Bibliothèque d’Education Nouvelle Populaire
N°59 – février 1951

______

 

Elise Freinet

*

 

LA PART DU MAITRE

benp-590001.JPG (27693 bytes)

télécharger le texte (RTF compressé)


benp-590002.JPG (43487 bytes)

 

Les universitaires formés à l'école bourgeoise intellectualiste et abstraite ne nous comprennent pas. Parce qu'ils ont appris beaucoup dans les livres, assimilé une science théorique toute signifiée sous les auspices de la généralité métaphysique, ils pensent sincèrement être en possession de données qui, d'en haut, comme un réflecteur, éclairent les ténèbres de la vie pratique. 

- D'abord, la Science, disent-ils, puis après SEULEMENT, la pratique... La pratique sans la théorie n'est qu'EMPIRISME et l'empirisme, c'est l'immobilité intellectuelle, c'est le stade réactionnaire... 

Ainsi le croyant dit 

- D'abord l'Evangile, d'abord la vérité révélée, puis la pratique chrétienne qui nous rapprochera le plus du modèle divin. 

Ce sont là des positions UTOPIQUES de la pensée. Elles supposent d'avance que nous sommes tous d'accord pour reconnaître l'excellence de la Science théorique et de l'Evangile. Or, celui qui n'a jamais lié commerce avec la théorie idéale, s'appellerait-elle RATIONNELLE, ni avec l'Evangile, s'appellerait-il la MORALE, ne peut faire confiante à des valeurs qu'il n'a pas éprouvées. Mieux, il doute de l'excellence des tabous qu'on lui propose parce qu'il a suffisamment compris le charlatanisme des dogmes sans support, qui ne solutionnent point les problèmes à résoudre. 

Nous avons, nous, D'ABORD, des problèmes à résoudre, ceux que pose quotidiennement la réalité de l'école du peuple. Marxistes, anarchistes, chrétiens, nous sommes tous face à des difficultés scolaires dont nous ne pouvons nous détacher et que, loyalement, nous avons convenu d'essayer de solutionner ensemble. Sans A PRIORISME, nous partons de ces difficultés et à même la vie, dans la pratique scolaire, collectivement, nous faisons le point de nos expériences, nous les confrontons dans une critique permanente, nous réexpérimentons avec des notions nouvelles pour tâcher d'atteindre un stade supérieur, de telle sorte que par notre action, la réalité scolaire péjorative se trouve, DANS LA MESURE DU POSSIBLE, modifiée en réalité plus favorable. Est-ce là de l'empirisme, c'est-à-dire du piétinement sur place sans issue vers le progrès ? Seuls les résultats de la pratique pédagogique peuvent en faire la démonstration, car les connaissances avancent non PAR RAPPORT à un canon préétabli, mais PAR RAPPORT à un état antérieur à dépasser. 

Plus spécialement ici, nous nous sommes occupés dans nos causeries, de ce que nous pourrions appeler : la pratique de l'EXPRESSION LITTÉRAIRE. La langue est un outil majeur dont l'enfant doit se saisir pour faire face aux relations humaines imposées par la vie sociale et pour exprimer avec facilité sa propre pensée, ses exigences, pour dire ces valeurs impératives qui, sans cesse, projettent l'individu en avant. 

Sans prétention, nous partons de la vérité la plus simple : les sensations de l'enfant sur le monde, sensations ou émotions qui s'expriment dans le langage de nos tout-petits et, plus tard, dans les TEXTES LIBRES de nos 8 à 14 ans. Est-ce un mauvais départ ? On en a ridiculisé la puérilité, certes, mais toute connaissance n'est-elle pas, à notre niveau primaire, d'abord d'origine SENSATIONNELLE au sens premier du terme ? Tout débute à la SENSATION qui exprime le contact premier avec la réalité. Il est nécessaire, il est indispensable de laisser parler l'enfant pour saisir les données initiales de son comportement, pour toucher ce premier degré de la connaissance. Si le petit bout d'homme devait, pendant des années, se satisfaire de ce stade primitif, s'arrêter à ce départ purement émotionnel, il serait un arriéré. La vie est ainsi faite que par un dynamisme invincible, elle porte la créature, animal ou humain, à accomplir le cycle des expériences nécessaires à l'espèce. Même tout seul, sans aide extérieure systématique, l'enfant se dépasse de jour en jour, car sa pratique à vivre s'enrichit chaque jour. 

Mais le destin de l'homme a d'autres ambitions. Si, à 12 ou 13 ans, l'enfant s'exprime avec le vocabulaire puéril dont il usait à la sixième année, il y a piétinement dans le domaine du langage, il y a EMPIRISME, même si par ailleurs l'adolescent a fait dans la vie pratique des expériences suffisantes qui assurent son comportement normal. Dans nos écoles publiques, nous avons quantité de ces cas où, dans la langue parlée et écrite, l'enfant est un retardé, car il s'attarde à une expression unilatérale et primitive par impuissance, explicable, hélas ! par la pauvreté ou l'indigence du milieu prolétarien dans lequel il vit. 

L'éducateur a le devoir de faire dépasser à l'enfant ce stade de la sensation inférieure pour accéder à une compréhension plus complète, plus intime de la chose vécue, en le faisant entrer dans l'ANALYSE qui reflète le mieux possible la totalité de l'instant de vie. Et c'est là le but de nos causeries « La part du Maître, la part de l'enfant ». Cette connaissance profonde de la réalité, ce n'est pas de l'extérieur que nous pouvons l'inculquer à renfant, c'est à même la sensation vécue, c'est à même la pratique de l'expression orale ou écrite. L'enfant apporte dans ses textes libres le support, la base d'enrichissement et de la multitude des textes libres chaque jour un peu plus complets, le Maître saura faire surgir la qualité qui fera passer le simple texte libre à l'expression littéraire. 

Nos causeries sont venues à leur heure. Le moment s'affirmait où l'on sentait notre mouvement assez riche, assez mûr, pour bénéficier de l'expérience des meilleurs d'entre nous. Nous n'avons rien tenté d'arbitraire, nous n'avons rien imposé de l'extérieur. Simplement, nous avons pris les faits scolaires et psychologiques que sont nos TEXTES LIBRES et nous avons fait sentir par l'analyse le besoin de dépassement qui est inclus en eux. Des critiques sont venues qui ont peu à peu élargi le problème, suscité une théorie qui est le résultat pour nous de vingt-cinq ans de pratique. A Bar-sur-Loup, « La course aux Escargots », immortalisée par le film « L'ECOLE BUISSONNIERE », a été le début empirique du texte libre. Mais, au feu de la pratique, cet empirisme s'est éclairé d'expériences multiples collectives concrétisées par les JOURNAUX SCOLAIRES, la CORRESPONDANCE INTERSCOLAIRE, les ENQUÊTES, l'INVENTION LITTÉRAIRE des contes et des jeux dramatiques. Ce processus d'évolution, que nous pouvons appeler HISTORIQUE, nous a ouvert sans cesse des voies nouvelles et a tout naturellement enrichi notre THÉORIE PÉDAGOGIQUE. Sur le plan littéraire, cette théorie issue de la pratique a suscité LA GERBE, les EXTRAITS DE LA GERBE, les ENFANTINES et, enfin, nos radieux ALBUMS pour lesquels nous sommes parvenus à synthétiser l'expérience littéraire et l'expérience passionnante du dessin d'enfant. 

Un courant permanent d'échanges d'idées sous l'angle de la CRITIQUE nous relie à des centaines d'éducateurs. Et voici que de ce matériau initial que fut le TEXTE LIBRE se dégage une connaissance de l'enfant qui permet à Freinet de tenter une PSYCHOLOGIE neuve, directe et qui sur le plan littéraire nous hausse à un HUMANISME enfantin qui s'imposera un jour au monde, car il est l'un des aspects les plus émouvants de la vie de l'enfant. 

A la faveur des ces quelques directives, vous relirez ces pages déjà présentées dans « L'Educateur ». Vous comprendrez mieux alors que ce qui compte dans l'expression littéraire qui est essentiellement l'expression de la vie, c'est d'abord la sincérité de l'enfant. Vous vous ingénierez à saisir le noeud du DRAME enclos dans le TEXTE LIBRE, pour faire sentir à l'enfant, par l'analyse, la densité émotionnelle de sa vérité. Alors, vous susciterez en lui cette pensée discursive qui est l'expression la plus éloquente de la réalité.

Les modèles extérieurs viendront par surcroît. 

                                                                                                E. F.

 

 

I. - La fonction de l'enfant, sa raison d'être,

c'est dabord de vivre (1)

(1) C. FREINET : L'Education du Travail. Ed. de L'E.M., Cannes.

 

Pour la première fois, Petit René vient en classe, inquiet et ému, sous la protection de Jeannette, son aînée de deux am Main dans la main, le groupe s'avance comme auréolé de solennité. Avec d'infinies attentions maternelles, la grande soeur (qui n'est grande que parce qu'elle a l'expérience de l’école et aussi celle de la tendresse) installe le frérot à son banc. 

- Assieds-toi bien..., là, comme ça... Mets tes bras sur la table. Tiens, je te donne mon ardoise et mon crayon. Attention de ne pas tacher ton tablier neuf... 

La maîtresse s'est approchée près de l'oiselet à demi-apprivoisé: 

- Le beau tablier neuf ! Et tu as un mouchoir pour toi seul dans ta poche Viens avec moi, là-bas, où sont les petits On va faire l'imprimerie, tu vas voir comme c'est joli ! 

Ainsi débute, dans les données de la vie quotidienne d'une école publique, le grave problème d'éducation. L'enfant, tout neuf, à peine sorti de la maison familière, se laissera-t-il aborder ? Ira-t-il en confiance vers la maîtresse bienveillante qui l’invite si gentiment à faire ses premiers pas vers le savoir ? Et elle, la maîtresse, saura-t-elle puiser aux sources vives d'une personnalité enfantine les raisons premières d’une profonde compréhension ? Saura-t-elle saisir la vie ? Désormais, ce qui va compter, ce n'est pas son savoir d'éducatrice, ce ne sont pas les leçons de pédagogie reçues à I'Ecole Normale, ni les ouvrages d'initiation psychologique qu'elle a pu lire ; ce qui va compter, c'est la façon d'aborder petit René de lier connaissance avec lui, de le faire causer, de l’écouter, d'aller plus loin que ses paroles inhabiles chercher les résonances qui, autour des sensations premières, sont l'éveil de la culture. Désormais, tout commence à la pratique scolaire dont petit René est, pour son cas, le centre. 

Les imprimés, un à un, sortent fiévreusenient de la presse : 

« Petit René est venu à l'école.

C'est son premier jour de classe.

Il a un beau tablier neuf à carreaux rouges et blancs. Il est bien lavé, bien coiffé.

Déjà, il a fait passer les feuilles.

Ce sera un bon petit élève. »

 

« Il a fait passer les feuilles P. Et le voilà dans la ronde, une ronde bien un peu hallucinante par les travaux multiples qui en composent les maillons ! Et tant d'enfants s'affairent autour de lui ! Et la maîtresse, toujours présente pour chacun, est malgré tout       comme un adversaire qui vous poursuit, vous étreint, vous domine ! Elle a dit, si gentiment : 

- Petit René, tu es un bon petit homme ! Tu as bien fait passer les feuilles ! 

Mais ce n'est pas simple, vraiment, pour un nouveau-né d'un jour de classe, de se débrouiller avec un compliment qui, en apparence vous comble d'aise ; la fierté, pour tout être pensant, se double d'inquiétude car l'on n'est jamais sûr, n'est-ce pas, d'avoir toujours les circonstances favorables qui vous placent à la hauteur de la tâche ! 

Ces circonstances favorables qui ont fait éclore le geste adroit, précis, chronométré dans une chaîne, du petit élève passant les feuilles,c’est le début modeste de la « part du maître ». C'est l'appel vers un dépassement, c’est l’invention permanente du nouveau dans les hésitations, les tâtonnements anciens. Et cette part-là ne peut se prendre que dans nos présences avec l'enfant  

Voici quelques pages prises dans les « livres de vie » de nos Maternelles et qui tout simplement relatent avec intimité les sensations de l'enfant sur le monde : 

Les petits ont les doigts tout noirs.

Ils ne sont pas sales.

C'est qu'ils ont trié les noix à la veillée.

Ils ont jeté les vilaines coques noires.

                        ***

Mimi pleure de grosses larmes.

- Pourquoi pleures-tu Mimi ?

Il dit :

- Ma… maman... est partie... à Nice...

- Eh ! bien, elle retournera !

-          Peut-être qu'elle t'apportera une surprise !

***

Jeannette ne veut pas manger la soupe.

Elle ne grandira pas !

Mais jeannette dit :

- Ça me fait rien. Je veux revenir bébé.

                                    ***

Le cochon de Georges est sorti de son bercail.

Il est allé se Promener dans les champs.

Puis, le soir, il est rentré : justement la porte était ouverte.

- Bonjour Ninette !

Mais Ninette ne répond rien.

On lui dit : mal polie !

- Non, dit Ninette je dis bonjour quand la Maîtresse est là, pas plus !

                                    ***

Jojo s'est coupé le doigt : Ça saigne beaucoup !

La dame lui a mis « une poupée ».

Alors Jojo tient sa main en l' air pour que tout le monde voie qu'il a mal.

Mais il ne pleure pas. Oh !   non. Il est trop courageux !

                        ***

Lulu a vu deux petits oiseaux qui se béquaient.

Ils sautaient en l'air. Ils volaient un petit peu

et ils chantaient. Ils se disaient qu'ils allaient faire leur nid.

 

Humbles détails de la vie quotidienne, menus incidents des existences de l'enfant sont les matériaux premiers d'où sortiront peu à peu les assises d'une personnalité. On n'invente rien qui ne soit déjà inclus dans l'âme attentive de nos tout-petits, on ne crée, on ne construit que sur les données vives de la vie.

 

 

II. - D'abord prendre contact avec la vie

 

 

Les Institutrices d'Ecole Maternelle ne s’ennuient jamais dans leur classe. Le commerce de l'éducatrice et des enfants y est des plus agréables dans les conditions de liberté que laissent les programmes et les horaires ; aussi est-ce de ces petites classes que nous parviennent les documents les plus originaux, marqués de cet accent de vie qui n'appartient qu'à l'enfance 

Voici d'abord le jet direct, sorti de la bouche même de l' enfant et qui, écrit au tableau noir, constitue le texte à imprimer : 

Jacquot a trouvé sur la route

Un joli petit chat noir.

Il avait les yeux verts.

Il disait : Miaou, Miaou... 

Grand intérêt autour de cet incident, qui provoque de multiples questions 

« Où l'as-tu trouvé, Jacquot, le petit chat ?

« Tu l'as pris avec toi »

« Il parlait ? »

« Il avait faim ? »

« Il est encore en vie ? »

 

Et des réponses de Jacquot et du lyrisme collectif, et de l'aide discrète de la maîtresse est sorti ce long texte 

Hier soir, en revenant du lait,

Jacquot a trouvé un joli petit chat noir.

Il faisait un peu nuit,

Jacquot ne le voyait pas

Mais il entendait sa petite voix

Miaou, Miaou...

Jacquot avait un peu peur,

Mais il savait que c'était un petit chat.

Il le reconnaissait à sa voix fine.

Il a cherché près des buissons

Et il a vu,

tout petit,

tout noir,

le petit chat « miauleur ».

Ah ! te voilà,

Petit coquin !

Il l'a pris dans ses bras...

Il était tout maigre,

tout chaud.

Miaou, miaou, a dit le petit chat ;

Porte-moi à ta maison.

Et jacquot l'a porté

D'une seule main ;

De l'autre main, il tenait le pot de lait.

A la lumière du poteau

Il a vu que le petit chat avait les yeux verts...

Il l'a porté à l'école,

On lui a donné du lait dans sa petite assiette.

C'est Jacquot qui lui donne à manger.

Miaou, dit le petit chat, merci mon petit papa.

 

Nous évoquons ce petit garçon agité par l'inquiétude et par la peur, cherchant dans la nuit tombante, près des buissons, le petit chat fantôme... Quelles belles images le cinéma tirerait de cet incident ! Mais quelles richesses émotives los enfants seuls en ont tiré ! Car ce petit texte n'est pas, seulement le récit de l'aventure, c'est surtout le film psychologique de l'âme de Jacquot. Ce petit gamin, dans la nuit tombante, malgré les ombres du soir, malgré la peur, malgré le gros bidon de lait, parvient à sauver le petit chat... Il le sent vivant contre lui. Il l'examine à la première lumière venue, et dans la maison, il l'entoure d'une tendresse toute paternelle... 

L'incident est quelconque, peut-être, mais le récit est de qualité, par la vaste humanité qui sort toute simple de l'âme du petit garçon. 

Quelle est la part de l'enfant ? Sans nul doute, elle est décisive. Tous les détails que nous relevons ont été donnés par l'acteur lui-même, depuis la petite peur qui immobilisait le garçonnet dans la nuit jusqu'à l'arrêt devant le poteau où une tendresse inquiète cherchait à deviner le vrai visage du petit chat. Si tout a été dit si joliment, c'est par le prestige de l'enfant poète et de la sincérité de son émotion. 

Quelle est la part du maître, alors? N'est-il point intervenu ici où tout semble venu sans effort de la bouche même de l'enfant 

Certainement, oui, l'intervention de l'adulte a laissé sa trace ici, mais une trace émue, discrète, qui se borne à disposer en alinéas propices le récit direct, à respecter par des guillemets la trouvaille originale, à provoquer peut-être le style direct à conclure sur le sentiment le plus propice. Peut-être aussi, çà et là, y a-t-il eu des questions judicieusement posées, pour canaliser l'aventure dans l'atmosphère la plus flatteuse au sujet ; peut-être y a-t-il eu censure de détails inutiles, précision, au contraire, de sentiments insuffisamment caractérisés. Mais, au-dessus de ces légères « manoeuvres », la pensée enfantine garde ses caractéristiques essentielles et ses charmes, et c'est là le secret de la réussite. La pratique du texte collectif nous est, d'ailleurs, une garantie de succès. Quand un récit a provoqué l'intérêt général de la classe, quand chaque âme d'enfant ajoute sa curiosité et son émotion à l'aventure en cours, nous avons toutes chances de rester dans l'atmosphère de la création enfantine.

 Pour conclure et faire oeuvre pratique, demandons aux institutrices des classes maternelles et enfantines de nous envover des textes dans le genre du « sauvetage du petit chat », textes qui s'appuieront sur un fait reel vécu par l'enant. Il leur suffira, pour cela, de laisser aller le petit garçon ou la petite fille qui a le besoin d'exprimer un événement sensationnel survenu dans sa vie ; de sentir le côté original du récit improvisé, d'y associer l'ensemble de la classe et de noter les détails jaillis spontanément de la bouche des enfants, sans retouche. 

Entraînées par des enfants, elles se rendront compte qu'elles auront plus souvent à élaguer qu'à ajouter des détails, et que leur rôle se résoudra, en fait, à n'être, le plus souvent, que la sténo subtile et avisée de leurs jeunes orateurs. 

1° Sur une première feuille, elles indiqueront le jet direct de l'enfant, qui ne se résume souvent qu'en une simple et timide phrase. 

2° Sur une deuxième feuille, sans censure ni corrections, elles recueilleront les improvisations collectives de la classe et les leurs. 

3° Sur une troisième feuille, elles mettront au point le texte définitif qui leur parait répondre le mieux aux exigences de la pensée enfantine et à là tenue littéraire qui devra en consacrer la valeur. 

Terminons sur un, récit original qui fera comprendre le réalisme du travail vivant que nous demandons : 

Marius avait une bonne tartine de beurre.

C'était du bon beurre.

Et du bon pain blanc, épais de deux doigts.

Marius a mordu la première bouchée.

C'était bon !

Mais Louis est arrivé.

- Oh ! Marius, donne-moi une petite bouchée... Toute petite.

Marius a donné une bouchée à Louis...

Mais Janot est venu

Et aussi Lucie,

Et Loulou,

Et Ginette...

- Marius, une bouchée...

- Une petite...

- Comme ça ...

Marius voulait partir.

Mais ils étaient autour de lui,

Comme des petits chiens...

Alors, il mordait de petites bouchées,

Il les donnait

à Janot,

à Lucie,

à Loulou,

à Ginette

Et voilà que la tartine de beurre était toute petite dans sa main...

Ça ne faisait pas trois bouchées...

 

 

III. - Trouver le point central de dépassement

 

 

Mes élèves, nous écrit une institutrice, ne m'apportent jamais que des contes, quand je leur demande un travail littéraire qui dépasse en ampleur le texte du jour. La fiction seule les inspire (si l'on peut dire, car je vois que vous jugez assez médiocres leurs productions)., Ne croyez-vous pas que l'enfant a besoin de merveilleux, et que la réalité trop banale appauvrit son imagination ? 

« La réalité trop banale », voilà le grand mot lâché ! Voilà le bourreau des âmes sensibles, le tueur d'illusions : et, pourtant, il faut vivre cette réalité quotidienne et, si possible, tirer quelque chose d'elle en la consommant comme elle est. « Prendre la vie du bon côté », dit la sagesse populaire, et ce philosophique conseil voudra dire pour nous ici, prendre les choses sous l'angle le plus favorable, en en, dégageant le pittoresque, la particularité, en un mot, le Merveilleux Car, le Merveilleux n'appartient pas qu'à la fiction. Il n'est pas seulement la « menterie » compensatrice, l'illusion d'un moment, il peut être aussi l'aspect le plus émouvant de la vérité, qui assure noblesse et, pérennité. 

Dans les toiles de Rembrandt, maître du clair-obscur, un point central, ciselé commme un joyau, irradie la lumière, et de ce foyer central s'éveille la vie la plus intense et qui magnifie tout. La réalité que vivent les hommes, c'est toujours du clair-obscur. A nous de découvrir le détail d'où jaillira la flamme, le centre de vie qui exalte la réalité quotidienne et la rend attachante. 

Dans les innombrables thèmes que nous apportent nos élèves, cette lumière de prédilection est-elle si difficile à découvrir ? Pas forcément. Il suffit de lire les très nombreux journaux scolaires qui nous parviennent pour nous rendre   compte que l'étincelle qui pourrait présider à la fantasmagorie du clair-obscur est très souvent présente. Dans tout texte imprimé , il y a toujours une notation intime, un trait pittoresque, un envol poétique qui pourrait éclairer et embellir la prose la plus terne. L'essentiel est de mettre le doigt sur cette note rare qui pourrait si facilement, jouer le rôle de dominante. 

Prenons un texte de classe enfantine qui, parce qu'il est court et simple, pourra nous être une démonstration facile. 

LA GRIPPE

 

J'ai été très grippé ; mon papa aussi.

Mais maman m'a très bien soigné et je couchais dans un bon lit.

Mon papa n'avait personne pour le soigner, et il couchait sur la paille. 

RÉMY G ...

 

Ce n'est pas du clair obscur, mais bien de la pénombre qui fonce de plus en plus vers le noir... La maladie et la mi font déjà une bien sombre alliance mais quand, par surcroît, la discorde s’y ajoute, le tableau devient, comme disait notre petit garçon, « tout nuit »... Et, pourtant, cette maman qui soigne si bien son petit malade au détriment du grand, n'est-elle pas la flamme qui, dans le coeur de l'enfant, embellit tout ? Que de tendresse, que d'inquiétude, que de dévoument sous cette simple et terne phrase : « Maman m'a très bien soigné ». Comme il aurait été facile de questionner l'enfant impuissant à exprimer sa propre émotion comme il aurait été aisé de réchauffer son coeur en ajoutant le détail intime, le geste maternel, le mot tendre sorti de la bouche de celui qui fut le petit malade bien soigné. Et, peut-être, aurait-on pu saisir le drame qui maintien le pauvre papa sur la paille et rayer la dernière phrase (si gênante !) d'un trait de plume. 

Comparez le texte imparfait que nous venons très rapidement d'analyser avec ces, quelques lignes si spontanées , où l'obscur s’estompe sous l'éclat de la belle lumière qu'est la chaude tendresse maternelle entrevue en rêve : 

« J'ai rêvé que ma maman était venue à Pont-de-Lignon. Elle me disait :

- Ma petite souris !

J'étais content !

 CHRISTIAN, 6 ans. 

Le point central, le Merveilleux, ce n'est pas forcément un sentiment confortable dans lequel on cherche une sécurité. Qu'on en juge ! 

LA CRAVATE 

…Maria, la petite réfugiée des Asturies, pleure à chaudes larmes dans l'allée du Jardin.

La Tia s'approche, maternelle ;

- Pourquoi pleures-tu, Maria ? Tu « languis » de ta maman ?

- Oh ! non, ce n'est pas ça.

Elle pleure si fort, Maria, que de la voir, son frère Juan éclate en sanglots.

La Tia est inquiète :

- Mais pourquoi pleurez-vous ? Avez-vous faim ?

- Oh ! non, c'est que mon frère n'a pas de cravate...

- Qu'est-ce que ça peut te faire qu'il n'ait pas de cravate ! Il fait soleil, il n'a pas froid.

- Si, ça fait, c'était une cravate de Barcelone.

- On va la chercher, la cravate ! Ne pleurez plus.

- Oh ! la cravate ! la cravate ! Que va dire maman, quand on retournera en Espagne, si Juan a perdu sa cravate ? ...

 

Sauf dans les cas assez rares où, sous l'effet d'une émotion, l'enfant dégage de, lui-même le point central sous lequel la récit doit être inscrit, il appartient au Maître de mettre en valeur l'aspect favorable sous lequel un texte gagne à être présenté. A lui de sentir la sensibilité de l'enfant, de susciter des détails nouveaux, de rayer les précisions inutiles ou encombrantes au profit des notations de qualité. Le merveilleux est là, présent à chacun de nos pas, cherchons-le. 

Rendons-nous compte d'abord de son absence dans les textes banaux qui sont de la prose pour ne rien dire, de la narration insipide sans intérêt psychologique ou littéraire ; n'acceptons jamais. sans retouche le récit bouche-trou dont voici un exemple 

« Dimanche, je suis allée à la messe avec ma grande soeur. Puis, après la messe, je suis allée acheter du fromage et nous avons dîné.

L'après-midi, je suis allée jouer avec mes petites amies.

Je suis rentrée pour goûter.

Et j'ai fait mes devoirs de classe.

 

LUCIENNE L...

 

Très certainement la maîtresse s'est fait une obligation morale de respecter le récit de l'enfant sans y rien changer. Scrupules très louables peut-être mais qui , pour finir, vont à l'encontre de l'in térêt de l'enfant. N'aurait-il pas été préférable de sacrifier l'un quelconque des divers passe-temps mentionnés et de mettre l'accent sur les plus éloquents, la messe ou le fromage par exemple ? Mise sur la piste, la fillette aurait certainement ajouté de multiples précisions qui pouvaient fournir le point central du thème. Croyez-vous qu'il n'y aurait pas eu intérêt à savoir ce qu'on avait fait de ce fromage acheté en hâte un dimanche (comme dit la chanson) avant le dîner ? Parions que c'était pour assaisonner les pâtes !... Ah ! un bon plat de pâtes c'est ça qui est bon ! c'est ça qui donne de la saveur à un récit ! 

Ce n'est pas récuser la pensée de l'enfaut que de lui faire apporter les corrections indispensables à la bonne compréhension du texte et à sa belle tenue littéraire. L'essentiel est que l'élève sente bien que ce qui va être imprimé est à lui, que, c'est son émotion qu'il exprime et par les détails sortis, naturellement, de sa propre expérience. 

En raison de la motivation des écrits de l'enfant, par nos méthodes, chaque texte contient invariablement les détails qui relèvent d'un sujet. Ces détails sont en général nombreux, voire même trop nombreux, car il faut souvent élaguer pour ramener le récit authentique de l'enfant à la longueur requise. Une censure s'impose donc, qu'il faut, autant que possible, ne pas faire arbitrairement. Ce n'est pas parce que telles précisions sont dans le sujet, qu'il faut fatalement les conserver. Un sujet est modifiable, mobile et comme une photographie ou un tableau vu sous des angles divers et sous des lumières différentes. A nous de trouver les plus favorables en touchant toujours du doigt (si l'on peut dire) la vérité de l'enfant. 

Voici le texte authentique apporté par un élève de l'Ecole Freinet 

JE PLEURE 

Aujourd'hui, 1er Février, je Pleure : c'est à cause de l'eau froide, de l'eau tiède, de l'eau chaude... je voulais faire un compte rendu et je n'ai pas de livre.

Je pleure...

Les larmes coulent de mes yeux

Noël dit :

C'est comme un petit ruisseau sur la colline...

Tout le monde rit.

Moi je pleure...

Ça me met en colère...

- Oh ! va, vous riez, mais ce n'est pas drôle.
Je vais près de René :

- Donne-moi le livre !

Lui, il rit...

- Je te le donnerai demain...

 

MICHELLE R..., 9 ans.

 

Toute la classe est naturellement intéressée par ce texte vivant qui relate un incident vécu et qui pourrait très bien être imprimé sans retouches. Mais à l'appui de l'événement, chacun apporte sa remarque taquine, son bon mot, et le texte y prend plus d'ampleur, plus de piquant, plus d'esprit français. Voici donc la 2e forme 

  JE PLEURE

 

Aujourd'hui, 1er février, je pleure..

C'est à cause de l'eau froide, de l'eau tiède de l'eau chaude... Elle ne m'a rien fait l'eau. Elle est tranquille dans le seau où elle coule, quand on ouvre le robinet… Mais voilà, j'ai un compte rendu à faire sur l'eau froide, l'eau tiède, l’eau chaude ! et je n'ai pas de livre.

Ah ! maudite eau, va !

- Qui veut bien me prêter un livre ?

Personne ne répond...

Que puis-je dire sur l'eau froide ? et sur l'eau chaude ?

Voilà, toutes seules les larmes coulent de mes yeux.

Noël me regarde en souriant.

- Oh ! c'est comme un petit ruisseau qui descend de la colline

- Allez chercher les parapluies, dit Serge, l'orage éclate…

Puisque tu ne sais rien dire sur l'eau, fais ton compte rendu sur les larmes, c'est de l'eau aussi...

- Et quelle eau !

Et tous rient de me voir pleurer...

Finalement, je m'approche de René

- René, donnetmoi ton livre, va…

Il me regarde, sourit lui aussi

Mais oui, ma petite eau chaude, je te la donnerai, mais demain, quand tu seras transformée en nuages

Et tandis que les autres rient, moi je pleure, je pleure comme une fontaine... »

 

Le second texte ne fait que serrer de plus près l'émotion de l'enfant, tout en maintenant cette ironie légère, qui y était incluse. Au point de vue litteraire nul doute que le second texte a plus de souffle que le premier, plus de vie, plus d'esprit. 

Toute pensée gagne à se socialiser.

 

IV. - Le sujet est avant tout un prétexte
à l'analyse de la réalité

 

Oui évidemment, il y a le clair-obscur de Rembrandt, mais il y a aussi le réalisme d'un Zola et tout près de nous, les modernes pour lesquels, l'idée de sujet ou le choix est tout à fait indifférente. Car, au fait, est-il bien nécessaire de « choisir »  les thèmes et les idées quand la vie si quotidienne nous est imposée ? 

Puisque la liberté est, d'autre part, à l'honneur pourquoi ne laisserions-nous pas nos élèves nous dire tout ce qui leur passe par la tête, comme le font sans arrière pensée nos actuels poètes et artistes ? Peut-être serait-il bon que l'enfant fût de son époque ! 

Nous ne sommes, en principe ni pour, ni contre le choix dans les sujets et dans les détails. Nous sommes surtout pour la sincérité de l'enfant et cette sincérité est si vaste, si diverse qu'elle nous dispense de poser ex-cathédra tous les problèmes littéraires qui, d'ordinaire, occupent les loisirs des adultes qui se sont mis en tête de devenir critiques. Nous avons à exploiter tant de richesses tombées dans l’âme de l'enfant que, bon gré mal gré, Il nous faut faire un choix, même si ce choix devait être, en définitive, tiré loyalement à la « courte paille » Comme par hasard, il se trouve que toujours les sujets qui nous retiennent ont la gravité et le bon sens, l'ironie ou la tristesse des grandes idées qui agitent le coeur populaire. Nos enfants sont issus d'une classe qui n'a pas à inventer l'insensé ou l'inutile pour occuper ses loisirs. Que viendraient faire chez nous la fantaisie, l'abracadabrant, le dada ? La réalité nous occupe tellement et quand chacun la découpe en petits morceaux d'arc-en-ciel ou de brume, nous n'avons alors qu'à cueillir. 

Seulement, bien sûr, nos thèmes sont à l'image d'une classe, celle du travailleur. Là on travaille, là on mange, là on chante et, trop souvent, l'on souffre et l'on a faim... Cette vérité, nous n'avons pas à la voiler ou à la récuser. Elle est notre pain quotidien. 

- Oui, dira-t-on, mais ne craignez-vous pas qu'à vous cantonner sur ces intérêts de classe dans le quotidien et trop souvent le banal, la grande poésie des choses échappe à l'enfant ? 

- Le danger, répondrons-nous, n'est pas dans le sujet lui-même, mais bien dans la façon dont il est développé. En littérature comme en Art, le sujet en lui-même n'est rien : c'est l'émotion qui l'accompagne qui lui confère noblesse et valeur. Un grand peintre peut faire un chef-d'oeuvre avec les objets les plus humbles et les plus familiers ; un grand poète peut tirer de l'événement le plus insignifiant la grandeur ou le charme. Tout dépend de la qualité des résonances que la réalité suscite dans les âmes. 

Prenons, par exemple, un sujet qui a retenu et qui retiendra l'attention réelle de nos milliers de petits paysans, placés au coeur même de l'explosion des renouveaux : le printemps. 

Voici comment trois enfants l'ont vu et senti :

        1

 Les bourgeons ont fleuri,

Le printemps est joli,

Et le beau soleil d'or

Eclaire les fleurs d'or

Afin que toutes poussent

Sur la jolie mousse. » 

Voilà la vision banale, le cliché usé dont des générations se sont lassées, la rengaine sans résonance intime, le souci stupide de la rime à tout prix. 

                        II

« Sortez, sortez, Monsieur l'Hiver

Le printemps veut votre place,

Le soleil brille avec force,

Ne boudez pas, Monsieur l'Hiver ! 

Les bourgeons veulent lumière,

Les oiseaux faire leur nid

Les enfants courent de compagnie

Chercher les fleurs printanières. »

 

L'inspiration imagée sous un aspect vivant tente de transposer le sujet, mais ne réussit pas entièrement à prendre l'envolée. Il y a des chutes (le soleil brille avec force - les oiseaux faire leur nid), des banalités (fleurs printanières). Il aurait pourtant, semble-t-il été facile de faire sentir à une fillette si bien douée, les faiblesses, de son improvisation et les faire corriger,

 

                          III

« Printemps, printemps,

Tu arrives tout joyeux

Comme une petite bergeronnette

Qui suit soli troupeau.

La forêt endormie

Te reçoit les bras ouverts,

La main tendue,

Et la Nature ravie

Parée de vert

(Oh ! de quel vert !)

Te salue aux quatre vent ! »

 

Voici le jet poétique, monté tout naturellement de l'émotion vraie. Au-delà des formes et des images, l'appel passionné du renouveau, émouvant comme le premier baiser du couple et pressenti par le coeur innocent et pur, d'un paysannet de 13 ans ! La versification ? la rime ? Notre jeune poète n'avait point à s'en soucier puisque, tout naturellement, les mots prenaient la forme même de son émoi. 

Le sujet ne fait pas la valeur d'un texte, bien entendu, mais cependant il est des thèmes qui nuisent parfois à l'expression enfantine et qu'on doit avoir le droit d'écarter résolument. A la campagne, nos petits paysans sont parfois les témoins de scènes de brutalité vis à vis des bêtes et des gens et, à la ville, le spectacle de la rue n'est pas toujours à décrire. Les ivrognes, les détraqués ont bien souvent la vedette dans certains quartiers et l'enfant s'amuse trop facilement à les voir évoluer. Dans nombre de familles, ça ne tourne pas bien rond non plus et il est des incidents pénibles dont nous pouvons retrouver le récit dans nos textes enfantins. Que faut-il faire ? 

Comme toujours, il faut suivre la ligne de l'intérêt général de la classe et affronter carrément la réalité, ce qui ne veut pas dire être esclave de cette réalité. De toute façon, les textes qui mettent en cause la famille ou des personnalités en les présentant sous un jour peu favorable, doivent être tout de suite écartés... Restent les récits sur lesquels on peut tiquer sans les reconnaître franchement dangereux. S'ils ont l'oreille de la classe le mieux est donc d'essayer de les humaniser en faisant apporter par le narrateur des détails nouveaux qui corrigent l'impression pénible et le ton de mauvais goût. 

La sensibilité de l'enfant n'est pas forcément distinguée et éprise de poésie. Il est des gamins frustes et réalistes qui voient le détail cru, la chose exacte, même laide à montrer. Il arrive que leurs textes enlèvent la majorité des suffrages... Bonne occasion alors pour civiliser un réalisme qui,dans un texte d'enfant, paraît une faute contre la bonne tenue, c'est-à-dire contre les exigences d'une sensibilité bien placée. 

La majorité, pour ne pas dire la totaIité des textes dits par les enfants et réalisés par eux peut être regardée comme licite. Tous les sujets sont abordables, mais il faut évidemment savoir les aborder. 

Voici une mauvaise façon de laisser à l'enfant la liberté d'expression sur un thème dangereux : 

« Léonie vit seule, dans maison toute démolie.Le toit est tout percé. Il pleut dedans, et dehors, c'est plein de balayures, d'épluchures, de saletés.

Elle est encore plus sale que sa maison. Elle a un visage tout noir qu'elle ne lave pas. Ses cheveux, sont dépeignés et pleins de poux... » 

Et tout à l'avenant pendant une bonne douzaine de lignes... 

Sur un autre thème, voici la bonne manière : 

LE PAUVRE, AGNEAU 

Le pauvre agneau était à l'abattoir, effrayé et tout tremblant.

- On m'a fait venir ici pour mon malheur...

Et quand il a vu la grosse vache tomber sous les coups de masse, il a dit :

- Je crois que mon tour est venu !...

Alors, pendant que personne ne le voyait, il a vite pris la fuite et il est allé manger de l'herbe fraîche dans le pré.

 

Tout le monde sourit, soulagé, malgré le sort de la pauvre vache. 

Ces quelques exemples nous font comprendre combien il est indispensable, parfois, que la part du maître corrige la part de l'enfant : 

- en chassant les clichés, les banalités, le trop vu, le pompier et en suscitant la forme nouvelle qui rafraîchira le bouquet ;

- en replaçant dans une note humaine et de bon goût le texte outrancier qui ne la réalité que sous l'angle de la vulgarité inutile ;

- en conservant toujours ces perspectives radieuses qui réhabilitent le réel le plus décevant et font partie intégrante du coeur humain. 

Voici, pour terminer un texte assez curieux où le réalisme le dispute à l'humain : 

Tout à l'heure, nous avons entendu crier c'était le pauvre cochon de Mme Courcier qu’on allait tuer.

Ah ! le voilà sur la planche, la tête en bas... 

On le saigne !

Il crie, il remue, il veut partir...

Mais on le tient !

Alors, il ferme ses petits yeux.

Il soupire...

Et il meurt...

ça y est ! Il est mort !

Et nous voyons passer le grand chaudron plein de sang..

 

Il y a certains détails qui pourront donner des remords à des carnivores au coeur tendre... Mais après tout, on élève le porc pour le tuer et puisque sa mort est l'occasion de joyeuses ripailles, l'événement, à tout prendre, n'est pas tellement triste ! Et c’est pourquoi, avec beaucoup d'habileté, la part du maître a fait ici du texte réaliste, le récit mi-figue miraisin, à mi-chemin de la pitié et de la réjouissance. 

La part du Maître ? 

Ouvrir sans cesse son âme à la compréhension intime de l'enfant.

 

V. - La sincérité de l'enfant est gage de réussite

 

Parfois, nous écrit ce bon « vieux » camarade, encore handicapé par la « vieille manière », parfois vous dites : « Ah ! tout d'abord, respectez la sincérité de l'enfant »… Puis voici que vous trouvez que cette sincérité n'est pas toujours bonne telle quelle et qu'il faut la policer, l'humaniser... Alors, ma foi, moi, je suis bien embarrassé pour prendre là-dedans la « part du Maître » qui me revient... Pour faire le moins de dégât possible, je préfère laisser l'enfant prendre la sienne, largement, et même je lui abandonne volontiers tout le gâteau... » 

Certes, la prudence est quelquefois, pour ne pas dire toujours, une qualité nécessaire, mais, avant tout, considérons le gâteau : S'il est léger, de bonne mine, de saveur parfaite , abandonnons-le à l'enfant, sans regrets, mais habituons-nous à être exigeants avec les desserts, car les desserts, n'est-ce pas, c'est toujours le morceau de choix que l’on consomme au-delà de la faim. 

Il faut redire, encore et toujours, que la sincérité de l'enfant est un gage de réussite. 

Une émotion réelle, qui sent le besoin de se communiquer, est toujours un point de départ excellent. Si elle est, par surcroît, exprimée dans une langue agréable, qui la pare de charme en accentuant sa vérité, il n'y a pas de raison, bien sûr, que nous n'abandonnions notre part de gâteau. Si nous n'avons plus rien à dire, pourquoi voudrions-nous parler ? Gardons, dans ce cas, la prudente réserve qui vaut mieux que l'indiscrétion ou la maladresse. 

Mais attention ! Cette passivité du Maître, qui finit peut-être par devenir habitude, ne risque-t-elle pas, quelquefois, de nuire à la qualité du gâteau, le laissant compact et plat comme une galette mal levée ? 

Le Maître a pour lui toujours l'avantage de la culture, son horizon intellectuel plus vaste lui permet de percevoir des formes, des rythmes encore étrangers à l'enfant. Il sait manier avec plus de souplesse la langue française et son expérience du coeur humain peut lui permettre de mettre l'accent sur des aspects inédits de la sensibilité de l'enfant sans en modifier la tonalité. Et c'est aussi une nécessité de lier la littérature enfantine aux mouvements intellectuels de l'époque qui tout près de nous, concretisent un moment de l'aventure humaine. Il s'ensuit que, dans la majorité des cas, la part du Maître reste à prendre. 

Voici un texte, écrit par une fillette de 10 ans ½ 

CE QUE DISENT LES FEUILLES 

J'écoute le bruissement des feuilles.

Elles chuchotent. Elles disent qu'il faut qu'elles s'en aillent mourir dans le fossé. Les feuilles se le disent. Les feuilles se le répètent. Elles le disent au vent :

«  Vent, laisse-nous. Laisse-nous vivre encore un peu. »

Les feuilles parlent de mourir. Le Vent passe. Les feuilles pleurent. Le fossé est comme un grand tapis jaune. 

Ce texte poétique, marqué d'une naïve émotion, a certainement été écrit dans un moment d'inspiration. En lui s'inscrit le rythme et l'âme du poème. Le Maître, naturellement, sent mieux que l'enfant cette transposition instinctive qui est le charme de ces lignes et mieux que l'enfant aussi, il sent la cadence de l'expression littéraire. 

Sentant ces réalités il aura son mot à dire, mais apportant sa part, il ne doit absolument pas modifier en profondeur et en sensation la part de l'enfant. Si nous étions le Maître, voici ce que nous proposerions (avec, bien entendu, tous les risques d'une honnête critique) 

FEUILLES ! 

J'écoute le bruissement des feuilles. Elles chuchotent...

Elles disent ,

Qu'il faut qu'elles s'en aillent

Mourir dans le fossé.

Les feuilles se le disent

Les feuilles se le répètent...

Elles disent au Vent

« Oh ! Vent !

Laisse-nous,

Laisse-nous vivre encor (un peu) »

Les feuilles parlent de mourir.

Le vent passe...

Les feuilles pleurent Et le fossé jonché

Est un tapis (vivant).

 

A haute voix, lisons ce poème et lisons de même la prose dont il dérive ; nous constaterons sans peine que la versification a marqué le rythme, accentué la sensibilité incluse dans le texte initial.   La part du Maître est ici bien minime quant au fond et à la forme, quelques suppressions de mots : partie de titre – le - un peu - comme - jaune. Deux mots ajoutés : oh ! - vivant. 

Il serait aisé de faire comprendre au jeune auteur les raisons de ces suppressions ou de ses adjonctions, tout en lui laissant le plaisir de l'oeuvre authentique. 

Cet exemple qui n'est pas forcément choisi parmi les meilleurs, fait cependant comprendre le sens de l'intervention adulte et les limites de cette intervention dans un domaine où la sensibilité de l'enfant apporte l'essentiel dans le poème. C'est la, devons-nous dire, que la part du Maître nous paraît la meilleure la plus légère, la plus délicate à offrir.Il y suffit parfois de points ou de virgules, d'alinéas fort à propos placés, comme l'illustre, la curieuse poésie qui suit 

                    PETIT POUCET 

Dans la forêt,

J'ai rencontré Le petit Poucet.

Il m'a dit : « L'ogre est là !

Vite, cache-toi ! »

L'Ogre est pass

Il a reniflé...

Il nous a cherchés,

Ne nous a pas trouvés...

Puis, avec Poucet

Je me suis amusé...

Je faisais une couronne de fleurs,

Lorsqu'une voix m'a crié

- C'est l'heure

de l'école ! lève-toi !

- Mais pourquoi ?...

En ouvrant les yeux, j'ai appelé :

- Poucet !

Où es-tu passé,

Et la forêt

Avec ses fleurs

De toutes couleurs ?

J'avais rêvé...

 

Myrtille PALATO (10 ans),

« Ma jolie Vigne. »

 

Ainsi, dans l'âme de l'enfant, se mêlent le rêve et la réalité, et c'est cet heureux mélange que le Maître ne sait plus bien voir, pour son malheur et celui de l'enfant. C'est la raison pour laquelle nous ne recevons pas beaucoup de belles oeuvres, d'oeuvres sorties de la vie simple et quotidienne, mais atteignant cependant les sommets qui consacrent la culture. Très souvent, pourtant, nous avons en main les belles prémisses d'un chef-d'oeuvre. 

Nous écrivons à l'école : « Ce serait si beau cette histoire ! mais c'est un peu court, un peu trop à angles aigus, un peu sec, un peu terne. Si vous faisiez passer un peu de soleil là-dedans... Si vous arrondissiez les pointes, si vous étoffiez ce squelette, là, ici, et si vous ouvriez cette fenêtre qui donnerait sur l'infini... Quelle belle histoire nous aurions. » 

C'est à peu près cela que nous avons écrit à une école qui nous avait envoyé l'émouvante petite histoire que vous allez lire :

 

MA GENTILLE VOISINE 

Pendant que grand-mère était malade, Madame Renaud venait chaque jour apporter le lait, allumer le feu, faire une tisane ou soigner les bêtes.

Mme Renaud m'emmenait chez elle pour dîner. J'ai mangé de la soupe, des haricots, du lapin, deux fois, de la crème à la vanille. J'ai bien dîné.

J'étais chez Madame Renaud; elle m'a laissé faire ma soupe sur son poêle. J'avais porté une petite casserole ; j'ai mis pommes de terre, carottes et haricots que Mme Renaud triait. Quand ma soupe a été cuite, Monsieur Renaud l'a goûtée. Il l'a trouvée bonne.

M. Renaud avait mal à la jambe. Je lui ai frotté sa jambe malade avec un oignon, puis j'ai mis une étoffe et j'ai ficelé la bandage. M. Renaud disait : «. Oh ! la, la... quel remède ! ça me fait mal... » 

Un jeudi, j'ai pris ma couture dons ma mallette et je suis partie chez Madame Renaud. Monsieur Renaud a dit : « Allons, il faut coudre ! Ne perdons pas de temps... » Au bout d'un instant, je suis retournée chez grand-mère pour lui faire du feu.

Grand-mère a repris enfin des forces. Mais il ne fallait pas qu'elle sorte avant de n'avoir plus de fièvre. Mme Renaud continuait de lui rendre service. Grand-mère a dit : « Heureusement que j'ai une bonne voisine ! » 

N'est-ce pas que, vous et moi nous aimerions connaître d'un peu plus près la gentille petite fille de 6 ans 11 mois

qui s'appelle Danie MENAND et qui porte pour cet âge d'insoucience, tant de gravité dans son coeur d'enfant ! Quelle vaillante femme du peuple sommeille dans cette active fillette toute à ses responsabilités du moment ! Que de détails savoureux nous aurions aimé lire sur la désolation du foyer, les souffrances de la pauvre grand-mère, la vie retrouvée chez Mine Renaud, la quiétude revenue. 

Et ce pince-sans-rire de M.Renaud, n'est-ce pas qu'il serait curieux de le connaître mieux ?... Il suffisait d'écouter parler la petite fille, de l'interroger sur les faits précis, d'épauler sa confiance en la vie et son ardeur de petite ménagère, il suffisait de si peu ! Mais c'était la part du Maître, et cette part-là, dame, toujours on vous la donne avec parcimonie. Alors, le beau gâteau, cher « vieux » camarade; n'est que de la galette. 

Mais, heureusement, la galette garde son parfum !...

 

VI - Prendre l'instant de vie dans sa totalité

 

EN PRISON ! 

- Madame est peut-être allée téléphoner aux gendarmes. Non, la voilà !

- Je ne veux pas aller en prison, Madame ! Le trou n'est pas assez profond ? Oh ! alors, je n'irai pas en prison... je resterai longtemps, là-bas, Madame ?... Toujours ?.. Oh ! oh ! je n'aurai rien à manger. Alors, je vais mourir de faim ? De l'eau et du pain sec, je n'aime pas ça...

Ah ! on mettra Roger dans la même prison que moi, oui, oui, tous les deux ensemble.... C'est grand, la prison ? Oh ! j'aurai peur là-bas...

- Pas, Roger, je ne t'ai pas poussé... hein, tu vois, Madame, Roger dit qu'il est tombé tout seul... Maintenant que tu as nettoyé, le trou n'est pas grand. Oh ! alors, Madame, je n'irai pas en prison ?...

- Je resterai toujours tranquille dans un coin de la cour.

 

FRANÇOIS.

 

N'est-ce pas, après le dernier mot posé au bout de la dernière ligne, le coeur reste en suspens comme si le mauvais destin ne s'était point dissipé autour de cet infortuné petit François... 

Il était la, à s'agiter sur place, partagé entre l'espoir et la fatalité misant sur sa part de chance, sondant l'avenir terrible, présentant tour à tour devant un publie silencieux, les aspects changeants de soit drame, en quête d'une pitié qui n'est pas venue... 

- Mais non, nigaud, c'était pour rire. Allons, viens m'embrasser... N'y pensons plus. 

Nous sommes ainsi, nous, les femmes. Et c'est à cause de l'enfant que nous sommes ainsi : il s'est détaché de nous, mais en dedans il garde toujours sa place et ses pleurs sont nos pleurs et son angoisse, notre angoisse... 

- Mais non, nigaud, c'était pour rire 

C'est pour nous une nécessité de mettre notre coeur à l'aise, à sa place douillette ,et de le sentir battre, gentiment, au rythme du bonheur de ce que nous aimons. 

Cela s'appelle souvent : être faible.. 

Cela s'appelle aussi : être bonne. 

Cela s'appelle quelquefois : être dans le sens de vie 

- Oui, mais alors, par ce chemin du pardon facile, où irons-nous ? Il faut que les petits François s'élèvent, qu'ils dominent leurs instincts violents, qu'ils accèdent à la notion de Bien et de Mal, qu'ils deviennent des êtres scrupuleux et dignes... 

C'est la morale qui parle ainsi par la bouche du pédagogue. Elle a autorité pour parler ainsi, car elle est l'aboutissement de tout un passé consacré, codifié, placé sous les auspices d'un dieu ou d'un code pénal. 

Peut-être bien : Il faut une morale et des gendarmes Même si c'est surtout pour punir le pauvre diable qui vole une miche pour calmer sa faim. Il y a, pour finir, beaucoup de pauvres diables qui volent des miches. Quelques malins seulement frustrent l'Etat de grosses fortunes et des moyens de production indispensables à tout un peuple. Ce n'est que lorsqu'on arrive à faire de la haute voltige aux plus hauts échelons de l'échelle sociale, que l'on se rend compte de la nécessité de la Morale. Alors, on use des codes pénaux et l'on crée des gendarmes. La Morale c'est le passé. Si elle était le présent, elle ne serait pas le précepte consacré, la loi infaillible qui sanctionne. Elle aurait des hésitations, des tâtonnements, des faiblesses... 

- Mais non, nigaud, c'était pour rire... et le voleur continuerait à voler des miches... Bientôt, il n'y aurait plus de pains pour les honnêtes gens ; les boulangeries seraient vides et tout se passerait comme si un seul trusteur de blé avait jeté tout son grain à la mer... 

Qui ne voit que la morale sociale n'est ni plus ni moins que l'une de ces fallacieuses barrières qui jalonnent arbitrairement le comportement des hommes pour maintenir les prérogatives d'un passé révolu dont le présent démontre la faillite ? Dans une société idéale, il n'y aurait pas besoin de morale sociale car la faim serait toujours assouvie et l'exploitation de l'homme n'aurait plus sa raison d'être. La Morale n'est qu'un reflet d'une société imparfaite qui porte avec elle déséquilibre et insécurité. 

Nous n'avons parlé ainsi que parce que l'histoire de notre petit François nous tient au coeur. Et nous voulons avoir le droit de lui dire ce mot de consolation que nous sentons dans la vérité de la vie : 

- Mais non, nigaud, c'était pour rire... 

Approchons-nous de plus près : 

Avant ce monologue désespéré et désespérant de l'enfant, il y avait un morceau de vie. Après ce monologue, il y avait encore un morceau de vie. Si nous tenons tous les maillons de la chaîne, nous n'aurions plus la leçon de morale, nous aurions un fait de vie. Là-dedans, nous serions plus à l'aise : nous y verrions des images, des expressions de visage, des gestes, des sentiments, en un mot, du mouvement qui irait encore vers d'autres mouvements, car c'est la forme même de la vie. 

Voyant cette continuité fonctionnelle, peut-être nous n'aurions pas osé jeter brusquement la barrière de la prison qui a brutalement arrêté le jet de vie qui se profilait dans tout l'être du petit François. Qui sait, peut-être était-ce beaucoup plus loin, que la pitié et le remords seraient éclos tout naturellement dans l'âme inquiète du petit François ? C'était cela la vraie sanction, celle qui aurait illuminé un coeur d'enfant sous l'étreinte de la souffrance et qui, peutêtre aurait suscité des actes, des attitudes qui étaient la vraie morale, le véritable enseignement sorti tout naturelleruent de la vie. 

L'erreur initiale vient du fait que nous avons été habitués à ne voir que des morceaux de vie indépendants de tout un comportement. Nous fixons notre esprit sur l'un de ces morceaux et nous disons: voilà le prototype avec lequel je vais évaluer toute chose ! Et nous promenons notre mesure arbitraire tout au long de notre existence, nous y tenant farouchement et nous y rapportant à chaque rupture d'équilibre. Nous disons : 

La poésie, mais pas le réalisme. 

La pédagogie, mais pas de position sociale. 

L'Art, mais pas la réalité. 

Dieu, mais pas l'homme. 

Le syndicalisme, mais pas la politique. 

La Paix, mais pas l'action... 

Sans nous rendre compte que nous ne prenons, chaque fois, qu'un morceau de vie, qu'un petit aspect de la grande réalité. 

Un objet est là, devant nos yeux. Nous suivons du regard la ligne de démarca tion que détermine l'éclairage dont il dépend. Nous disons : là est la lumière c'est beau, c'est le bien. Ici est l'ombre c'est le noir, c'est le mal. 

Vient le savant : Il examine l'objet. Il l'apprécie en longueur, en largeur, en profondeur, puis il le suit dans ce cheminement imperceptible qui le mène à travers le temps. Il intègre ces données en formules d'où, progressivement, il déduit les lois transcendantales qui régissent les mondes. 

Vient l'artiste et on lui passe cette intégrité vivante de l'objet. Dans son tableau, il recrée cette densité du réel qui est surface, profondeur et aussi éternité. 

Vient le philosophe (celui qui a su rejeter les cloisonnements des entités) et dans l’objet, il voit la synthèse qui rassemble les contradictions et dans le glissement du temps, il entrevoit l'idéale unité qui est perfection et équilibre. 

Vient l'homme d'action (celui qui saurait comprendre le message du savant, de l'artiste et du philosophe) et prenant en main les données réelles d'un monde mouvant, lié par une indéfectible unité, jaugeant le passé, scrutant le présent, prévoyant l'avenir, il créera la société idéale pour laquelle il n'y aura plus besoin de gendarme et de prison. 

Vient le pédagogue (celui qui comprendrait les enseignements du savant, de l'artiste, du philosophe et de l'homme d'action) et sentant la mobilité fluidique de la vie de l'enfant, le petit ruisseau sans barrage qui va vers l'avenir sans inquiétude, il ferait de l'enfant l'homme idéal pour la cité idéale.... 

Ce n'est pas un rêve impossible. Il ouvre, en tout cas, devant notre esprit, des perspectives qui ont modifié totalement notre comportement d'éducateurs. Nous nous habituons à voir l'enfant non comme un vase immobile à remplir, mais, comme le flot dynamique qui porte, en chacune de ses ondes, efficience et potentialité. Nous savons que nous n'avons pas le droit de couper le courant pour placer des barrières qui ne seraient posées là que pour la facilité de notre travail de berger d'élèves. On ne parque pas le flot débordant, on le suit, on le canalise mais dans le sens où il veut s'en aller. La morale vient par surcroît. Qu'on en juge !

 

LE DOIGT MAGIQUE 

C'est peut-être une histoire, mais à 7 heures, le doigt magique parle :

Roger sera encore en retard ce matin.

Il s'est fait appeler trois fois par sa maman.

Et maintenant, il lambine pour s'habiller. Il va mettre une heure pour manger son café au lait qui est toujours chaud et sa bonne tartine beurrée.

Et voilà qu'il arrivera en classe à 8 h ½.

Il frappera à la porte, dérangera toute la classe. Et, qui sait, peut-être plus tard, il ne sera qu'un ignorant...

 

Ce ne pouvait être qu'une maman qui, par les simples détails qui tissent la matinée d'un enfant, arriverait à donner un tel film des lenteurs d'un petit « lambin ». Le flot coule avec ses détours et ses stagnations et fait pressentir l'avenir de la mare... Mais que diable ! La vie est vaste, l'esprit subtil ; il se trouvera bien, un jour, une pente favorable pour faire dévaler le flot et faire accélérer sa course. Et, si nous avons assez, d'intuition de l'âme de l'enfant, c'est nous, éducateurs, qui pressentiront la pente favorable où nous aiderons le ruisseau de vie à s'engager. 

Alors, dans le triomphe du courant, nous dramatiserons moins les bouillonnements, les heurts, les soubresauts pour lesquels nous brandissions à tout instant la menace de la sanction comme une vanne punitive.

 

VII. - L'enfant poète doit se survivre

 

Le plus grand bonheur des mamans, c'est d'assister à l'éclosion de « l'enfant poète ». De 2 à 3 ans, sous l'effet de ses besoins et de ses propres initiatives, le petit homme conquiert le langage dont il fait un outil admirable d'expression ; admirable certes, non pour sa perfection en soi, mais par l'originalité de sa forme, le finalisme de ses buts et par les subtilités insoupçonnées que cet outil, pourtant primaire, sait exprimer. 

A 3 ans, Baloulette se rendait compte déjà de la marque des ans sur les êtres qui l'entouraient et, pour rendre sa pensée à ce sujet, elle mettait dans le ton et dans les mots d'infinies variations. Parlant à son père, elle disait, sans le moindre ménagement : 

« Oh ! ben toi, alors, t'es vieux puisque t'es noir ! Moi, je suis jeune puisque je suis blonde ! » 

Quelques jours après, elle remarquait les premiers outrages des ans (pourtant encore assez limités) sur le visage de sa mère, et elle concédait, sur un ton de douceur compensatrice : 

« Ma petite maman, tu es vieille comme mon petit doigt, mais tu es jeune d'ici à Paris »... 

Et, alors qu'elle voyait dans la glace, le vieux visage de mémé près du sien, elle constatait avec un accent de totale pitié : 

« Pauvre mémé, tu es bien vieille ! Et moi qui suis toute neuve !... » 

Et, dans sa pensée profonde, l'idée du décalage de ces deux destinées faisait se lever une, instinctive tristesse à l'aube d'un pénible pressentiment. 

Baloulette n'était, pourtant, qu'une toute petite fille au vocabulaire limité et incertain et, pourtant, avec cet outil imparfait qu'était pour elle ce langage primaire, elle faisait sentir toutes les subtilités d'une pensée peut-être à peine consciente. 

Toutes les mamans du monde font chaque jour des remarques aussi savoureuses. Chaque mot est, pour l'enfant, l'outil adéquat à ses idées, à ses désirs, à ses besoins, qui habille l'émotion, ressentie, la socialise en lui donnant vérité et puissance. 

Mais, à quelques années de distance, le trésor qui nous émerveillait se ternit. L’enfant poète est devenu un garçonnet ou une fillette qui ne domine plus, avec la même aisance, le milieu qui l'entoure et qui connaît la timidité et l'hésitation. 

Pourtant son organisme s'est allongé, agrandi de quelques milliards de cellules nouvelles ; ses gestes sont plus précis, mieux adaptés, il peut courir galoper, porter des fardeaux, se rendre même utile dans la famille où il apporte déjà sa contribution. Au point de vue intellectuel, il a élargi le champ de ses connaissances, de ses relations sociales. Il a appris à écrire, à compter, à lire la pensée d'autrui. L'adolescent de 11 à 14 ans est, on ne saurait le nier, considérablement mieux armé que le petit enfant de 2 à 5 ans. 

Or, avec des moyens d'expression renforcés, cette solidité d'assises cette affirmation de l'être le grand garçon ou la grande fille laisse transparaître une personnalité sans grande originalité et qui se soucie peu d'exprimer sa nature profonde. Tout se passe souvent comme si, à cet âge, les désirs, les émotions étaient étrangers à l'intellectualité et parfois même, on a l'impression d'être en face d'une véritable faillite de la personnalité de l'enfant. 

C'est la constatation que nous fait une jeune institutrice du Vaucluse qui rêve d'accéder par nos techniques, à une véritable littérature de l'enfant par l'enfant 

« Etes-vous parvenus vous qui avez connu beaucoup d'enfants, ou des maîtres expérimentés peuvent-ils parvenir à faire exprimer à des adolescents de milieu paysan, de 12 à 14 ans, une émotion réelle, sincère, spontanée dans un texte écrit de leur main ? 

... J'ai l'impression bien nette que ces grands élèves restent réfractaires à toute expression personnelle. 

Voici un cas typique : un enfant que je sais doué d'une personnalité riche et sensible (je le connais depuis l'âge de 4 ans et il en a 14), cache soigneusement, à mesure qu'il grandit, cette sensibilité et évite toute manifestation d'émotion. Ses textes sont délibérément secs, impersonnels et il s'en efface volontairement. 

Préfère-t-il le silence à un texte qu'il sent inférieur ? Lui, le meilleur élève en Français, a un cahier de textes libres presque vide et c'est le comble, il réclame des rédactions ! 

Pourquoi ce refus de se livrer ? 

Est-ce un cas particulier, ou un cas général plus grave ? Faut-il attribuer cette dérobade au déséquilibre de l'adolescence ? à la crainte d'une gaucherie ridicule ? Cette pudeur de sentiments, est-elle vraiment normale à cet âge ? Cela vient-il de la tendance du jeune garçon à imiter les manières, le ton décidé, le geste autoritaire du jeune homme ? Faut-il l'attribuer au milieu paysan où les enfants grandissent seuls près de leurs parents ? Pour le cas qui nous occupe, faut-il voir là l'influence d'un père admiré et fort peu enclin à la sentimentalité ? A celle de quatre grands frères et à l'absence d'une influence féminine ou, au contaire, à une réaction contre un défaut trop féminin ? Faut-il mettre en cause la mentalité d'un village, fameuse pour ses discordes, à l'esprit moqueur, caustique, fort peu enclin à l'indulgence et à la pitié ? De toutes façons, comment agir ? » 

Du point de vue humain, on le voit, le problème est assez dialectiquement posé. Mais pour, si tentant que cela soit, nous ne pouvons, dans ces causeries de longueur limitée, nous égarer dans des domaines qui n'ont pas le but pratique, que nous nous sommes assigné. Nul doute que la personnalité de l'enfant soit façonnée à la fois par des dispositions intrinsèques plus ou moins bénéfiques ; mais dans cette rencontre du psychique et du milieu, qui nous dit que l'Ecole n'a pas sa grande part de responsabilité ? J'ai toujours, pour ma part, observé que la personnalité d'un illettré intelligent avait des résonances extraordinaires pour tout ce qui touche à l'humain et des aptitudes surnormales pour toutes manifestations de la vie pratique et nous avons bien souvent l'impression que le petit bagage culturel mis à la disposition de nos enfants du peuple est comme un instrument que l'on n'a pas en main et qui dessert plus qu'il ne sert la profonde intelligence. 

D’où peut venir cet échec des techniques élémentaires que nous avons charge d'enseigner ? 

Je vais me permettre un souvenir personnel : Dans mes débuts d'institutrice, perdue dans de quelconques postes déshérités, rongée de « cafard », dévorée de solitude, j'avais imaginé, pour me divertir, de faire chaque jeudi un goûter avec mes élèves. Ils confectionnaient leurs desserts sous ma direction et, naturellement, ils parlaient entre eux leur patois avec cet élan irrésistible qui m'a toujours séduite. J'encourageais de toutes façons ces habitudes instinctives qui mettaient à ma portée une langue toujours nouvelle, extrêmement curieuse par sa syntaxe et aussi extraordinairement poétique, sensuelle, ironique dans son fond. 

Je demandais à mes élèves de me raconter en patois de vieux contes, des événements sensationnels survenus dans la contrée et surtout la vie de ces types un peu à part qu'on appelle les idiots de villages et qui sont peut-être les vrais sages et les vrais poètes de nos provinces. 

Je n'oublierai jamais la vie fantastique de notre « Damott », de Villard d'Aréne, de notre « Jésillé » de Monestier-les-Bains, de notre « Tiène » de Ste Marguerite, racontée librement dans ces dialectes montagnards du Briançonnais si chantants, si caustiques, si pathétiques à la fois. Et comme mes conteurs étaient à l'aise ! Leurs improvisations spontanées avaient un brio, un lyrisme, une finesse que je n'ai jamais retrouvée dans aucun devoir de Français traitant pourtant des mêmes sujets. 

La raison du succès des récits improvisés dans la langue maternelle tient tout simplement à la toute puissance de la langue parlée. La langue parlée est fonction de vie : le sens de ses mots, ses sonorités, ses résonances sont enregistrés dès la toute première enfance par tout l'être physique et mental. Avec une opportunité remarquable, une spontanéité de tous les instants, l'enfant fait de son langage un outil personnel qui l'aide à résoudre tous ses problèmes à se rendre le milieu favorable, à acquérir euphorie et puissance. 

Mais, en classe, de par les règlements et les programmes, la langue parlée est interdite. Si l'enfant en use à son appétit, il est brimé pour bavardage et indiscipline. Ici, c'est le maître qui parle (et quel langage !), l'enfant écoute et se voit offrir comme exclusif moyen d'expression des mots arbitraires, agencés selon des règles strictes qu'il faut apprendre au préalable et dont on use avec prudence sous risque de sanctions. Là réside tout le « prestige » de la langue écrite, langue artificielle, morcelée en exercices disparates (vocabulaire, grammaire, syntaxe), semée d'embûches continuelles, nullement liée à la vie de l'enfant et qui va même, pourrait-on dire, contre la vie de l'enfant. 

Comment s'étonner des insuccès de la majorité de nos élèves à rédiger des textes même libres, si la liberté se résout pour eux à l'impossibilité d'habiller leurs émotions des oripeaux de la langue écrite, qui n'est pour eux qu'une langue morte ? Dans ces conditions, le texte libre peut être un échec, jusqu'au jour où l'enfant aura lié par intuition son aventure intime à l'aventure d'une lan gue écrite qui deviendra son style personnel. 

C'est, je crois, dans cette phase d'hésitation, où la personnalité n'a point encore trouvé habit à s'a forme ou chaussure à son pied qu'il faut situer les insuccès de l'adolescent dont nous entretient notre correspondante vauclusienne. Voici le, texte insignifiant qu'a rédigé le jeune YVON (13 a. 1/2), après une journée de labour. 

LE TRACTEUR

 

Il y a quelque temps, le tracteur est venu chez moi. C'est un tracteur à chenilles, rouge. Il a une puissance de 90 chevaux-vapeur. Il est venu travailler dans une terre à 4 km. de ma maison.

Quand le tracteur avait passé, les ouvriers tiraient les racines et les cailloux.

 

Notre jeune institutrice ne peut se résoudre à la déception de voir un prétexte aussi bucolique d'une scène de labour, tourner au documentaire et à la plate narration. Elle a dans le coeur des images romantiques à la George Sand, où les petits St Jean Baptiste suivent le sillon... et son grand élève lui parle de tracteur à chenilles et de chevaux-vapeur! Il faut avouer qu'elle est, dans ces conditions, assez mal placée pour prendre ici « la part du maître » et ressusciter la poésie là où l'on ne voit que ferraille. 

Eh ! bien, tant pis pour les élans bucoliques, c'est vers la machine qu'il faut aller et c'est ce qu'a fait notre jeune pédagogue avec une résignation très louable et une conscience professionnelle d'éducatrice moderne sans défaillance Elle est allée vers la pensée de l'enfant, s'enquérant sur ce maudit tracteur, faisant préciser sa marche, son fonctionnement, son rapport. Point emballée par le résultat obtenu, très loyalement elle dit : Est-ce bien ? Est-ce mal ? » avec l'impression bien nette que c'est, pour finir, plutôt mal que bien. Elle n'a pas pris sa part, sa part joyeuse, sa part efficiente, sa part triomphale et l'enfant non plus peut-être. 

Pourtant, le gamin avait dans la tête ce tracteur qui laboure si vite et si bien. Après des semaines, il en reparle, il l'évoque, il sent sa puissance magique 90 CV !... Ça veut dire peut-être, pour le gamin, que ce moteur est l'image ramassée de 90 chevaux réels tirant à la file sur l'étendue immense du champ !... Quel prestige ! Et cette force inouïe est enclose dans une étroite carapace de métal rouge et elle bourdonne comme un immense insecte, tressaille à chaque pas, ouvre largement le sillon, arrache pierres et racines... 

Voilà l'angle de prise de vue qu'il fallait saisir : la poésie de la machine, merveilleux nouveau qui séduira toujours l'adolescent et qui est, que ça plaise ou non, dans la ligne du progrès, qui embellira peut-être la vie de nos enfants. 

Si Yvon avait parlé du tracteur magique à ses petits camarades dans le langage familier qui habille chaque pensée de vie, il aurait été, pensons-nous beaucoup plus loquace et on aurait vu et entendu ronfler le moteur, tressaillir le fer et s'entrouvrir la terre. 

Quand la langue écrite est impuissante à exprimer l'émotion vécue, réelle, n'ayons aucune crainte à recourir à la langue parlée. Faisons raconter la scène réelle, simplement, naturellement, et nous retrouverons chaleur, élan, vérité, vie. 

Alors, quel que soit le sujet, toujours nous toucherons la vie.

retour à l'index des BENP