Brochures d’Education Nouvelle Populaire
N°44 – mars 1949

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 J.Husson

Directeur de l’Ecole Normale de Rouen (Seine-Inférieure)

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Paul ROBIN

Educateur

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Paul ROBIN, éducateur

 Un pédagogue méconnu

 

En écrivant notre modeste histoire des mouvements d'Education Nouvelle et celle des théoriciens et pionniers de l'Education Nouvelle, nous n'avions d'autre objet que de présenter en raccourci et avec le maximum d'objectivité possible, l'historique d'une tendance qui, depuis plus d'un demi-siècle, s'efforce d'orienter la pédagogie dans la voie du progrès scientifique et du progrès social. Souvent nous avons dû procéder par larges touches, indiquer seulement des références, suggérer par allusions rapides. Un pareil procédé ne va pas sans injustices et c'est pour réparer l'une de celles-ci que nous consacrons cet opuscule à PAUL ROBIN. 

Robin est aujourd'hui à peu près inconnu et pourtant il a été l'un des éducateurs français les plus remarquables de la fin du XIXe siècle. Nous aurions pu le citer en même temps que Cecil Reddie (1889). L’œuvre de Robin est même légèrement antérieure, puisqu'il dirigea l'école de Cempuis de 1880 à 1893. Parallèlement à la lignée anglo-saxonne qui va de Reddie à H.Lietz, Demolins, Wynecken, Geheeb et qui se caractérise surtout par la création d'écoles secondaires aristocratiques (Abbotsholme, Haubinda, Les Roches, Glarisegg, l'Odenwald), nous aurions dû montrer, issu du courant socialiste dont nous mettions l'existence en évidence, toute une lignée franchement démocratique. Les jalons portent les noms de Cempuis, Bruxelles, Barcelone. Les animateurs furent P.Robin, Ch.Delon, A.Sluys, Ferrer. Ce mouvement eut une importance considérable et un rayonnement international puisqu'il aboutit en, 1893, à Bruxelles, à la fondation d'une « Association Universelle d'Education Intégrale » Les programmes et les buts furent repris en 1908 par la « Ligue Internationale pour l'Education rationnelle de l'Enfance » dont Francisco Ferrer fut le premier Président. Saluons ici spécialement la mémoire de celui qui adopta, le premier, l'appellation d' « école moderne » en donnant à l'édition espagnole de la ligue le titre de « Boletin de la Escuela Moderna » (1ère série 1901-1906 ; 2ème série : 1908). 

Pourquoi ce silence autour de là pensée de P.Robin et cet oubli en ce qui concerne l'école de Cempuis ? L'explication n'est pas malaisée. Robin doit à sa qualité de précurseur d'être ignoré aujourd'hui. Il est difficile de se procurer les revues dans lesquelles il écrivit. Elles tiraient à peu d'exemplaires et sont maintenant enfouies sur les rayons de quelques rares bibliothèques. « La Revue de Philosophie positive » de 1869 à 1872, « Les fêtes pédagogiques », bulletin de l'Orphelinat Prévost pour les années 1890 à 1893, « L'Ecole Rénovée »  de 1908, conservent les traces de la pensée d'un pédagogue qui fut plutôt avare d'écrits. L'action de Robin aurait été surtout pratique si les circonstances lui avaient permis de continuer la tâche de Directeur de l'Orphelinat de Cempuis. C'est la démission forcée qui le rejeta vers la propagande et du côté de l'activité théorique et de moins en moins pédagogique. En parlant de démission forcée, nous touchons du doigt le fait de l'hostilité bourgeoise, qui devait faire tout ce qu'il était possible pour que le nom de ROBIN ne fut plus prononcé. Une sorte d'interdit fut jeté sur lui et sur son oeuvre. Ne nous en étonnons point. Robin inquiétait son époque non seulement par la hardiesse de ses théories pédagogiques, - nous pourrions le citer parmi les éducateurs libertaires en isolant certaines phrases de ses manifestes, - mais aussi par ses opinions morales : il fut un chaud partisan de la coéducation à une époque où elle faisait scandale ; plus encore, il fut le propagandiste de l'union libre et de la restriction des naissances. Ce malthusien toucha de près les milieux anarchistes après avoir été l'un des membres de l'Internationale. On oublia exprès qu'il avait une vie exemplaire, qu'il avait été un éducateur d'une haute moralité et d'une parfaite conscience. Il fut d'ailleurs assez aisé de le mettre à l'index en France. Son influence s'exerça sur des étrangers, notamment à Bruxelles, et l'on ne remarqua pas les attaches qu'il eut avec Elslander, et Sluys. Ce n'est qu'une étude critique scrupuleuse des origines de la pensée decrolyenne qui ferait apparaître la liaison qu'il y a entre l'école de Cempuis et celle de l'Ermitage. Quant à la branche d'influence espagnole, elle sombra dans le cataclysme politique de 1906. L'école de Barcelone, fondée en 1901 par Ferrer était devenue le modèle d'une cinquantaine d'écoles, surtout catalanes à l'époque où Ferrer fut arrêté, emprisonné, puis proscrit, et ses écoles fermées. 

Ferrer et Robin se retrouvèrent alors à Bruxelles, à la rédaction de « L'Ecole Rénovée » et à la « Ligue internationale pour l'éducation rationnelle de l'Enfance ». Des patronages d'hommes éminents furent accordés à la ligue : Haeckel pour l'Allemagne, Heaford pour la Grande-Bretagne, Sergi pour l'Italie, H.Roorda pour la Suisse, Laisant pour la France, Elslander pour la Belgique. Malgré cela, « l'Ecole Rénovée » n'eut qu'une année d'existence avec 8 numéros. L'enthousiasme des fondateurs ne suffisait pas, les ressources manquaient pour la création d'écoles nouvelles. La « Novella », dont avait rêvé le sociologue Elslander, ne vit pas le jour et, cantonné dans le domaine théorique, le mouvement s'épuisa lentement. D'autres étoiles montèrent alors à l'horizon. Decroly et Mme Montessori allaient gagner l'audience des pédagogues.

 

BIBLIOGRAPHIE

 a) OEUVRES PEDAGOGIQUES DE PAUL ROBIN

 L'éducation intégrale, revue de philosophie positive, années 1869 à 1872

 2° Articles : « corps simples », « cube », « familistère de Guise », « gaz d'éclairage », « houille », « hydrogène », « mercure », « métalloïdes », « métaux », « métiers », « sel marin », « sels », « silice », « soude », « soufre », « terres », « zinc » du Dictionnaire de Pédagogie sous la direction de F. BUISSON. 

Bulletin de l'Orphelinat Prévost, de 1882 à 1890. Imprimerie de l'Orphelinat. 

Fêtes Pédagogiques ; sessions normales de pédagogie pratique, 1890, 1891, 1892, in-8, 436 p ; Orphelinat Prévost, à Cempuis. 

Fêtes pédagogiques ; dernières sessions normales de pédagogie pratique, 1893-94, in-8, 204 p. Publications de l'Education Intégrale Paris, 1904. 

L'enseignement intégral, articles parus dans les numéros 1. 3, 4. 5 de L'Ecole Rénovée, première année; Bruxelles, 1908. 

Toutes ces publications sont introuvables actuellement ainsi que les nombreuses brochures rédigées par Robin et imprimées sur les presses de Cempuis. 

b) OUVRAGES ET ETUDES SUR PAUL ROBIN 

Gabriel GIROUD : Cempuis, Paris, Schleicher, éditeur, 1900, in-8, 496 pages. 

Gabriel GIROUD : Paul Robin, sa vie, ses idées, son action. Editions G. Mignolet et Storz, Paris, 1937, in-16, 320 pages. 

Ces deux ouvrages se trouvent encore chez Lorulot, à Herblay (Seine-et-Oise). Le premier concerne spécialement l’œuvre pédagogique et renferme une mine de documents originaux. Le second détaille davantage la biographie du pédagogique et insiste sur la propagande néo-malthusienne.  

L.LACOUR : L'humanisme intégral, Stock, Paris, 1895. 

RAPPEL DES BROCHURES D'EDUCATION NOUVELLE POPULAIRE consacrées à l'histoire de la pédagogie :

21 Les mouvements d'Education Nouvelle.

23 Théoriciens et pionniers de l'Education Nouvelle.

26 L'Education Decroly.

33 Bakulé.

 

 

La vie de Paul Robin

 

Paul ROBIN est si peu connu que nous nous trouvons obligé de donner un peu plus d'importance à la biographie de notre auteur que nous ne le faisons d'habitude dans cette collection de monographies pédagogiques. Il nous est rendu familier par les deux ouvrages que lui a consacrés Gabriel Giroud, l'un de ses anciens élèves. Le lecteur soucieux de mieux connaître Robin pourra toujours se reporter à eux : « Cempuis », un volume édité chez Costes, et « Paul Robin », un volume des éditions Mignolet et Storz. Gabriel Giroud avait annoncé une « correspondance » et les « oeuvres de P. Robin » qui, hélas, n'ont jamais vu et ne verront peut-être jamais le jour. 

Paul Robin est né le 3 avril 1837, à Toulon, dans une famille bourgeoise dont la tradition était d'appartenir à l'armée ou à la marine. Robin ne se sentit pas à l'aise dans le milieu familial austère et religieux. Ses études en différents lycées ne lui apportèrent pas de satisfactions. Contre le vœu de ses parents, il refusa de concourir pour les écoles qui préparaient aux carrières navales et il entra à l'Ecole Normale Supérieure où il espérait satisfaire son goût pour les sciences et les techniques appliquées. Il y fit sa licence, obtint l'admissibilité à l'agrégation ; une maladie l'empêcha de subir les épreuves orales et il n'alla pas au delà. Le jeune homme pensait déjà plus à l'action sociale qu'au professorat et il n'exerça que durant quatre ans comme professeur dans les lycées de Napoléon-Vendée et de Brest. En 1865, il donnait sa démission. Ce geste pouvait être attendu depuis longtemps. Socialiste ardent, Robin était adversaire déclaré du régime impérial ; militant, il pensait que « le pouvoir sacré, la pensée de tous, est de travailler sans relâche au perfectionnement des hommes, à l'anéantissement des misères qui les écrasent » ; l'éducation du peuple le préoccupait beaucoup plus que la culture bourgeoise; positiviste et scientiste en un temps où les lettres étaient reines, il avait l'ambition hardie de rénover l'enseignement populaire par l'étude des sciences et des arts. 

Bruxelles accueillit Paul Robin. La ville était singulièrement attachante à l'époque. Les proscrits s'y donnaient rendez-vous. Les cercles d'étudiants, les sociétés d'éducation populaire, les organisations politiques étaient autant de milieux où fermentaient les idées et où se coudoyaient les hommes d'action. C'est là que Robin rencontra Herzen, Bakounine, Delesalle. Genève rivalisait à l'époque avec Bruxelles. Robin y fit de nombreux séjours. Marx et Lafarge le rencontrèrent. La vocation sociale s'était affirmée chez Paul Robin, il fonda une association positiviste à Bruxelles, devint le rédacteur de journaux, lança de jeunes revues. 

Affilié depuis 1866 à l'Internationale, il lui présenta son mémoire sur l'éducation intégrale. 

C'était la belle époque où les Congrès de l'Association Internationale des Travailleurs discutaient passionnément des questions d'éducation : Congrès de Genève (1866), où les proudhoniens présentèrent un rapport sur l'instruction, l'éducation et la famille ; Congrès de Lausanne (1867) qui passe trop vite sur la discussion de la 5e question qui figurait à l'ordre du jour : éducation des enfants - enseignement industriel - liberté d'enseignement – phonographie ; Congrès de Bruxelles (1868) qui devait aborder la question de l'enseignement intégral mais qui se polarise trop rapidement et contre le gré de Tolain et Tartaret sur les problèmes de la gratuité et de l'obligation. 

A partir de 1869, Robin prépara la révolution en France, fut incarcéré à Sainte Pélagie en juillet 1870 et libéré en septembre lors de la naissance de la République. Il semblait que Robin allait devenir l'un des grands leaders socialistes de l'époque : il fut nommé membre du Conseil Général de l'Internationale de 1871, mais défenseur des idées de Bakounine, il s'attira la haine des marxistes et fut expulsé de l'Internationale en 1872. Paul Robin fut ainsi rendu à l'éducation. Peut-être s'y serait-il consacré entièrement si les contacts qu'il eut à Londres avec les malthusiens n'avaient renforcé une conviction qu'il possédait depuis longtemps : la restriction des naissances était la solution du problème économique et l'une des voies de salut du prolétariat : « Le problème du bonheur humain a donc trois parties à résoudre dans cet ordre et dans cet ordre seul : 1° Bonne naissance ; 2° Bonne éducation ; 3° Bonne organisation sociale. 

Les efforts pour résoudre une partie du problème sont en grande partie perdus tant que les précédents sont mal résolus. » 

Le malheur de la vie de Paul Robin est qu'il ne réussit jamais à équilibrer totalement sa propre action et que les trois époques de sa vie consacrées tour à tour à l'action sociale, à la pédagogie et à la propagande néo-malthusienne se soldent par trois échecs : l'expulsion de l'Internationale, la démission forcée de Cempuis et le suicide qui mit fin à ses jours. 

Paul Robin serait peut-être resté professeur en Angleterre si, averti par un ami commun de la valeur du pédagogue, Ferdinand Buisson ne l'avait appelé, en 1878, pour collaborer à son « Dictionnaire de la Pédagogie ». En 1879, le réformateur de notre enseignement primaire le nomma Inspecteur Primaire à Blois, ce qui fut l'occasion pour lui de fonder le premier cercle pédagogique de France. La carrière administrative convenait bien peu à P. Robin. Il préférait un terrain d'expérience où il pût lui-même appliquer ses théories au lieu de surveiller l'exécution des instructions officielles. Grâce encore à F. Buisson, il fut nommé, en 1880, Directeur de l'Orphelinat Prévost, à Cempuis. Le Directeur de l'Enseignement primaire de la Seine s'étonnant qu'il acceptât un poste aussi humble, il lui fit. cette magnifique réponse : 

« Accordez-moi en liberté ce qui manque en majesté. » Pendant 14 années, Robin se dévoua à l'Orphelinat, aménageant les locaux, transformant le mobilier, bâtissant des ateliers, introduisant la coéducation, appliquant de nouvelles méthodes d'éducation, faisant rayonner Cempuis dans le monde entier mais méconnu en France ou plutôt trop connu par le parti adverse. Les cléricaux prirent prétexte des idées malthusiennes de Robin pour ourdir un complot qui rendit la poursuite de l'expérience impossible. Robin dut démissionner en 1893. Ne lui laissons pas d'autre juge que lui-même : 

« Le premier en France j'ai, pendant quatorze années, donné à des enfants une éducation qui les a rendus d'une bonne vigueur physique, leur a procuré une instruction sinon étendue et profonde, au moins basée uniquement sur des réalités objectives incontestables, leur a donné l'esprit d'observation, d'expérience et enfin, malgré leur ignorance et leur dédain de toute conception extra-humaine, les a faits ou laissés des êtres moraux et bons. A Cempuis, cet établissement sans dieux, les garçons et les filles de quatre à seize ans furent élevés en commun, en grande famille, dans la plus grande liberté possible, chacun mis à même de réunir en lui les qualités de deux classes aujourd'hui ennemies, les goûts de l'intellectuel et de l'artisan, la culture du cerveau et celle de la main, présentant ainsi un premier type de ce que doit à court terme, devenir tout être humain. 

« Je n'ai pas fait à de jeunes intelligences, encore incapables de philosopher la critique de nos institutions décrépites, mais je n'en ai pas fait davantage l'éloge. Il est bien certain que, sans avoir à leur prêcher cette critique, la rectitude de sens et de jugement que leur aura donnée l'éducation qu'ils ont reçue, leur inspirera la haine des impuissances et des atrocités des institutions actuelles, lamentables vestiges des siècles passés qui entravent dans le nôtre le développement du progrès et du bonheur humains. Voilà mon vrai crime dont je reste fier… »

 (Cité par Giroud, « Paul Robin », p. 105.) Paul Robin n'abandonna pas tout à fait la pédagogie ; il devint plus tard le collaborateur de « l'Ecole Rénovée » mais il se consacra surtout à l'eugénisme et à la propagande néomalthusienne par les brochures, les articles de presse, les conférences. Inquiet sur l'avenir social du monde, blessé par l'aspect toujours plus contraignant et légaliste de la société contemporaine, toujours à la recherche d'une communauté socialiste et libertaire dans laquelle il aurait pu vivre heureux, Paul Robin termina sa vie en errant. Même dans la lointaine Nouvelle-Zélande, il ne trouva pas le phalanstère idéal dont il avait toujours rêvé. Devenu presque aveugle, Robin ne voulut pas offrir au monde l'image d'une déchéance physique et intellectuelle irrémédiable. Après avoir préparé sa mort comme un sage antique, il s'empoisonna le 31 Août 1912.

 

 

1ère Partie: Le Théoricien

 

Sauf dans le cas des hommes de génie tout à fait exceptionnels, - et encore, - il n'y a pas de pensée tout à fait indépendante. Les doctrines éducatives, même quand elles sont nouvelles, et qu'elles s'opposent à l'esprit d'une école tout empreint de traditionalisme, naissent au point de rencontre de courants idéologiques de tous ordres. Robin offre cette particularité d'une inspiration qui prend sa source à la fois dans le courant de pensée socialiste et dans la philosophie positiviste. Il est l'un des premiers à demander aux sciences de son époque : la biologie et la sociologie, les éléments d'une réforme des méthodes d'éducation. 

a) DE FOURIER ET VICTOR CONSIDÉRANT A PAUL ROBIN 

Depuis « La République » de Platon, une utopie socialiste aboutit presque toujours à un système éducatif. L'utopiste, en dépit de ses affirmations sur la bonté de la nature humaine, sait que le laisser-faire de la nature a besoin d'être secondé par une éducation conforme à la nature (éducation « négative », disait J.-J. Rousseau). 

Le constructeur de n'importe quelle Salente ou Phalanstère dresse donc son plan d'éducation. Ce n'est pas l'un des moindres mérites de ce rêveur étrange que fut Charles Fourier d'avoir formulé, en termes souvent excellents, les principes d'une éducation attrayante. Dans son ouvrage sur les « Socialismes français », (Colin édit.), Bouglé résume ainsi les théories du chef de l'école sociétaire (p. 126) : 

« A la tradition libérale des Montaigne et des Rabelais, offusquée chez nous par les méthodes chères aux jésuites et à Napoléon, il apporte le plus puissant des renforts. S'il veut une éducation « unitaire » qui rapproche les hommes et les habitue à collaborer, il la veut par-dessus tout « libertaire », tenant compte de la variété des goûts des enfants et de leur besoin de changement ; il la veut aussi « travailliste », c'est-à-dire incitant l'enfant à réfléchir sur les choses que son action modifie et liant étroitement l'école aux ateliers et aux cultures. Noter encore qu'il conseille aux éducateurs, pour adapter les sentiments des enfants aux exigences de la vie en commun d'utiliser la tactique de la « substitution absorbante », pressentant ainsi ce qu'on devait appeler plus tard une sublimation. Ces quelques exemples suffisent. Depuis Froebel qui connut Fourier, jusqu'à Mme Montessori et ses émules, on peut se représenter combien, dans les jardins d'enfants ou les ateliers-écoles, ont été expérimentées d'idées chères à l'apologiste de l'attraction passionnelle. » 

Perdues dans un fatras de pensées aussi originales qu'étranges en certains cas, les idées de Fourier auraient été oubliées si son disciple, V.Considérant ne les avait reprises et exposées avec clarté dans sa « Théorie de l'éducation naturelle et attrayante », éditée en 1844. V.Considérant reprend chacun des grands principes éducatifs énoncés par Fourier : L'éducation doit être :

Universelle et non exceptionnelle
Conforme aux vocations et non arbitraire
Convergente et non divergente
Active et non passive ;
Composée et non simple
Intégrale et non partielle

et il ajoute qu'elle sera :

Unitaire et attrayante.

 Il s'appuie pour cela sur une psychologie en avance de 50 ans sur celle de ses contemporains : 

« Voici des enfants, des êtres pleins de vie, de sève, avides de joie et de mouvement ; un sang vif et chaud bondit dans leurs veines : leur nature est toute d'expansion, elle jaillit au dehors. Ces troupes d'enfants actifs, remuants, joyeux, babillards, sont en affinité avec l'air, le soleil, les grandes herbes des champs, la liberté, comme les jeunes couvées de fauvettes au mois de mai. Certes, les besoins de cet âge sont faciles à saisir ; leurs goûts, leurs penchants, leurs passions sont palpables. Eh bien ! quel compte tenez-vous des impérieuses manifestations de la nature qui parle par ces penchants et ces goûts ? Qu'en faites-vous de ces enfants ? Ce que vous en faites ? Vous les prenez dès l'âge de six, sept, huit ans ; vous entassez ces frêles créatures dans des prisons, dans des bagnes, vous commencez la torture. Les bancs de bois sur lesquels vous clouez pour six, sept, huit ans et plus ceux pour qui le mouvement est la première condition de vie, ne sont-ce pas des instruments de supplice ? » 

N'avions-nous pas raison d'écrire que le mouvement d'éducation nouvelle n'avait pu naître que grâce aux mouvements d'émancipation de la femme et de l'enfant et surtout grâce à l'apport du socialisme ? Avec Considérant, nous voyons mieux encore comment de l'utopie politique sort la charte d'une éducation naturelle : 

« Pour faire bien, il faut faire tout l'opposé de ce que fait la civilisation. On assujettit l'enfant – laissez-le libre ; on étouffe ses penchants - épiez et favorisez leur marche ; on exténue le corps en exténuant l'esprit - asseyez la vigueur de l'esprit sur la force du corps ; on lui impose le travail et l'étude – laissez-le solliciter l'admission aux études et aux travaux ; on l'isole des autres, ou on lui donne des compagnons obligés – laissez-le choisir ses amis comme ses travaux ; prenez le contrepied de ce qui se fait dans ce monde à rebours et vous aurez des dispositions convenables pour le monde réel. » 

Les Phalanstériens firent certainement une très forte impression sur P. Robin et l'on s'étonne que ce ne soit pas à lui que F. Buisson ait demandé pour le « Dictionnaire Pédagogique » l'article sur l'auteur du « Nouveau monde industriel et sociétaire ». C'est cependant Robin qui, dans le dictionnaire, a écrit l'article sur le Familistère de Guise où une expérience était en cours pour réaliser partiellement l'éducation des enfants associés. De Fourier et de V.Considérant, Robin retiendra l'importance qu'il convient d'accorder au jeu dans les activités enfantines, puis le rôle que peut jouer le travail attrayant quand les enfants ont la liberté de « papillonner », le besoin qu'ont les enfants de se gouverner eux-mêmes en ayant recours à l'autorité des plus âgés, enfin la nécessité d'organiser l'école sous la forme d'une communauté d'enfants. Des exemples probants avaient démontré que la chose était possible : qu'il s'agit soit de la Solidarité Universelle fondée par le Dr Jouanne, à Ry (Seine-Inférieure), soit au Palais Social du Familistère de Guise, oeuvre de Godin. P. Robin eut l'occasion, en 1881, de visiter le Familistère. Il décrit avec intérêt la « nourricerie » et le « pouponnat » : 

« Les occupations y sont combinées de manière à développer les facultés physiques et morales. Des soins tendres mais dont la gâterie est exclue, la vie avec des enfants de même âge, accroissent au plus haut point chez les petits enfants, l'instinct de la sociabilité ; les jeux en commun, dont on les habitue à déterminer eux-mêmes la nature, leur donnent de l'entrain, de l'initiative, même de l'invention ; l'usage des moniteurs déjà établi au pouponnat, les prépare à la vie organisée ; l'enseignement se borne aux chants, à quelques notions apprises en jouant, nombres, lettres, à des leçons de choses, à des exercices corporels. » 

Il présente ensuite le bambinat, véritable jardin d'enfants où l'on combine le meilleur de la pédagogie des salles d'asile avec la pédagogie froebelienne ; l'école, enfin, où s'équilibrent les éducations physique, artistique, scientifique et professionnelle. Paul Robin critique seulement l'éducation technique, non, parce qu'il en est l'adversaire, mais parce qu'à Guise elle spécialise trop tôt les enfants dans le dessin industriel et la fonderie. Nous ne savons pas si Robin put assister à l'une des grandes fêtes d'enfants qui se donnaient au familistère deux fois par an : la fête du travail et celle de l'enfance, mais il devait en retenir l’idée pour l'Orphelinat de Cempuis. 

Des idées et des expériences socialistes, Robin tire l'essentiel de sa doctrine sociologique de l'école. L'école idéale ne peut être pour lui que la cellule sociale miniature où s'apprend l'économie socialiste et la vie communautaire. N'écrit-il pas que l'éducation a pour but de préparer les enfants « non comme on le dit trop souvent, en vue de la lutte pour la vie, mais de l'aide réciproque pour la vie, en vue et dans l'espoir de la pacification sociale. » (Fêtes Pédagogiques de 1893, p. 23.) Toutefois, la société n'étant pas encore organisée sur le mode phalanstérien, il importe de ne pas séparer l'école du monde social et surtout des familles. Les parents doivent avoir un accès permanent à l'école dont ils seront les inspecteurs naturels. Quant l'internat s'impose, Robin désire que l'enfant soit accepté dans des familles éducatrices et il pense au système des « maisons » tel qu'on le verra réalisé plus tard en Angleterre et aux Roches :

« Que sera l'internat ? Le logement des enfants dans des familles habitant près de l'école. Dans de telles conditions l'internat représentera la véritable vie de famille autant et souvent mieux que l’internat. En effet, les familles qui accepteront ainsi des élèves ne seront pas prises au hasard, mais choisies parmi celles qui présenteront les meilleures garanties comme milieu propre à développer les qualités naturelles de l'enfant. » (École Rénovée, p.146.) 

Des motifs analogues ont fait de Robin l'un des plus ardents défenseurs de la coéducation. Dans une atmosphère de vraie moralité, elle prépare les deux sexes à une compréhension indispensable. Destinés à vivre ensemble dans la société, les hommes et les femmes doivent s'y habituer par la vie, les études, les travaux en commun dès leur plus tendre jeunesse. 

Une erreur grave consisterait à couper l'école du monde du travail. Robin pense comme Fourier, Proudhon et Gandhi. Le problème de la gratuité de l'école reçoit chez tous ces penseurs une solution socialiste et non démocratique. Elle sauvegarde l'indépendance de l'école au lieu de la subordonner à l'Etat dont elle attend les subsides. La culture doit avoir pour base le travail humain créateur ; Robin fait donc de l'école un laboratoire-atelier. En papillonnant, les enfants se familiarisent avec les techniques des différents métiers et avec les bases scientifiques des techniques artisanales et industrielles. Puis ils se spécialisent et ainsi, durant toute leur scolarité, ils apprennent la morale de la production, l'honneur du travail, le mérite du service social et la beauté d'une vie économiquement indépendante. L'école se fonde donc sur une base économique qui assure sa subsistance. Nous citerons ici une page qui, bien des années avant le programme de Ségaon dressé par Gandhi, montre bien l'esprit d u socialisme réformateur et ennemi de l'étatisation. 

« Une première mise de fonds une fois versée pour l'achat du matériel de début, les dépenses suivantes sont très faibles et se réduisent presque à l'entretien matériel. Les professeurs et les surveillants coûteront peu d'après ce que l'on a vu et, de plus, les dépenses essentielles se réduiront presque toujours à l'achat des matières premières qui seront appropriées par les élèves eux-mêmes. Point de serviteurs d'aucune sorte ; les élèves prépareront leur nourriture, fabriqueront leurs vêtements, entretiendront et amélioreront leur logement, en solidarisant et en divisant le travail pour leur plus grande commodité. 

« Si l'établissement possède une avance de quelques années, l'instruction peut être réputée gratuite. Ce ne sont plus, en effet, les parents qui paient l'école de leurs enfants, ce sont les enfants eux-mêmes. Ils contractent envers la maison d'éducation une dette dont ils s'acquittent petit à petit à mesure qu'ils deviennent capables, et qui, vraisemblablement, aura déjà beaucoup diminué à l'époque de la terminaison normale de leurs études et de l'apprentissage. 

« Toute objection à ce système disparaît devant la large application du principe de l'assurance. La dette de chaque élève est augmentée d'une petite quantité pour parer aux différentes éventualités et surtout à celle du non paiement pour une cause quelconque. Les divers établissements de même nature contractent un lien fédératif, les plus florissants soutiennent ceux qui chancellent ; il s'établit entre eux échange de matériel, voyages d'élèves, et ces relations peuvent devenir internationales au grand avantage de tous. » (Ecole Rénovée, p.146-47) (1). 

(1) On excusera ces citations un peu longues. Les oeuvres de Robin étant introuvables, nous avons donné une anthologie de ses meilleures pages. 

De la production à l'administration des choses, il n'y avait qu'un pas à faire. Robin le franchit et c'est ce qui donne à l'autonomie des écoliers telle qu'il la préconise, un caractère original. L'anglo-saxon est pour le self gouvernement parce qu'il voit en lui le moyen idéal de la réalisation de la personnalité humaine grâce à la liberté individuelle garantie par l'exercice du régime démocratique. Le self-gouvernement sert à l'affirmation progressive d'une personne maîtresse d'elle-même. Il est aussi un moyen d'apprentissage du régime politique qui garantit le mieux à chacun l'autonomie individuelle par un mode de gouvernement auquel il participe. Certes, Robin, quand il condamne l'autoritarisme, pense en individualiste et en libre penseur, disciple de Rousseau et fils de la Révolution Française. Il emploie, à ce moment-là, un langage qui pourrait, nous l'avons dit, le faire taxer de libertaire : 

« Avant de m'occuper des rapports de l'enfant avec les camarades de son âge, je dois insister sur ceux qu'il a avec ses parents ou ses éducateurs. La supériorité intellectuelle et physique frappe bien vite l'enfant. Il sera donc tout naturellement porté à avoir recours à la force et à la science de ses aînés. Or, qui est mieux placé pour avoir cette confiance que les parents et les éducateurs en contact continuel avec les enfants. N'y a-t-il pas avantage à ce que cette confiance spontanée remplace complètement l'obéissance passive qu'exige une absurde autorité et que la secte religieuse la plus répandue en Occident considère comme la principale vertu. 

« Pour arriver à cette confiance, il faut sans hésiter dire à l'enfant, dès ses premières paroles : « Tu es libre, fais ce que tu voudras. » Qu'il ne sente absolument d'autres obstacles que les obstacles naturels. Il conclura sans peine de là que tous sont libres comme lui, qu'ils peuvent faire tout ce qu'ils veulent, et il ne songera à attaquer la liberté de personne. Tout cela au grand avantage des éducateurs eux-mêmes, car ici, comme partout ailleurs, cette vérité subsiste, la tyrannie réagit, le despote est toujours par quelque point victime de ses esclaves... Donc donnez de bons exemples, des conseils appuyés par des raisons convaincantes, jamais sur la violence ; ne commandez, ne forcez jamais. Dans le milieu actuel, l'enfant entendra parler de maître. Que de bonne heure, il abhorre ce mot, qu'il ait la haine de l'autorité sous quelque forme qu'elle se présente, et que pendant la période transitaire, l'esprit de révolte devienne à son tour la première des vertus. » L'Ecole Rénovée, p.107.) 

Mais Robin est aussi le disciple des socialistes. Il attend des enfants une soumission volontairement consentie à l'ordre communautaire. La position qu'il prend quant à la répartition par élection des charges entre les enfants, est très curieuse : 

« Tous les membres de cette grande communauté seront-ils électeurs au même titre, les enfants de deux ans, les jeunes gens de dix-huit, les hommes de trente ? je laisse volontiers cette question à résoudre aux groupes eux-mêmes, certain que, grâce à la facilité de révision des constitutions, on arrivera sous ce rapport, après quelques tentatives, à des solutions excellentes je me contente de penser que la compétence déterminée, non par l'âge, mais par des produits réels, sera la base du droit de vote et de l'exigibilité aux fonctions... Est vraiment arrivé à l'état d'homme celui qui à produit autant qu'il a dépensé, et continue à produire au moins autant qu'il dépense. Celui-là seul est citoyen du monde, et, comme tel, a le droit complet et exclusif de prendre part aux affaires du pays qu'il habite et de l'univers entier. 

« Reste à décider en détail dans quelle mesure on pourrait appliquer ce principe aux diverses époques de la période d'acquisition spontanée, alors que l'enfant est toujours endetté envers I'humanité. » (Ecole Rénovée, p.108-109.) 

Pour juger de la sincérité de Robin quand il défend le self gouvernement, il suffit de voir à quel point il souhaite l'initiative dans les écoles nouvelles. Elles doivent préfigurer les états sociaux de demain, comparés les uns aux autres par de libres expériences. Les novateurs pourront s'y exercer sans danger. Les besoins de l'école étant assurés, ici le surplus pourra être versé à la collectivité, là il pourra être conservé à titre de propriété individuelle soit limitée, soit illimitée. Ailleurs, pourront se constituer des institutions pour la production collective, la dépense collective ou bien pour les échanges, le crédit, les avances de matériaux, etc., et Robin conclut : 

« L'établissement d'instruction devient un véritable petit monde, dont les institutions n'ont pas la presque immutabilité si souvent regrettable dans la société actuelle. La routine et l'égoïsme n'y décourageront pas sans cesse le progrès ; il n'y aura pas de conservateurs à outrance, comme nous en offrent en si grand nombre les pays soi-disant les plus avancés. » (Ecole Rénovée, p.109.) 

Sommes-nous en pleine utopie ? Il est difficile de répondre. Dans la plupart des cas, les Phalanstères d'adultes ont échoué et ils n'ont pu servir de milieu d'expérience tel que le rêvaient Robin et Elslander. Il était peut-être trop tôt. L'idée communautaire ayant fait son chemin, il est souhaitable que l'expérience, si hardie soit-elle, soit reprise par les communautés de production qui essaiment un peu partout depuis la dernière guerre. Nous savons, que dans plusieurs d'entre elles le problème est à l'étude. Libres des préjugés économiques et politiques, ces nouvelles sociétés abandonneront peut-être aussi les préjugés pédagogiques et peut-être trouveront-elles les ressources qui sont nécessaires au lancement des expériences d'éducation nouvelle sans que l'Etat soit appelé à y participer. Que la première de ces écoles soit baptisée Ecole Paul ROBIN en souvenir de celui qui a si bien défini le climat « sociétaire » (communautaire) dans lequel devait s'épanouir l'enfant de demain, pensée d'une audace bien plus grande que celle des libertaires de Hambourg dont les écoles étaient inévitablement condamnées à mort en raison de l'esprit individualiste et anarchique qui les inspirait. 

b)       D'AUGUSTE COMTE A PAUL ROBIN 

Il est curieux que les réflexions que nous avons citées aient paru, non dans une revue socialiste, mais dans la « Revue de Philosophie Positive » dirigée par Littré et Wyroubof. Nous avons donné les références de « L'Ecole Rénovée » ; cette publication ne faisait que reprendre, à près de 40 ans de distance, des articles donnés de 1869 à 1872 par l'organe du positivisme français. Robin, - était-ce précaution officielle ? - s'avouait disciple d'Auguste Comte plutôt que continuateur de Fourier et de V.Considérant. Le fait est que la philosophie de Comte inspira aussi la pédagogie positive de Robin, pédagogie qui faisait vraiment figure de nouveauté au moment de la chute du second Empire. Fidèle aux premiers enseignements de la sociologie, Robin affirme la nécessité d'une éducation scientifique et laïque, la seule qui soit en accord avec l'esprit philosophique de l'époque : 

« Tout se tient, tout s'enchaîne. Telle conception de l'univers et de ses lois, de l'homme et de la société, telle morale, et aussi telle pédagogie. L'ancien monde eut la sienne, autoritaire, compressive, négative, tendant à l'amoindrissement de la vie, en parfaite concordance avec sa philosophie sans substance et sa morale édifiée dans le vide. Avec, une logique non moins rigoureuse, l'esprit moderne, l'esprit de la science impose un idéal tout opposé d'éducation, d'une éducation positive, émancipatrice, expansive, ayant pour but l'agrandissement de l'être et le développement de toutes ses activités, conséquence irréfragable d'un concept nouveau de la nature et de la vie, de la destinée humaine et de l'organisme social... Que la génération qui nous oubliera, reçoive de nous quelque chose, du moins, dont elle se souvienne : l'éducation de la raison et de la science, cette éducation guérisseuse et libératrice, progressive par essence et telle qu'on puisse y ajouter sans avoir rien à rejeter jamais. » (Manifeste aux Amis de l'instruction et du progrès pour la diffusion des principes, méthodes et procédés de l'Education Intégrale, 13 Août 1893.) 

Robin fait ainsi écho à l'auteur du « Cours de Philosophie Positive », déclarant : 

« Les bons esprits reconnaissent unanimement la nécessité de remplacer notre éducation européenne encore essentiellement théologique, métaphysique et littéraire par une éducation positive, conforme à l'esprit de l'époque et adaptée aux besoins de la civilisation moderne. » (Cours de Philosophie Positive.) 

Il est regrettable qu'A.Comte n'ait pas composé de traité spécial de l'éducation selon ses vues et qu'il n'ait pas développé sa conception de l'enseignement scientifique. De son œuvre on ne peut guère retenir que quelques grands principes pédagogiques : L'enseignement sera basé sur la science ; il devra proscrire toute spécialisation, son but étant l'universalité des connaissances ; les sciences devront être étudiées dans l'ordre de leur complexité croissante ; l'éducation sera la même pour tous, plus ou moins détaillée suivant les aptitudes de chacun, offrant comme le dit Compayré, « seulement des variétés d'extension dans un système constamment semblable et identique ». 

P. Robin refuse la formule « éducation positive » et il lui substitue celle d' « enseignement intégral », mais l'étiquette ne fait rien à la chose, son système est pensé selon l'esprit du fondateur du positivisme. Robin définit l'éducation intégrale dans son manifeste de 1893 : 

« Cette éducation libératrice et pacificatrice, capable de former des organisations saines et bien équilibrées, une génération moins désunie à laquelle nous puissions léguer sans trop de crainte la solution des difficiles problèmes de l'avenir, elle est définie par cela même qu'on a montré le but à atteindre, l'idéal à réaliser. On peut la caractériser par des attributs divers : on l'appellera éducation rationnelle, éducation scientifique parce qu'elle est basée sur la raison et conforme aux principes de la science : on la dira universelle, parce qu'elle devra être commune à tous, du moins en ce qui est essentiel. Nous la désignons par le mot d'intégrale, qui contient sa définition : l'éducation tendant au développement parallèle et harmonique de l'être tout entier. Elle comprend nécessairement l'instruction intégrale, qui servira de base à l'enseignement spécialisé, à l'apprentissage professionnel. » (Manifeste de 1893.) 

Un an plus tôt, dans une conférence des sessions pédagogiques, il précisait que l'éducation intellectuelle mérite le nom d'intégrale quand elle se donne pour fin le développement de toutes les facultés de l'homme qui existent à l'état de germe chez le petit enfant. Il ajoutait aussi que l'instruction intégrale ne devait pas avoir pour maxime la forme d'éducation de l'honnête homme qui cherche à avoir des clartés de tout, mais devait présenter des notions solides, justes, claires et positives, bien qu'élémentaire, de toutes les sciences et de tous les arts. Il la définit donc : « Un ensemble complet, enchaîné, synthétique, parallèlement progressif, en tout ordre de connaissances et cela à partir du plus jeune âge et des premiers éléments. » Cette idée, par delà Comte, rattache Robin aux encyclopédistes et spécialement à Diderot. Robin aimait d'ailleurs à figurer symboliquement l'acquisition du savoir par l'image de cercles concentriques, étendues de plus en plus vastes prises sur le champ du savoir universel et se dilatant progressivement sans négliger aucun des domaines des sciences et des arts. 

Robin se range donc parmi les partisans d'un humanisme intégral comprenant à la fois l'éducation physique, l'éducation intellectuelle et l'éducation morale mises au même niveau et embrassées par un large esprit de synthèse. L'expression, l' « éducation intégrale » appartient au vocabulaire fouriériste, mais sur cette doctrine socialisme et positivisme se rencontrent. Dans son beau livre sur « La pensée ouvrière et l'éducation pendant la Seconde République et le Second Empire », Georges Duveau, après avoir exposé le programme de l'Association des Instituteurs socialistes (établi en 1849), note que « des préoccupations de même ordre se font jour dans la brochure que publie en 1869 un positiviste notoire, P. Robin » et que Le Français, l'un des auteurs du programme socialiste, avait été frappé de la ressemblance qu'offraient, à vingt ans de distance, les deux publications. Que disait, en effet, le programme socialiste : « L'éducation de l'avenir contiendra : le développement du corps en général et de chacun des sens en particulier, éducation comprise sous le nom de gymnastique, devant se résumer finalement dans une ou plusieurs professions industrielles ; l'instruction du cœur, comprenant le développement moral et le développement artistique ; enfin, l'instruction intellectuelle, embrassant tout le domaine de la conscience humaine, enseignement accessible à tous dans la limite de leurs facultés et qui constitue l'éducation républicaine... » cité par G. Daveau, p.86). N'avons-nous pas raison de situer Robin au confluent du socialisme et du positivisme ? Toutefois il se sépare de Le Français et de Comte sur un point. Les instituteurs socialistes donnent à l'enseignement, dès la crèche, un caractère systématique. 

Comte fixe l'ordre des études avec plus de rigueur encore. Il part d'une conception théorique et fidèle à l'esprit cartésien, il préconise de commencer l'enseignement dogmatique par des considérations sur les phénomènes les plus simples pour terminer par les plus complexes. 

Robin, qui connaît l'enfant pressent déjà le principe de globalisation et il juge qu'un tel ordre est défectueux quand il s'agit de la première éducation, l'initiation se faisant dans l'ordre inverse. Déjà il esquisse comme une théorie des besoins de l'enfant, point de départ de son instruction. Voici un passage qui annonce la pédagogie de Decroly : 

« Les phénomènes qui frappent d'abord les jeunes êtres comme les jeunes groupes, sont ceux qui résultent de la vie en commun. Les âpres besoins de l'enfant et son impuissance à les satisfaire, le mettent entièrement sous la dépendance de ses aînés. C'est sa mère ou sa nourrice qu'il connaît, avant toute autre personne ; la nourriture et les soins variés qu'il en reçoit, sont les premiers faits qu'il distingue. Il grandit, le cercle de ses amis s'étend, il a un regard bienveillant pour les figures qu'il voit le plus souvent ; les visages jeunes l'attirent avant qu'il puisse parler ou marcher, ce qui annonce déjà un besoin de camarades de son âge, qui se fera bientôt sentir, et dont la satisfaction ne sera pas moins nécessaire que celle des besoins organiques. 

« Ce n'est que plus tard qu'il prêtera attention aux phénomènes cosmologiques, qu'il commencera à se faire une idée toute subjective de la lumière, de l'obscurité, du chaud, du froid, du beau temps, de la pluie, etc. Il faudra que sa mémoire se soit enrichie d'un bagage de faits déjà considérable avant qu'il puisse avoir l'idée nette de la loi, surtout de son expression mathématique, et qu'il soit en état d'aborder cette forme de raisonnement abstraite qui caractérise la science philosophique la plus simple. » 

Robin est plus net encore quand il s'agit de l'ordre à suivre pour l'enseignement du dessin. Il est un des premiers à voir en lui le moyen d'expression le plus propre à l'enfant. L'émotion conduira donc au dessin ainsi que le besoin de communication. Le passage que nous allons citer est déjà comme un pressentiment du dessin libre : 

« Il faut ici plutôt entraîner qu'enseigner, et par l'exemple amener l'élève à s'essayer à toutes les variétés de dessin avec ou sans prise de mesures. Le dessin, moyen de communication, de transmission de la pensée, doit être considéré comme une langue. Nous avons déjà combattu la méthode en apparence logique mais pas toujours pratique, de passer du simple au composé. C'est dans l'étude des beaux-arts que nous éviterons le plus souvent un système de nature à ennuyer le débutant. » 

L'ordre dogmatique étant contraire à l'esprit de l'enfant ainsi que la gradation logique consistant à aller du simple au composé, Robin se refuse à les employer pour l'éducation des enfants et il découvre le grand principe que l'éducation, nouvelle mettra en application une vingtaine d'années plus tard : les premières acquisitions se feront, grâce à la spontanéité de l'enfant : 

« Considérons comment les premières connaissances peuvent pénétrer dans le cerveau de l'enfant. Sa curiosité est insatiable, sa puissance d'assimilation extrême ; mais, s'il recherche des renseignements sur toutes choses, il est incapable de s'attacher à un seul ordre d'idées, et de le suivre dans tout son développement. Si, nous conformant à cette observation, nous voulons suivre la nature, lui venir en aide et non la contrecarrer, la gêner, lui substituer des préjugés suivant l'usage des pédagogues autoritaires entichés de théologie et de métaphysique, nous connaîtrons que la première phase de l'éducation est toute spontanée, et que l'accumulation des connaissances et le développement des facultés se font en grande partie au hasard. » (Ecole Rénovée, p.46-47.) 

L'enseignement dogmatique ne pourra commencer qu'à partir de la douzième année et encore, en partant du savoir spontanément accumulé durant la première scolarité : 

« Dans la période dogmatique, les professeurs ont moins à enseigner des choses nouvelles qu'à rattacher des faits sans lien, et à tracer le réseau philosophique dans lequel viendront désormais se classer les nouveaux faits acquis. Conséquence : ne pas se perdre dans des minuties, se contenter d'ouvrir aux élèves de vastes horizons toujours nouveaux, en leur laissant le soin d'explorer eux-mêmes les détails dans leurs travaux individuels et collectifs. » 

« En disant ceci, nous ne faisons, du reste, que donner quelque développement à la pensée d'Aug. Comte, quand il réduit à deux heures par semaine la durée de l'enseignement dogmatique, tandis que la méthode officielle lui en consacre, par jour souvent plus de trois fois autant. 

« Deux ans seront consacrés à l'étude de la mathématique, un an à chacune des autres sciences : astronomie, physique, chimie, biologie, sociologie. Ne pas oublier qu'en attendant que vienne le tour d'une science d'être enseignée dans l'ordre rationnel, les jeunes gens continueront à acquérir spontanément sur elle la connaissance d'un grand nombre de faits isolés. » (Ecole Rénovée, p.143.) 

La pondération de Robin est remarquable ainsi que son esprit de synthèse. On avouera d'après les textes que nous avons cités, qu'il a pensé vraiment l'antinomie spontanéité-culture, en affirmant les droits égaux de l'une et de l'autre, et en les équilibrant dans le temps comme dans le développement de l'acte culturel. La spontanéité est toujours première, soit dans la vie de l'enfant, soit dans la vie de l'esprit en quête de connaissance. Elle donne à l'acte de la connaissance ce dynamisme sans lequel il n'y aurait ni intérêt ni passion dans la recherche. La culture reste le but ultime, celui qui fait du savoir une oeuvre cohérente, une théorie générale, une conception du monde, c est-à-dire une oeuvre unifiée. Le psychologue de l'enfance tient un bout de la chaîne, l'humaniste (en l'occurrence le positiviste) tient l'autre. Et ce dernier a raison d'espérer que, par la culture générale, quand elle sera vraiment humaine, les hommes trouveront un jour le moyen d'être rapprochés, les humanités ne pouvant qu'être le moyen de l'unité humaine : 

« Les hommes fondent leurs jugements sur ce qu'ils ont appris. Rien n'est plus dissemblable que les connaissances des divers individus. Laissant de côté la prétendue uniformité du régime universitaire, auquel, d'ailleurs, une très faible minorité a été soumise, il ne nous reste à peu près que des spécialistes. De là, sur toutes choses, les opinions les plus dissemblables parmi ceux qui raisonnent : de là les préjugés ou l'indifférence de la majorité sur la plupart des questions. Cette diversité, qui n'a que de faibles inconvénients pour les questions de détail, est très regrettable pour ce qui concerne les questions fondamentales. 

« Que l'éducation de chaque homme ait pour base, non une portion restreinte des connaissances humaines, mais leur ensemble, et nous verrons disparaître sur les grandes questions de principe les funestes divergences qui retardent si notablement les progrès de l'humanité. » (Ecole Rénovée, p.46.) 

Le même sens de la mesure donne à Robin la solution du problème de la formation professionnelle ou, si l'on aime mieux, la clef de l'antinomie entre la vocation et le métier. Chaque homme, dit-il, peut être considéré à deux points de vue : comme être isolé, indépendant, complet par lui-même, et comme organe de la collectivité. Aucune des manières de l'envisager ne peut être sacrifiée à l'autre. Comme être distinct et complet, il lui faut le développement de toutes ses facultés ; comme organe de la collectivité, il doit apporter sa part de travail nécessaire. Par conséquent, tout homme a droit à la culture intellectuelle et tout homme a le devoir de contribuer à la production matérielle. Dans une première période, le côté éducatif devra l'emporter ; dans la seconde, le travail professionnel. Mais, et c'est là l'important, dans la première étape, le travail manuel équilibre toujours le travail intellectuel, perfectionnant l'outillage des sens, développant l'adresse de la main, fournissant les éléments de départ pour les premières acquisitions de la mécanique et de la physique ; donc des exercices manuels, de caractère universel, synthétique, intégral comme l'instruction elle-même. A l'adolescent, l'apprentissage professionnel appuyé par une éducation technique largement comprise, conservant autant que possible l'esprit de généralité, la tendance intégrale le préservant d'une spécialisation excessive, étroite, morcelée à l'infini, machinale et désorganisatrice. 

Robin s'accorde avec Proudhon sur ce point. Il a le sens très exact de l'humanisme ouvrier. Savant et ouvrier ne doivent faire qu'un. Il pense le problème à la fois en socialiste et en homme, l'un soucieux du bonheur social, l'autre du bonheur individuel. L'antinomie : individualisation - socialisation a aussi sa solution : 

« L'infinie complexité des sciences, des arts, des industries modernes exige absolument que celui qui veut atteindre un certain degré de perfection dans une sphère quelconque se spécialise dans un ordre donné d'étude ou d'apprentissage; d'autre part l'individu dans le grand corps social où il joue le rôle d'organe, est obligé comme tout organe de s'adapter à un mode déterminé de fonction. Cette nécessité de la division du travail social peut être une condition de progrès et de bonheur pour l'individu comme pour la société elle-même. Il serait trop absolu, dis-je, de considérer le développement intégral comme la part accordée au bonheur individuel, et la spécialisation comme un sacrifice fait aux réciprocités sociales - cela n'est vrai que dans une certaine mesure. La spécialisation peut être un élément de bonheur individuel en tant qu'elle correspond à la diversité des organisations et des aptitudes, tandis que, d'autre part, la société a un intérêt suprême au développement équilibré et normal de tous ses membres. Au reste, ces choses ne sont pas inconciliables ; il suffit que chacun soit mis en possession d'un certain degré de, culture intégrale, comme d'une large base, ferme et bien liée, sur laquelle alors pourra se superposer sans rupture d'équilibre la spécialisation fonctionnelle, ainsi que de solides fondements bien nivelés portant sans fléchir le poids inégal des parties les plus élancées de l'édifice. Mais la spécialisation à outrance, étroite et commencée trop tôt, sans base d'instruction générale, est la cause la plus active de la misère et de la désorganisation sociale. C'est la forme moderne de l'esclavage... Quelle peut donc être la pensée de ceux qui parlent de borner l'instruction des enfants du peuple à I'apprentissage d'un métier ? Mais c'est la formule même et la doctrine secrète du despotisme. » (Manifeste pour l'Education Intégrale.)

 

c) LIMITES DE L'EDUCATION INTÉGRALE 

Cette éducation mérite-t-elle véritablement le nom d' « intégrale » ? Il semble qu'il faille présenter quelques réserves. Robin a confondu l'éducation morale avec la formation civique. La morale ne sert pas seulement à régler nos relations avec notre prochain, elle vise aussi l'accord avec nous-mêmes. Autant que la concorde sociale et que l'unification de la société dans laquelle l'homme ne peut jouer que le rôle passif d'individu, elle recherche l'harmonie intérieure qui permet à la raison de chacun d'organiser d'une manière royale le monde des tendances, des désirs et des aspirations pour en faire un microcosme obéissant aux lois de la mesure, Robin n'a pas vu assez nettement non plus que la formation scientifique n'est pas toute la culture et qu'il y a d'autres valeurs que la vérité des sciences. Son éducation se met au service d'un être qui par la raison et par le sentiment social, serait conduit vers le plus haut point de compréhension de la nature et vers la participation la plus altruiste à la vie économique de l'humanité. Ce rationalisme et ce sociologisme attendent d'un élan entretenu par l'éducation, la perfection de l'homme « civilisé » et celle de l’humanité scientifique et technique. Philosophie empiriste de l'éducation, nourrie de l'espoir que l'unité humaine sera réalisée par la science et par le socialisme. Scientisme et humanitarisme caractérisent la pédagogie positiviste dont un adepte a pu marquer ainsi le but :  

« L'humanité forme comme un Grand Etre dont le lien religieux s'affirme dans la conscience croissante de ses membres ; ainsi la solidarité mentale s'identifie avec la solidarité sociale et ses divers membres ne se répartissent les travaux que pour mieux faire converger les efforts vers le but suprême : la conquête de la Nature par l'Humanité. » (G. Persigout, L'Ecole Rénovée, p.148.) 

Beaucoup d'historiens de la pédagogie nous laissent entendre qu'il y aurait une philosophie de l'Education Nouvelle. C'est une erreur et nous avons toujours, pour notre part, parlé au pluriel des mouvements d'éducation nouvelle. Comme l'esprit démocratique, l'esprit aristocratique peut aussi inspirer l'éducation nouvelle. Il mettra l'accent sur le fait culture au lieu de s'arrêter au fait de civilisation ; il songera plus à l'homme qu'au citoyen ; il tendra plus vers l'universalisme et l'humanisme que vers l'humanitarisme. Nous en donnerons un exemple prochainement en étudiant H.Lietz et les Ecoles nouvelles à la campagne. Les deux mouvements ont besoin d'être équilibrés l'un par l'autre. Le monde trouvera sa voie en s'acheminant vers une synthèse supérieure. Tel est, du moins, l'avis de quelques penseurs, dont H. Huxley :

« Le fait d'insister sur les qualités de la personnalité qui sont précieuses au point de vue social, à l'exclusion de toutes les autres, va finalement à l'encontre de son but. Témoins l'agitation, le manque de satisfaction, l'incertitude finale du monde contemporain Nous avons essayé de faire, à partir des hommes, de bons citoyens d'états industriels éminemment organisés ; nous n'avons réussi qu'à produire une masse de spécialistes, désillusionnés de ne pouvoir être des hommes complets, et qui, de ce fait, sont de forts mauvais citoyens. Il y a tout lieu de supposer que le monde deviendra encore plus complètement « technifié », enrégimenté d'une façon encore plus compliquée qu'il ne l'est à présent ; qu'on exigera des hommes et des femmes individuels un niveau de spécialisation de plus en plus élevé, Le problème de la conciliation des exigences de l'homme et du citoyen prendra une acuité croissante. La solution de ce problème sera l'une des tâches principales de l'éducation future. Le résoudra-t-on ? La solution est-elle seulement possible ? L'événement seul pourra en décider. » (A. Huxley, « Le plus sot animal », p.122. La jeune Parque, édit.)

 

 

IIème Partie : L'Educateur de Cempuis

 

a) CEMPUIS TEL QU'IL FUT

 

Paul Robin était déjà en possession de toute sa doctrine quand, en 1880, il fut appelé par F. Buisson à diriger l'Orphelinat du Département de la Seine. Le milieu dans lequel il allait appliquer ses conceptions pédagogiques était particulièrement difficile, la liberté très limitée par la surveillance du Préfet et du Conseil Général de la Seine. Néanmoins, il trouvait là une sphère d'action qui convenait bien mieux à ses talents de pédagogue né qu'une circonscription d'inspection primaire. Durant les années où il fut le directeur de l'Orphelinat Prévost, Robin allait déployer ses dons extraordinaires d'éducateur et Cempuis peut être considéré comme la première Ecole nouvelle française, précédant de loin toutes les réalisations étrangères. Cempuis eut un véritable rayonnement. Au mois de juin 1890, après une visite de l'Inspecteur d'Académie de l'Oise, une série de conférences pédagogiques fut demandée à Robin qui, de juin à août, exposa dans une douzaine de cantons quelques-unes des méthodes en usage à l'Orphelinat. La même année, et durant les trois années suivantes, des sessions pédagogiques rassemblèrent des pédagogues venus notamment de Belgique et de Hollande. Ce furent de véritables congrès d'éducation nouvelle, illustrés par des expositions et des fêtes enfantines. Le Directeur de l'Ecole Normale d'Instituteurs de Bruxelles M. Sluys, publia dans « La Revue pédagogique belge » la première étude complète sur Cempuis (1890) et invita l'Orphelinat à un voyage en Belgique. 

Pour un novateur, l'Orphelinat Prévost offrait une situation privilégiée : l'indépendance vis à vis de la pédagogie officielle, une possibilité d'expériences refusée aux écoles publiques déjà prises dans le moule de l'organisation scolaire, le plein air d'un établissement situé à la campagne, dans un milieu sain et tonifiant, riche en stimulants éducatifs de toutes sortes : l'école-foyer rassemblant des garçons et des fillettes de l'assistance publique, groupés autour d'un éducateur qui, par la coéducation, allait constituer « une famille sociétaire modelée sur la famille naturelle » (G. Giroud). Cette coéducation était une nouveauté extraordinaire en France, où l'on ne pouvait pas encore soupçonner la valeur moralisatrice d'un milieu social respectueux des conditions naturelles de la vie familiale. 

Dix ans donc avant les écoles nouvelles à la campagne d'Angleterre et d'Allemagne, Robin fait de Cempuis une école accordée à un milieu naturel, une école au milieu des champs avec un parc et des jardins, une petite ferme et des cultures. La vie physique telle que Robin la fait pratiquer est d'abord une vie au grand air avec des exercices naturels : la marche, les randonnées à bicyclette (à une époque où l'on vient d'inventer ces machines), la natation dans une piscine creusée par les élèves, les travaux simples et faciles du jardinage. Il est regrettable qu'à cette époque Hébert n'ait pas encore lancé sa méthode naturelle. Robin l'eût acceptée d'emblée. Il faisait d'abord pratiquer à ses élèves une gymnastique naturelle qui consistait à grimper sauter, courir, à se livrer à des jeux individuels ou collectifs : sautoir, cerceaux, tonneau, anneaux, quilles, croquet, raquettes, échasses, patins à glace et à roulettes, traîneau et glissages, tir à l'arc, à la sarbacane, à la catapulte, à la carabine. Il conserva cependant une place à la gymnastique artificielle : soit la gymnastique aux agrès dans une salle parfaitement équipée, soit des mouvements d'ensemble de développement et d'assouplissement. Les sports de compétition étaient écartés par fidélité à la doctrine amorosienne, qu'Hébert devait remettre en valeur. En 1890, P. Robin écrivait : « je vois avec grand regret les idées de sport excessif, de championnat occuper l'esprit de tous d'une façon malsaine. Chacun rêve à être en quelque chose le premier, sinon le seul. Vanité, jalousie, dépit, découragement, voilà à quoi on aboutit. Etre un quelconque au milieu d'athlètes égaux, tel est l'idéal. Plus digne et plus humain que nous cherchons à inspirer à nos élèves. » (Fêtes Pédagogiques, p.30.) 

Les enfants étaient surveillés attentivement du point de vue médical. Robin avait préparé des fiches d'observation qui étaient renseignées par des mensurations mensuelles et des mesures anthropométriques, des performances physiques, des mesures de l'acuité sensorielle et déjà quelques explorations des réactions intellectuelle, motrices et effectives qui font penser aux futurs tests. 

L'été, les enfants partaient en colonie de vacances à Mers-les-Bains sur les côtes de la Manche où leur maître avait fait bâtir spécialement à leur intention. En tous temps une nourriture simple et frugale assurait aux enfants l'équilibre physiologique que réglaient les exercices physiques bien dosés. 

P. Robin peut-se situer dans la lignée d'éducateurs qui, à partir de J.J. Rousseau, ont accordé une importance considérable à l'éducation des sens prolongée par le travail manuel. Ce qu'on entend à Cempuis par éducation organique, correspond à l'éducation physiologique que le Dr. Seguin avait en vain préconisée en France. Robin donne, en effet, pour rôle à cette éducation organique « de développer l'acuité, la précision, la délicatesse des sens, de perfectionner les instruments d'expression et de travail, particulièrement cet outil merveilleux d'universalité qui est la main. Toutefois, ajoute-t-il, si des exercices spéciaux, appropriés, sont nécessaires dans une certaine mesure, d'une manière générale l'éducation des sens et celle de l'adresse manuelle se font simultanément par la pratique des observations et des manipulations, les études d'art et les travaux manuels, éléments négligés par l'ancienne pédagogie, auxquels la nôtre fait, au contraire, une partie si large. » (Manifeste d'éducation intégrale.) 

Les pédagogues officiels du XIXe siècle ont confondu trop souvent éducation et instruction en donnant une part énorme aux exercices intellectuels, abstraits de préférence. Le solide bon sens des ouvriers réagit contre cette tendance comme nous l'avons vu plus haut en citant la mémoire de Pauline Roland et de ses amis socialistes. Ni les uns ni les autres ne voulaient d'une éducation précocement intellectuelle qui ne correspond pas aux dispositions de l'esprit de l'enfant. Robin reprit donc les idées de Froebel et il fut parfaitement secondé pour l'éducation des jeunes pupilles par Ch.Delon, disciple du pédagogue allemand. Toute la première éducation donnée à Cempuis s'inspira des « Exercices et travaux pour les enfants », ouvrage dans lequel Ch.Delon adaptait la méthode froebelienne en la dégageant de la mystique propre au créateur des jardins d’enfants. Au moment où naissaient nos premières écoles maternelles, Delon et Robin eurent le mérite de mettre en application tout le programme d'éducation « physique et industrielle » qui figurait sur le plan socialiste de Pauline Roland : 

Crèche, jusqu'à 3 ans : développement corporel de l'enfant. Développement des cinq sens et notamment de la vue par la contemplation des objets et de l'ouïe par l'audition des sons musicaux. 

Asile : (de trois à 6 ans) : Dessin, reproduction à vue d’œil du contour des corps. Chant sans notions théoriques. Exercices d'écriture et de mémoire. 

Ecole primaire : 

1er cycle (de six à neuf ans) : Ecriture, danse, musique, dessin, reproduction à vue d’œil du contour des corps. Travail industriel et agricole. Exercices gymnastiques du matelot, du pompier, de l'industrie du bâtiment. Natation. Equitation. 

2e cycle (de 9 à 12 ans) : Ecriture, danse, musique instrumentale. Dessins, reproduction à vue d’œil du contour des corps. Travail industriel et agricole. Exercices gymnastiques indiqués précédemment. Natation. Equitation. 

3 e cycle (de 12 à 15 ans) : Pendant deux heures, étude d'une ou de plusieurs professions industrielles.

 Nous ne pouvons ici que mettre en valeur quelques-unes des innovations les plus importantes de Paul Robin. Les exercices sensoriels qu'il préconise ont un caractère pré-montessorien fort accentué. Les enfants étaient exerces à la vision exacte de près et de loin et à la distinction précise des formes et des couleurs, à l'appréciation des longueurs et des distances avec la plus grande précision possible, contrôlée par la mesure directe, à la découverte, d'objets dissimulés parmi d'autres. Des jeux fort différents les uns des autres servaient à accroître l'acuité auditive, la distinction des sons avec leur intensité et leur timbre. Le toucher était l'objet de soins spéciaux pour permettre à la main de distinguer les formes, les surfaces, les volumes, dans l'obscurité ou les yeux bandés. Une place importante était faite à la reconnaissance des caractères en relief par des exercices qui préparaient à la lecture, à l'écriture et à l'imprimerie. C'est par des jeux également que les enfants apprenaient à reconnaître les goûts et les odeurs. 

P. Robin annonce aussi Decroly par sa pédagogie du calcul fondé sur l'observation et par la place qu'il accorde aux exercices de mesure. A Cempuis, les enfants se servaient de tous les instruments de mesure des longueurs, du micromètre à la chaîne d'arpenteur. Ils n'ignoraient pas, le maniement du sablier, de la clepsydre, du dynamomètre, de la balance; ils savaient lire les indications du thermomètre et du baromètre, car ils se livraient à des observations météorologiques journalières. Ils utilisaient tour à tour le microscope pour les observations d'histoire naturelle et la lunette astronomique pour l'étude du ciel. 

Robin est un des rares pédagogues qui aient mis en pratique les idées de Fourier en exerçant les enfants au libre choix des activités manuelles. Le papillonnement n'est pas sans analogie avec le système des options si répandu, aujourd'hui dans les écoles nouvelles. Les élèves étaient divisés en six sections et effectuaient durant une semaine entière le même genre de travaux en suivant un roulement indiqué par le tableau suivant. D'une semaine à l'autre l'on passait à une nouvelle série. Au bout de six semaines, les enfants revenaient au même service :

 

Semaines

1re  section

2e section

3e section

4e section

5e section

6e section

1
2
3
4
5
6

Agriculture
Cartonnage
Couture
Bois
Métaux Propreté

Cartonnage
Couture
Bois
Métaux Propreté
Agriculture

Couture
Bois
Métaux Propreté Agriculture
Cartonnage

Bois
Métaux Propreté Agriculture
Cartonnage
Couture

Métaux
Propreté Agriculture
Cartonnage
Couture
Bois

Propreté Agriculture
Cartonnage
Couture
Bois
Métaux

 

Aux travaux de propreté s'ajoutaient les travaux de terrassement, de maçonnerie, de boulangerie, de cordonnerie, de buanderie, de repassage et de cuisine. 

Ce cadre restait le même pour tous les « papillons » jusqu'à l'âge de 11 ans ; de 11 à 13 ans, les garçons abandonnaient les travaux de buanderie, de repassage et de couture, les filles ceux du bois et des métaux, mais les uns et les autres apprenaient l'imprimerie et la lithographie. A 13 ans, adolescents et adolescentes entraient en apprentissage du métier choisi par eux et y restaient jusqu'à 16 ans. Tous les travaux étaient appréciés à leur vraie valeur sur une fiche qui précisait le nom de ceux qui l'avaient exécuté en équipe, la durée du travail et sa valeur industrielle. Des expositions périodiques faisaient constater les progrès accomplis et se rattachaient à de véritables fêtes du travail. 

Comme on le voit Robin recherchait une éducation morale basée sur le travail ouvrier et il s'efforçait aussi d'y rattacher l'éducation intellectuelle. Comme le voulait Proudhon, il demandait qu'on le fasse naître de la pratique des métiers, de la réflexion sur les différents arts et de la compréhension des techniques : 

« Les procédés du travail manuel ne sont pas autre chose que la mise en oeuvre des connaissances dont l'ensemble constitue les sciences. Chaque métier, pris à part, correspond plus spécialement à une science donnée qui en est la base ; la science est la théorie, le métier, l'application. La connaissance raisonnée des formes, par exemple, des matériaux, de la structure des machines et des outils, des forces qui les font mouvoir, tout cela, c'est la science ; et le métier consiste dans la réalisation adroite des formes, le maniement habile des outils, l'exécution des opérations dont la science explique le pourquoi et le comment, le but et les moyens. L'art du tailleur de pierres, si vous voulez, est une application de la géométrie ; l'art du menuisier, du mécanicien, de même ; l'art du teinturier est une application de la chimie. » Giroud, Cempuis, p.96.) 

L'éducation intellectuelle ne fut pas moins originale à Cempuis que l'éducation manuelle. Robin n'avait pas de préjugés ; il examinait toutes les méthodes avec son esprit positif, refusait les traditions quand elles heurtaient son bon sens, trouvait aussitôt une solution nouvelle. On ne lui doit pas de nouvelle méthode de lecture mais il adopta la « méthode analytique-synthétique » de lecture due à son ami belge A.Sluys et qui représentait un sérieux progrès sur les méthodes purement synthétiques alors en usage. Pour faciliter l'apprentissage, Robin introduisit à Cempuis de nombreux jeux de lecture, notamment un jeu de lettres analogue à la composition typographique et qui est devenu plus tard le jeu de lettres mobiles. Il inventa aussi de nombreux jeux de grammaire : le jeu des noms et le jeu des verbes, et le jeu des pronoms, jeux illustrés analogues aux jeux de lotos. En calcul, il donna à ses élèves : les nombres illustrés avec dessins coloriés, le loto de Pythagore, le jeu des trois circonférences avec pièces métalliques mobiles, le jeu des anneaux, le jeu des polygones. Il se pencha longuement sur le problème de l'orthographe dont il désirait la simplification. Ne parvenant pas à détruire le « préjugé orthographique », il fit enseigner dans ses classes la sténographie, écriture rationnelle et phonétique, selon la méthode d'Aimé Paris. En 1885, il introduisit à Cempuis une machine à écrire Remington dont le Président du Sénat n'avait pas voulu pour les secrétaires du Palais du Luxembourg. Enfin, tous ses élèves apprirent l'imprimerie, qui fut utilisée pour diffuser les publications pédagogiques de l'Orphelinat Prévost. 

Il n'est pas d'enseignement qui n'ait reçu à Cempuis la marque du Directeur de l'école. En biologie, il donna une grande place à l'observation. Avant qu'on ne le fît à l'école de l'Ermitage, les enfants observaient attentivement les phénomènes botaniques et zoologiques, inscrivant sur de grands tableaux les progrès du bourgeonnement, de la floraison, de la fructification, les migrations des oiseaux, les grands événements météorologiques. Ils élevaient des animaux sauvages pour noter leurs mœurs, ils disséquaient ceux qui avaient été apportés par les chasseurs ou trouvés morts dans la forêt. On leur avait appris l'art de la taxidermie pour enrichir le musée de belles pièces de collection. 

Influencé très fortement par Elisée Reclus, que l'on peut considérer comme l'un des grands rénovateurs de l'enseignement de la géographie, Robin fit de la géographie locale, le point de départ et même la base de la géographie générale. C'est par les excursions que les enfants de l'Orphelinat apprirent la géologie, la flore et la faune de la région, la répartition des cultures selon les terrains et l'exposition. La topographie leur servit pour connaître l'orientation, la représentation du terrain et la signification des cartes. 

D'accord avec son collaborateur, Ch.Delon, il se refusa à enseigner l'histoire selon l'esprit traditionnel. Delon, auteur d'un excellent petit livre : « Les Paysans », préparation à l'étude de l'histoire, préconisait la méthode intuitive appliquée à l'étude des civilisations : « Je ne « vois que des avantages à ce que, dès le plus jeune âge… vous racontiez, sous forme de récits, des leçons de choses, comment on vivait, comment on bâtissait, comment on travaillait autrefois, dans tel pays. » Ainsi il traçait par avance tout un programme de bibliothèque de travail, et il ajoutait, pour la période suivante : « Que les enfants sachent, par des exemples modernes et des moyens intuitifs en quoi consiste la sauvagerie, l'état barbare, la civilisation ; ce que signifient les arts, comment se forment et progressent les industries ; ce que c'est qu'un gouvernement, une monarchie, une république ; ce que c'est qu'un monument, une inscription et quel rapport ces choses ont avec les temps et les lieux ; quelle influence nécessaire la nature d'un pays, son climat, ses productions ont sur la manière de vivre, de travailler de ceux qui l'habitent. Et quand l'intelligence de l'élève se sera ouverte et son jugement formé par l'observation des faits de son temps, de son propre milieu, contemporains de sa propre existence, alors viendra le tour des événements du passé. » (Fêtes pédagogiques de 1893, p.167.) 

Cempuis fut aussi une école remarquable pour l'enseignement des arts. Le chant choral enseigné par Guilhot approchait de la perfection, nous dit Giroud qui, pour en parler, a une formule qui aurait pu tout aussi bien s'appliquer plus tard à l'école Bakulé : « on y vivait dans la musique ». La fanfare n'était pas moins remarquée que la chorale. Pour le dessin, à une époque où la révolution Quénioux (de 1909) était loin d'avoir triomphé, on employait en contradiction avec la méthode géométrique alors en usage, la méthode du dessin d'après nature, en plein air. Toutes les formes du modelage au plâtre ou en cire étaient en honneur. La beauté paraissait aussi indispensable à Robin que la santé et le talent artisanal.

 

b) L'ÉCOLE RÊVÉE PAR ROBIN 

Cempuis fut-il l'établissement idéal qui aurait répondu entièrement aux vues de Robin ? La réponse est assurément négative. A Cempuis, Robin travailla dans des conditions trop particulières et il rencontra toutes sortes de difficultés. Il a dit comment il concevait la nouvelle maison d'éducation. Il aurait désiré transformer radicalement les locaux scolaires et supprimer les salles de classe : 

« Ce doit être un musée universel et attrayant : collections de toute nature, dessins, tableaux, reliefs, et un laboratoire-atelier pour toutes sortes de recherches ou de travaux. La mise en ordre de toutes les richesses de l'établissement, inspirée par la philosophie positive, sera telle qu'une simple visite donnera une première idée très juste de la hiérarchie des sciences, et que les étudiants s'en pénétreront pour ainsi dire spontanément. » (Ecole Rénovée, p.141.) 

Ce musée devrait être l’œuvre des enfants, des adolescents et de leurs professeurs, progressivement et librement enrichi, oeuvre toujours en progrès, si bien que Robin se borne à donner quelques indications générales à son sujet. Il comprendrait d'abord une section mathématique. De bonne heure les enfants pourraient y apprendre sans difficultés les notions du nombre, de la forme et de l'étendue. On leur montrerait dans l'ordre convenable les tableaux et les appareils qui rappellent les fonctions les plus simples : compteurs, table de Pythagore, table des puissances, abaque logarithmique et règle à calcul. Une histoire simple des mathématiques serait présentée sous une forme concrète : crible d'Ératosthène, triangle de Pascal, nombres figurés, etc. Des constructions de problèmes, des tracés de courbes sur des réseaux, des surfaces réglées construites en fils, des reliefs en carton et en plâtre se trouveraient dans la sous-section de la géométrie. En mécanique des appareils simples peuvent servir à expliquer la transformation des mouvements. 

Le musée astronomique se serait confondu avec l'observatoire ; une salle spéciale aurait recueilli tous les instruments d'observation depuis les plus anciens, des cartes, des sphères, des tableaux mobiles donnant la première idée des mouvements célestes. Les élèves auraient fabriqué les appareils de physique et les instruments les plus courants au lieu de recourir par l'achat à des maisons spécialisées. 

La section de biologie aurait eu pour annexes un laboratoire, des centres d'élevage, un coin vivant pour l'étude des mœurs des animaux vivants ou l'observation des plantes en pleine croissance. Le musée ne se serait pas contenté de classifications savamment étiquetées mais aurait permis de suivre les transformations anatomiques de tels organes, les variations normales ou irrégulières de l'organisation des êtres vivants, les phénomènes d'adaptation. 

L'histoire a été à sa place dans un tel ensemble parce qu'un grand panorama des civilisations et des inventions aurait permis de suivre d'une manière concrète la véritable évolution humaine dont le sens eût été mieux compris en parcourant les galeries du musée ethnologique destiné à faciliter la comparaison entre notre civilisation, notre industrie et celle des autres peuples civilisés ou primitifs, passage obligé vers un musée de sociologie qui, par tableaux synoptiques, peut représenter les phénomènes sociaux tels que la production, l'échange, la consommation, la natalité, la mortalité, etc... 

Des bibliothèques, des salles pour le travail personnel compléteraient l'ensemble. Tout cela créé entretenu, orné par les élèves apprenant de cette manière le sens de la création et le respect de celle-ci. L'atelier aurait été organisé comme le musée et comme la bibliothèque. Il n'y a pas de ligne de démarcation nette entre le savant et l'ouvrier. C'est grâce à l'habileté manuelle autant qu'à des conceptions théoriques ou empiriques que les inventeurs ont fait de grandes découvertes. Robin qui, nous l'avons dit, tenait autant à Diderot qu'à A. Comte, a peut-être rêvé de reprendre l’œuvre admirable de l' « encyclopédie » en ce qui concerne les métiers. Dans un article du « Dictionnaire Pédagogique », il offre une classification nouvelle des métiers qui « fasse mieux comprendre les relations, les analogies de ceux-ci, leur dépendance réciproque, les progrès que peut introduire dans l'un les procédés employés dans un autre. » Il dresse alors un plan simple de classification que nous aurions saris doute retrouvé dans son musée-atelier s'il avait eu le loisir de le réaliser : a) Les métiers qui font subir aux matières premières une modification chimique ; b) ceux qui font subir à ces matières un changement dans la forme géométrique ; c) ceux qui, comme la culture, ne font qu'apporter une aide accessoire ou une direction des effets naturels. 

La France peut s'enorgueillir aujourd'hui d'un admirable musée de l'Homme, mais il est destiné aux adultes. C'est en Russie et aux U.S.A. qu'il faut aller pour trouver des musées scolaires. Le Dalton Plan illustre une conception pédagogique dont un Français a pu se faire le promoteur un demi-siècle plus tôt sans qu'il puisse être suivi dans son pays où le livre paraît encore un meilleur instrument de travail que le musée. L'audace de Robin allait plus loin encore. Le Musée aurait été administré et développé par les usagers. Toute collection aurait été constituée, classée, étiquetée, cataloguée, réparée, remplacée, entretenue en bon état de propreté par un responsable devant le comité de l'école et ses électeurs. Ce responsable, tantôt artiste, tantôt savant, aurait été le conférencier indiqué pour les explications à donner en même temps que le mentor d'un groupe de jeunes s'initiant sous sa direction au travail dans la section correspondante. Pour assurer la plus grande satisfaction possible aux diverses tendances de chaque individu, la plus grande liberté et le maximum d'initiative individuelle, chacun aurait pu cumuler diverses responsabilités, là d'artiste, ici de savant. Robin avait donc en pensée transformé à tel point le milieu éducatif que l'on peut se demander si une telle audace est susceptible d'avoir même à l'heure actuelle, après tant de progrès scientifiques et techniques, un écho dans un pays où le traditionalisme éducatif est si puissant. Et cependant ses espoirs étaient légitimes : 

« Un tel milieu nous paraît de nature à porter au maximum l'activité productrice, l'avidité scientifique de chacun, et l'utilisation des richesses de l'établissement. Là, sans coercition, par simple entraînement ; les enfants acquerront les connaissances initiales de la période spontanée, et à peine quelques efforts nouveaux seront nécessaires pour leur donner plus tard l'enseignement dogmatique. » (Ecole Rénovée, p.143.)

 

Conclusion

 

Nul ne niera l'incontestable originalité de PAUL ROBIN, la solidité de sa doctrine, la richesse de l'expérience qu'il a apportée au mouvement de l’Ecole Rénovée. Un des premiers il a accordé une confiance totale à l'enfant, à sa curiosité, à ses intérêts, à sa faculté de se gouverner lui-même. Bien que partisan de la liberté enfantine presque totale, il a su l'orienter vers une culture rationnelle dont il a donné les principes, sans toutefois en rechercher un plan complet. Il n'a presque rien manqué à Cempuis comparativement à l'Ermitage.

Sur deux points seulement, les deux éducations diffèrent. Decroly innove sur le terrain psychologique en apportant la thèse de la globalisation avec ses applications pédagogiques. En sociologue, il construit la théorie des rapports vécus de l'enfant et de son milieu pour passer à l'exploration du milieu suivant les intérêts dominant de l'enfant.

 Robin, partisan de la spontanéité enfantine, est dépassé par Decroly à la recherche d'une éducation mieux adaptée aux besoins et intérêts de l'enfant.

 Entre les deux pédagogues, le pont a été jeté par Elslander, le collaborateur le plus actif de l'Ecole Rénovée (de 1908), l'auteur de deux livres intitulés : « L'éducation au point de vue sociologique », et « L'Ecole nouvelle ; esquisse d'une éducation basée sur les lois de l'évolution humaine ». Robin était socialiste et positiviste bien plus que sociologue. Elslander, en praticien de la sociologie expérimentale, réussit le premier à indiquer quels sont les milieux qui conviennent le mieux à l'éducation de l'enfant, quelles sont les acquisitions qu'il peut faire dans le milieu de nature, enfin, comment les connaissances peuvent s'étendre et s'organiser progressivement suivant les lois de l'évolution humaine et de l'évolution individuelle pour parvenir à un ordre scientifique et éducatif. Elslander est le chaînon qui permet de passer de Robin à Decroly. L'originalité de l'un ni de l'autre n'en est, pas diminuée. 

Admirons tous ces pionniers qui ont donné un sens au mouvement d'éducation nouvelle et qui se tendent la main de génération en génération pour une enfance plus heureuse et plus libre. 

J. HUSSON,

Directeur de l'Ecole Normale de Rouen

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