qui disent : « Moi, j'ai un problème parce que je vous aime mieux que mon père », à ceux qui disent : « Chez moi ça ne va pas, il n'y a qu'à l'école que je me sens bien, il n'y a qu'au service de documentation que j'arrive à discuter ? ». Bref, est-ce qu'on peut considérer l'expression libre comme une succession de mots ou est-ce autre chose ? Une élève, hier, disait : « Les relations avec les livres, ça ne suffit pas ! ». Ce type de relation n'est pas propre à la pédagogie Freinet, il se rencontre également dans l'enseignement traditionnel. L'expression libre le met peut-être davantage à jour, mais ce n'est pas l'expression libre qui crée l'importance du facteur affectif. L'expression libre crée des responsabilités affectives. Elle oblige peut-être davantage l'enseignant à s'en rendre compte. Le problème n'est pas seulement de s'en rendre compte ; c'est comment y répondre, jusqu'où y répondre. Qu'est-ce que je réponds par exemple à la fille qui me dit : « Quand je vous compare à mon père, mon père ne vaut pas un clou » ? Moi je vais encore plus loin, j'estime que la pédagogie Freinet, non  seulement accepte l'affectivité, mais Freinet a démontré, et les biologistes le démontrent aujourd'hui, que l'affectivité est nécessaire dans les circuits d'apprentissage. Freinet a voulu mettre sur pied une psychologie sensible ; le mot sensible, ce n'est pas une pédagogie  affective, mais elle est basée, sur des circuits sensibles. Des études biologiques très poussées montrent que l'affectivité est nécessaire aux circuits de la mémoire. C'est ce que Laborit a trouvé : il y a deux niveaux : la mémoire intellectualiste, superficielle, c'est cette mémoire qui disparaît quand il fait ingurgiter aux gens des tranquillisants. Ce qui reste, malgré les tranquilisants, ce sont les traces profondes, Freinet en parle d'ailleurs. Et notre rôle d'éducateur, c'est de créer ces traces et de permettre à l'être de se construire, c'est-à-dire d'avoir des matériaux solides pour construire sa vie. L'affectivité est nécessaire aux circuits d'apprentissage, ceci dit, je ne suis pas partisan de l'amour dans l'éducation, ainsi que le dit Bettelheim, il ne suffit pas d'aimer ses élèves pour tout régler.

La classe, c'est toujours l'affectivité : dès la classe de cinquième, sans doute, la période de latence sexuelle achevée, les relations s'orientent beaucoup plus nettement dans le sens d'homme à  femme. C'est vrai, dans le jeu des relations, d'élève à élève : les filles usent de leur charme et de leur féminité naissante. Et les garçons, de leur virilité et de leur musculature ; dans le domaine des relations psychologiques, on retrouve les mêmes phénomènes. Si l'on admet cela, il faut bien aussi admettre que la relation est identique dans les relations de prof à élève, d'adulte à enfant, selon la manière dont on est perçu. J'ai l'impression très nette que les professeurs hommes réussissent mieux en pédagogie Freinet comme en pédagogie traditionnelle avec les éléments féminins, et inversement, dans leur classe. C'est-à-dire qu'il y a une plus franche, plus rapide adhésion des éléments féminins (ou masculins) selon le sexe du prof ; nous sommes perçus, avant tout, en adultes homme ou femme.

A partir du moment où on a fait le choix d'une pédagogie sensible appliquée à l'éducation, cela implique, même intellectuellement, une disponibilité affective positive. Je me sens quotidiennement impliquée dans mes relations avec les adolescents, qui vont de la tendresse, de la souffrance commune partagée à la colère, à l'exaspération que l'on ne cache pas. Si on rit ensemble, si on est heureux ensemble, on se fait mal aussi réciproquement, consciemment parfois ; inconsciemment souvent. On se le dit, parfois violemment ; ça ne peut pas être autrement. Il y a des jours où je ne suis pas en forme, je le leur dis.

Il y a des jours où on est tous formidables, et on se jette tous à fond dans la quête de nous-mêmes, des jours où ils me déçoivent, où je les déçois et, après les silences lourds où la tension monte, ça éclate. Je suis le prof, encore... mais tellement la femme d'abord, passionnée, exigeante, utopiste, et matérialiste à la fois ; et c'est d'abord ce qu'ils recherchent, ce qui nous oppose, et, c'est bien ce qui nous rapproche aussi. Je cherche tous les moyens pour créer des structures de communication les meilleures possibles entre eux d'abord, avec les autres profs ensuite, pour qu'ils aient d'autres images plus calmes, plus raisonnables qui les reposent de moi, les déconcertent et les amènent à me critiquer par comparaisons plus ou moins conscientes, plus ou moins lucides.

 

 

 

VERS LA MORT DU PROF ?

 

Je ne suis plus le prof… tel qu'on se l'imagine... Je suis autre chose. L'expression libre, notre vie commune de quelques mois ont tissé entre nous des liens d'amitié, de tendresse pourquoi pas ? C'est pas possible à accepter... On nous a tellement dit de se méfier de l'affectivité, de la sensibilité. Alors, est-ce que j'aurais fait fausse route ? N'ai-je plus su contrôler et ma classe et mon moi (le conscient et l'inconscient...). Il faut bien aller jusqu'au bout de l'analyse puisque les questions sont posées clairement. Pareille situation est, au sens propre, anormale dans les  habitudes de l'Education Nationale. Et si la pédagogie Freinet, c'était la pédagogie de  l'affectivité ?

Un adolescent peut-il atteindre l'expression libre authentique s'il ne sent pas en face de lui un être de chair et d'os, qui vit, qui sent, et avec qui il peut entrer en communication ? E't si l'expression libre des adolescents nous imposait une implication permanente ?

On attend de moi autre chose qu'un jugement, des conseils au niveau d'une discipline... d'une technique. Sans cesse je suis interrogé et obligé de me définir en tant qu'individu, en tant qu'homme plus âgé... et bien souvent je sers de recours, je suis un de ceux auxquels on peut s'adresser en cas de « pépins », en cas de difficulté passagère... « Tu dépasses ton rôle » « Attention ! Tu joues à l'apprenti-sorcier » ! C'est vrai que je suis mal préparé à ce rôle. C'est vrai que malgré les discussions avec les copains de l'ICEM, les analyses tentées dans le dialogue au niveau de notre couple, j'ai vécu des moments d'insécurité, à me demander si l'action n'était pas préférable à un effort de compréhension, s'il ne valait pas mieux nier les problèmes et pratiquer la politique pédagogique de l'autruche... C'est vrai qu'il y a dans toute attitude ado-
lescente une part de jeu, peut-être, une part d'exagération. C'est vrai qu'en face d'un texte sur la révolte, on peut, en adulte « équilibré, raboté par la vie... sourire et déclarer, péremptoire : « C'est l'âge, ça leur passera, ils s'y complaisent »... Je pourrais, moi aussi... si je ne songeais pas au même moment à tel visage dont je sais que l'insolence permanente ou l'apparente décontraction qui s'y lit cache une détresse qui n'est pas feinte. Certes je fais la part du narcissisme romantique propre à l'adolescence : l'agacement d'un certain nombre de mes élèves devant mes tentatives pour dédramatiser les problèmes, leur refus d'accepter certains phénomènes, certaines attitudes,  homme normaux, ne s'expliquent sans doute que par ce besoin de vivre quelque chose hors du commun et par cette volonté de voir le monde graviter autour de soi... Mais comment, de sang-froid, juger et dire à propos d'un texte, qu'il n'est qu'affabulation ? Ne serait-ce pas un pari dangereux où il y a plus à perdre qu'à gagner ? Mon choix est fait : je préfère, en définitive, être berné, floué que me sentir, par froideur, mépris ou absence de communication, responsable en partie de ce qu'un adolescent qui se croit incompris est capable de faire... On peut se tuer à quatorze ans parce qu'on n'arrive pas à supporter le monde et qu'on a l'impression que personne n'est là au moment où on touche le fond de la détresse.

Car ce qui me frappe le plus et les collègues de l'établissement qui ont choisi des options pédagogiques très voisines des miennes le confirment c'est, finalement, en dépit des clans, des groupes de copains, des flirts, la profonde solitude intérieure de ces adolescents dont beaucoup vivent avec leurs parents souvent charmants, parfois ouverts des rapports sans véritable communication. Et puis, même dans l'hypothèse où les circuits de communication avec les parents fonctionnent bien, est-il totalement anormal que l'on éprouve le désir de se confier à un adulte extérieur à la cellule familiale, le besoin d'interroger un tiers forcément moins impliqué dans les problèmes que le père ou la mère ? A travers leurs actes, leurs expériences, les adolescents valident ou contestent l'éducation et le style de vie de leurs parents. Aussi ouverts, aussi « libérés » que nous soyons en tant que parents, sommes-nous prêts à accepter toutes les remises en question ? J'en doute. Et c'est pourquoi il me semble qu'il y a actuellement pour les adolescents la nécessité de trouver des recours adultes qui se situent à l'extérieur de la cellule familiale, avec qui on puisse discuter sur un pied d'égalité, sans crainte d'être jugé, sans créer de drames. Par exemple, peut-être, dans le domaine de la sexualité : un médecin, au cours d'une réunion consacrée à l'éducation sexuelle, évoquait cette réponse d'une adolescente « comment voulez-vous que je parle de ça avec mon père, toujours impeccablement soigné, strict ? .. Il n'a pas de problèmes, il n'a pas vécu, il ne vit pas ces questions, lui... Alors, moi, je serais considérée comme anormale ».

Et si, à un moment donné, pour un temps, l'éducation excluait obligatoirement les parents ?

Alors, nous devenons recours. Et puisqu'au travers de l'expression libre nous avons rendu possible les déferlements il nous faut bien les assumer... On ne peut pas « se tenir en retrait », se borner à regarder en techni­cien vivre la classe, se régler les conflits. De plus en plus je sens que les adolescents me refusent, ce rôle de technicien susceptible d'orienter les recherches, de fournir des documents, d'aider à aller plus loin. Ils souhaitent que, comme eux, l'adulte se définisse, s'engage, donne son avis, EXISTE en tant qu'HOMME, en tant qu'individu avec qui on peut, à l'occasion, s'affronter. « On a besoin de vous » me dit-on parfois. Il faut peut-être traduire : pour arriver à son plein épanouissement, l'adolescent a besoin de s'identifier à des modèles adultes.

Cette recherche du modèle a quelque chose d'inquiétant, d'abord parce qu'un « disciple » n'est jamais vraiment autonome, ensuite parce qu'elle peut préparer des lendemains sinistres (les yeux peuvent se dessiller le changement de classe donc de prof peut-être douloureux, etc.) Mais peut-on faire l'économie de cette phase ? « Quand j'entre en cours » me disait un camarade, « je préviens mes élèves du second cycle que je suis un type très dangereux, que je peux sans le vouloir peut-être les influencer, qu'ils doivent se méfier de moi ». Boutade ? Vérité ?

Comment faire comprendre à L. qui, si j'en crois ses camarades, me considère « comme un dieu » qu'elle se trompe ? Quel raisonnement la convaincra de son erreur ? Il faudrait qu'elle voit vivre le  bonhomme du matin au soir, avec ses petits soucis quotidiens, ses problèmes, ses angoisses... Or, en classe, nous arrivons avec notre sérénité apparente, nos certitudes de façades.. nos doutes, notre bouleversement intérieur, nos interrogations ne transparaissent que très rarement. L'image qu'on a de nous est forcément embellie. Peut-elle être autre ?

 

 

QUELLE PART DU MAITRE DANS CES MOMENTS-LA ?

 

-Etre disponible à tout, en mesurant que plus on touche au profond de l'être, plus on doit être vigilant sur les suites à assumer. Il faut un long temps de dialogue, de présence. Faire en sorte que l'adolescent renoue avec sa famille, essaie de comprendre qu'il n'est pas si facile d'être parent... Mais ce n'est pas si simple. Il faut parfois savoir attendre des années.

-J'essaie d'être moi-même avec tout ce que je porte en moi comme clichés, fausses notions, faiblesses et richesses. De temps en temps je pousse un coup de gueule ! Je suis de mauvaise humeur aussi. Mais ce que je veux faire c'est toujours accueillir, offrir ce que je suis sans m'imposer et répondre toujours à toutes les questions. Un texte libre c'est souvent pour moi une urgence, et j'y réponds toujours le plus longuement possible. Ne plus être ressenti comme le prof est ce qui m'arrive actuellement de meilleur mais cela ne va pas sans poser d'autres problèmes, car pour les autres (parents administration), je suis toujours le prof ! ...

Etre vrai demande seulement (ce n'est pourtant pas rien !) de se remettre constamment en question et ça n'est pas facile !

Un échange entre le prof et l'ado à propos du texte libre est absolument indispensable. Il faut que de notre côté il y ait aussi expression libre et quand je dis à mes collègues que les textes libres me donnent un travail énorme ils sourient, ils n'imaginent pas que j'en suis de mon texte libre à chaque fois. Heureusement que chaque individu, lorsqu'on arrive à une connaissance approfondie, n'a pas besoin de la même sollicitude au même moment. Mais ceci pose aussi le problème de l'engagement, que je veux pour ma part total, vrai, et de la disponibilité en classe. C'est pour moi un drame que je n'arrive pas à dépasser, et je sais pour l'avoir vécu que je n'ai pas assumé mon rôle parfois parce que je n'avais pas le temps ou parce que je n'ai pas eu le courage de choisir entre une bricole administrative et l'appel d'un ado. Mais comment résoudre cela, comment se donner à vingt, vingt-cinq, trente, soixante ?

Quand les jeunes viennent vous demander de l'aide, c'est aussi bien peut-être parce que vous saurez leur donner secours que parce qu'ils n'osent pas affronter le dialogue avec les parents. Autant une réaction de désespoir que de facilité. Ils vous jouent autant la comédie qu'ils sont sincères avec vous. Difficile à dire quand c'est blanc et quand c'est noir... Ni l'un ni l'autre ou les deux ensemble. Alors la conclusion.. « Je préfère être foulé qu'être injuste », est la seule sans doute dans l'état actuel des choses. Si nous admettons que dans le domaine politique il faut toujours préférer “ un désordre à une injustice ”, il faut bien accorder nos violons pédagogiques à nos options politiques.

 

Face à l'adolescent qui vous prend pour son père ou sa mère...

(échange de points de vue)

-Personnellement je crois qu'il y a des domaines où on doit rester éducateur et ne pas prendre la place du père.

-Dans une classe de seconde qui a bien marché, en synthèse de fin d'année, j'ai dit que la pédagogie Freinet, c'est la pédagogie d'une certaine froideur, c'est-à-dire que moi, je ne veux pas me laisser bouffer, je veux aider. Je crains qu'on ne donne un mauvais sens à l'affectivité.

-Un éducateur ne peut pas être le père de 30-35 adolescents. Il y a aussi le problème de la fille qui veut coucher avec son prof. Il faut bien que l'éducateur réponde que ce n'est pas sa place, ce n'est pas son rôle. Ce n'est pas possible. Moi j'ai bousillé l'atmosphère d'une classe parce que j'ai refusé de coucher avec une fille. On ne peut pas dire qu'une attitude plutôt qu'une autre va entraîner telle conséquence. On m'a senti comme ennemi à partir du moment où on a senti que je refusais cette demande.

-Dans ce problème-là, il faut savoir si on privilégie une relation avec certains individus ou au contraire si on ne donne pas plus d'importance à l'harmonie collective et sociale du groupe parce que le groupe est peut-être une personne éducative plus forte que nous-mêmes.

-Oui, cela a été mon souci constant mais je me suis demandé si privilégier le groupe ce n'est pas empêcher certains d'aller plus loin. On arrive à un nivellement. Les idées originales sont toujours refusées dans un premier temps dans un groupe. Il y a une perte de richesse si on privilégie le groupe. L'équilibre est très difficile à obtenir.

-Chacun de nous, est engagé dans des groupes et dans ces groupes il y a des relations privilégiées entre certains individus et je ne suis pas certain que dans la classe cela se passe ainsi. Je ne crois pas à l'unité du groupe classe.

-Je ne crois pas qu'on puisse dire aussi simplement.. « Il faut privilégier telle ou telle chose ». Il n'y a pas de recette. La solution n'est pas dans les cas extrêmes mais dans la dialectique, c'est un éternel va-et-vient. Il faudra peut-être momentanément incarner cette image parce que le reste ne peut pas être supporté par l'individu, en sachant toujours qu'on est éducateur en même temps que femme. Un refus peut avoir des conséquences graves. Cette situation est courante, pas exceptionnelle. On la vit en 6e : j'ai été la mère pendant quelque temps pour certains, et je ne suis plus la mère... De temps en temps, quand on sent que le groupe commence à pouvoir prendre la relève, on est soulagé. On ne peut pas a priori dire l'attitude qu'on aura, mieux vaut dans ce cas ne pas commencer l'expression libre. Dans la classe je suis prof et femme, j'existe, je ne veux pas me priver de moi-même, je ne me quitte pas mais je sais que je suis éducatrice donc responsable. Je ne veux pas être tout le temps la mère, mais j'estime que j'ai le droit de l'être.

-De toute manière, dans toute situation qui nécessite une sublimation, il y a trois choses : l'oubli, une part de réalisation (il est impossible que la sublimation se fasse à cent pour cent), une part de compensation. Mais il faut une part de réalisation, ce qui implique, dans la pratique de l'expression libre avec les adolescents, un engagement total du maître, qu'on mette les pieds dans ce monde mouvant de l'adolescent qui n'est pas maître de lui parce que tout se transforme en lui.

-Pour nous tous, dans les meilleurs moments, cette question a été posée. Quelles réponses avons-nous données ?

-Voilà la mienne. Dans un premier temps, l'humour, la fuite en quelque sorte qui permet un certain recul pour voir comment réagir, ensuite, je leur dis : « Ce n'est pas ainsi que me voient mes propres enfants, ils ne sont pas tellement satisfaits de leur père... ». C'est très  important ça ! De toutes manières au début de l'année, je leur dis qu'il faut qu'ils se méfient de moi...

-Ils veulent me prendre pour leur père... Comment se fait-il qu'on arrive à ce problème ? Parce qu'il n 'y a plus de famille, de tribu, d'exemples. Enfermés dans de trop petites cellules familiales, ils ne peuvent plus trouver un autre type de père... Je leur fais prendre conscience pourquoi ils ont dit cela. Ensuite on en rediscute en classe, c'est le troisième temps.

-A partir du moment où on se trouve confronté à ce problème, il n'y a qu'une façon de s'en sortir : que l'adolescent s'en tire avec le minimum de dégâts.

-Je n'ai pas le droit de laisser dire à une fille ou à un gars que le père est un minus, ce n'est pas vrai ! Ça veut dire qu'il n'a pas essayé de le comprendre.

-La solution  n'est-elle pas de prendre contact avec la famille ? Je m'y refuse parce que si on me raconte cela, je ne suis pas obligé de le diffuser sur la place publique. On m'a reproché ce genre de comportement avec juste raison.

-J'ai résolu le problème avec un contact avec la mère.

-Moi j'ai l'expérience inverse, après une entrevue avec sa mère, le gosse a tenté de se suicider... On fait des bévues en croyant bien faire.

-J'ai la même expérience avec une fille qui a découvert que son père trompe sa mère : une seule solution, aider la gosse jusqu'à ce qu'elle soit assez solide pour tenir toute seule... Entre quinze et dix-sept ans, il y a toujours un moment où on est sur la corde raide...

 Avant de se demander ce que la psychanalyse peut apporter à la pédagogie, il importe, de créer une situation où l'Enseignement soit rendu possible. Il vaut toujours mieux pour un enfant être « rattrapé » dans son cadre scolaire, qu'à l'hôpital, fut-ce de jour.

 

Maud MANNONI « Le premier rendez-vous avec le psychanalyste »
Denoël

 

IV 

Pour tenter d'y voir plus clair...

 

POUR UN ENSEIGNEMENT GLOBAL, L'EQUIPE PEDAGOGIQUE :

 

Une des solutions avancées qui me paraît la plus valable est celle de l'équipe pédagogique :

-complémentarité des individus qui désacralise le personnage du « maître » et relativise son importance, ses qualités, ses défauts

-complémentarité des tâches, des matières permettant des valorisations diverses et nombreuses de l'adolescent

-milieu de vie plus riche, outils plus  nombreux. Pour les adolescents, la structure scolaire devient alors plus concrète, plus préhensible. Ils se sentent participants au projet de l'équipe, ont mieux conscience des contraintes de l'institution, de son fonctionnement.

 

LA STRUCTURE DES ETABLISSEMENTS

 

Il faudrait que les structures de l'établissement deviennent plus humaines, plus permissives, que chacun à tous les niveaux accepte le dialogue et la remise en question, que la liberté d'expression soit permanente. Ainsi, peut-être arriverions-nous à relativiser les problèmes et à éviter que ceux qui acceptent la discussion avec les adolescents soient perçus comme différents des autres et deviennent, de façon souvent excessive, recours, modèles...

 

DECODER LES MESSAGES DES ADOLESCENTS

 

Se défier des placages de bribes freudiennes, lacaniennes etc, à tout propos qui permettent de se fabriquer des certitudes à bon compte, au mépris des adolescents et des apports certains de la psychanalyse. Seule une confrontation des expériences vécues par chacun, des comportements adaptés à ces vécus, peut nous permettre de reconnaître les appels voilés, les questions, les silences, les blocages, la signification des colères, des agressions, des refus, etc. Ensemble, nous aurons une connaissance plus objective de ces manifestations, ce qui nous permettra d'intervenir plus efficacement, plus rapidement. Nous ne faisons pas fi des apports des sciences  contemporaines, mais sans une réflexion collective dans notre pratique quotidienne, ces outils d'analyse restent pour nous une culture morte, un objet de luxe. Nous avons engagé et nous engageons nos élèves à s'exprimer librement dans tous les domaines qu'ils jugent bons et nous accueillons tous les tâtonnements de leurs démarches. Mais nous savons toutes les limites qui parfois s'imposent à eux, à nous. Nous refusons de cacher les problèmes que cela pose vis-à-vis d'eux, de nous, de l'extérieur : famille, administration, société. Et nous nous battons pour que chacun reconnaisse cela, entende les cris, les joies, les haines des adolescents jusqu'au paroxysme :

 

« Si c'est ça la vie, je préfère retourner
Dans le ventre de ma mère
Et renaître quand tous les hommes auront
Enfin compris ce que
                 VIVRE LIBRE
                              veut dire ! »

                      M. CET

 

Nous pensons que cette libération de la parole peut leur permettre de ne pas franchir le seuil des actes irréversibles, mais de vivre réellement leurs désirs, leurs révoltes, leurs élans avec moins d'angoisse.

Et vous ?

Juillet 1975

 

 

Il suffit pour l'instant de dire que chaque enfant, avant que l'endoctrinement familial ne dépasse un point de non-retour et que l'endoctrinement scolaire ne commence, est, du moins en germe, un artiste, un visionnaire, et un révolutionnaire. Comment retrouver ce potentiel perdu, comment remonter le chemin qui mène du jeu réellement LUDIQUE, qui invente lui-même ses propres règles, aux jeux RIDICULES et normaux qui ne sont que des comportements sociaux ?

 

David COOPER- Mort de la famille Ed. du Seuil.

  

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BTR ACTUALITES

 

Dans la mesure où la pagination nous le permet, nous publierons, dorénavant, une partie ACTUALITES qui traitera de tout ce qui se publie et peut se lire relatif à notre pédagogie.

 

NB : L'ICEM-Freinet édite au sein du chantier BTR un BulleTRin de travail auquel on peut s'abonner. Ecrire au délégué départemental.

 

 

Nous recevons d'Henri VRILLON

 

 

CELESTIN FREINET OU LA PHILOSOPHIE DE L'EDUCATION

 

Marianne Goose a analysé les idées essentielles de C. Freinet dans un mémoire destiné à un examen d'études supérieures. Elle retient comme intention générale « former des hommes libres et heureux par un travail choisi et motivé ». Puis elle passe ensuite la revue des principaux obstacles que rencontre l'éducateur en suivant cette voie : que ce soit de la part de la famille, des camarades, du maître ou de la société. Très objectivement elle rapporte le côté négatif de ce qui existe et le côté positif proposé par Freinet face à chacun de ces secteurs. Très discrètement engagée, elle veut prouver la partie constructive de la Pédagogie Freinet.

 

Elle a apporté donc sa contribution à ce jugement, par une enquête personnelle menée dans deux écoles de Bruxelles où l'on pratique la pédagogie Freinet dans la mesure du possible. Après une approche de compréhension, elle pose des questions aux enfants et recueille leurs réponses au magnéto. Ce travail impressionna favorablement le jury, car il justifiait la valeur des principes de la pédagogie Freinet. Enfin dans le dernier chapitre consacré à « la culture » M. Goose essaie de dégager la philosophie de la pédagogie Freinet. Tel que, ce mémoire ne peut pas aider les maîtres qui veulent appliquer cette pédagogie, le sujet est abordé à partir de l'idée maîtresse citée au début ; puis développé en une suite d'arguments bien ordonnés dans un langage à la fois clair et prudent. L'auteur le reconnaît d'ailleurs. Néanmoins ceux qui voudraient faire un exposé cohérent sur la question pourraient s'inspirer de sa solide logique.

 

Il n'était pas possible dans ce travail limité de noter toutes les ouvertures pratiquées par Freinet quant à la démarche du pédagogue, on peut cependant faire une réserve sur l'essentiel. En face des obstacles, Freinet observait, s'informait, réfléchissait puis décidait sans pouvoir dire quelle était la part des suggestions et celle de l'intuition. Animé toujours par une intention généreuse, il s'appuyait sur deux éléments : la puissance de la vie pour aller de l'avant et le tâtonnement pour assurer sa position. Ces deux éléments qui ne rentrent peut-être pas dans le cadre classique de la philosophie, déterminèrent sa vie de bout en bout et firent de lui le Freinet de la Pédagogie.

 

Cela est peut-être dû à la situation de l'étudiante qui devait constamment éclairer la pédagogie Freinet à la lumière de ses connaissances philosophiques sans se laisser entraîner par l'enthousiasme. Or la pédagogie Freinet n'est pas seulement une méthode après une autre : elle n'est concevable que dans une attitude face à la vie en vue de la changer avec tout ce que cela entraîne d'affectivité, de volonté, de dépassement.

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Après une citation de Freinet, centrant l'école essentiellement sur l'enfant, l'auteur ajoute : il est donc question, ici, des besoins de l'enfant et des besoins de la société.

 

Mais, les deux sont-ils compatibles ? D'après ce que nous avons vu jusqu'à présent, il semblerait que non. II s'agirait plutôt d'une rupture totale entre l'école et la vie sociale. D'un côté, des élèves ennuyés, ânonnant tous les mêmes refrains, soumis et passifs. De l'autre, une société qui exige de ses travailleurs des qualités qui ne sont pas souvent reconnues à l'école : dynamisme, esprit d'initiative et d'entreprise. On pourrait conclure à un manque de continuité, à une cassure entre l'école et la vie professionnelle.

*

Alors, en quoi les écoles Freinet sont-elles différentes ?

 

« Nous avons appris à nos enfants à s'exprimer librement, à éditer leurs journaux, à remplacer leurs besognes conventionnelles et scolastiques par du véritable travail intelligent et profitable. Nous habituons maintenant nos élèves à s'éduquer sur le plan des sociétés adultes basées sur l'effort et la responsabilité communautaires ». (C. FREINET : Pour l'Ecole du Peuple Maspéro édit.) Mais, le problème ne paraît pas résolu pour autant qu'on centre l'enseignement sur l'enfant plutôt que sur la matière à enseigner : car, pour quelle société l'école forme-t-elle l'enfant ? On parle d'adaptation à la vie sociale et professionnelle mais les idées de Freinet sont en contradiction avec notre société telle qu'elle existe. Peut-être, le problème se situe-t-il au niveau des qualités exigées des travailleurs ; nous avons parlé de dynamisme et d'esprit d'initiative ; il est nécessaire de préciser que ce sont là des qualités de cadres, des qualités demandées à une certaine élite. Il n'est pas du tout question, à l'heure actuelle, de « permettre » aux ouvriers de prendre des initiatives et de marquer leur indépendance. Dans une classe, c'est pareil. Qu'un élève doué rue dans les brancards, on fermera les yeux. Qu'un « cancre » le fasse, il sera puni et remis à sa place. Au niveau de la classe Freinet, cela change : chacun a le droit de parole, chacun est encouragé et aidé dans le développement de sa personnalité et ceci, dans le respect de son individualité propre, tout en ne perdant pas de vue l'intérêt de la communauté. Alors, peut-on dire que l'école Freinet prépare les enfants à entrer dans la société actuelle ? Oui et non. Oui, en ce sens qu'on prépare les enfants à avoir des qualités exigées dans certaines professions, qualités qui sont généralement négligées dans les écoles plus traditionnelles. Non, en ce sens que ces professions étant classées et hiérarchisées, il devient dangereux pour les fondations sociales, politiques et économiques d'un pays tel que le nôtre de former des gens qui réfléchissent trop et qui pourraient par conséquent, mettre ces fondations en danger. On peut dire que l'école Freinet prépare les enfants à la société en ce sens qu'ils sont plus proches de la vie quotidienne, par leurs enquêtes, leurs recherches, la télévision, etc., et qu'il y a donc une liaison entre l'école et la vie mais, d'autre part, ils n'y sont pas préparés, en ce sens que la société n'apporte pas aux enfants ce qu'ils sont en droit d'attendre : un emploi stable, intéressant, où le facteur social joue un rôle important. Ce problème se pose déjà au niveau du passage de l'école primaire à l'école secondaire, c'est-à-dire, si un élève d'une classe Freinet passe dans un lycée traditionnel ou même rénové et, ce problème sera donc encore beaucoup plus crucial quand l'enfant entrera dans la vie professionnelle. Mais, nous pouvons déjà tirer quelques conclusions : L'enfant a été heureux pendant ses années scolaires, en travaillant librement, à son rythme et selon ses intérêts. On peut espérer qu'il aura suffisamment de ressources personnelles et de richesses intérieures pour faire face à n'importe quelle situation dans la vie. En plus, il a été habitué à rechercher son épanouissement ; lorsque ce sera en contradiction avec ce que la société attend de lui, il y a de fortes chances pour qu'il réagisse et essaye de faire tourner la situation à son avantage et à celui de ceux qui sont dans son cas. C'est probablement là que se situe une des conséquences politiques de l'enseignement de Freinet : apprendre aux enfants qu'ils ont tous les mêmes droits, la même chance à la vie et leur donner les moyens d'y arriver. Le rôle du maître est de compenser les inégalités de départ (différence d'éducation, de milieu social, d'instruction) pour faire prendre conscience à l'enfant du rôle qu'il a à jouer, de la fonction qu'il peut remplir dans la communauté. Mais, une nouvelle question se pose alors : ne risque-t-on pas de former uniquement des intellectuels, dès lors ? Probablement pas, puisque dans les classes Freinet, le but n'est pas de pousser l'éducation intellectuelle à tout prix, mais, surtout, de permettre un développement harmonieux de l'enfant, c'est-à-dire, que le travail intellectuel, manuel, technique, artistique feront partie de son éducation et cela sera dosé selon les désirs et les possibilités de l'enfant. Mais alors, on court peut-être le risque de former des travailleurs manuels qui auront suffisamment de liberté intérieure et de richesse pour être heureux, indépendamment des circonstances extérieures ; ils pourraient, par conséquent, ne pas chercher à changer l'esprit, les conditions et le contenu de leur travail. Cela aussi semble pouvoir être évité, grâce à l'information qu'ils auront reçue, grâce à l'habitude qu'ils auront acquise de faire un travail intéressant et toujours lié, bien sûr, à l'intérêt général du groupe. En conclusion, nous pouvons dire que l'école est une institution utilisée par le système économique, politique, social et culturel, pour maintenir le système en place et même le renforcer. Il semblerait donc qu'il y ait une opposition entre l'école telle que la souhaite Freinet, et la société actuelle mais, les enseignants en sont conscients : « Nous ne pouvons pratiquer pleinement la pédagogie Freinet dans cette société fondée sur le profit et l'exploitation. Nous choisissons cependant de travailler à l'intérieur d'un tel système pour prendre conscience des données du problème, à partir de nos expériences, qu'il s'agisse de nos réussites ou de nos échecs, afin de promouvoir une pédagogie véritablement populaire qu'il s'agira ensuite de mettre en place dans une société réellement démocratique. Il appartient à chacun de nous de militer dans les partis, syndicats, organisations pour contribuer à la remise en cause et au renversement du système actuel ». (Déclaration de /'ICEM, avril 1973)

 

Il s'agit donc de mener une lutte actuellement, pour former des êtres conscients, libres, qui sauront prendre leurs responsabilités pour construire une société plus démocratique et plus juste. L'auteur définit la culture comme une façon d'exister. C'est-à-dire que si chacun recherche un épanouissement propre, grâce à une culture personnelle, cela ne va-t-il pas encore plus isoler les gens les uns des autres ? Il semble que nous puissions répondre à cela par la négative : en effet, nous avons démontré qu'un travail individuel en classe se double toujours d'une conscience collective et que l'intérêt du groupe n'est jamais perdu de vue. Pour la culture, il en va de même. Si en parlant de culture, on y associe, comme le fait Elise Freinet, une culture civique et un militantisme civique, ce sera donc toujours en vue d'une lutte fraternelle et populaire contre une culture et des forces réactionnaires et dépassées.

 

Nous avons vu que Freinet souhaitait assurer une continuité entre école, vie et société A ces trois termes, nous pourrions en ajouter un quatrième : la culture.

 

Nous allons reprendre ici, le parallèle avec l'école : pour mieux éduquer les enfants, nous avons constaté qu'il fallait améliorer les locaux, procurer des outils de travail aux enfants, les laisser chercher et s'exprimer librement etc. Nous partons donc d'un certain état de fait ; il y a énormément de choses à changer radicalement mais à partir de bases existantes. Nous voudrions souligner que dans le domaine de la culture, trop peu de choses ont déjà été faites. Il y a bien quelques foyers et maisons de jeunes mais, en général, on y est encore trop directif et surtout, les enfants ne peuvent être accueillis en permanence. Il faudrait donc des centres d'accueil ouverts continuellement pour les enfants qui ne peuvent rentrer directement chez eux, au lieu des garderies actuelles où ils sont véritablement parqués.

 

A notre avis, ce ne devrait pas être seulement des maisons où on fait traditionnellement du ping-pong, et des émaux ; il faudrait peut-être y ajouter des fournaux pour apprendre à cuisiner, des jardins pour apprendre à cultiver des fruits, des fleurs et des légumes, des ateliers divers de peinture, bricolage, menuiserie, maçonnerie etc. Si nous demandions l'avis des enfants, ils auraient sûrement des tas d'idées à nous apporter. Il faudrait exiger de telles maisons auprès de l'autorité, dans chaque commune. Nous sommes conscients du fait que cela demande énormément d'argent, non seulement pour la création de telles maisons mais aussi pour leur entretien, la formation des éducateurs, etc. Ce domaine semble encore bien neuf.

 

Nous posons ici un problème politique : le gouvernement a un choix à faire mais il ne semble pas fort disposé jusqu'à présent à écouter de telles requêtes.

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Freinet avait souligné le fait que l'école était créée pour répondre aux besoins de la société capitaliste ; une telle société n'a peut-être pas besoin de gens qui réfléchissent et qui ont une culture riche et personnelle : tout comme elle n'aurait pas besoin d'une école qui applique des techniques modernes pour assurer un épanouissement maximum des enfants ; mais, éducation et culture ne peuvent être dissociées. Nous avons montré la nécessité d'un changement à l'école, ce changement est tout aussi nécessaire en ce qui concerne la culture. C'est donc un combat de front qu'il s'agit de mener ; il faut se battre pour nos enfants d'aujourd'hui et de demain, pour leur assurer un avenir meilleur. C'est en cherchant aujourd'hui à les rendre plus heureux et plus épanouis qu'ils pourront construire une société plus juste et plus humaine.

 

H.V.

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