BIBLIOTHÈQUE DE L’ÉCOLE MODERNE

  LA  FORMATION

DE  L’ENFANCE

ET  DE

LA  JEUNESSE

 par

 C. FREINET

 *

 ÉDITIONS DE L’ÉCOLE MODERNE

© 1960, Coopérative, de Enseignement Laïc - Cannes

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Je ne sais si l’été 1959 n’apparaîtra pas un jour prochain comme une date mémorable dans la crise de la Jeunesse en France.

 Nous avions appris par les journaux et le cinéma les exactions hors nature dont se rendaient coupables, individuellement ou par bandes, les enfants et les jeunes gens d’Amérique. Mais la France n’est pas l’Amérique, pensait-on. Il y a chez nous des assises familiales et sociales sûres qui sauront résister à la marée d’immoralité et de délinquance.

 Puis on nous a parlé des Anderumper du Danemark, des Skunna Folke de Suède. Là, nous ne comprenons plus : une jeunesse privilégiée, qui n’a à redouter ni la misère populaire, ni la hantise des guerres, une jeunesse qui semblait n’avoir rien à revendiquer, descend dans la rue en proie à une sorte de furie moyenâgeuse.

 Et en Pologne, cette démocratie populaire où le sort des jeunes préoccupe spécialement les gouvernants, voilà les Hooligans qui menacent l’ordre et le travail.

 Teddy Boys en Angleterre, Tokyo Joku au Japon, Halbstarken en Allemagne, Tsotsis en Afrique du Nord, Nozem en Hollande, Vitelloni en Italie, le mal se répand à travers le monde comme une épidémie.

 La France avait ses gangs et ses délinquants, mais la jeunesse semblait résister à la contagion.

 Elle a désormais ses « Blousons noirs».

 Brusquement, des nouvelles alarmantes viennent troubler coup sur coup notre beau ciel d’été :

 Une véritable bataille rangée s’organise dans la banlieue parisienne entre deux groupes de jeunes qui dévalisent un café et malmènent les consommateurs.

 Les journalistes à court de copie en cette période estivale font un écho dangereux à ces événements. Il en est même qui vont jusqu’à soudoyer les bandes adverses pour que s’organise une véritable bataille photographiée et filmée. Le Préfet de Police s’émeut, annonce que 10 000 jeunes sont ainsi organisés en bandes dans la capitale et que ses services s’occupent de la chose. L’ordre sera rétabli et sauvegardé... Mais les causes restent qui ont suscité l’organisation de ces bandes. La force ne suffira pas pour résoudre le problème.

 A BANDOL (Var), une bande de jeunes Toulonnais armés d’objets hétéroclites attaque un camp de baigneurs. Il y faut l’intervention vigoureuse de la police (avec coups de feu) pour dégager les estivants et arrêter quelques-uns des manifestants.

 Le mal n’en reste pas moins plus menaçant que jamais. Les « Blousons noirs » se manifestent à LYON où ils assomment trois italiens, à CANNES où ils livrent une véritable bataille rangée à la police.

 Mode, mauvais exemple, coups de mains des meneurs qu’il suffirait parfois de saisir et de coffrer ! Peut-être. Mais de tels mouvements ne sont pas spontanés, il y a toujours eu la mode, les mauvais exemples et les meneurs. Une certaine crise de la jeunesse, plus ou moins aiguë est, de tous les temps, la manifestation d’une opposition classique entre les générations. Lorsqu’elle entraîne des désordres comme ceux que nous signalons et la liste pourrait hélas! en être longue c’est qu’il y a quelque chose de déréglé dans le mécanisme social.

 Il faut ou réagir sans tarder ou dépérir.

 Il ne suffit pas de se masquer les dangers en se disant que jeunesse se passe et que force restera à la loi. Il est urgent de déceler les causes du mal pour y porter remède.

 Tel est l’objet de la présente étude.

 

 

L’AUTORITÉ

 Le premier argument qui vient aux esprits inquiets, c’est :

 Ce n’est pas étonnant! Les enfants d’aujourd’hui font ce qu’ils veulent. il n’y a plus d’autorité. De notre temps, quand le père avait parlé, on se tenait sur ses gardes...

 Ce qui est exact.

 Mais pourquoi les enfants font-ils aujourd’hui ce qu’ils veulent? Pourquoi n’y a-t-il plus d’autorité, et pourquoi les enfants ne se tiennent-ils plus sur leurs gardes quand le père a parlé?

 Il ne suffit pas de crier fort et de frapper dur pour avoir de l’autorité. D’autres éléments entrent en ligne de compte pour créer les conditions mêmes de cette autorité.

 L’EXCÈS DE FAMILIARITÉ

 La vraie cause serait-elle excès de familiarité actuel des parents, le fait que parents et enfants sont souvent sur un pied d’égalité quand ce ne sont pas les enfants qui commandent?

Il est exact que l’idée a évolué d’une certaine position des enfants face aux parents et aux éducateurs.

 On les considérait de fait, au début du siècle, un peu comme de petits animaux familiers non aptes à l’autonomie, qu’on surveille donc et qu’on commande mais en gardant ses distances pour ne pas compromettre l’Autorité. Nous ne tutoyions pas nos parents il y a cinquante ans ; nous ne parlions pas à table et la tradition reste encore, dans quelques villages reculés, de la femme et dès enfants qui écoutent et servent le père de famille comme les serfs écoutaient autrefois le seigneur.

 Mais d’où vient donc ce changement d’attitude? Les parents sont-ils seuls en cause? Et suffirait-il de leur réapprendre les gestes d’autorité pour rétablir l’ordre?

 LE RELACHEMENT DES LIENS FAMILIAUX

 Il s’est produit pour la famille, au début du siècle, ce qui s’était produit pour les seigneurs du Moyen Age.

 Tant que le maître est là, présent, on obéit. Non pas seulement parce qu’on a peur, mais parce que c’est une présence : Il sait écouter les plaintes, parer à certaines crises, réagir à temps, faire face même aux hostilités en maintenant la balance entre les parties.

 Mais que le seigneur s’en aille aux Croisades. Ceux qui le remplacent ont peut-être bien l’autorité nominale, mais il n’y a plus la présence. Les bourgeois et les paysans se révoltent et le seigneur se voit contraint au retour à traiter d’égal à égal avec ceux qui étaient naguère sous ses ordres.

 C’est ce qui est advenu à la famille au cours de la première guerre mondiale 14-18 et le processus n’a fait que s’accentuer et se généraliser depuis.

 La presque totalité des pères de famille étaient alors mobilisés, laissant à la maison, à l’atelier ou aux champs, des femmes mal préparées à ce rôle de chef de famille, dépassées par leurs charges, anéanties de souffrance physique et morale. Par la force des choses, les aînés remplaçaient le père pendant que la mère désemparée reportait sur ses enfants cet excès de tendresse qui ne trouvait plus son objet.

 Ces enfants, prématurément mûris, mais fiers de leurs responsabilités d’hommes, s’émancipaient parfois jusqu’à la licence.

 Puis les besoins de la guerre se faisant plus impérieux, les adolescents entrent très tôt dans la production, à l’atelier et à l’usine, souvent à côté de leurs mères, mobilisées aussi.

 La famille était disloquée. La maison était vide, sauf aux heures des repas. Une autre organisation sociale venait de naître.

 La guerre finie, on n’a pu faire marche arrière pour revenir à l’ancienne discipline autoritaire. Le soldat, las et découragé, parfois mutilé, n’a pas pu réagir. Il s’est accommodé tant bien que mal de l’état de choses qu’il avait trouvé à son retour. Il traitait désormais d’égal à égal avec sa femme et ses enfants et s’il avait fait mine d’imposer son ancienne souveraineté, l’opposition de son entourage l’aurait persuadé que les temps étaient révolus.

 La deuxième guerre mondiale n’a fait qu’accentuer l’évolution, avec des pratiques de système D et de marché noir qui ont perverti davantage encore une jeunesse qui ne trouvait plus dans la pratique de la vie les points d’appui traditionnels qui réglaient autrefois son comportement, comme ces poteaux qui, dans les cols enneigés marquent l’hiver les chemins dont on ne saurait s’écarter sans danger de mort.

 Le travail des femmes est allé se généralisant, entraînant une plus grosse proportion de séparations et de divorces dont les enfants sont les premières victimes. 50 à 80 % des foyers sont désertés pendant les heures de travail, ce qui veut dire que l’enfant doit se hâter le matin pour partir à l’école en même temps que ses parents partent pour l’usine. Les écoliers mangent à la cantine, en troupeaux anonymes, puisqu’il n’y a personne à la maison.

 Ils restent à l’étude le soir puis vagabondent dans les rues en attendant le retour des parents. Ceux-ci arrivent énervés, surmenés, mal disposés à accueillir et à éduquer leurs enfants qui ne trouvent plus dans la famille l’appui moral, le foyer qui est pour eux, conscient ou non, un besoin vital.

 Le père essaie bien parfois son autorité. Mais c’est alors une autorité toute formelle qui n’a plus aucune assise dans les processus de vie en commun et qui suscite seulement l’opposition et la colère.

 L’enfant s’en va seul, ballotté au gré des mauvaises compagnies et des difficultés de la vie. Il faut vraiment que les hommes naissent bons pour que ne soit pas plus catastrophique une semblable préparation à la vie.

 Je sais bien que, dans la pratique, le désarroi n’est pas toujours total. Il est atténué au village, cette grande famille, par un milieu naturel dont on ne dira jamais assez les vertus pour l’éducation des enfants, avec ses jardins et ses champs, ses rivières et ses poissons, ses lapins et ses poules.

 Il ne reste souvent, par contre, aux enfants des villes que le havre d’une grand-mère accueillante.., et la rue.

  

DÉTÉRIORATION DU MILIEU SOCIAL

 Au début du siècle le milieu social, à la ville comme à la campagne, était comme une grande famille, avec ses impératifs, mais aussi avec ses indulgences.

 Peu à peu, sous l’effet surtout de l’industrialisation accélérée, ce milieu s’est détérioré au point que l'enfant n’y a bientôt plus sa place.

 Les grandes concentrations industrielles ont fait surgir, pour remplacer les vieux taudis, des bâtiments systématiques, trop exigus, sonores, sans dépendances, sans espaces verts, où les individus, et les enfants plus particulièrement, ne trouvent aucune place à leur mesure.

 « On se connaît, dit à un reporter de L’Express, un ouvrier incorporé dans une bande. On habite les mêmes cités ouvrières de Vanves ou de Malakoff ; on vit dans ces énormes termitières que sont, par exemple, les blocs d’habitation construits en brique rouge dans la rue Raymond-Losserand...

 Autour des appareils à sous, des juke-boxes, des billards électriques, dans les rues surpeuplées, dans les cours intérieures où grouille le petit peuple désœuvré des petits frères qui ne partent pas en vacances.., que dire à ce « môme » qui avale sa soupe et dit: « Je vais faire un tour!». Lui donner l’ordre de tourner en rond dans le « trois-pièces » que le petit frère emplit de ses braillements?».

 La rue est désormais interdite aux enfants et aux jeunes ; elle appartient exclusivement aux véhicules motorisés ; la compagne est trop loin. Et ne parlons pas du bruit, cette plaie de notre civilisation qui fait que l’individu ne s’appartient plus, qu’il est de force engrené dans la mécanique.

 Et l’attitude des adultes? Fini le temps où le milieu était toujours aidant, les adultes s’intéressant à la vie du quartier, à la vie des enfants qui étaient un peu leurs enfants, et pour lesquels on était toujours indulgent. Dorénavant, par la force des choses, l’enfant c’est l’ennemi.

 « On est mal vu de tout le monde, dit Pépère à voix basse comme s’il se parlait à lui-même (1). On a toujours tort, toujours. Si on était bien sapés comme les tricheurs des Champs-Elysées, ils nous toucheraient pas. Mais on a les cheveux longs, pas de cravate, pas de bagnole et quand ils nous savatent la gueule et qu’on revient les côtes bourrées de coups, nos parents ne disent rien et ne portent pas plainte. »

 «La jeunesse n’a pas assez de détente... On ne peut pas aller tous les soirs au cinéma. Dès qu’on s’amuse, les gens gueulent, les flics arrivent... On n’a plus d’endroit où aller» (2).

(1) interview de L’Express du 30-7-59.
(2) Reportage de L’Humanité du 5-8-59, Alain Guérin.

 LA LOURDE RESPONSABILITÉ DU CINÉMA

 C’est dans cette atmosphère ainsi détériorée et dépersonnalisée qu’agit le cinéma qui apporte à ces jeunes l’illusion de ces vies dont ils éprouvent le désir et sentent la nécessité ou la revanche et la compensation aux insuffisances dont ils souffrent.

 Le cinéma, à forte dose, dans un tel milieu, est mauvais par lui-même, parce qu’il éloigne de la réalité et plonge les spectateurs dans un dangereux climat de rêve où tout est valable. La qualité de certains films offerts aux appétits de cette foule désaxée rend le film excessivement nocif. Ajoutons à cette influence celle du sport de compétition qui glorifie la brutalité des joueurs, la « prise » qui immobilise ou le direct qui assomme. La guerre dont, depuis tant d’années, nous offrons le triste spectacle à la jeunesse, complète cyniquement la besogne de démoralisation.

 La bagarre a été, de tous temps, familière à l’enfance et à la jeunesse. Elle est devenue aujourd’hui plus sauvage que jamais : la mitraillette tue ; un coup de poing sur la figure fait vaciller un bonhomme, la torture fait parler, le sang coule. N’en est-il pas ainsi d’ailleurs dans les journaux et les livres illustrés pour la jeunesse?

 Les éducateurs sont effrayés de voir combien ces formes de brutalité sont devenues aujourd’hui familières, non seulement aux adolescents mais même aux tout jeunes enfants.

 Une fillette de quatre ans pariait avec admiration de Jean-Paul qui, à six ans, « a tué dix nègres avec ses deux carabines, il les a jetés dans la rivière... C’est un bon tueur ! »

 « Vous dites que nous sommes des voyous, les journaux, mais vous verrez dans cinq ans. Ceux qui ont treize ou quatorze ans, ils sont encore plus pires que nous. On est des enfants de chœeur à côté. Vous allez voir ça ! » (L’Express du 30-8-59)

 

ET L’ÉCOLE !

 Il semble que l’Ecole devrait être, en l’occurrence, le havre de remplacement qui aiderait les enfants pratiquement abandonnés à conserver cependant et à retrouver l’équilibre indispensable pour affronter la vie.

 L’Ecole qui fonctionne comme au début du siècle, et n’a modifié ni ses horaires, ni ses techniques, ni son esprit, n’a pas essayé de s’adapter à l’évolution radicale dont nous venons de donner un aperçu. Elle a continué de prêcher sa morale verbale, à enseigner le français, le calcul et les sciences, imperturbablement, comme si rien ne s’était passé depuis quarante ans, comme s’il n’y avait eu ni les guerres, ni les camps de prisonniers, ni les déportations et les tortures, ni le machinisme, ni la concentration humaine dans des cités chancres ou champignons où la vie n’a plus de commune mesure avec ce qu’elle était... à la belle époque.

 Les choses se sont même aggravées.

 D’une part à cause de la surcharge catastrophique des effectifs.

 Au temps heureux où le maître n’avait que 20 à 25 élèves, il y avait du moins, comme au foyer d’alors, et quelles que soient les méthodes employées, une présence. L’Ecole était au moins un ersatz de foyer, ne serait-ce que par le jeu relativement paisible des camaraderies qui s’y nouaient.

 Avec la surcharge des classes, l’Ecole s’est elle-même détériorée, comme la famille. L’enfant n’est qu’un numéro parmi 40 à 50 autres, dans le complexe caserne des 800 à 1000 élèves.

 L’enfant est seul.

 Cette solitude, l’enfant la ressent encore davantage parce que l’Ecole, qui na pas évolué, n’est plus adaptée à ses besoins. On lui impose des connaissances dont il ne voit point l’utilité, des devoirs dont il éprouve la vanité. L’Ecole est comme une machine désuète, qui avait sa fonction peut-être autrefois, mais qui se trouve aujourd’hui dépassée par tout ce qui est, par la force des choses, au centre de la vie parfois hallucinante d’un écolier 1959. Lorsque le Recteur SARRAILH critique les « programmes démentiels » c’est tout le vieux système scolaire qui est frappé par l’anathème.

 L’Ecole, loin d’atténuer les difficultés créées à l’enfant par l’évolution familiale et sociale, ne fait que les aggraver. Ajoutons que, hors quelques initiatives généreuses qui ne touchent pas le 1/10 de l’effectif scolaire, nul ne se préoccupe de savoir ce que peuvent faire les enfants des bourgs et des villes au cours des interclasses, les jeudis et les dimanches et les jours de congé.

 Et l’on s’étonne ensuite d’apprendre un jour que la masse des enfants semble s’être égarée et que quelques-uns d’entre eux, ayant perdu de vue les poteaux-signaux se sont égarés à l’aventure, seuls, ou en équipes, ou par bandes.

 Et on lâchera contre eux les gendarmes.

 Nous avons tenu à examiner en détail cette évolution familiale, sociale et scolaire pour qu’on ne croie pas que le manque d’autorité et de discipline qui caractérise notre époque, les crises profondes qui en sont la conséquence, sont le fait d’une sorte de démission des parents et des éducateurs, d’une détérioration des fonctions de base de notre système de vie, et qu’il suffirait, en conséquence, de rétablir intellectuellement, théoriquement et moralement ces données pour corriger le mal.

 Une évolution, sans doute irréversible, s’est produite dans la mécanique sociale de ces derniers cinquante ans. A nous d’y adapter les exigences de la formation des enfants dans le cadre nouveau de la Société 1959.

 

 

Essais d’adaptation

et de redressement de la

formation des jeunes

dans la société 1959

 

 Les théoriciens peuvent paisiblement étudier la détérioration éducative née d'une évolution accélérée de l'organisation sociale. Mais parents et éducateurs n'ont pas le loisir d'attendre que les augures aient analysé et décidé. Ils sont eux, en face d'une vie qui impose ses rythmes et sont obligés de ce fait, bon gré mal gré, de chercher des modus vivendi acceptables.

 A dire vrai, nous assistons depuis vingt ou trente ans, dans un monde où les principes majeurs sont devenus caducs, à un total désarroi, chacun essayant, selon son tempérament, des solutions qui, à l'usage, ne valent pas mieux les unes que les autres. 

Notre société est, dans tous les domaines, comme une machine déréglée, et qui marche si vite qu'on ne parvient plus à en harmoniser le mécanisme : les engrenages tournent comme bon leur semble, parfois, par hasard, synchronisés, la plupart du temps se contrariant et suscitant, de ce fait, grippages, usure, et dangereux bris de pièces.

 Il nous faut coûte que coûte remettre de l'ordre dans ce mécanisme. C'est une question de vie ou de mort. Nous allons nous y essayer.

 

 UN RETOUR A L'AUTORITÉ EST-IL POSSIBLE ?

 C'est la solution simple et simpliste qui vient tout de suite à l'esprit et qui satisfait de prime abord le tyran atavique qui sommeille en chacun de nous. Puisque nous souffrons du manque d'autorité et de discipline, rétablissons cette autorité.

 Les voix ne manquent pas pour vous dire :

 - Vous n'avez qu'à commander avec fermeté et ne pas tolérer la moindre désobéissance !

 - Une bonne claque bien administrée et vous verrez s'il obéit !

 - Il fait le dur : Privez-le de souper et mettez-le au cachot noir !

 S'il vous désobéit encore, attachez-le au pied de la table comme vous le faites avec votre chien   !

 Et l'Ecole brandit les instruments de discipline qui ont assuré, dans le passé, sa permanence : piquet, bonnet d'âne, mauvaises notes, retenues, lignes et verbes.

 Mais, chose curieuse, ces procédés autrefois éprouvés, semblent aujourd'hui sans effet.

 - Vous avez beau frapper, vous n'en tirez rien !

 - Le mien réagit violemment jusqu'à prendre des crises, et nous sommes bien obligés de le calmer!

 - Il nous menace de faire un mauvais coup, et savez-vous, il y a des enfants qui se suicident.

 - Le nôtre semble se plier, mais nous sentons bien qu'au fond de lui-même la partie n'est pas gagnée. Elle est parfois irrémédiablement perdue tellement sont graves les oppositions et parfois les haines qu'éveillent ces conflits mal résolus.

 - Je crois que nous lui en avons tellement dit, on l'a tellement menacé et puni qu'il semble aujourd'hui vacciné. Tout lui semble indifférent. Chez nous, moins parfois. Mais à l'école, c'est définitif : il ne veut plus rien faire... C'est comme une maladie incurable.

 Devant l'évidence de ces échecs, les parents n'ont pas besoin de longues explications théoriques pour comprendre qu'ils sont dans une impasse et qu'il leur faut trouver autre chose.

 

 LA RÉCOMPENSE EST-ELLE UN PALLIATIF VALABLE?

 Il m'arrive parfois, dit la maman, d'envoyer une bonne gifle à mon fils. Mais comme j'ai aussitôt des remords et qu'il crie à me fendre l'âme, je lui donne vingt francs pour aller s'acheter du chewing-gum et tout est réglé.

 Je le soupçonne bien un peu de monter parfois des scènes exprès pour me faire mettre en colère et m'entraîner à sévir plus ou moins adroitement dans l'espoir de la compensation des vingt francs en récompense. Mais comment faire ?

 - C'est toujours une scène pour faire ses devoirs. Alors je lui promets une récompense et il s'y résout. Il faut bien sûr ensuite tenir sa promesse. A moins qu'il exige le salaire avant pour éviter toutes contestations.

 - Nous avons établi avec mon garçon de dix ans un véritable accord - disons un marchandage - pour le faire travailler en classe. Chaque note est tarifée : un très-bien = vingt francs ; un assez bien = dix francs. Comme il veut avoir le plus d'argent possible, il se distingue. Je ne sais pas s'il ne triche même pas pour augmenter le gain... C'est évidemment le revers de la médaille.

 - J'avais promis un vélo à mon fils s'il était reçu au Certificat. Il a fait ainsi une bonne année. C'était peut-être certes un peu trop intéressé, mais je ne sais vraiment pas comment j'aurais pu le stimuler pour parvenir au résultat... qui seul compte, n'est-ce pas ?

 - Et croyez-vous, objectera l'instituteur, que nos enfants travailleraient en classe s'il n'y avait, sur toute la ligne, l'appât d'une récompense ou d'un salaire, seuls moteurs véritables de l'activité scolaire ?

 Dans notre école de boutiquiers nos enfants - et le maître avec eux - tiennent une véritable comptabilité : celle des punitions d'une part, celle des très-bien et des bien, des notes, des moyennes et des classements.

 Non, ce n'est pas encore là la sainte loi du travail.

  

SI LE TRAVAIL ÉTAIT INTÉRESSANT !

 Et pourtant, observe la maman, mon fils est intelligent et travailleur, mais hors de l'école. Quand chez nous quelque chose l'intéresse il s'y donne avec une obstination qui nous surprend. Parlez-lui de démonter un moteur ou de réparer une bicyclette. Là les heures ne comptent pas...

 C'est comme s'il avait une indigestion chronique de travail scolaire.

 - C'est aussi que l'Ecole ne fait pas grand effort pour rendre ce travail intéressant. Que voulez-vous que nos enfants trouvent d'emballant dans des leçons et des devoirs dont nous avons été nous-mêmes excédés ?

 Rendre le travail scolaire intéressant est bien, explique l'instituteur, le leitmotiv de la pédagogie actuelle. Regardez d'ailleurs les manuels scolaires avec leurs imposantes illustrations qui en font comme des livres d'images...

 - Mais si cette chamarrure, objecterons-nous, ne sert qu'à faire passer la pilule qui reste toujours aussi insipide sinon aussi amère ?...

 - Mais nous avons, ajoutera l'instituteur, des moyens nouveaux à notre disposition : les promenades, les sorties, la radio, les projections, le cinéma et, maintenant, la télévision...

 Mais tout cela ne change rien à la nature de ce que doit enseigner l'Ecole. Les enfants sont avides de cinéma et de télévision, mais ils n'en aiment pas davantage, pour cela, les études proprement scolaires ...

 C'est que l'intérêt apporté de l'extérieur ne change rien en effet à la nature de l'enseignement lui-même. C'est la chape qui est seulement brodée et fleurie pour faire impression. L'illusion ne dure qu'un temps. Quand l'enfant touche un jour le fond il n'en est que plus découragé.

 C'est l'intérêt par le dedans qu'il faudrait trouver.

 Non, rendre l'étude intéressante n'est pas encore non plus la vraie solution. Il nous faudrait aller plus loin et plus profond. C'est toute la pédagogie qui est à changer.

 

 LE JEU SERAIT-IL LE MOTEUR SOUVERAIN DE L'ACTIVITÉ ENFANTINE ?

 Il ne veut rien faire en classe, se plaignent les parents. On le dit mou et amorphe, comme s'il n'avait point de vie et si tout lui était indifférent. Et pourtant, si vous le voyiez jouer ! Là, il s'en donne, et avec entrain, initiative et passion... il n'est plus le même enfant!

 Ah ! s'il pouvait consacrer à l'étude une partie de cet allant dont il fait preuve dans ses jeux !

 Les parents ne sont pas les seuls à faire cette constatation. L'École se rend bien compte elle aussi que le jeu mobilise en l'enfant une énergie qu'on a considérée pendant longtemps comme de contrebande. Le jeu semblait être alors l'ennemi du travail.

 La pédagogie contemporaine a essayé de se l'approprier, de le domestiquer, comme l'industrie capte des forces diffuses d'une puissance impressionnante.

 On a imaginé des jeux pour apprendre à lire, à écrire et à compter, des jeux pour apprendre l'histoire, des jeux et des concours qui visent à la connaissance géographique et scientifique, des jeux de dessin et de musique. On a des jeux d'attention, des jeux d'imagination et d'adresse, des jeux d'initiative et de ruse. La radio exalte encore cette tendance à tel point que le champ actuel de la personnalité en est tout imprégné. A quand des jeux pour manger et respirer ?

 Les classes maternelles sont bourrées de jeux qualifiés d'éducatifs ; les maisons sont pleines de jouets. Les devantures des magasins en regorgent. L'industrie du jouet est, en ce moment, une des plus florissantes de France.

 « Jeu des enfants, tranquillité des parents. » Et des maîtres pourrions-nous dire.

 Nous pourrions croire, d'ailleurs, que nous tenons enfin la solution radicale à tous les problèmes éducatifs puisque psychologues et pédagogues s'évertuent aujourd'hui à démontrer que le jeu est naturel à l'enfant et à l'homme, qu'il est une activité de base dont ils ne sauraient se passer, que c'est donc à bon droit qu'on fait sur lui le plus grand fonds dans la recherche d'une éducation valable et d'une culture.

Si nous ajoutons que les nouvelles formules d'organisation de travail réservent aux individus de larges marges de loisirs, et qu'on n'a pas encore trouvé le moyen de remplir cette marge autrement que par le jeu, nous pouvons bien nous demander si nous parviendrons à trouver mieux pour surmonter les crises qui secouent notre jeunesse.

 Et pourtant, nous sommes bien obligés de rester sceptiques et inquiets. La grande vogue du jeu n'a fait souvent qu'accentuer le déséquilibre.

 Le jeu, en effet, ne prépare pas à la vie. Il brûle, il use une énergie qui semble parfois en excédent et qui risquerait de ce fait de rester inemployée. Comme ces barrages de fascines et de pierres qu'on construit çà et là en travers des torrents mais qui n'ont aucune utilité, ni pour dévier l'eau dans un canal d'arrosage, ni pour faire tourner une turbine, et qui ne sont là que pour couper l'élan, pour briser la force du torrent, pour assagir le flot désormais plus facile à domestiquer.

 Le jeu ne prépare que très accidentellement aux activités de la vie, même si, dans certains cas, il exerce quelques aptitudes particulières ou développe certains sens. Il distrait de la vie; il tend à faire prendre pour la vie ce qui n'en est que l'ersatz et de ce fait fausse l'optique des problèmes fondamentaux.

 La pédagogie du jeu tend à créer deux zones dans la vie et le comportement des individus : la zone sérieuse et constructive, qui inclut la généralité des actes normaux et fonctionnels - celui notamment du travail sous toutes ses formes, avec ses multiples obligations bien souvent exigeantes et pénibles - et la zone de distraction, destinée à compenser la tension nécessitée par la vie, zone privilégiée du jeu.

 Cette séparation de la vie entre deux zones opposées, l'une demandant efforts, sacrifices et souffrances, l'autre toute d'excitation et de jouissance, contribue à créer le déséquilibre dont nous souffrons. Il est compréhensible, sur de telles conceptions, que l'individu non prévenu fuit le travail et la peine pour rechercher la jouissance. Et c'est en définitive tout le drame de notre époque. Il explique que l'enfant fasse le mort à l'école et ne veuille s'astreindre à aucune obligation, mais qu'il s'épanouisse dans le secteur jouissance.

 Cette tendance est d'ailleurs irréversible après la puberté. C'est dans l'enfant qu'il nous faudra trouver une pédagogie du travail susceptible de redonner le sens de la vie aux indi­vidus, par la mise en valeur des éléments qui leur sont essentiels.

 

 

LES SENTENCES ET LES EXPLICATIONS SERAIENT-ELLES ENCORE SOUVERAINES ?

 Il faut lui expliquer, lui faire comprendre, nous dit-on, lui faire sentir la nécessité du travail, de la connaissance et de la culture, le mettre dans la bonne voie...

 J'essaie bien. Il me semble, quand je lui parle, que ma parole porte, surtout si elle sait être émouvante. Je me dis parfois : Tu as enfin gagné la partie. Et dès qu'il se trouve à nouveau à une croisée des chemins, c'est toujours dans celui de la facilité qu'il s'engage.

 La morale ! La morale ! On nous a trop fait la morale à nous-mêmes et nous en avons comme une indigestion. Les jeunes d'aujourd'hui ne s'y laissent plus prendre : Du baratin ! Du vent !

 - On nous a dit : « C'est parce qu'il n'y a plus de religion. La peur du diable était autrefois le commencement de la sagesse. Mais tout le monde sait aujourd'hui qu'il n'y a pas de diable et la menace ne joue plus. Dans la pratique les enfants élevés avec le secours d'une religion ne se comportent pas mieux que les autres.

 Ah ! si les enfants pouvaient être imprégnés dès leur jeune âge d'une règle de vie religieuse, non formelle mais profonde, qui dépasserait les mots pour s'intégrer à la vie, alors oui quelque chose pourrait être changé.

 Mais une telle imprégnation suppose une présence, et une présence de choix, faite de dévouement, de piété, de générosité et d'humanité. Où sont les saints qui seraient aujourd'hui en mesure de former la jeunesse morale qui remonterait la pente ?

 Il y faudrait une foi, cette foi qui soulève les montagnes. Mais où la trouverons-nous encore ?

 Il fut un temps au début du siècle où les éducateurs avaient foi en la science et au progrès. Les parents eux-mêmes espéraient alors trouver dans l'instruction le levier décisif :

 « Un enfant qu'on enseigne est un homme qu'on gagne »écrivait alors Victor Hugo.

 Hélas ! les guerres, les massacres, les déportations, les tortures, la course aux armements et maintenant les bombes atomiques nous ont apporté la triste preuve que la science ne saurait, par elle-même, sauver l'humanité.

 Il nous faut aujourd'hui d'autres leviers.

 Nous ne voulons excuser ni les délinquants, ni les gangs, ni les bandes organisées, ni les retards scolaires, ni les désadaptés, ni les lycéens plus partisans de chahut que de travail.

 A dire vrai, que leur offre-t-on de nos jours pour les éclairer et les encourager à l'aube de la vie, pour leur donner un but à leurs efforts ? Peuvent-ils distinguer seulement une petite lumière dans les sentiers où nous prétendons les engager et sont-ils totalement responsables s'ils se laissent tromper par des lueurs artificielles qui ont parfois à s'y méprendre l'éclat fallacieux des clartés ancestrales dont nous prônons les vertus. 

Une école désadaptée, des examens impitoyables, un travail sans but, et, à l'horizon, l'exploitation et la guerre !

 Mesurons les responsabilités et essayons maintenant de trouver les solutions pratiques.

 

  

La vraie solution

 

UNE ÉDUCATION DU TRAVAIL

 Pour surmonter la crise, il nous faut reconsidérer, sur la base du travail, les relations entre enfants et adultes et y ajuster autant que possible notre commun comportement.

 Contrairement à ce qu'on croit, ni l'oisiveté, ni le jeu ne sont naturels à l'homme. Il n'y a qu'à voir les réactions, non encore perverties du jeune enfant. La plus grosse punition que vous puissiez lui infliger, c'est l'immobilité, et rien n'est autant apprécié par lui que les travaux à sa mesure et dont il voit directement les résultats.

 Allumer ou tisonner le feu, faire cuire un plat, mettre le couvert, servir à table, conduire un cheval ou une bicyclette sont depuis toujours, et restent, des occupations favorites des enfants. C'est seulement parce qu'on les trouve dangereuses et coûteuses, ou obsédantes, pour les parents qui désirent la tranquillité, qu'on les a remplacées par des ersatz à forme de jeux : une dînette pour rire, des chevaux de plomb ou une série d'autos miniatures.

 POUR SI PARADOXAL QUE CELA PARAISSE, L'ENFANT NON DÉFORMÉ PAR LE JEU OU LE PROFIT NE JOUE QUE LORSQU'IL NE PEUT PAS TRAVAILLER. Si nous parvenions à rétablir à tous les âges, dans tous les milieux, à l'école comme dans la famille, la fonction travail, nous aurions trouvé du même coup les conditions optimales de l'équilibre individuel et social.

 La tâche sera évidemment difficile, comme il est difficile de reconsidérer l'économie d'un pays.

 Il faut d'abord détecter les lignes de force, les richesses à exploiter, les virtualités à réaliser. C'est ce que nous avons tenté en faisant le procès rapide d'une formule d'éducation dépassée et condamnée.

 Mais si même notre démonstration est si évidente qu'aucun doute n'est possible, encore faut-il vaincre les résistances de la masse des individus intégrés dans l'ancien système et qui se refusent à changer leurs techniques de vie. Nous nous heurtons aussi aux profiteurs de l'état de choses existant et qui ne voudront pas perdre leurs avantages, dût l'avenir en être compromis.

 Notre ÉDUCATION DU TRAVAIL aura à compter, nous le savons :

 - Avec les administrateurs de tous ordres qui rechigneront à reconsidérer la construction, l'entretien et l'aménagement des locaux d'éducation adaptés à leur nouvelle fonction ;

 Avec les commerçants qui essaieront d'éviter la dévaluation de leurs manuels et outils-jouets inutilisables dans notre nouvelle école ;

 - Avec les parents qui, excédés par leur journée de travail n'aspirent qu'à la paix et à la tranquillité, même si elles devaient être obtenues par des calmants qui détériorent les individus et compromettent leurs éléments de vie ;

 - Avec les éducateurs eux-mêmes qui, formés aux anciennes méthodes seront lents à se réadapter aux nouvelles techniques de travail.

 Il y faudra de l'audace, et l'action décidée d'une avant-garde qui apportera par ses réalisations la preuve technique qu'un renouveau est possible et qu'il sera décisif.

 Nous aurons à prévoir :

 - Une réorganisation, sur la base du travail, de la vie et de l'éducation des enfants dans la famille ;

 - Une réorganisation du travail dans les écoles ;

 - Une réorganisation de la vie et du travail pendant les heures ou les périodes où les enfants ne bénéficient pas de la présence des parents ou des éducateurs.

 

 

Réorganisation

Sur la base du travail,

De la vie et de l’éducation

De l’enfant dans la famille

  

« L'amusement des enfants, c'est la tranquillité des parents » dit le proverbe.

 Mais tranquillité des parents et éducation des enfants vont rarement de pair. Si vous voulez n'avoir aucun ennui de ce genre, n'ayez pas d'enfant.

 Vous pouvez, quand vous avez un enfant nerveux, vous contenter de lui donner quelques cachets de tranquillisants, sans vous préoccuper des réactions possibles, et certaines, sur la vie et le comportement ultérieur de cet enfant. Mieux vaut évidemment essayer de découvrir les causes de la nervosité pour l'en corriger. 

Veillez à la santé de vos enfants - ce qui est primordial puis appliquez-vous à leur procurer le plus souvent possible un travail à leur mesure. Vous ne serez jamais déçu : Rappelez-vous ce que vous auriez aimé faire étant petit. Évitez le commandement formel et autoritaire pour des besognes accessoires et sans intérêt : Va me chercher du café, apporte du bois, surveille ton petit frère. C'est là la partie passive et désespérante de la fonction travail, la partie mineure. Et c'est d'ailleurs parce qu'il en est ainsi que vous vous en déchargez pour vous réserver la partie noble, active et constructive.

 N'oubliez pas qu'envisager une initiation au travail sous cette forme évidemment égoïste, c'est décourager l'enfant et le dégoûter du travail.

 N'hésitez pas au contraire, à prendre à votre compte un certain nombre de besognes passives pour laisser à l'enfant la satisfaction de l'acte noble.

 Le petit garçon de cinq ans ne pourra certes pas mettre d'emblée le couvert tout seul, besogne trop difficile et trop longue. Préparez-lui les assiettes, offrez-lui cuillers et fourchettes qu'il n'aura qu'à répartir. Et si tout n'est pas parfait, au lieu de vous en prendre à sa maladresse, doucement, sans qu'il s'en aperçoive, apportez le coup de pouce afin de pouvoir dire : Regardez comme c'est bien !

 De bonne heure, l'enfant peut faire son lit et balayer, mais selon le même processus, avec votre aide sympathique. Au début, il vous sera difficile d'éviter le travers habituel qui consiste à donner le travail comme une tâche et de s'abstenir radicalement de toute aide qui apparaîtrait parfois comme une tricherie. N'appliquez pas dans la famille la règle habituelle de l'Ecole qui donne un devoir à faire et se contente de corriger et de sanctionner, au risque parfois de décourager à jamais.

 Confiez de bonne heure des responsabilités à vos enfants, des responsabilités à leur mesure, certes, et selon l'âge : l'un doit surveiller le bois ou nettoyer la table, les autres balayer l'escalier, donner à manger au chat ou mettre des fleurs dans les pots.

 Si vous êtes à la campagne, il vous sera plus facile encore de trouver des occasions de travail : coudre des habits, élever les bêtes, cultiver un jardin.

 N'oubliez pas, malgré cela, que les formes de travail ont évolué et que les enfants s'intéressent plus de nos jours à la marche d'une mécanique qu'aux soins aux plantes et aux fleurs. A une époque où tout père de famille quelque peu à la page possède une trousse complète d'outils dans un coin d'atelier, il faudrait réserver dès que possible aux enfants, à défaut d'une pièce autonome, une soupente, un coin de corridor ou une entrée de cave pour l'installation de son atelier. Vos enfants de quatre à cinq ans eux-mêmes seront heureux et fiers de pouvoir construire maisons et camions et les fillettes créeront avec des étoffes et des ciseaux.

 N'oubliez pas enfin que tous les enfants sont emballés par le dessin libre à grande échelle surtout, et par le dessin, dans la mesure il est vrai, où l'Ecole sait cultiver elle-même cette tendance enthousiasmante.

 Evidemment dans le règne des jouets, les outils dignes de ce nom sont rares. Il faudra orienter l'ingéniosité inépuisable des inventeurs et des producteurs de jouets vers la mise au point d'outils adaptés aux nécessités et aux possibilités enfantines : systèmes simples qui évitent aux débutants de se frapper sur les doigts, guides qui permettent de scier sans risque, avec une vraie scie, limes, gouges, transformateur, filicoupeur, montage de lampes, etc...

 Tout est à inventer encore en ce domaine. Avec les sommes incalculables consacrées actuellement à la production de jouets inutiles, on mettrait bien vite à la disposition de tous les enfants un véritable outillage qui deviendra comme le premier échelon de la culture.

 Il faudra aussi stopper un embourgeoisement qui prépare la plus déplorable des éducations : On m'a suffisamment fait travailler moi-même quand j'étais petit, se dit-on, pour que mon fils puisse jouer lui aussi et se reposer comme les enfants de bonne famille. Ils nous valent des allocations familiales qui nous permettent désormais de les servir et de les faire servir sans les mêler prématurément aux soucis du ménage et du travail.

 Les enfants de travailleurs, même à la campagne, sont élevés aujourd'hui comme de petits bourgeois. Il est passé le temps où, au début du siècle, nous étions mis à la besogne, dès les premières années : surveiller les poules, garder la chèvre ou les boeufs, arroser le jardin, porter du fumier aux champs, aller ramasser des fruits ou chercher de l'eau. Sauf certains soirs après souper ou le dimanche, nous avions rarement des heures libres pour jouer.

 C'était peut-être exagéré dans certains cas, étant données la nature et la qualité des tâches qu'on nous imposait. Il pouvait même y avoir des abus regrettables. Mais nous en étions du moins intégrés à la vie des parents et du village. Nous savions quand naissaient les agneaux et comment nourrir les mères, à quel moment mûrissait le blé et comment nous devions opérer pour conduire aux champs les boeufs et l'âne. Cela faisait partie de cette présence dont nous avons parlé qui nous rattachait substantiellement, techniquement au milieu ambiant.

 Les enfants d'aujourd'hui ignorent tout des incidences de cette vie des parents. Comme si ce n'étaient pas leurs parents et s'ils ne vivaient pas dans le village ou dans le quartier. Ils sont « désintégrés », sans aucune de ces assises vitales dont on commence à redécouvrir les vertus.

 - Ils n'ont qu'à jouer! ...

 - Ah ! oui ils vous parleront avec une compétence qui vous surprendra d'illustrés ou de cinéma. Ils vous diront les marques d'autos ou les tours de force des sportifs. Ils ne connaissent point le travail. C'est comme s'ils étaient dans un autre monde qu'on a délibérément laissé se couper de notre monde à nous. Moins que jamais nous pouvons parler de présence.

 Nous pouvons mesurer les conséquences de ces erreurs dans les Maisons d'Enfants ou les Colonies de Vacances où les enfants ne savent et ne veulent rien faire, comme s'ils devaient être plus tard, des princes aux mains blanches.

 Nous avons à réaliser là une véritable révolution à l'envers, retourner, prudemment, humainement - car il ne faudrait certainement pas authentifier une nouvelle exploitation des enfants - mais revenir cependant à une participation maximum des enfants à l’activité familiales, scolaire et même sociale. Non pas au profit du travail des enfants (on a souvent plus vite fait de réaliser le travail soi-même), mais pour la nécessité éducative de cette nouvelle formule de préparation à la vie.

 

 

Réorganisation du travail

dans les écoles

 

 C'est à ce chapitre que nous sommes les mieux armés pour montrer expérimentalement ce qui doit et peut être fait puisqu'une large et profonde expérience d'École Moderne du travail se poursuit depuis trente ans dans des milliers d'écoles de France et de l'étranger.

Il serait bon au préalable de définir ici aussi le mot travail dans le complexe de l'activité pédagogique. Les tâches courantes de l'actuelle École traditionnelle ne peuvent pas se parer du beau nom de travail. Ce sont besognes scolastiques, prévues non point en fonction des enfants, mais en fonction seulement des adultes, de leurs règlements, de leurs programmes et de leurs manuels. L'enfant n'en voit que très exceptionnellement le but. Il n'a donc pas de raison de désirer ce travail qui est un devoir, une obligation, mais non la satisfaction normale de notre besoin de créer, de produire, de monter, de nous développer afin de dominer la nature autour de nous.

 On nous dit bien : il faut apprendre, il faut étudier les leçons et vous appliquer à vos devoirs afin de passer des examens et de conquérir le droit à la vie.

 Ces arguments étaient effectivement valables autrefois et cette validité était sans nul doute un élément d'efficience de l'Ecole du début du siècle. Enfants et parents se rendent compte aujourd'hui, quoi que leur assure l'Ecole, que les temps sont changés, que les examens ne procurent pas forcément une situation et que certains individus qui ont échoué occupent pourtant dans la Société une place privilégiée et gagnent beaucoup d'argent grâce à des qualités et des aptitudes que l'Ecole avait totalement négligées, qu'elle n'avait ni détectées, ni cultivées, et qu'ils ont sauvegardées par un comportement de mauvais élève en rébellion contre les pratiques établies.

 L'Ecole, pour les usagers eux-mêmes qui se font moins d'illusions que les éducateurs, est comme une machine mal réglée, qui fonctionne en circuit fermé, et dont les produits ne sont pas toujours utilisables dans la vie de tous les jours. Qu'on ne s'étonne donc pas si quelques éléments seulement de l'effectif scolaire - et en proportion sans cesse décroissante - peuvent s'intégrer à ce circuit fermé et si la majorité des élèves délaissent le travail scolaire pour chercher dans d'autres domaines, la réussite qui leur est indispensable.

 Le nombre des désadaptés scolaires ne fait en effet que croître. Mais le fait grave, c'est que ces désadaptés ne sont qu'exceptionnellement des retardés intellectuels ou mentaux. Ils seraient des élèves normaux, mais, par notre faute, ils se désintéressent totalement de la vie scolaire, se refusent à tout travail en une sorte de grève perlée dont s'émeuvent à bon droit les parents. Ils se ferment à la culture scolaire, la seule que la société puisse aujourd'hui leur offrir et ils sont là, dans l'attente de possibilités nouvelles qu'ils pressentent et sollicitent.

 Aucun des recours dont nous avons parlé n'est valable en l'occurrence : les punitions et les récompenses sont désormais sans effet. Ils en sont déjà excédés et découragés. C'est comme un récipient qui déborde de son contenu, même si celui-ci n'est que de qualité douteuse ou dangereuse. On le brisera peut-être mais on n'y fera pas pénétrer une goutte de plus. Quant à se débarrasser de ce contenu déplorable, c'est une opération de transfusion bien délicate à réussir.

 La solution INTERÊT? Les enfants se passionnent pour les illustrés, le cinéma ou la télévision, mais laissent tomber la nourriture qu'ils enrobent, comme ces souris qui savent, avec un flair surprenant, manger l'appât que vous leur offrez mais vous laissent le grain empoisonné dont elles ont senti le danger.

 Le jeu ? Lui seul semble avoir réussi. Ils s'y donnent avec une rage avide, qui mobilise leur riche potentiel d'acquisition et de vie. Mais là aussi ils ne prennent que le jeu et laissent tomber les préceptes que vous prétendiez faire passer avec. Ces enfants que l'Ecole a dégoûtés du travail, vont devenir des passionnés du jeu sous toutes ses formes, avec tout ce que cela laisse craindre comme perversion individuelle et sociale.

 

Vos prêches les font sourire. Ou plutôt ils y sont sensibles, intellectuellement et même affectivement car leur coeur est souvent plus pur qu'on n'oserait l'espérer. Mais la machine Vie ne suit pas. Elle est embrayée sur une autre zone d'activité et finalement, un peu malgré lui, l'enfant réagit contrairement à ce qu'il aurait voulu faire.

 Ils sont dans l'impasse. Vous y êtes aussi, parents et éducateurs.

 Vous sentez bien qu'un enfant qui n'a point pris goût au travail, qui ne sait plus que suivre ses impulsions, qui vit dans un rêve dont le jeu et les images sont les véhicules, qui ne rêve en conséquence que d'aventures et devient susceptible de s'embarquer dans toutes les initiatives qui lui promettent un substitut au moins à la vie qu'il n'a point réalisée vous sentez bien que cet enfant est en danger.

 Une seule chose peut encore le sauver : LE TRAVAIL. A condition que vous n'ayez pas trop tard recours à lui. Il arrive un âge aux environs de la puberté où les lignes de vie se sont profondément inscrites dans le comportement des individus. L'enfant s'est enfoncé déjà dans un sentier qui semble aller s'élargissant et qui laisse espérer peut-être quelque lointaine éclaircie.

 Je ne sais s'il vous est arrivé de vous égarer dans une forêt touffue. Vous avez suivi longtemps une draille de brebis, persuadés qu'elle mènerait forcément à un chemin de bergerie ou peut-être à une source fraîche. Vous marchez, et aucune issue ne se distingue. Il vous semble même, à certains moments - et vous en avez le frisson - que le sentier va se rétrécissant jusqu'à devenir bientôt impraticable.

 Si vous vous étiez trompés?

 Peut-être vaudrait-il mieux rebrousser chemin jusqu'au croisement où vous essaierez une autre voie ? Mais êtes-vous sûrs seulement de ne pas vous égarer en retournant? Et le chemin que vous prendriez sera-t-il forcément meilleur? S'il y avait du moins quelque chemin de traverse ? Vous êtes enfoncés trop avant pour revenir en arrière.

 L'enfant ne rebrousse plus chemin.

 Il le peut tant qu'il est jeune, qu'il ne s'est pas enfoncé trop avant, qu'il voit encore le croisement fatidique. Au point où il se trouve, même si la parure des arbres obscurcit le chemin, il entend encore la voix claire des autres enfants qui s'interrogent au carrefour, et les appels de ceux qui ont emprun­té une voie parallèle. S'ils sont en danger, ils pourront encore lancer leur S.O.S. et quelqu'un leur répondra. Ils retourneront s'il le faut pour les rejoindre et repartir vers de nouvelles aventures.

 Le travail sera, dans tous les cas, cette nouvelle aventure. A condition qu'il soit une activité avec vraiment toutes les caractéristiques du travail. Il ne suffit pas de vous engager, d'autorité, vers des activités qui vous paraissent intéressantes à vous et qui ne seront pour vos enfants que de douteuses impasses. A vous de choisir les travaux passionnants, à la mesure des enfants, ayant utilité et efficience, et où la réussite apparaît comme une éclaircie salvatrice. L'essentiel c'est d'ouvrir la brèche et de s'engager dans une voie lumineuse. Pour l'un, cette voie sera l'élevage d'un lapin ou la culture d'un jardin ; pour un autre la collection d'insectes ou les fossiles ; il en est d'autres qui s'enthousiasmeront pour l'histoire, les sciences, la poésie, le chant, l'expression dramatique, la gravure ou le dessin.

 Mais il faut que l'enfant puisse réussir en créant une oeuvre majestueuse dont il sera fier, pour lui-même d'abord, aux yeux des autres ensuite, qui lui donne la première qualité de maître de la matière, à l'égal des autres producteurs en toutes disciplines.

 Educateurs et parents doivent réapprendre à s'émouvoir au spectacle de cette création, ne point le considérer selon les canons de leur inculture ou de leurs prétentions, mais du point de vue du créateur qui s'émerveille, comme la maman qui trouve toujours son enfant le plus beau du monde. L'essentiel est que le jeune être soit lancé, avec enthousiasme et dynamisme, dans la bonne voie. Tout le reste viendra par surcroît.

 Cette confiance nouvelle que nous faisons à l'expérience et à l'expression libre enfantines ne signifie nullement que nous tournons le dos à toute discipline et à toute méthode. Nous cherchons seulement une discipline et une méthode plus efficientes. Et nous avons trouvé pour cela le moteur décisif : le travail, individuellement et socialement motivé.

 Cette insertion du travail des enfants dans le complexe social se fait dans nos classes :

 1 - Par la pratique du Texte libre, de l'imprimerie à l'Ecole, du Journal scolaire et des échanges qui initient l'enfant à la technique du travail adulte.

 Au début, jusqu'à cinq et six ans, l'enfant crée, raconte et dessine, pour lui d'abord. Mais il devient bien vite sensible à la splendeur de ce que nous pourrions appeler la socialisation de sa pensée et de sa vie. Nous lui en offrons la technique. Lorsqu'il écrit, tout comme les adultes, c'est pour être lu par d'autres, sinon il n'écrira pas, à moins qu'on l'oblige - ce qui lui enlèverait valeur et dignité. L'imprimerie à l'École est l'outil merveilleux de cette socialisation : caractère après caractère, le texte enfantin devient page imprimée du journal qui s’envolera par delà monts et vallées vers les correspondants attentifs à nos propres pensées.

 La correspondance et le journal ouvrent les portes et les fenêtres d'une école qui fait désormais partie du grand complexe social, comme la route où roulent les autos, le magasin où l'on se réapprovisionne, les P.T.T. ou la radio qui nous apportent les nouvelles internationales.

 Tout cela suppose une autre organisation, de nouvelles équipes de travail ouvertes sur la vie, un autre esprit des éducateurs. Toutes ces exigences se trouvent concrétisées dans notre pratique du PLAN DE TRAVAIL qui est au centre de l'organisation Ecole Moderne.

 Comme pour les adultes, le planning est la conjonction des besoins et des activités de travail d'une part, de l'exigence de la société, des horaires et des programmes d'autre part. Comme dans la vie de toute communauté, nous répartirons les tâches en respectant autant que possible les préférences des individus. Comme dans la vie. S'il s'agit de couper un arbre, de monter un mur ou de préparer le dîner, nous n'allons pas imposer malignement comme ont tendance à le faire l'école et l'armée -autrefois - au spécialiste maçon de faire le dîner et au cuisinier de grimper sur un arbre. L'essentiel est d'obtenir du groupe le maximum d'efficience au service de la communauté. L'indispensable division du travail suppose alors un minimum de spécialisation, qui ne devient limitative et abêtissante que lorsque l'exploitation en systématise la pratique.

 Nos enfants ne sauront sans doute pas tout faire. Qui pourrait se vanter aujourd'hui d'être universel ? Mais ils aimeront le travail et seront soumis de ce fait à un incessant perfectionnement qu'il appartiendra à l'éducateur de régler et de canaliser.

Dans tous les domaines, pour toutes les disciplines, nous opérons progressivement un définitif changement de front. Nous n'oublierons pas que le progrès est à base d'expérience et de travail. Le plus délicat sera justement de permettre à l'Ecole l'expérience et le travail.

 Le jeu avons-nous dit, n'est qu'un ersatz du travail. On ne joue que si on ne peut pas travailler. Nous pourrions en dire autant de l'explication théorique et du verbiage, de la « salive ». Ils ne sont qu'un rouage de deuxième zone dans la construction éducative. La première zone, indispensable, c'est l'expérience et le travail. On ne parle, on n'explique que lorsqu'on ne peut ni expérimenter ni travailler.

 L'École devrait être, à tous les degrés, un vaste atelier d'observation, d'expérimentation et de travail.

 Nous avons mis au point pour le premier degré le matériel et les techniques nécessaires. On peut en voir des prototypes en action dans des milliers d'écoles françaises, italiennes, suisses, luxembourgeoises, belges, hollandaises, allemandes, argentines, uruguayennes, mexicaines ou cubaines avec :

 - Imprimerie à l'école, journal scolaire, gravure du lino ; échanges interscolaires, magnétophone pour l'apprentissage et la maîtrise de la langue parlée et écrite ;

 - Collection de brochures Bibliothèque de Travail et fichier scolaire pour la documentation et les études historiques et géographiques ;

 - Matériel scientifique et Boîtes de travail pour l'expérimentation scientifique ;

 - Calcul vivant et fichiers autocorrectifs pour les techniques de calcul ;

 - Peintures, poteries, céramiques, disques et films pour l'expression artistique.

 L'introduction dans les écoles de ces techniques de travail suppose la transformation progressive des locaux scolaires en ateliers de travail. Mais cette transformation, telle que nous la concevons, ne nécessite pas un engagement prohibitif de crédits, sauf pour ce qui concerne la surcharge des effectifs. Aucun éducateur ne peut travailler normalement, quelle que soit la méthode, quand les élèves sont entassés quarante dans des locaux prévus pour vingt-cinq et trente.

 Le difficile sera aussi de préparer les éducateurs à leur nouvelle fonction de chefs d'atelier et de faire admettre à l'administration que l'école puisse fonctionner selon les normes universellement valables pour l'industrie ou le commerce ; que tous les élèves ne soient pas contraints d'exécuter en même temps la même besogne vaine et inutile, mais qu'il y ait déjà à ce niveau une division du travail pour une oeuvre valable.

 Il faudra aussi qu'éducateurs et administrateurs comprennent à l'usage que la surveillance directe de l'éducateur est indispensable, comme la présence de l'adjudant à la caserne lorsqu'on veut contraindre les individus à une besogne non motivée et sans intérêt, mais qu'une organisation coopérative est autrement efficace quand les enfants deviennent des travailleurs conscients et responsables.

 La chose est aujourd'hui possible puisqu'elle se réalise dans des milliers d'écoles de notre mouvement.

 Nos visiteurs sont toujours étonnés de l'aisance et du sérieux, et, pour tout dire, de l'intelligence de nos enfants au travail. L'Ecole est devenue leur domaine. Ils peuvent s'y épanouir selon des normes naturelles qui leur sont devenues familières. Ils débattent de questions que nous croyions réservées aux adultes ; ils s'informent, ils discutent, ils forgent leur culture.

 Aux moments, aux jours où notre éducation du travail joue à cent pour cent, l'aspect de nos écoles est foncièrement différent de celui d'une école traditionnelle. L'éducateur n'a plus à intervenir en permanence pour susciter le travail ou maintenir l'ordre. Après les classes nos enfants partent individuellement ou en équipes, continuer leur travail et, quand, après de multiples tâtonnements, Jean-Claude a pu brancher un haut-parleur sur le poste à galène de sa fabrication, tous les travailleurs se réunissent pour écouter.

 A ces heures-là, quand les enfants peuvent se livrer à un travail à leur mesure, pour lequel ils ont les outils adéquats et dont ils voient le but, le jeu est éclipsé et dépassé. C'est bien une activité de deuxième zone, un ersatz qui s'amenuise quand règne le travail.

 Les instituteurs et les parents sont surpris de voir ainsi des enfants se passionner désormais pour le travail comme ils se passionnaient naguère pour le jeu, aller à l'école avant l'heure, n'en sortir qu'à regret quand on ferme les continuer à la maison le travail inachevé.

 Cet esprit nouveau, fruit de l'éducation du travail va permettre des audaces jusqu'ici incroyables dans la conduite des classes.

 

 

J'ai eu l'occasion de visiter en juin dernier, à quinze kilomètres de CORTE, une école de village que M. le Vice-Recteur de la Corse avait présentée la veille comme une des plus émouvantes et des plus efficientes.

 C'est, dans un village pauvre, une école plus pauvre encore. Les vingt-cinq élèves tiennent à peine, entassés, dans une classe si exiguë qu'elle apparaîtrait partout comme une gageure. Seulement, l'instituteur qui travaille selon les Techniques FREINET n'a pas craint de bouleverser la structure même de son entreprise. Il pratique, dans son réduit, les heures de travail collectif, mais ensuite sa classe essaime dans le village : à trente mètres, l'équipe d'imprimerie va composer et imprimer dans un atelier aménagé à cet effet. Pour leur travail libre, pour leurs enquêtes, leurs conférences, la préparation des conférences, le dessin, l'enregistrement au magnétophone, les élèves ont à leur disposition la petite salle commune de la mairie, sous l'école.

 L'école fonctionne alors comme un artisanat occupant des locaux séparés. Évidemment, une telle solution n'est possible que si nous pouvons faire confiance aux enfants et nous ne pouvons leur faire confiance que s'ils travaillent.

 Nous remarquons alors que, lorsqu'il y a désordre, ce sont toujours les éléments insuffisamment intégrés dans l'atmosphère de travail qui en sont responsables. Ou bien il arrive certains jours, comme pour les adultes que « ça ne gaze pas ». Une machine est détraquée et l'on s'énerve à la réparer ; un geste maladroit a compromis une réussite... Les adultes ne sont pas exempts de tels avatars qui n'enlèvent rien aux vertus dont nous faisons la démonstration, du travail vivant, fonctionnel et utile.

 L'école ainsi comprise déborde le milieu scolaire pour s'intégrer à la vie des parents, des artisans, des usines, du village ou du quartier.

 Ecole et Société des adultes étaient naguère comme deux institutions séparées, aux normes de vie et de travail si différentes qu'elles en étaient imperméables, avec à peine quelques passerelles gardées, et qu'on ne se pressait pas de franchir.

 Aujourd'hui, notre école pénètre la vie ambiante et s'en pénètre. L'enfant est, de ce fait, automatiquement amené à inscrire sa propre activité dans cette vie, ce qui est un élément décisif d'harmonisation et d'équilibre. Qu'un chasseur tue un rapace, qu'un élève trouve un insecte, qu'un laboureur heurte un fossile, c'est l'Ecole qui en bénéficiera. Et en retour les élèves poseront à leurs parents de multiples questions auxquelles ils doivent réfléchir. L'Ecole devient un élément actif du village ou du quartier.

 L'école de SERMANO (Corse), comme tant de nos écoles de la métropole, possède un magnétophone avec lequel l'instituteur recueille et enregistre les éléments encore vivants du folklore. Et certains jours, parce que la R.T.F. demande un de ces enregistrements, les enfants partent aux champs battre le rappel des parents enthousiastes qui travailleront toute la nuit pour expédier le matin la bande magnétique qu'on entendra quelques jours après à la radio.

 Nous pourrions citer ainsi des milliers d'exemples qui apportent désormais la preuve qu'une nouvelle formule d'école est née, tout entière fondée sur la priorité du travail vivant intégré à la Société, que cette formule est possible immédiatement dans tous les villages d'abord, dans les villes ensuite.

 Notre but en oeuvrant pour une Éducation du Travail n'est d'ailleurs point de pourvoir à un apprentissage qui n'a guère sa place au premier degré. Mais nous n'en faisons pas moins un pré-apprentissage précieux.

 - Parce que nous faisons aimer le travail, qualité essentielle pour toute personnalité ;

 - Parce que nous développons une main intelligente et habile, un coup d'oeil exercé et compétent, un souci d'expérience et de recherche qui est la condition même de tout progrès ;

 - Parce qu'enfin nous détectons et cultivons les tendances favorables et préparons ainsi une orientation fonctionnelle.

 Il ne s'agit point comme le préconisait KERCHENSTEINER et comme aurait tendance à le faire l'Ecole soviétique, d'installer à côté d'une école traditionnelle avec ses tares et ses défauts, des ateliers plus ou moins riches de travail manuel. C'est la notion elle-même d'éducation que nous reconsidérons ; nous mettons en valeur de nouvelles bases et des processus efficients. Il ne fait pas de doute que si une telle révolution pédagogique pouvait se développer, c'est toute une conception nouvelle de la vie qui prendrait forme, une culture individuelle, sociale et humaine qui s'instituerait, des voies de salut qui s'ouvriraient pour l'enfance et l'adolescence.

 La chose est immédiatement possible dans un grand nombre de classes. Au fur et à mesure où elle se développera, l'expérience réussie influencera l'ensemble de l'éducation où se créeront alors les conditions organiques et techniques indispensables à une formation moderne et saine.

 Mais au-delà du premier degré, avec des adolescents plus ou moins déformés par l'éducation qu'ils ont reçue ?

 Il ne fait pas de doute que si les préadolescents et les adolescents aimaient le travail ; s'ils étaient capables de se donner à leur tâche avec sérieux et discipline ; s'ils entre­voyaient ainsi comme un but exhaustif à leur vie ; si l'Ecole à tous les degrés pouvait devenir comme le vaste ensemble culturel de la jeunesse, bien des problèmes dramatiques d'éducation et de préparation à la vie seraient résolus.

 Ce que nous avons fait au premier degré peut être amorcé et développé dans tous les autres enseignements. Si les principes d'une éducation du travail sont justes, naturels, fonctionnels, ils doivent être valables pour tous les individus, dans tous les milieux. On ne comprendrait pas qu'une édu­cation du travail donne chez nous les résultats dont nous avons donné une idée et qu'elle doive céder par la suite le pas au jeu ou au profit.

 Ce qui est malheureusement exact, c'est que le problème est compliqué au-delà du premier degré par tous les antécé­dents défavorables.

 On peut, nous l'avons dit, raccrocher encore au travail des enfants qui n'ont pas encore définitivement fixé leurs techniques de vie. Mais si, à douze ans, on n'a pas appris à aimer le travail, si le jeu sous ses diverses formes et le profit personnel sont devenus les éléments dominants de l'éducation, il sera alors difficile de faire marche arrière. Disons que les succès ne seront plus qu'à 50 % et que nous aurons des échecs désespérants. Tous les médecins vous diront qu'il est relativement facile de guérir une maladie prise à ses débuts et qu'on y réussit à 95 %. Quand le mal est fait, et profondément, les cures sont plus difficiles et aléatoires. Mais ce n'est pas une raison pour persister dans le mal et l'échec. Les remèdes sont à notre portée, à nous de les saisir et de prévoir les réorganisations qui s'imposent dans les conditions mêmes de travail et les reconsidérations inéluctables dans l'esprit même des parents et des éducateurs.

 

  

La discipline du travail

sera coopérative

 

 Les événements dramatiques qui ont motivé la présente étude ont, que nous le voulions ou non, porté l'accent sur la discipline. Or, l'éducation du travail porte en elle-même sa discipline fonctionnelle dont nous voulons mettre en valeur ici quelques aspects.

 Quelle que soit notre nostalgie d'un état de fait dépassé, nous devons considérer que le temps de l'autorité formelle est aujourd'hui dépassé, même avec les enfants. Ils la supportent s'ils ne peuvent pas faire autrement, comme nous supportons la police, l'armée et la guerre, mais comme un mal, une entrave à leur devenir, qu'ils s'efforceront d'éviter par tous les moyens en leur pouvoir : ruse, mensonge, hypocrisie et violence. On ne peut pas dire que cette forme d'autorité puisse compter parmi les éléments constructifs d'une formation valable des jeunes.

 Nous ne préconisons pas l'anarchie et ne voulons pas laisser croire que, dans certaines conditions de vie en commun les individus puissent faire ce que bon leur semble.

 Mais quelle formule adopter : liberté intégrale, discipline consentie, coopération, équipes, tribunaux pour jugement des infractions, toutes ces formules restent vaines sans l'ÉDUCATION DU TRAVAIL.

 Tant que les rapports ne sont pas normaux entre adultes et enfants, tant qu'il y a quelqu'un qui commande souverainement, et quelqu'un qui doit obéir, il peut y avoir un règlement il peut y avoir de l'ordre apparent et du silence, on n'aura pas atteint à la discipline constructive.

 Quand nous normaliserons ce milieu, quand nous lui trouvons une structure et un but, alors il nous est possible d'accéder à la discipline.

 Et comme cette discipline ne peut pas être autoritaire, elle ne peut qu'être coopérative. Mais pour nous, la coopération n'est pas seulement un mot. Nous ne nous contentons pas d'inviter les enfants à s'organiser, à établir un règlement et à désigner les responsables. Nous leur offrons des possibilités de travail et le vrai travail suppose la coopération : répartition des tâches, conditions de la collaboration, bonne tenue des outils, ordre, propreté, intérêt général du groupe... C'est tout cela la Coopération.

 L'École traditionnelle n'a que des outils individuels et des techniques de travail farouchement personnelles, qui supposent une autorité indiscutable celle du maître. Et c'est pourquoi la Coopération Scolaire n'est pas compatible avec cette forme de travail scolaire et que les individus qui ont été éduqués à ces disciplines ne sont pas Coopérateurs.

 Nous nous mettons d'abord à l'unisson des techniques adultes en substituant au travail individuel commandé, des outils de travail collectifs qui supposent la Coopération, Quand l'Ecole reçoit un matériel d'imprimerie, il faut bien pour le classer et l'utiliser en prévoir la gestion coopérative.

 Quand nous engrenons directement dans la notion travail, nous voulons nous exprimer comme les adultes, imprimer un journal, le diffuser et le vendre, faire des expériences et des conférences, il nous faut le matériel nécessaire. Et tous ensemble, nous nous mettrons d'accord sur les nouvelles conditions de travail.

 Il nous faudra choisir : ou bien nous avons une pédagogie coopérative de travail avec les techniques nécessaires pour la réaliser, et nous laissons au groupe le soin démocratique de la discipline. Ou bien nous restons dans la vieille pédagogie et nous ne pourrons avoir qu'une discipline autoritaire qui sera socialement anachronique, même si elle se pare des vertus et du nom de la Coopération.

 

Mais les enfants, moins encore que les hommes, ne sont pas parfaits. Il y aura bien encore dans votre coopérative les individus qui n'ont pas une suffisante conscience de leur dignité. Il y aura bien encore des saboteurs et des voleurs.

 La Coopérative s'en défendra, mieux, et d'une façon plus éducative que ne le ferait l'adulte. Le maître reste certes un membre influent et décisif de cette coopération. Nous voulons dire seulement - et cela nécessitera une lente rééducation qu'il ne doit plus se considérer comme le deus ex machina. Il ne faut pas qu'il croie solutionner facilement, par l'autorité, fa violence et les sanctions, les problèmes que la Coopération n'a pas totalement surmontés.  

Voici, pour donner une idée de l'organisation pratique d'une telle discipline coopérative du travail, ce qui se fait à l'Ecole Moderne - et de nombreuses autres écoles publiques l'imitent aujourd'hui - qui ne connaît pas la punition et où règne malgré tout un maximum d'ordre et d'harmonie.

 Au début de l'année, la Coopérative Scolaire a été constituée. Il n'a pas été prévu de statuts, mais, tout comme chez les adultes, les enfants ont élu au bulletin secret un Bureau avec Président, Vice-Président, Secrétaire et Trésorier. Un garde-champêtre muni d'un brassard sera désigné toutes les semaines et aura pour fonction de surveiller l'ensemble de l'école et de dresser contravention aux fautifs.

 Élément essentiel de cette organisation : le lundi matin nous affichons dans le couloir un JOURNAL MURAL avec bandeau illustré par les enfants et comportant quatre colonnes : Je critique, je félicite, je voudrais, j'ai réalisé.

 Pendant toute la semaine, les enfants écrivent librement sur le journal mural leurs critiques et leurs observations. Défense d'effacer.

 Le samedi après-midi, Assemblée Générale de la Coopérative. Le Bureau est à sa place devant les élèves assemblés. Le secrétaire lit le compte-rendu de la réunion précédente ; le trésorier rend compte de sa gestion. Le président passe ensuite à la lecture du journal mural. Chaque critique, chaque cas est examiné séparément : l'accusateur s'explique, l'accusé se défend, parfois avec véhémence. L'éducateur donne si nécessaire son point de vue et aide à trouver une solution.

 Il est rare qu'on ait à prévoir de sanction. En tout cas, nous avons renoncé à établir un code ; nous avons quelques règles simples et de bons sens : qui a sali nettoie, qui a saboté travaille, qui a contrarié aide.

 Ce qui porte tout particulièrement au point de vue discipline et comportement c'est l'examen en public des fautes commises. Tous les enfants sont très sensibles à cet examen, bien plus qu'à une gronderie du maître. L'enfant est amené à prendre conscience de sa faute, à reconnaître ses torts. Il le fait parfois en pleurant.

 Les félicitations sont publiques aussi et sont plus stimulantes que les notes au les tableaux d'honneur.

 On examine ensuite la vie de la Coopérative, on nomme, renomme ou change les divers responsables, on discute des conditions de travail et on prépare l'activité de la semaine qui vient.

 Cette façon de procéder est, à notre connaissance le meilleur facteur d'ordre et d'harmonie dans une communauté qui, a certains moments, est presque idéale.

 Tous ces principes essentiellement humains sont simples et universellement valables. Ils pourraient servir de base à la discipline nouvelle au deuxième degré, dans les Centres d'apprentissage et l'Enseignement technique. L'autorité du maître en sera toujours renforcée.

 

Réorganisation du travail

PENDANT LES HEURES ET LES PÉRIODES OU LES ENFANTS NE BÉNÉFICIENT PAS DE LA PRÉSENCE DES PARENTS ET DES ÉDUCATEURS

 

  

La question de la présence adulte hors des heures de classe ne se posait pas - en tout cas, pas avec cette acuité - au début du siècle. L'enfant quittant l'Ecole n'était jamais abandonné. Si la porte était fermée, il allait rejoindre les parents ou attendait chez un voisin.

 Les jours de congé, les enfants travaillaient aux champs ou à l'atelier, comme les adultes. Quand nous étions jeunes, au début du siècle, nous n'aurions pas trouvé dans la journée deux enfants pour jouer - sauf les enfants de l'instituteur, et ce privilège ne leur a pas été favorable. Nous gardions les chèvres ou les boeufs, nous arrosions le jardin ou cueillions les fruits tombés.

 Les temps sont changés. Actuellement, et pour les raisons que nous avons exposées, les enfants qui sortent de l'école sont, neuf fois sur dix, livrés à eux-mêmes. La maison est vide. Elle est parfois fermée et les enfants ont comme seule ressource d'attendre dans la rue. Il en est de même le jeudi et parfois une partie du dimanche.

 C'est là le fait brutal, et grave, pour lequel nul ne semble pressé de trouver un remède.

 Que font les enfants pendant ces longues heures ?

 Ils font, ma foi, ce qu'ils peuvent, selon le milieu et les conditions qui s'offrent. Ils jouent, s'ils en ont la place, ce qui n'est pas toujours le cas. Mais ils n'ont plus, pour des jeux naturels, les arbres, les buissons, les granges, les masures, la rivière et les animaux. Ils sont par contre sollicités par des occupations tentantes et dangereuses : vélo, moto, bagarres, et par des distractions dont l'abus du moins est foncièrement nocif : cinéma, radio, télévision.

 Et comme il leur faut absolument des présences, parce qu'ils ne peuvent pas rester seuls, ils se lient avec d'autres camarades, au hasard des rencontres. Il y en a de bonnes, il y en a de déplorables, qui préparent les délinquances, les gangs, les groupes organisés, avec toutes les perversions dont notre siècle a le privilège.

 Cet état de fait est évidemment grave pour les enfants jusqu'à la puberté, Il peut devenir tragique au-delà car rien de constructif n'a été prévu pour offrir une présence bénéfique aux adolescents rejetés par l'Ecole et à qui s'offrent à cet âge le café, l'alcool, le vol et la prostitution.

 On s'étonne de ces perversions. On devrait s'étonner au contraire qu'il n'y en ait pas davantage. Il faut croire que la nature de l'homme est moins mauvaise qu'on ne dit pour trouver malgré tout une voie favorable dans le dédale des tâtonnements périlleux.

 Autre raison de l'aggravation de la situation des adolescents : avant les récentes lois sociales - dont il n'est nullement dans notre esprit de médire - une importante proportion des enfants de quatorze ans entraient au travail ou en apprentissage. Les journées d'alors étaient longues. Quand le jeune travailleur entrait chez lui, il était harassé et  n'avait plus envie de repartir à l'aventure. Seuls les bourgeois pouvaient se payer le luxe du désoeuvrement.

 La mauvaise organisation de l'Ecole et de l'apprentissage à tous les degrés laisse aujourd'hui à tous les adolescents une forte portion de loisirs qu'on n'est pas encore parvenu à meubler ; les conditions défectueuses de logement, les logements sonores, la radio, les bruits aggravent encore cette situation. On a laissé se détériorer le milieu dans lequel vit l'enfant sans rechercher ni prévoir les aménagements possibles et indispensables.

 Quelles solutions proposées (sic) :

 Ne comptons point sur la force et l'intervention de la police qui ne fera qu'aggraver les choses.

 Des personnes dévouées se sont penchées sur ce problème. Des jeunes gens, des journalistes, des prêtres ont essayé de prendre contact avec les gangs et les groupes organisés, non seulement pour étudier leur fonctionnement mais surtout pour mieux comprendre humainement, par l'expérience, les raisons vraies de l'aggravation sociale à laquelle nous assistons.

 L'opinion est unanime : ces enfants, ces jeunes gens en sont arrivés là par suite de l'abandon où on les a laissés et de l'absence totale de raison de vivre et de but à leur activité.

 On propose aujourd'hui, même officiellement d'organiser des clubs. Mais que fera-t-on dans ces clubs : la seule chose qu'on croit pédagogiquement valable : les jeux et le sport et, accessoirement, la radio et la télévision dont nous avons dit les dangers et les insuffisances, sauf dans les cas où des personnalités exceptionnelles sauront offrir aux jeunes les présences dont ils sont frustrés.

 Une seule solution s'offre ici aussi L'ÉDUCATION DU TRAVAIL.

 Il ne s'agira certes pas d'opérer des rafles et d'envoyer dans un camp de travail tous les adolescents qui tombent entre les mains de la police. Il faut offrir aux jeunes comme nous l'avons offert aux enfants du premier degré un véritable travail, motivé, à la mesure des personnalités, et répondant à leurs besoins, susceptible de leur redonner cette confiance en soi et cette dignité qu'ils ont perdue.

 Il se peut même que ces jeunes ne puissent pas être tous radicalement récupérés. On les a dégoûtés du travail dans la famille et à l'Ecole ; il nous sera difficile de leur prouver, théoriquement qu'il y a une solution possible à leur inquiétude. Mais peu à peu, en partant de la base, nous remonterons la pente.

 Comment concevoir cette Education du Travail pour les adolescents?

 L'introduction à un rythme accéléré des Techniques de l'Ecole Moderne du Travail préparera le terrain. Le Congrès de MULHOUSE de l'Ecole Moderne, qui a longuement discuté de la question a préconisé l'organisation méthodique, dans les villages et dans les quartiers des villes, de clubs susceptibles de recevoir après la classe et les jours de congé, la masse des enfants et des adolescents.

 Ces CLUBS ne négligeront pas le sport dont la pratique à grande échelle est devenue si populaire. Mais il nous faudra prévoir surtout l'organisation sous la forme nouvelle d'ateliers de travail vivant.

 Ils ne seront pas des entreprises d'apprentissage ou de préapprentissage. Ils offriront des activités, un but, une raison de vivre à cette masse que l'Ecole n'a pas su, ou pas pu mobiliser.

 Il y faut pour cela un éventail très large de possibilités de travail parmi lesquelles chacun choisira la branche qui lui convient : peinture et dessin, poterie et céramique, photo et cinéma, radio et montage de postes, imprimerie et polygraphie, sciences et électricité, menuiserie et découpage, couture, etc...

 Pour chaque club, qui ne serait pas forcément une construction nouvelle, il faudrait prévoir un certain nombre de salles spécialisées, avec si possible une salle commune pour spectacle, marionnettes, cinéma et projections.

 Le personnel serait composé par moitié des éducateurs qui, au lieu d'assurer les études du soir donneraient des heures supplémentaires rémunérées, et par moitié d'artisans, contremaîtres et ouvriers.

 Au début du siècle, les UNIVERSITÉS POPULAIRES avaient un instant suscité l'enthousiasme du petit bourgeois et des intellectuels. L'entreprise était trop intellectuelle. Elle sera aujourd'hui expérimentale et technique et doit, de ce fait, rencontrer l'approbation et l'appui de tous ceux, à quelque parti qu'ils appartiennent, qui s'intéressent à l'avenir de la nation.

 Il ne saurait y avoir de médicaments miracles pour guérir un mal que nous avons laissé inscrire en lettres brûlantes dans le comportement des jeunes générations. Mais les solutions à plus ou moins longue échéance sont à notre portée. Il les faut comprendre d'abord, pour les vouloir et les imposer ensuite dans la complexe évolution de l'éducation du peuple.

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