BIBLIOTHÈQUE DE L'ÉCOLE MODERNE
LA LECTURE
par l'imprimerie
à l'école

Par
Lucienne BALESSE

et

C. FREINET

 

EDITIONS DE L'ECOLE MODERNE  FRANÇAISE – CANNES

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TABLE DES MATIERES

LA MÉTHODE GLOBALE, CETTE GALEUSE
   Lecture globale naturelle par l'imprimerie à l'école
   L'exemple des mamans
LECTURE GLOBALE IDÉALE

   Supprimons les manuels
   Que penser de la décomposition ?
   Quand l'enfant sait-il lire ?
   Technique
   Une nouvelle expérience

   Textes d'enfants et échanges
   Ecriture et orthographe
   Atmosphère de nos classes

   Objections


La méthode globale, cette galeuse !

 

Au MOMENT où tous les pays prennent conscience de la nécessité où ils se trouvent d'adapter leur système d'éducation aux besoins nouveaux de la Société, de la science et de ses techniques, une sorte de vent de réaction pédagogique semble souffler non seulement chez nous mais interna­tionalement aussi.

 Pour juger sainement de l'événement, il serait peut-être bon d'essayer d'en déterminer l'origine et les conditions diverses qui le nourrissent paradoxalement.

 

*

Lorsque, à la fin de la guerre de 1914, nous sortions d'une aventure apocalyptique dont nous avions bien juré de ne plus voir le renouvellement, un certain nombre d'esprits généreux présentèrent des solutions à grand spectacle. A la masse ensei­gnante, rivée à l'obéissance et à la servitude on laissa entrevoir un grand idéal de liberté avec la naissance et l'évolution de l'éducation nouvelle. Des expériences enthousiasmantes étaient réalisées, apportant la preuve que, dans un climat favorable, les enfants dégagés de la scolastique étaient capables de prendre des responsabilités d'hommes, dans un processus d'éducation qui mobilisait enfin les forces vives que, la tradition avait trop longtemps ignorées, sous-estimées et réprimées.

Une lumière avait jailli, comme dans les pays d'Afrique jusqu'à ce jour asservis et qui naissent désormais à l'autodétermination et à l'indépendance. Brusquement, tout paraît possible. Et, effectivement, un élan favorable est ainsi donné aux forces neuves dont la résonance est, de ce fait disciplinée jusqu’à deve­nir un moteur essentiel du progrès social et humain.

 Nous avons connu cet enthousiasme au cours de la période qui a précédé la guerre de 1939 et qui vit l'éclosion d'associations d'idées et de formules qui se plaçaient toutes sous le signe de l'Education Nouvelle Libératrice.

 On ne prononce pas impunément le beau mot de liberté que tous les cœurs simples essaient de saisir au vol comme des enfants tendent les mains vers la colombe qui matérialise le besoin des individus de briser leurs chaînes pour lever les yeux vers l'azur.

 A dire vrai, l'organisation pédagogique française est trop sévèrement structurée pour se laisser entamer sans coup férir par cette aspiration naturelle à la liberté. On y a fait quelques gestes symboliques telle l'expérience des 6e nouvelles – bien vite asservis aux vieilles disciplines « qui ont fait leurs preuves ». C'est à grand peine si au cours de trente-cinq années de tâtonnement nous sommes parvenus à secouer quelque peu l’ordre établi, qui continue à faire la loi.

 Il n'en a pas été de même dans la famille et dans la Société en général. Ces idées nouvelles qui n'avaient pu entamer la citadelle scolastique trouvaient là un terrain plus réceptif. La psychanalyse mettait alors à la mode une forme de comportement plus respectueux des tendances enfantines ; on commençait à parler de complexes à éviter, de refoulements suscités par les disciplines autoritaires, du danger des brimades et des punitions.

 Et comme par hasard cette conception libérale coïncidait avec un relâchement croissant des liens familiaux et sociaux. Le père n'exerçait plus comme autrefois une autorité permanente dont la seule présence signait l'efficacité. Et les progrès syndicaux, politiques et démocratiques tendaient aussi à une modification plus ou moins méthodique mais certaine des rapports enfants et milieu, enfants et parents.

 Alors que la vraie liberté aurait du résulter d'une structu­ration nouvelle des groupes familiaux et sociaux afin qu'elle ne soit pas seulement un mot mais une réalité technique, inscrite dans les processus du travail et de la vie, elle semblait naître seulement d'un climat de relâchement, d'anarchie, de fuite des responsabilités, de démission qui en était la négation.

 Si nous ajoutons que les éternels profiteurs des faiblesses humaines ont dangereusement exploité ce déplorable concours de circonstances ; que le cinéma d'abord, les illustrés ensuite et aujourd'hui la télévision ont lancé les enfants dans une aventure sans direction et sans but, dont les parents s'accommodent volontiers parce qu'elle les décharge d'une partie de leurs res­ponsabilités, on comprendra l'impasse où devait se trouver très vite toute l'entreprise éducative.

Et comme il faut des responsables, et que les gens en place n'ont pas envie de supporter la conséquence de leurs actes, on accusera les modes nouvelles... c'est classique ! Si les enfants sont arrogants, irrespectueux et désobéissants ; s'ils rechignent à travailler ; si les gangs et les Blousons Noirs empêchent les bourgeois de dormir, c'est qu'on n'a pas su maintenir, pas plus dans la famille qu'à l'Ecole, l'indispensable et inconditionnelle autorité, opprimée sur une pratique impitoyable des récompenses, des punitions et même des coups, si tant est qu'on en eût aban­donné l'usage.

 Les traditionalistes n'avaient d'ailleurs pas totalement tort. L'éducation est comme une mécanique complexe qui peut bien ou mal aller jusqu'au terme de son périple tant qu'aucun élément étranger ne vient en fausser le mouvement. Le système autoritaire peut évidemment, s'il est employé dans son intégralité, fonctionner à l'apparente satisfaction de ceux qui en usent. Mais alors il fallait bien se garder de parler de personnalité, de culture de soi et de liberté. Si vous introduisez ces éléments nouveaux dans le circuit traditionnel, c'est toute la mécanique qui est faussée, comme si vous prétendiez introduire un courant électrique dans une machine à vapeur. Les deux méthodes sont inconci­liables : ou bien vous adoptez non seulement une discipline, mais un esprit autoritaires, et alors gardez-vous d'envisager le problème par l'autre bout, car vous aboutiriez à l'impasse ; ou bien vous faites fonds sur une activité libératrice des individus et il vous faudra reconsidérer tout votre comportement.

 Pour l'instant, les traditionalistes se défendent, en atta­quant.

 La méthode libérale n'a pas réussi. Les enfants connaissent mal l'orthographe ; leurs livres sont trop illustrés, ce qui nuit à l'indispensable effort ; l'éducation attrayante débouche sur le jeu et non sur le travail... Serrons la vis comme autrefois. Les mêmes remèdes ne devraient-ils pas avoir les mêmes effets ?

Le mécontentement naturel qui devait s'attaquer aux causes de la crise scolaire et éducative, aux locaux inadaptés, à la surcharge des classes, au salaire insuffisant des maîtres, contrariant le recrutement, à l'aggravation des conditions de vie des enfants qui diminue leur capacité de jugement et d'attention, ce mécontentement a été fort habilement détourné sur les métho­des nouvelles et, parmi celles-ci, sur la lecture globale, cette galeuse !

 Nul ne la connaît puisqu'elle n'est employée telle quelle dans aucune école de France, qu'aucun manuel ne la recommande spécialement et que l'immense majorité des méthodes en usage font encore honneur au B-A BA de notre enfance. On sait vague­ment que la méthode globale est comme un symbole. Celui de la non-obédience aux pratiques traditionnelles qui enseignent la lettre, la syllabe, le mot, et seulement après la phrase. On a per­suadé les parents - on ne sait comment, ou est-ce peut-être simplement qu'on leur a enseigné ainsi la lecture et qu'ils ne peuvent imaginer qu'il y ait une méthode plus efficiente qu'on ne peut apprendre à lire si on ne connaît au préalable les syllabes et les mots, et que la méthode globale, en attaquant le problème par l'autre bout, fausse tous les mécanismes, ce qui nous vaut les pannes pour lesquelles on cherche en vain des remèdes.

 Comme on englobe volontiers nos techniques dans cette réprobation, il nous faut tordre le cou, le plus vite possible, à ce nouveau monstre de Loch Ness et essayer de rétablir la vérité. 

 

***

 Nous croyons d'ailleurs deviner l'origine de cette réprobation inconsidérée.  Elle nous vient de Genève.

 Genève fut, entre les deux guerres, non seulement le siège de la Société des Nations, mais aussi comme le centre et le berceau de ce qu'on appelait alors la Pédagogie Nouvelle. Par je ne sais quel unique concours de circonstances, s'est trouvé là un noyau fécond de philosophes, de psychologues, d'éducateurs, de chercheurs dont l'influence a parfois été décisive dans l'évolution de la pédagogie contemporaine. Je ne dirai jamais trop, pour ce qui me concerne, ce que je dois à Pierre Bovet, Claparède, Ferrière, Mlle Audemars et Lafendel, Robert Dottrens…

 Attentif à tout ce que le monde produisait de valable et d'utile dans le secteur éducation, ils ont naturellement étudié l'œuvre géniale du Dr Decroly qui, le premier, avait parlé de syncrétisme et de globalisme.

 L'école restait universellement persuadée avant lui que l'éducation et l'acquisition des connaissances ne pouvaient se faire autrement que par les processus en honneur depuis toujours dans les écoles et que l'enfant ne pourrait reconnaître et lire le mot chat que s'il avait au préalable étudié le son ch pour savoir que ch et at font chat.

 Le Dr Decroly eu l'audace de penser et de dire que la scolastique pouvait se tromper et que c'était peut-être bien la tradition qui avait raison.

 Que dit la tradition ? Que dit la VIE ?

 

Elle dit que la première vision de l'individu est toute globale et syncrétique. L'enfant entend un pas, voit une ombre : « Maman ! ».

 L'Ecole redoute cette vertu de l'être d'appréhender toutes choses par la complexité subtile des biais si divers qui s'offrent à la nature humaine. Elle a, depuis toujours, posé en préalable une démarche qu'elle croit unique et univer­selle. Elle pense que la vie se construit comme se monte un mur, pierre à pierre, et que l'enfant ne saurait reconnaître sa maman si on ne lui a donné, par l'instruction, les éléments de cette reconnaissance, en un processus de démonstration apparemment logique : cette ombre est une femme... elle a des pantoufles usagées qui raclent le parquet, un corsage avec trois boutons, les yeux marrons et une mèche de cheveux frisant autour de l'oreille : « C'est ta maman ! ». 

Alors que l'enfant suit naturellement le processus in­verse. Maman ! Il ne peut pas se tromper ; c'est sûr et définitif. Tous les éléments de vie concourent mystérieusement à cette reconnaissance. Il reconnaît maman comme le chevreau reconnaît sa mère au milieu du troupeau. 

Ce n'est que lorsque s'est faite l'identification, que l'es­prit, l'œil et l'oreille et une infinité d'autres sens qu'on a tort de négliger peuvent se préoccuper du détail analytique : la   pantoufle, les boutons du corsage ou la mèche de cheveux. Et ce second stade n'est même pas toujours nécessaire. Je ne me souviens plus combien il y a de marches devant ma vieille maison natale. Mais je puis y arriver de nuit : mes pas n'en manqueront pas une parce qu'ils les ont comptées et inscrites dans ma mémoire des pas.

C'est tout cela le processus retrouvé de la méthode globale.

 Il ne s'agit même pas de discuter s'il est juste ou faux ou efficient. Nous sommes obligés de constater que dans la vie, il n'y en a pas d'autre. Mais la scolastique n'en est pas à une inconséquence près.

 Le Dr Decroly avait remarqué de même que lorsque l'enfant apprend à parler, il ne part jamais de l'élément appa­remment simple. Ce n'est pas avec un p et un a qu'il monte papa, mais avec le cri qu'un mouvement naturel des lèvres et des mâchoires a modelé à l'aube de cette prise de conscience du milieu ambiant par l'enfant préoccupé de vivre et de grandir : papa ! Il ne part jamais, pour parler, de la lettre ou de la syllabe, ou même du mot, mais de l'expression globale. S'il n'a qu'un mot à sa disposition, ce mot est déjà dans un contexte d'intonation et de musique qui lui donne sa haute valeur globale. Ce n'est que plus tard, lorsqu'il aura à sa disposition l'outil déjà évolué de l'expression qu'il répètera, apprendra et cons­truira des mots pour enrichir son appréhension du monde.

L'enfant ne construit pas la maison pierre à pierre. Il a le pouvoir magique de la faire éclore de son esprit et de sa vie, déjà reconnaissable et habitable, maintenue par des piliers subtils mais solides et inaltérables. A la mode des construc­tions actuelles qui dressent leurs piliers en béton jusqu'au coffrage des étages supérieurs, pour bâtir ensuite les murs intercalaires, l'enfant fait du global et du synthétique. Cela est indéniable. Tout comme mon vieux chien aveugle qui, sans voir mon auto, la distingue quand j'arrive, parmi tant d'autres autos exactement semblables, et la distingue AVANT que j'arrive, par une démarche dont l'école n'a jamais voulu faire son profit parce qu'elle dépasse la logique primaire inventée par la scolastique et qui n'en est pas moins la démar­che universelle de la vie.

Et rien ne se fait de grand en dehors de la vie. Le Dr Decroly avait donc constaté qu'une femme illettrée peut tenir parfaitement à jour son calendrier à feuilles mobiles. Il nous arrive à nous, de confondre accidentellement, à la lecture, mardi et mercredi. Elle ne les  confond point parce que mercredi n'a pas la même figure que mardi, pas plus qu'elle ne confond, même dans la pénombre, son propre fils et l'en­fant du voisin.

 

Au cours de ses recherches, le Dr Decroly s'aperçut de même que le processus habituel de la lecture, tel qu'il était pratiqué dans les syllabaires, n'était pas forcément le seul valable ni le plus efficient.

 L'enfant peut reconnaître avec certitude toute une phrase sans en distinguer les éléments ; il peut lire sans b-a ba, quitte à apprendre le b-a ba ensuite. 

L’avantage de la découverte, c’était que, dorénavant l’enfant n’était plus condamné à ajuster désespérément les éléments muets et morts d’un puzzle auquel il ne saurait peut-être plus jamais insuffler la vie. Finis les papa a puni toto… Nicolas a tiré le loto… Il n’y avait plus nécessairement divorce entre technique d’une part, sensibilité et intelligence d’autre part.

La méthode globale avait pris naissance.

 Les pédagogues de Genève ne pouvaient pas rester indifférents à cette découverte. Ils expérimentèrent à leur tour et confirmèrent les découvertes de Decroly. Le résultat en fut que la méthode globale devint officielle dans les écoles de Genève. 

Mais la scolastique qui pervertit toutes choses ne se tenait pas pour battue. Elle allait repartir à l'assaut de la vie qui, un instant, avait entr'ouvert les portes de l'Ecole et susci­té elle-même les aménagements et perversions qui allaient battre en brèche ces nouveautés. 

***

Le processus global d'acquisition ne joue évidemment que si sont sauvegardées les conditions mêmes de la vie.

 

L'enfant reconnaît globalement sa maman parce que des contacts affectifs multiples et subtils et indélébiles ont été établis au cours de sa première enfance. Mais il confondra les infirmières qui, dans la pénombre de la crèche, s'occupent de lui plus ou moins mécaniquement. Il aura entendu les pan­toufles glisser sur le parquet, il aura vu les trois boutons briller au corsage et une mèche de cheveux s'ébouriffer autour de l'oreille, mais ces éléments pourtant acquis par la vision, le toucher ou l'audition, ne sont pas suffisants pour une iden­tification immédiate et certaine. Ils ne sont pas inscrits d'une façon vivante dans le processus affectif des individus. Ce sont comme des éléments d'une pile, riches en puissance peut-­être, mais qu'on n'est pas parvenu à raccorder et à assembler pour éclairer une lampe ou activer un mécanisme. 

Le processus de globalisation se trouve de ce fait en défaut. On a bien essayé de poser le squelette de la maison. Mais on a négligé d’en assurer les piliers et tout l’édifice est branlant. On pourra regretter alors, avec juste raison, de n’avoir pas monté les murs pierre à pierre, méthodiquement. 

C'est l'aventure qui a suscité la réaction actuelle, partiellement justifiée, contre la méthode globale. 

Le Dr Decroly avait montré, par ses observations et expériences, que l'enfant est capable d'appréhender le mot et la phrase avant d'en distinguer les éléments constitutifs, mais à condition bien sûr que cette phrase soit insérée inti­mement dans le contexte de vie des individus. 

Quand une école écrit au tableau et imprime :

    « Avec une pile et une ampoule, Mimile nous fait de la lumière »,

les mots sont intégrés naturellement, sans passe-passe scolastique, dans une pensée et un événement vécus. 

Ils s'inscrivent, de ce fait, naturellement, et avec un maxi­mum de sûreté, dans le complexe d'acquisition et de vie. La maison est bien posée d'un bloc et solide sur des piliers assurés par de profondes fondations. On pourra sans danger monter les murs intermédiaires.

L'Ecole a pris dans la méthode globale, la mécanique, mais elle a oublié la vie.  

Si l'enfant ouvre son manuel et lit cette phrase pourtant apparemment active :

«  Toto est content, son papa l'emmène à la pêche »

i1 essaie de bien photographier l'ensemble mais il ne recon­naît rien parce qu'il n'est pas allé à la pêche. D'ailleurs, l'Ecole sentant justement la faiblesse de cette  méthode hybride, a prévu une illustration qui est là pour apporter un ersatz de vie. Ce n'est, hélas ! qu'un ersatz. On a jeté des fondations mais on a oublié d'y couler le mortier. Il manque à notre texte la chaleur de l'événement qui aurait inséré normalement la phrase dans une expérience individuelle ou collective. Les piles ont été raccordées par un cordon mauvais conducteur, et rien ne s'éclaire de ce qui justifierait le processus de globalisation.

L'éclairage manque ; la mécanique est en défaut. Les images restent floues et l'individu ne les reconnaît pas au passage. 

C'est ce qui est arrivé à Genève, comme à Bruxelles d'ailleurs. On y a édité des manuels de lecture globale. On a prévu des textes illustrés que l'enfant doit lire globalement. Mais on a vite senti la nécessité d'aider prématurément ce processus naturel par un recours à la lecture analytique. Et sont nées ainsi, en Suisse et ailleurs, des méthodes mixtes qui ne sont qu'un amalgame sans vertu. 

Dans un mouvement de mauvaise humeur, une adminis­tration qui a trahi l'esprit de Genève a condamné et interdit ta lecture globale.

L'événement a évidemment fait scandale et autorité. Il est facile  aujourd'hui, de partir en guerre contre une méthode que la scolastique a détériorée et pervertie. Essayons donc de faire le point.

 

Les principes de la méthode globale, non seulement en lecture mais pour toutes les disciplines, tels que les a établis le Dr Decroly et que nous venons d'examiner, sont indéniables.

On en contestera l'application en éducation.

 Il est exact que l'emploi  scolastique de la méthode glo­bale n'est pas sans risques ni inconvénients.

 

ON MET AU COMPTE DE LA LECTURE GLOBALE AINSI SCOLASTISEE LE FAIT QUE LES ENFANTS ECRIVENT MOINS BIEN QU'AUTREFOIS.

 Les lettres sont moins bien formées, les fondements techniques mal assurés, les liaisons négligées. Alors qu'au­trefois, au temps des exercices méthodiques de calligraphie, l'écriture était généralement, c'est exact, plus moulée et plus soignée. Les causes de cette désaffection de l'écriture sont mul­tiples. Mais nous apportons du moins la preuve que les enfants qui ont appris à lire et à écrire avec notre méthode globale naturelle, sans passer par aucun stade analytique, ont une belle écriture courante dont nous donnons quelques spécimens

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La responsabilité de la vraie méthode globale ne saurait être mise en cause.

 

LES ENFANTS D'AUJOURD'HUI LISENT MOINS BIEN ET AVEC BEAUCOUP MOINS DE RECTITUDE QUE CEUX QUI ONT ETE FORMES A LA DURE DISCIPLINE DE LA VIEILLE ECOLE.

 

Et c'est malheureusement souvent exact. Les enfants soumis aux méthodes hybrides dont nous avons déjà dit le danger ont souvent une lecture exagérément globale. Ils se contentent de deviner l'ensemble et fabriquent des mots en fonction de cet ensemble, sans un suffisant recours à la con­texture des mots.

 Cela est exact mais là encore, le principe de la lecture globale ne saurait être incriminé puisque la presque totalité de ces enfants en France du moins ont appris par une méthode mixte et que seules nos quelques milliers d'écoles ont poursuivi la seule expérience vraiment valable.

 Il ne fait pas de doute que le fonctionnement défectueux du processus de lecture globale contribue à la faiblesse constatée en lecture. Quand il lit ainsi globalement, l'enfant s'essaye à reconstituer un texte dont la rigueur ou même la simple signification lui sont indifférents. Il lit :

« Toto est content. Son papa va à la pêche ».

Il traduira aussi bien : « Son papa va à la campagne » ou « Son papa va aux champignons », selon son humeur. Il traduit la pensée du livre sans aucun scrupule puisque aussi bien la lecture n'est pas pour lui, prise de conscience d'un fait ou d'un état d'âme, mais exercice gratuit.

 

Mais si le texte écrit au tableau et imprimé dit :

 

« Avec une pile et une ampoule, Mimi nous fait de la lumière », l'enfant ne pourra pas interpréter :

«  Avec une pile et une poule » parce qu'il se rendrait compte aussitôt, sans le secours du maître, qu'il dit là une sottise, et il s'appliquerait à rectifier.

 La méthode globale bien comprise est exigeante dans la fidélité de la traduction. C'est la méthode scolastique, qu'elle soit analytique ou mixte, qui, parce qu'elle est mécanique et non obligatoirement liée au sens, s'accommode fort bien de ce relâchement.

 Mais si cette tare est le fait de toute méthode scolastique qui dissocie technique et signification, comment se fait-il que les méthodes d'autrefois n'aient pas eu les mêmes travers ?

Ce qui est aussi incontestable. Il faut, à notre avis, incriminer ici non seulement la mé­thode scolaire, mais aussi l'évolution et la détérioration du milieu.

 

3° TOUTE NOTRE VIE CONTEMPORAINE EST AXEE SUR LE GLOBALISME SANS CONTREPARTIE DE CONSOLIDA­TION ANALYTIQUE.

 

Elle pose les édifices mais néglige couramment les piliers.

L’enfant qui passe aujourd’hui dans la rue est sollicité en permanence par des inscriptions et des affiches qui lui sont indifférentes et qu’il lit globalement, sans se soucier de l’interprétation plus ou moins juste, des signes qu’il enregistre. D’où des erreurs de lecture surprenantes, et qui s’inscrivent parfois d’une façon tenace dans l’esprit des enfants.

 De notre temps, il y a trente à quarante ans, les inscriptions étaient rares ou même totalement inexistantes. Nous avions alors le temps de lire, de relire et de méditer les mots ou phrases que nous rencontrions par hasard.

 Il faut ajouter aux conditions anormales de cette globa­lisation, l'effet de la vitesse, cet élément majeur de notre civilisation mécanicienne.

 

Nous nous arrêtions autrefois au bord de la route pour lire attentivement les instructions sur les bornes ou les monu­ments. On défile aujourd'hui en train ou en auto. Il faut, bon gré mal gré, bien ou mal, voir en un clin d'œil, sans possibilité de s'arrêter ou de revenir en arrière pour rectifier une mémoire défaillante. On intervertit des mots, on échange des consonances qui bousculent le sens et habituent les enfants à un à peu près contre lequel il nous sera parfois difficile de réagir.

 

Mais il y a plus grave.

 

Avez-vous vu votre enfant lire son journal illustré ? Il regarde l'image et réagit d'abord à l'image seule, donnant parfois lui-même le texte possible du drame que ces images suscitent en lui.

Ensuite, mais ensuite seulement, il jette un coup d'œil sur le texte. Il ne s'agit pas de le lire syllabe à syllabe ou mot à mot, ni même globalement. Il n'en a d'ailleurs ni le temps ni le désir. A quoi lui servirait cet effort ? Il promène son œil distrait sur un texte si compact qu'il est d'ailleurs souvent il­lisible. Et sur la base de cette vision rapide, il reconstitue le texte à sa convenance. Il intervertit ou déforme à sa fan­taisie les groupes de mots, change les phrases, en extropie d'autres. Et finalement ce qu’il lit comprend n'a plus aucun rapport avec le texte véritable.

 C'est malheureusement ce mode de lecture qui risque d'imposer sa prépondérance parce que l'enfant y passe beau­coup plus de temps qu'aux exercices scolaires et qu'il s'y donne avec beaucoup plus de passion, ce qui est évidemment une cause majeure d'influence sur le processus général de lecture.

 C'est contre ce mal à dénoncer et à contrebattre que nous nous évertuons.

 Quand nous mettons au point notre texte libre, quand l'enfant lit ce texte au tableau ou sur l'imprimé, l'auditoire proteste dès que l'original  est   quelque peu déformé. L'élève doit faire nécessairement effort pour  combiner une vision fidèle du détail avec la compréhension synthétique de l'en­semble, ce qui est le processus général de la lecture.

 Ce processus normal, ce n'est ni Decroly ni nous qui l'avons inventé. Nous l'avons introduit à l'Ecole. De tous temps l'enfant a éprouvé le besoin de soutenir la lecture analytique, syllabe par syllabe et mot à mot par un mécanis­me global sans lequel toute lecture serait impossible.

 L'enfant qui a appris à lire exclusivement selon la méthode syllabique et l'adulte qui est resté de ce fait comme illettré, lisent en épelant :

« To-to-est-con-tent-son-pa-pa ».

Il reconnaît les mots et les signes. Il ne lit pas, il déchiffre. Il n'essaie pas de comprendre puisque aussi bien une phrase ainsi débitée en syllabes et en sons ne saurait avoir de signi­fication, Et cela explique les réactions du demi-illettré qui lit son journal :

- Qu’y a-t-il de neuf ? lui demande-t-on.

- Je ne sais pas… Je lis !

Les deux démarches sont chez lui radicalement séparées reconnaissance des mots, compréhension du texte. L'homme ne sait pas lire.

 Tous les enfants qui ont dépassé ce stade, ou qui ne s'y sont jamais arrêtés, lisent selon un processus qui est une combinaison plus ou moins astucieuse du déchiffrage et de la compréhension globale. Ce processus a d'ailleurs été étudié et mesuré scientifiquement.

 L'enfant fixe un mot pour en reconnaître la structure. Mais ce mot n'a évidemment de sens que dans le contexte. Et c'est ce contexte que l'enfant interroge. L'œil part en recon­naissance, en avant du mot déchiffré. Il va parfois même jusqu'à la ligne suivante, revient en arrière, repart en avant. Le lecteur est en exploration. Il ne lira le mot que si le contexte est rétabli. Jusque là, l'enfant hésite, bégaie. S'il passe outre ou si vous le pressez, il traduira le mot au hasard, avec de graves risques d'erreurs, dont il a d'ailleurs conscience.

 C'est parce que cet effort global est indispensable à la lecture que l'enfant et l'adulte aussi lit plus facilement un texte qu'il comprend, alors qu'il hésitera, avec peut-être les mêmes mots si le texte est pour lui obscur. Et vous vous mettez parfois en colère : « Mais tu as déjà lu ce mot ci­-dessus... ». Mais le mot n'était pas dans le même contexte et n'avait pas de ce fait la même figure sensible.

 Cela explique aussi que plus l'enfant est intelligent, plus il a d'expérience, plus il comprend vite et mieux il lit.

 Ces constatations, nous le répétons, sont classiques et bien antérieures aux observations de Decroly ou aux nôtres. On avait tout simplement négligé d'en tenir compte dans l'ap­prentissage scolaire.

Il ne faudrait donc pas dire : « Sus à la méthode globale ! » qui est celle de partout et de tous les temps, mais « Sus à la méthode globale scolastique» ; « Sus à toutes les méthodes scolastiques» qui, en dissociant les phénomènes naturels de lecture, compromettent, aidés en cela par l'invasion fulgurante des techniques contemporaines, un apprentissage de la lecture sûr, rapide et correct.

 

4° LES ENFANTS D'AUJOURD'HUI ONT UNE ORTHOGRAPHE BEAUCOUP PLUS DEFECTUEUSE QUE LES ENFANTS D’IL Y A TRENTE OU QUARANTE ANS ET LES ADULTES AUSSI DIRIONS-NOUS

 

Cela est aussi incontestable. Nous nous trouvons dans nos classes devant une grosse majorité d’enfants qui font une faute à chaque mot : fautes d’accord, mais surtout fautes d’inattention.

C’est, dit-on, parce qu’on ne leur a pas enseigné ou imposé de se surveiller et qu’ils écrivent comme si cette orthographe n’avait aucune importance.

 -          Abandonnez la globale, nous dit-on, et revenez aux vieilles méthodes d’autorité d’autrefois qui du moins enseignaient l’orthographe.

-          Voire !

 Ce défaut incontestable, avons-nous dit, est le corollaire de l’erreur d’apprentissage que nous avons dénoncée. L’enfant voit défiler les mots à une allure qui ne lui permet pas la reconnaissance minutieuse de leur forme vraie et de leur structure. Et comme il lit au hasard de son imagination, il écrit au hasard de sa plume sans que la forme et l’orthographe puissent être un tant soit peu liées à son propre comportement. C’est le contraire qui serait étonnant.

 Il ne servira à rien, ou à pas grand chose, d'en revenir à une méthode autoritaire qui ne rétablira point les circuits intimes détruits ou faussés.

 Il nous faut donner un sens affectif et humain aux textes lus et écrits. Alors ces circuits se rétabliront lentement, sauf s'ils sont irrémédiablement bloqués.

 C'est cette revivification que nous réalisons par le texte libre. Mais nous faisons plus encore. Le texte libre pose la construction globale, déjà solidement maintenue par les piliers affectifs et sociaux. Par la chasse aux mots, par la grammaire vivante, nous allons monter pierre à pierre et méthodiquement les murs intercalaires.

 Ce texte vivant qui est maintenant au tableau dans sa forme définitive, nous allons le composer et l'imprimer. C'est-­à-dire que nous en reconstruisons lettre à lettre et mot à mot la structure technique. Et cette reconstruction n'est ni arbi­traire ni gratuite. Elle est motivée. Elle est indispensable dans sa perfection à la vie du texte. L'imprimerie ne souffre pas d'erreur. Les fautes commises doivent être corrigées. Ainsi, face à la perversion née, moins de l'Ecole, nous l'avons dit, que d'un milieu qui ne connaît plus en fait de lecture et d'écri­ture, le noble travail minutieux de l'artisan, nous recréons les circuits de technique et de vie indispensables. Les cures réussies nous prouvent que sont valables et nos pratiques correctives et les explications théoriques que nous en donnons.

Nous recevons à notre Ecole Freinet de Vence une proportion sans cesse croissante de ces élèves dont les déficiences nous apparaissent comme le fruit des erreurs et des insuffisances que nous avons signalées. Ils ne manquent pas d'intelligence, mais ils n'ont pas pu surmonter le hiatus que les circonstances actuelles posent entre les méthodes scolaires et la vie du milieu. Ils n'ont pu résister à la désadap­tation qui en est résultée. Pour vivre, ils se sont installés tant bien que mal et parfois avec un certain succès, dans le milieu extrascolaire et sont restés comme imperméables au milieu scolaire. Ils ne veulent plus travailler. Ils ne savent pas lire. Ils ont une orthographe déroutante et semblent perdus à jamais au point de vue intellectuel et culturel.

 Nous les rattrapons par nos techniques, plus ou moins vite selon la profondeur des tares dont ils sont affectés. Nous rétablissons les circuits et nous redonnons une santé intel­lectuelle en motivant écriture et lecture par le texte libre, en les entraînant au travail minutieux et fini par la composition typographique, la gravure du lino et le tirage délicat des textes.

 Nous assistons alors à une guérison dont la rapidité varie certes avec les individus. Elle peut se faire attendre un an et plus, mais elle vient. Les tares dont on accusait les enfants disparaissent avec nos méthodes naturelles qui sont, à l'image de la vie, tout à la fois analytiques, syncrétiques et globales, au service du comportement profond des êtres à éduquer.

 

5° IL EST DE MODE DE METTRE SUR LE COMPTE DES ME­THODES GLOBALES LES TARES DE DYSLEXIE

 que les psychologues et les pédagogues considèrent aujourd'hui comme une maladie nouvelle dont ils cherchent en vain le virus.

 Il y a dyslexie lorsque sous l'effet de troubles dont on ignore l'origine, l'enfant commet dans son écriture des ano­malies inexplicables et tenaces. Les exemples les plus courants en sont les inversions de lettres dans certains mots, inversions qui font croire à des dérangements congénitaux ou acquis dans le processus de vision ou d'interprétation intellectuelle. L'enfant écrit CRA pour CAR, BARS pour BRAS et inversement.

 L'impuissance des éducateurs à réduire cette tare chez les individus qui en sont atteints, a longtemps fait croire à quelque déficience profonde nécessitant un traitement spécial. Le fait que cette tare devienne plus fréquente ne signi­fie certes pas que le travail des instituteurs soit moins conscien­cieux que naguère. Cette aggravation va de pair au contraire avec la détérioration dont nous avons parlé dans les processus vitaux des enfants.

Notre expérience et nos réussites nous confirment dans cette opinion.

Nous constatons en effet que le même enfant qui écrira avec entêtement CRA pour CAR, BARS pour BRAS, ne com­mettra jamais cette erreur en parlant. Que penseriez-vous d'un enfant qui dirait à sa maman :

« Il faut que je m'habille CRA c'est l'heure de partir ». L'enfant rectifiera lui-même cette monstrueuse anomalie. Il écrit CRA pour CAR parce que les méthodes traditionnelles l'ont habitué à l'écriture gratuite. Comme il ne comprend pas ce qu'il écrit et que de toutes façons cela est sans importance il écrira indifféremment CRA ou CAR.

Redonnons un sens, un esprit à son écriture. L'enfant sentira lui-même la portée de son erreur et se corrigera im­manquablement.

Il est enfin une constatation générale : la dyslexie n’existe absolument pas dans les écoles travaillant selon nos techniques et nos enfants qui en sont affectés s’y guérissent.

 Dans l'actuelle querelle des méthodes, voilà des résul­tats qui mériteraient d'être examinés de très près, mesurés et commentés par des éducateurs.

Si les faits que nous signalons sont exacts, si la théra­peutique que nous préconisons est valable, on ne risquera plus d'englober nos techniques dans une réprobation qui n'est pas toujours imméritée puisque nous apportons des solutions éprouvées aux tares d'une pédagogie qu'il nous faut d'urgence moderniser.

 

6° ON ACCUSE ENFIN LES METHODES GLOBALES DE L'IM­PUISSANCE CROISSANTE DES  ENFANTS A FAIRE UN EFFORT

 A tel point qu'on se demande si une éducation autori­taire ne serait pas mieux en mesure d'enrayer le mal, et si l'âge d'or de la pédagogie n'est pas dans les traditions du passé plutôt que dans les audaces des chercheurs contemporains.

 Nous en avons assez dit pour qu'on comprenne à quel point cette dispersion des enfants, l'impuissance où ils se trouvent de se concentrer pour une œuvre majeure, sont la conséquence de ce grave défaut d'éducation qui accentue le hiatus permanent entre la vie conventionnelle d'une classe et les normes déséquilibrantes d'un milieu mouvant et dyna­mique. Nos enfants sont trop souvent comme sur un arbre secoué par la tempête. Ils s'accrochent aux branches et se laissent balancer au rythme du vent en attendant que passe l'orage.

 Ils auraient besoin de quelqu'un qui les soutienne dans leurs efforts de redressement et les ramène à l'abri du danger. Mais l'Ecole a failli à ce rôle.

 Nous présentons des solutions éprouvées qui permet­tront aux éducateurs de mieux voir où sont les vrais dangers et quelles sont les lignes de force et de réussite qu'ils auront avantage à saisir et à promouvoir pour un meilleur succès de l'Ecole.

 Essayons maintenant de résumer :

1° Le principe de la globalisation est indéniable et n'est d'ailleurs pas, dans la réalité, une découverte récente.

Mais le principe de globalisation n'est nullement ex­clusif de toute analyse ni d'une attention particulière aux élé­ments constitutifs de l'ensemble.

L'analyse ne saurait se suffire sans globalisation et inver­sement. Une bonne méthode doit faire fonds en permanence sur les deux processus comme cela se produit dans toute acqui­sition naturelle vitale.

D'autant plus et on l'a souvent négligé que le fonc­tionnement de ces processus n'est pas exactement le même chez tous les individus et ne saurait être préétabli comme règle uniforme et obligatoire.

 Il y a des individus qui sont portés vers une conception analytique particulièrement efficace et que troublerait un trop pressant appel du globalisme. Ce sont en général des enfants amoureux du détail minutieux jusqu'à en être parfois maniaques, qui distingueront avec maîtrise les composantes et seraient tentés parfois de négliger l'ensemble.

 Et il y a au contraire les personnalités qui voient davantage les ensembles, qui sont globalistes nés et qu'on aura à ramener prudemment parfois à l'étude attentive des détails qui condi­tionnent les ensembles.

 C'est pourquoi une bonne méthode et elle ne peut être que naturelle ne doit être ni exclusivement globale ni exclusi­vement analytique ; elle doit être vivante, avec un recours ba­lancé et harmonieux à toutes les possibilités que porte en lui l'enfant obstiné à se surpasser, à s'enrichir et à grandir.

 La solution des problèmes pédagogiques de l'heure ne saurait être en tout cas dans un retour aveugle à des pratiques d'autoritarisme dont nous n'avons que trop souffert. La vie marche et nous devons marcher avec elle, attentifs à ce qu'elle nous vaut de constructif et d'éminent dans le monde que nos enfants auront à dominer et à asservir.

 

C. FREINET.

 

Lecture globale naturelle par l'imprimerie à l'école

 

 

JOIE DU TRAVAIL

 

C’est à l’Ecole Maternelle et Enfantine qu’il faut aller chercher le vrai sens et la profonde portée de notre technique de l’imprimerie à l’Ecole.

    Avant nous, le Dr Decroly avait bien montré tout l’intérêt psychologique et pédagogique de la lecture globale. Mais parler de lecture globale c’est déjà rétrécir un problème que la vie lie sans cesse à toute l’activité enfantine, c’est donner une dangereuse tournure scolastique au puissant processus d’acquisition et de création des jeunes enfants.

 La science de l’éducateur, la suprématie de l’adulte, le dédain plus ou   moins accentué de la personnalité enfantine, cette sous-estimation courante et radicale de la pensée naïve, restaient malgré tout les caractéristiques essentielles de la Pédagogie. L’Ecole restait l’Ecole. Et l’enfant incompris et refoulé, s’habituait dès le plus jeune âge au mensonge et à l’asservissement qu’allaient parfaire les dures années de scolarité.

 Nous avons remis de l’ordre dans la maison.

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Nous avons d’abord révélé l’enfant. Nous l’avons révélé à lui-même et nous l’avons révélé aux éducateurs. Et cela, non pas verbalement, dogmatiquement, mais par des réalisations tangibles et effectives qui sont, malgré les pédagogues, les initiatrices de la pensée nouvelle.

 Par l’imprimerie à l’Ecole, les enfants se sont mis à parler en classe, à s’exprimer, par la parole, la plume, le crayon, la mimique. Et cette expression naturelle et spontanée est devenue l’axe essentiel de toute pédagogie.

 C'est en forgeant qu'on devient forgeron.

C'est en parlant qu'on apprend à parler.

C'est en écrivant qu'on apprend à écrire.

C'est en s'exprimant qu'on apprend à s'exprimer, à prendre conscience de soi, à affirmer sa personnalité.

 On reconnaîtra un jour très prochain l'inutilité et la no­civité de toutes les leçons dictées par l'organisation scolaire ; l'éducateur avouera humblement qu'il ne peut pas, lui, penser et créer pour les enfants, qu'il peut seulement les aider à mon­ter, à prendre leur essor et à dominer la vie.

 Mais alors, il faut que les enfants puissent ouvrir et essayer leurs ailes.

Nous préparons cette possibilité. 

*

**

Apprendre à lire et à écrire !

 

Que de générations d'enfants ont pâli et pâti devant les livres de classe et les tableaux muraux, pour un travail dont ils ne comprenaient ni le sens ni l'utilité ; que d'efforts gas­pillés à imiter des lettres mortes et insensibles ! Que d'édu­cateurs ont usé leurs nerfs à cette besogne rebutante et désespérante entre toutes : enseigner la lecture et l'écriture aux enfants !

 Et pourtant, avec quel incessant enchantement se fait depuis toujours l'acquisition de la parole, et avec quelle vitesse et quelle sûreté, jamais démenties. Ce même éducateur excédé par les obligations de sa tâche scolaire ne se souvient-il pas avec une incessante émotion, des étapes indécises mais glorieuses qu'a franchies son propre enfant depuis le jour où, claquant les lèvres, il a prononcé son premier : Papa ! Et la maman, un tantinet jalouse de l'honneur un peu immérité il est vrai, fait au père, a assisté à l'éclosion merveilleuse des autres morceaux de vie : toutou, pépé, maman, tati.

 Ah ! Là, la famille ne risque point de se mettre en colère parce que l'enfant articule imparfaitement. Elle a tendance, au contraire, à empêcher la vie de marcher, à retenir l'enfant dans ce bégaiement délicieux, Et c'est l'enfant lui-même qui, malgré le milieu parfois, corrige hardiment, peu à peu, mais on ne sait encore par quel mystérieux travail, les formes imparfaites.

 Et quel bonheur le jour où Bébé a su exprimer une pensée ! Le petit être s'affirmait... Il était parti à la conquête du monde !

 Ne pensez-vous pas, avec une sorte de frémissement, à ce qui arriverait si les mamans et les papas aussi con­vaincus un jour par les pédagogues, se décidaient à enseigner le langage à leurs enfants ?

 Une leçon bien précise, strictement limitée et ordonnée serait préparée aujourd'hui. Et quand le petit être frémissant viendrait vers vous, confiant, une ravissante coccinelle sur le dos de la main, criant avec ce sourire indicible à la fois d'appréhension et de victoire :

- Maman, y a bébête jouge !

Vous lui diriez :

- Tais-toi, tu ne dois pas encore prononcer des mots aussi difficiles que tu ne connais pas. Voyons d'abord le son re ro ri.

Renouvelez en pensée, plusieurs fois par jour, cette expérience désastreuse, mettez-vous maintenant à la place des enfants, et dites si, le soir, vous ne seriez pas, à tout jamais, dégoûtés de parler.

 Et il se trouverait peut-être un pédagogue pour vous reprocher votre obstination incompréhensible à ne pas parler !

 Heureusement, toutes les mamans du monde même lorsqu'elles sont institutrices ont une autre confiance naturelle en la vie hors de l'école ! Elles écartent tout ce qui gêne cette vie, aidant les enfants dans leurs premiers pas, les aidant de même, avec quelle touchante patience, à pro­noncer les premiers mots.

 Par la suite, la nature a préparé le miracle… tout enfant normalement constitué, et placé dans un milieu où on parle un français correct, apprend avec sûreté sa langue maternelle. Et cela, toujours, sans aucune exception !

 

L'EXEMPLE DES MAMANS

 

 

Par l'Imprimerie, nous suivons tout simplement l'exemple des mamans.

 

Nous laissons les enfants s'exprimer d'abord ; nous facilitons, nous encourageons, nous fixons, nous diffusons leur pensée pour que cette expression ait son véritable sens et sa raison d'être. Nous ne ménageons aucune savante mais scolastique gradation : tous les mots, toutes les pensées sorties de la bouche des enfants peuvent, et doivent, sans danger, passer sur j'imprimé. Nous aidons même les lents, les retardés, les difficiles à parfaire une expression qui tarde à s'extérioriser.

 

A tous, enfin, nous présentons des exemples parfaits en transcrivant en français correct le gazouillis enfantin ; et l'imprimerie donne une forme majestueuse et définitive parfaite à cette expression. Le dessin, le coloris, la musique, la mimique viennent encore renforcer le sillon tracé par ces éléments de vie que nous avons su ainsi magistralement projeter sur le papier.

 

Et comme pour le langage, la nature opère le miracle.

 

Selon un processus que nous avons étudié d'autre part (l), l'enfant ainsi compris et stimulé, éprouve le besoin d'écrire, de lire globalement et sans leçons, bien sûr ! Il photographie avec insistance la ligne qu'il vient de composer ou tel mot qui l'a frappé. L'imprimé lui-même qui sort de la presse est fixé pour toujours peut-être, dans l'esprit de nos enfants.

 

Alors là, oui, s'opère la merveille de la lecture globale idéale.

 

Comme pour le langage, des phrases, des mots, affleu­reront à l'expression consciente. Puis l'enfant lira et compren­dra des phrases entières jusqu'au jour où, intrigué, il s'attaquera enfin au problème de la lecture dont il découvrira le mécanisme, mots et syllabes.

De même que la maman peut vous affirmer, elle a l'expérience de toujours en sa faveur que son enfant appren­dra à parler, nous affirmons de même, et on comprendra la similitude de notre assurance, que l'enfant, par l'expression libre selon notre technique, apprend naturellement à lire et à écrire sans aucune leçon spéciale, donc sans aucune fastidieuse obligation.

 

Seulement, il ne faut pas être pressé.

 

L'enfant met deux ou trois ans pour apprendre le lan­gage, Si des pédagogues s'avisaient de précipiter anormale­ment cet apprentissage, par un bourrage diabolique, ils parviendraient effectivement à faire prononcer plus vite certains mots, mais ce serait toujours aux dépens de la formation harmonieuse de l'enfant.

 

(1)-Méthode Naturelle de Lecture (B.E.M. n° 8) ;

-C. FREINET : Essai de Psychologie Sensible Ap­pliquée à l'Education Ecole Moderne (Cannes),

  

Soyons plus nets : si les pédagogues s'avisaient de transporter leurs méthodes dans les familles, nos enfants n'apprendraient plus même à parler parce que l'entrave per­manente apportée par la scolastique à leur besoin d'expres­sion arrêterait net leur développement.

 Il en est ainsi pour la lecture et l'écriture.

          On peut, par des procédés artificiels et autoritaires, apprendre plus rapidement à l'enfant à lire et à écrire certains mots, comme on apprend à un perroquet à interpeller les pas­sants et à un merle à siffler la Marseillaise. Mais c'est toujours aux dépens de l'équilibre des individus.

 Et l'individu se venge, d'ailleurs.

 Le temps que vous avez cru gagner pour l'initiation, vous le reperdez, et au-delà, par la suite, parce que l'école ne parvient plus à rétablir l'équilibre, à renouer les liens intimes qui font de la lecture une expression et non une éternelle et déses­pérante leçon ; elle est impuissante surtout à faire renaître cette confiance en la vie et cet enthousiasme qui sont le propre de l'enfance et sans lesquels la science la plus minutieuse ne produira jamais qu'une bâtisse difforme et vide.

 Et c'est pourquoi aussi les enfants de l'école primaire «savent lire » après un an de scolarité, et, à 13 ans, après 8 ans d'efforts, ils ne possèdent pas encore à la perfection loin de là ! le mécanisme de la lecture, alors que 3-4 ans d'activité libre ont suffi à l'enfant pour se saisir à la PERFEC­TION et DEFINITIVEMENT et en partant à zéro de la langue maternelle.

 Il faut que nous réfléchissions sérieusement à ces rap­prochements et que, nous débarrassant des ancestraux travers scolastiques, nous nous orientions avec confiance dans la voie que la nature, le bon sens et la vie nous ont depuis long­temps tracée.

 Autre défaut scolastique de notre technique : on ne peut pas contrôler !

 C'est si commode d'entrer à l'Ecole le matin en se disant : « Je vais enseigner le son ou à mes enfants », et de s'en aller le soir la conscience tranquille au spectacle du devoir accom­pli... parce qu'on a appris aux enfants le son ou.

 Et M. l'Inspecteur a besoin aussi de contrôler, non pas tant le travail des enfants, mais surtout l'effort de l'instituteur... Alors, il faut bien qu'il puisse, en entrant dans une classe, demander avec assurance :

-           Voyons, où en sont ces enfants ? 

Si ce même Inspecteur était délégué pour aller contrôler les progrès en langage des enfants et l'application des mamans dans leur besogne pédagogique, et qu'il dise de même à la mère : 

-           Voyons, où en est votre enfant ?

 

La mère répondrait, radieuse :

 

- Oh ! C'est merveilleux ! Je n'ai jamais vu d'enfant aussi intelligent... Tout le jour, il gazouille. Il ne s'arrête pas de parler, et je comprends tout ce qu'il me dit ! Son père en est émerveillé ! 

-Voyons, voyons, dirait M. l'Inspecteur… Voyons, mon enfant, répète avec moi : « La toupie tourne quand on la lance ».

 

L'enfant n'arrive pas même à imiter ces mots dont il ne comprend nullement la genèse... Et s'il a acquis, à une éducation libre, une certaine liberté irrévérencieuse qui a parfois son charme, il risque fort de montrer, par un geste non équivoque, que ce monsieur n'est pas tranquille de venir ainsi poser des questions qui n'ont aucune base immédiate dans la vie... 

Vous voyez d'ici le rapport de M. l'Inspecteur ! Avec notre  technique, il en est, hélas ! de même.

Tous nos enfants lisent avec enthousiasme leurs propres textes ; ils s'essayent à lire globalement quelques textes de leurs correspondants. Ils distinguent seulement quelques mots, et pas toujours parfaitement. Mais ils ont en eux, liée intimement à toute leur vie psychique et sociale, l'image diverse d'une foule de mots qui, brusquement, viendront au jour, dans leur sens véritable et total. Alors, notre enfant saura lire et pour toujours, parce que cet apprentissage naturel fera corps avec la vie elle-même et le processus d'évolution de l'individu. 

- Mais pour l'instant, pourra objecter M. l'Inspecteur, comment puis-je constater un résultat ? Quelle totale assu­rance pouvez-vous me donner ?

- Aucune, en effet, si ce n'est le spectacle émouvant d'une classe vivante et enthousiaste qui marche, qui monte, et qui, parce qu'elle va de l'avant, atteindra immanquablement et dépassera les buts proposés ou imposés par les program­mes et les règlements.

Il nous faut, à tous, en face du problème humain que nous posons, une attitude compréhensive et tolérante, une confiance nouvelle dans l'importance du dynamisme édu­catif qui est notre plus grande force et notre seul espoir de succès.

 

*

**

Le jour où les éducateurs se seront remis aussi totale­ment à l'école des mamans, le jour où les parents eux-mêmes auront compris cette similitude entre les techniques d'appren­tissage de la langue et de la lecture-écriture ; le jour où les uns et les autres auront dépouillé la longue erreur scolastique qui les a, hélas ! si totalement marqués ; le jour aussi où les chefs plus humains que bureaucratiques sauront contempler la vie et non mesurer seulement un stérile devoir, ce jour-là le miracle annoncé se produira totalement : sans leçon spéciale, par l'expression libre et la vie grâce à l'Imprimerie à l'Ecole, les enfants se saisiront, dans un délai normal, de cette technique de la lecture et de l'écriture qui reste actuellement un des cauchemars de l'Ecole Primaire.

Plus de leçons de lecture, plus de lecture individuelle ou collective au tableau, finis ces exercices plus ou moins ingénieux qui usent et découragent... plus d'insuccès !

Quel beau jour n'est-ce pas, petits enfants ! Et quel beau jour aussi, mes collègues qui, aujourd'hui, dès que vous le pouvez, demandez à quitter les classes où l'on apprend à lire comme si l'éducateur montait en grade à mesure qu'il s'éloigne de la fraîcheur enfantine !

Mais ce sont ces classes alors qui deviendront les plus agréables et les plus charmantes, comme reste inoubliable­ment émouvant le temps, qui passe trop vite hélas ! où Bébé, neuf et intrépide, se saisit du langage à notre émerveillement et pénètre, joyeux et opiniâtre, dans le monde mystérieux.

Un âge d'or de l'Enseignement ! 

Eh oui ! 

Age d'or, surtout parce que c'en sera fini du long abru­tissement scolastique.

La vie reprendra sa triomphale revanche ! 

*

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Un rêve ?

Plus près qu'on ne croit de se réaliser.

Mais en attendant ? Pratiquement ?

En attendant que, dans nos classes modernisées, nos enfants puissent s'exprimer par l'écriture et la lecture, non pas quelques minutes par jour, non pas quelques heures, mais presque en permanence, à l'occasion de toutes les activités scolaires, comme Bébé gazouille, expérimente, cherche et parle presque sans arrêt pour ajuster sans cesse son obstiné tâtonnement ?

En attendant que les parents aient compris, que l'Ins­pecteur ait pu adapter sa technique de contrôle à nos condi­tions nouvelles de travail, que faire ?

La nouvelle technique ne tombera pas d'en haut, toute prête ; l'esprit nouveau ne touchera pas la masse des inté­ressés comme une lueur de la grâce.

C'est à nous de montrer, pratiquement, expérimentale­ment, que nous avons raison pour qu'on nous suive un jour jusqu'à l'expérience complète que nous savons concluante.

Ici, nous donnons la parole à Lucienne BALESSE qui va vous dire ce qu'elle a réalisé, ce que donc toute éducatrice peut réaliser dans une école populaire dominée par toutes les difficultés matérielles qui rendent si difficiles le redressement de notre éducation, soumise au contrôle per­manent des parents et des inspecteurs et qui doit, tout en affrontant le nouveau, ne pas se couper d'un passé que la vie seule sait mettre à sa juste place.

Certes, Lucienne Balesse ne vous présente pas une technique idéale à 100 %. Parce qu'elle n'est pas encore parvenue, techniquement, à donner à l'expression écrite, la place majeure qu'elle devrait avoir dans sa classe, elle a dû recourir à certains artifices, dont la vie nouvelle atténue la nocivité, mais qui iront ensuite en s'atténuant à mesure que nous approcherons de la voie royale, hors de toute scolas­tique.

L'essentiel est qu'on ne prenne pas ces artifices pour la voie royale et que, partant de l'expérience ainsi relatée, nos camarades puissent aller toujours plus avant, dans une technique de travail qui leur assure succès, sécurité, paix et joie.

C.FREINET

*

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Lecture globale idéale

 

 

Il est inutile de présenter de nouveau aux institu­teurs un traité psychologique et méthodique de lecture globale. Il en existe de nombreux expliquant la base psycholo­gique de la méthode et la façon scolaire de s'en servir.

 Les pédagogues Decroly, Piaget, Claparède et d'autres avant eux déjà, ont prouvé par leurs recherches et leurs obser­vations que l'enfant voit globalement les choses avant de les analyser, et que, partant du simple (pour lui l'ensemble), il s'achemine vers le complexe (pour lui l'analyse, la lettre isolée en lecture).

 Dans les ouvrages de Dottrens, Hamaïde, Monchamp, on peut trouver fort explicitement exposé le procédé à employer pour appliquer ces principes psychologiques. La source peut éclairer mieux, c'est pour cela que nous y renvoyons ceux qui désirent se documenter à ce sujet (1).

(1) R. Dottrens et E. Margairaz : L'apprentissage de la lecture    par la méthode globale. Edit. Delachaux.

A. Hamaïde : La Méthode Decroly. Ed. Delachaux,

E. Monchamp : Psychologie et Méthodologie de la lecture, Bruxelles.

 Nous ne voulons ni renouveler, ni rajeunir ces principes et ces procédés de lecture globale, mais les vulgariser, rendre leur application possible dans les écoles populaires. Car, jusqu'ici, il faut bien le dire, depuis tantôt un demi-siècle qu'on en parle, la masse des instituteurs n'a pas bronché et continue le bi, bu, ba, bo, be ou presque, écrasant ainsi les élans de personnalité enfantine dont la société a tant besoin pour sa prochaine édification.

Pourquoi ce progrès si lent d'un travail si vrai et si pro­metteur de libération ?

 1. Les chercheurs qui s'y sont attachés, en pédagogues exclusifs qu'ils sont, n'ont pas ménagé leur travail et sont parvenus à mettre la méthode globale sur pied avec force matériel (jeux, bandelettes, fiches, etc...), à préparer par l'instituteur. Gros travail, trop accaparant pour l'instituteur populaire qui, sa classe terminée, doit songer à s'organiser socialement ou à gagner un supplément de traitement bien nécessaire.

2. Personne n'a présenté des outils facilitant le tra­vail et ouvrant la voie. Il fallait dans chaque classe tout créer en commençant. Rien de préparé ne donnait l'élan au départ. Travail dur pour les hésitants et peu alléchant pour rivaliser avec la bonne et facile routine.

3. Les expérimentateurs ont proclamé des résultats surprenants et rapides, mais tous ont expérimenté dans des classes relativement peu peuplées, parmi une population d'enfants de milieux intellectuels ou tout au moins parmi les enfants de ville à la langue déliée et au vocabulaire plutôt abondant. (Le cas est peut-être différent en France mais en Belgique, à la campagne, et même dans certains milieux industriels, le français est pour les enfants une seconde langue qu'ils ignorent, leur langue usuelle étant le wallon).

La plupart des écoles nouvelles fonctionnent dans des milieux bourgeois où l'intérêt intellectuel est facilement éveillé, Où l'enfant, vivant parmi des paperasses : papiers d'affaires, courrier volumineux, bibliothèque fournie, sent la nécessité de lire et d'écrire. Nos petits paysans voient rarement à la maison livres ou journaux ; tout au plus la famille reçoit-elle une lettre, une réclame ou une feuille électorale. On comprend leur indifférence, et même leur dédain, pour la lecture et pour tout ce qui est livresque ou scolaire.

 Tous ces travaux réalisés dans des milieux si différents du nôtre étaient peu concluants pour des classes populaires surpeuplées, d'un milieu au niveau intellectuel presque nul, avec des instituteurs ordinaires, aux possibilités pécuniaires et de travail très limitées.

 Il y eut peu d'essais. Il y eut des essais décourageants.

Nous ne voulons d'aucune façon reprocher aux écoles nouvelles et expérimentales ni leur milieu, ni leur façon de travailler. Nous avons besoin de précurseurs qui se consa­crent uniquement à ces travaux de mise au point. S'ils ont cherché, trouvé la voie, lancé les bases, il nous reste à saisir les directives et à travailler pour vulgariser dans nos masses cette voie nouvelle et libératrice.

 Nous n’avons pas recommencé ce genre d’expérience dans note école rurale à quatre divisions (jardin d’enfants, 1re, 2ème, 3ème années). C’est dans un milieu paysan bien peu développé que nous appliquons la lecture globale depuis plus de quinze ans déjà. Nous avons passé par de nombreux stades : appliquant d’abord ce que nous avions lu dans les traités de lecture globale, nous en sommes arrivés à parler à présent de notre expérience vraiment personnelle au cours de laquelle nous avons observé l’enfant de très près en face des difficultés de l’acquisition de la lecture et de la langue française.

Les camarades peuvent se fier aux résultats que nous signalons, ils ne seront pas déçus, car leur milieu de travail ne peut être d’un niveau inférieur au nôtre.

Qu’utilisons-nous pour appliquer la lecture globale sans surcroît de travail pour l’instituteur et sans disposition spéciale des enfants ?

1°-  La presse Freinet, l'imprimerie à l'école, précieux outil de travail, instrument de libération, point de départ ma­tériel et palpable vers la lecture globale et l'expression enfan­tine.

2°-  La pratique constante du dessin libre précédant, accompagnant, complétant, précisant le récit qui apparaît sous forme d'entretien, de conversation, d'histoire, de mime.

3°-  Les échanges journaliers de feuillets imprimés, les échanges d'albums. Les pages de vie des petits camarades pleines d'attrait, d'intérêt, amenant l'enfant à déchiffrer des textes nouveaux.

  4°-  Les échanges de lettres manuscrites favorisant, mo­tivant l'acquisition de l'écriture propre et lisible.

5°-  Les récits, les conférences d'enfants poussant aux recherches, à la documentation et donnant l'occasion de s'exprimer. 

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L'imprimerie à l'école, point de départ indispensable vers la lecture naturelle et l'expression enfantine

 

SUPPRIMONS les manuels de lecture    
Même de lecture globale !

 

AVEC l'imprimerie, la lecture globale devient un soulagement pour l'instituteur et la voie de réali­sation pour les enfants. Dorénavant, on dira fièrement sa pensée ; on pourra la lire et la faire lire à tous, parfaitement matérialisée, noir sur blanc, dans les feuilles imprimées. Quelle fierté, quel accroissement de ces petites personnalités qui, du même coup, se découvrent et s'affermissent !

 On s'était si bien arrangé pour les étouffer, ces person­nalités naissantes, ou tout au moins pour empêcher leur éclosion. Les i, a, e, isolés des manuels, sans signification, sont bien là pour habituer les enfants à prononcer des sons creux d'idées. Le livre de lecture avec ses phrases qui font sourire les adultes, a négligé tout bon sens. On y a agencé des choses sèches avec logique et gradation pour apprendre à lire très vite, c'est-à-dire à mouvoir les lèvres de telle ou telle façon, mécaniquement, sans que l'esprit s'en mêle.

 Pour l'enfant, à quoi bon penser dorénavant, émettre une idée. Le matin, l'après-midi et le soir à la maison, on lui donne la pâture : des mots, des phrases vides de sens, pour lui à l'esprit si riche et si productif. Plus tard, on lui demandera ses idées, alors qu'il a si souvent répété celles des autres.

L'habitude de cette passivité, de cette molle réception est si vite acquise. C'est d'ailleurs enclin à cette même mollesse que l'adulte subit son sort sans réagir.

 Même en lecture globale, l'adulte s'est cru seul désigné et capable de trouver des phrases, des idées à lire. Car si l'on envisage toujours l'apprentissage de la lecture et même des autres branches derrière ce grand mot : méthode, on peut l'accommoder à tous les genres et la réaliser opposément à son but, c'est-à-dire en soumettant l'enfant aux idées exté­rieures. Et dans ce genre on est parvenu à éditer des livres de lecture idéo-visuelle.

 Alors que l'enfant a des intérêts bien spéciaux et per­sonnels surtout, qu'il possède sa façon individuelle d'assimiler la technique de la lecture, des adultes, dont la prétendue clairvoyance scientifique nous fait sourire, ont su deviner les centres d'intérêts de tous les enfants pendant toute une année et sont parvenus à les consigner tous dans un livret de lecture.

 Quel tour de force !

 Idées, phrases, cartons et bandelettes sont soigneuse­ment édités, parés d'une présentation appétissante, prêts enfin à être plaisamment assimilés.

 Et c'est un nouveau piétinement de la personnalité en­fantine. Nos éditeurs de manuels de lecture idéo-visuelle n'ont rien compris ou rien voulu comprendre, car le premier but de la lecture globale c'est l'extériorisation de l'enfant, la fidélité à son aventure intérieure.

 L'imprimerie donne la parole à l'enfant. Ce sont ses pensées riches de leur contenu émotionnel, ce sont des instants vibrant de vie qu'il va confier à son album, à son livre.

C'est tout ce qu'il sent, tout ce que son esprit agence, qu'il s'habitue à extérioriser, sans le souci de cacher ce qu'il est plus ou moins beau (à notre avis) de penser. Il soulage son cœur : regret, aspirations, rancunes, arrière-pensées, désirs sont racontés pêle-mêle, dans des élans, des associations naïves, souvent inexplicables pour l'adulte.

 Et nous voici pleinement dans l'application du Plan d'études belge qui dit : « Le grand problème - on pourrait dire le seul véritable- c'est la culture de la langue maternelle comme moyen d'expression de la pensée. Le premier souci de l'école doit être de concentrer tout l'effort sur la formation de la pensée et son expression par la langue. Apprendre à l'enfant à exprimer librement et correctement des idées justes et per­sonnelles, tel est le but ».

 Et ce but ne peut se réaliser dans nos écoles populaires que par l’imprimerie à l’école. Parce que l’imprimerie nous offre cette possibilité de susciter et de fixer l’expression et, donc, de faire prendre conscience et de réaliser les personnalités. Il faut l’introduire religieusement dans chaque classe. En même temps, elle nous débarrasse de préparation fastidieuses. L’enfant réalise lui-même son livre, les feuillets d’échanges et le petit matériel que l’on trouve encore indispensable actuellement pour hâter la lecture (bandelettes à découper, carton, etc…). On admettra un jour que l’enfant peut apprendre à lire en lisant et en voulant savoir lire, parce qu’il sent la nécessité de ce mécanisme lorsqu’il est lié à ses besoins profonds.

 

Où est la voie naturelle ?

Que penser de la décomposition ?

 

Il est expérimentalement établi que la fonction de la globalisation est un phénomène mental par lequel l'enfant acquiert la plus grande partie de ses connaissances.

Dans l'apprentissage de la lecture, la lecture globale correspond à la psychologie de l'enfant, c'est la voie naturelle. A ce point de vue, plus aucune hésitation, ni discussion, c'est un fait bien établi.

Les procédés de lecture globale employés respectent-ils ces principes fondamentaux ? Il est nécessaire que chaque école s'adapte suivant son milieu, mais les mêmes grandes, lignes directrices doivent cependant se retrouver dans toute application.

Dans certaines classes, on fait de la lecture globale, c’est entendu, mais pendant un mois, pas même, et directement on en arrive à la décomposition. L’esprit de l’enfant aurait-il si vite évolué pour analyser à 6 ans et 1 mois plutôt qu’à 6 ans ?

Ce n’est là qu’un détour pour en revenir à la systématisation aride et rebutante de la syllabation.

D’autre part, on dissimule trop la lecture par le jeu. Nous ne pouvons trop nous étendre ici sur ce que l’on peut envisager par jeu chez l’enfant.

 L'enfant, réserve d'ardeur et d'énergie, a une vitalité puissante et neuve qu'il ne demande qu'à prodiguer dans une activité continuelle, dans des travaux et dans des jeux,   même dans ceux dont il est obligé de se contenter si l'adulte l’écarte du travail. L'enfant abandonnerait ces combinaisons et agencements savants, même éducatifs, dit-on, si on lui permettait d'assumer de véritables tâches, d'accomplir des besognes vraiment formatrices et utiles.

Nous sommes en tous cas contre cette tendance à vouloir enseigner en jouant pour aplanir les difficultés, adoucir les acquisitions rebutantes. Ce procédé tombe si nous permettons à l'enfant de se réaliser, si nous possédons la presse, si nous pratiquons les échanges, L'acquisition des techniques s'intègre à la vie même.

 Le mal, le grand mal, à la base de toutes ces erreurs, c'est que l'on veut aller trop vite apprendre à lire est une obsession pour les instituteurs des premières années.

 Nous avons obtenu des réformes bienfaisantes en enseignement : l’obligation scolaire jusqu’à 14 ans, jusqu’à 16 bientôt et l’élaboration du nouveau plan d’études belge. Il nous reste, parmi d’autres choses à demander avec insistance, à obtenir tout le temps nécessaire pour l’apprentissage de la lecture. Personne jusqu’ici ne s’est attaqué de front à cette erreur d’apprendre systématiquement à lire à 6 ans. De-ci de-là, dans les traités de psychologie, on a envisagé l’âge favorable, pour l’acquisition de la lecture mais dans l’enseignement pratique, nous en restons toujours au même point.

 A aucun degré de la scolarité primaire, on n’exige une acquisition parfaite des différentes branches d’enseignement, on tolère que l'enfant fasse des fautes d'orthographe, qu'il commette des erreurs en calcul, qu'il débite des bourdes en histoire et en géographie mais on exige qu'il sache lire parfaitement tout et cela, en l'espace d'un an, de 6 à 7 ans. Tant que l'on exigera cette rapidité d'acquisition, on ne pourra employer la méthode globale, pure, celle qui vraiment suit le développement de l'enfant, aide à son épanouissement, à sa vraie culture.

Comment procède-t-on dans la plupart des écoles pour faire de la lecture globale en assurant une acquisition rapide de la technique ? Dans les premières phrases ou textes suggérés par l'instituteur, les mêmes mots se répètent pour que l'enfant puisse les dégager presque tout de suite. Ces mots découverts doivent être retenus. Pour cela chaque jour, pendant plusieurs semaines, on fait lire et relire les mêmes phrases ou textes affichés au mur de la classe pour bien en obséder la vue des enfants.

Premiers écarts de la voie naturelle : on limite l'enfant dans son expression (car les mots du texte sont voulus par l'instituteur), on lui impose de relire constamment ce qu'il désire dire et lire une seule fois, on l'empêche de continuer à s'épancher, car il faut retenir et reconnaître les premières phrases avant d'en lire d'autres. En un mot : on entrave, dès le début, le déroulement du processus d'expérience.

Souvent aussi, le stade du mot rapidement franchi, on prépare la décomposition en syllabes. On préconise plusieurs manières pour arriver à la décomposition : les plus pures conseillent d'attendre que l'enfant fasse lui-même certains rapprochements, découvre certaines ressemblances ; d'autres favorisent cette découverte en provoquant les rapprochements, les ressemblances ; d'autres enfin, imposent elles-mêmes la décomposition en la faisant adopter par l'enfant. Le troisième procédé est le plus couramment employé, car les suggestions de l'enfant se font attendre trop longtemps et il faut savoir lire à la fin de l'année !

L'enfant se voit de nouveau astreint à un travail limité et ennuyeux : lire, relire des mots, des morceaux de mots renfermant ressemblances et consonances. Où sont la libre expression enfantine et sa réalisation ? Une avalanche de jeux détourne et entrave la véritable activité de l'enfant qui ne peut ni vivre, ni réaliser ses possibilités dynamiques, en agençant force cartons. D'autre part, les éducateurs les mieux inten­tionnés, les plus courageux, se sentent déçus. A l'idée de cette prodigieuse abondance de matériel, ils s'exclament c'est irréalisable !

Le jeune enfant n'a guère d'attrait pour la décomposi­tion. Si vous le laissez libre, il globalise longtemps sans se soucier de mots et de syllabes. Sa mémoire un peu prodigue et les dispositions particulières à enregistrer globalement lui permettent d'emmagasiner un grand nombre de textes et de les relire parfaitement ; il en retiendra une centaine et même plus, sans sentir la nécessité de décomposer pour lire. Il n'a qu'un souci : exprimer sa pensée, se réaliser dans ses textes qu'il sait d'ailleurs lire très facilement.

Les premières remarques concernant la décomposition se feront attendre six mois et même plus, surtout dans nos milieux populaires où l'enfant a si peu d'intérêts intellectuels et si peu de dispositions pour parler le français. Il dira parfois :

«Mais, c'est comme dans maison ». Il a entrevu une res­semblance, c'est un pas, mais de là à la décomposition sys­tématique, il y a encore beaucoup de travail si l'on veut préci­piter les étapes.

Certes, il y a des enfants qui lisent très vite et qui par­viennent à décomposer spontanément très tôt mais ce sont des exceptions qui se rencontrent rarement, surtout dans nos écoles populaires. Depuis plus de quinze ans que nos enfants apprennent à lire par la lecture globale, nous avons vu trois cas : deux fillettes qui ont décomposé très tôt, sans aucune aide, l'une après quatre ou cinq mois, l'autre après six mois et un garçonnet après quatre mois. Pour nos autres enfants, le travail de décomposition est toujours très laborieux et par­fois même en deuxième année, certains y sont encore rébar­batifs. Il faut attendre pour qu'ils comprennent et acquièrent cette tactique rapide d'assemblage de syllabes pour lire un mot difficile et inconnu. (Entendez bien, rapide, difficile et surtout inconnu).

Nous ne pratiquons pas la lecture globale comme un procédé et surtout pas comme un procédé qui pousse à l'acqui­sition rapide du mécanisme, mais nous voulons, grâce à elle, permettre à chaque enfant de faire son expérience tâtonnée et de pratiquer une technique qui ne trahira à aucun moment sa pensée.

Grâce à la pratique des échanges, que nous détaillerons plus loin, l'enfant prend conscience du mécanisme de la lec­ture avec toute sa signification sociale.

 

S'il relit ses propres textes pour retrouver l'émotion dont ils sont jaillis, s'il en crée d'autres pour satisfaire son besoin de s'exprimer, en utilisant des mots, des expressions sans se soucier de l'agencement des syllabes ni des lettres, la pratique des échanges le place dans une toute autre situ­ation, Il s'agit, cette fois, de déchiffrer une page écrite, la motivation est ici toute différente mais combien ressentie. Nous avons envoyé notre belle page de vie à nos petits cama­rades et voici que nous recevons la leur. Il faut la lire pour savoir ce qu'ils ont fait et l'effort est total. C'est à ce moment que l'enfant passe vraiment à la décomposition en en prenant conscience. Immédiatement, les mots connus sont relevés, ceux que l'on n'a jamais vus sont observés et analysés avec perspicacité : 

«Cela commence comme, ..

Cela finit comme...

Il y a... dedans ».

 

Notre intervention, l'exercice même, sont souhaités pour déchiffrer aisément les mots qui doivent nous livrer ce que nous voulons savoir, Les remarques, les exemples de sylla­bes ne constituent plus un système imposé, mais une néces­sité intégrée à la vie et pour cela accueillie avec l'enthousiasme que procure tout ce qui élargit cette vie.

Lire le texte des correspondants est un enrichissement de l'expérience de chacun au point où il en est.

Si les divers procédés de lecture globale, plus ou moins standardisés ont, dit-on, malgré tout, l'avantage de permettre la lecture de textes, de résumés provenant du centre d'intérêt, il est bien certain que pour savoir lire en l'espace d'un an, il ne reste guère de temps à consacrer aux centres d'intérêt et à l'observation. La classe est un endroit où l'obsédant souci d'apprendre à lire plane comme une menace au-dessus des enfants étriqués dans une ambiance desséchée par une systématisation inévitable. Elle ne connaît pas cette plénitude de vie bourdonnante d'activité et de joie efficientes dont on parle trop aisément sans envisager les conditions essentielles d'un milieu vivant en dehors duquel intérêt et observation ne peuvent avoir ni leur densité, ni leur sens éducatifs. 

*

**

Quand l’enfant  sait-il lire ?

 

Il faut s'attaquer à cette manie de vouloir faire prononcer aux jeunes enfants, par le système phoné­tique, des mots vides de sens pour eux. Ils les prononcent, bon gré mal gré par la systématisation, mais se refusent à les lire quand ils travaillent globalement avec leur compré­hension. 

Il est bien nécessaire de poser cette question : « Quand considérons-nous que l'enfant sait lire ? ». Est-ce quand il parvient à prononcer toutes les syllabes d'un mot qui ne repré­sente pas plus pour lui qu'un mot écrit dans une langue étrangère ou quand, parcourant le texte, il sait rendre compte de l'essentiel qu'il contient ? Car il est évident qu'il y a pour l'enfant, une grande différence à déchiffrer un texte écrit par un autre enfant ou une colonne d'un quotidien détaillant les événements politiques du moment Lorsque la plupart des mots d'un texte, du domaine de l'enfant, peuvent être compris par lui, il saura les lire assez tôt ; au début de la deuxième année et même avant, il, saura les déchiffrer.

La difficulté que l'enfant éprouve pour déchiffrer un texte dépendrait donc plutôt de l'intérêt qu'il porte à sa compréhension que de la décomposition des mots. Certainement, à notre avis, la compréhension influe plus que toute autre chose sur le travail de lecture. Si l'enfant comprend les mots, le sens du texte, il se contente (comme nous le faisons d'ail­leurs) de lire la première ou les deux premières syllabes du mot et pour peu qu'il en connaisse globalement la fin, il le prononce sans s'attarder à détailler les autres syllabes.

 Un enfant utilisant aisément : co, li et ne, se trouvant devant le mot « colline », ne se décide pas à le prononcer. Un autre connaissant très bien pou et belle ne lit pas « poubelle » : tout simplement parce que ces mots, inconnus pour eux, ne représentent rien et n'ont leur place nulle part.

Faut-il, à force de décomposition, pousser l'enfant à lire quand même, sans comprendre ? C'est un peu ce que l'on vise quand on parle trop tôt de lecture courante.

A notre avis, nos enfants savent lire quand ils lisent très bien tous les petits textes de la classe et qu'ils déchif­frent passablement ceux qu'envoient leurs correspondants. Et qu'on ne vienne pas déclarer qu'ils ne savent pas lire quand ils se refusent à déchiffrer une colonne de journal ou une page de lecture écrite pour les adultes.

Trouvons-nous que nos enfants ne savent pas parler parce qu'ils ne se mettent pas à prononcer une conférence scientifique ou un discours de meeting politique ? Alors pour­quoi voulons-nous qu'ils lisent ce que leur mentalité d'enfant ne peut pas comprendre ? Ne harcelons pas nos petits avec cette idée fixe de la lecture courante ! Qu'ils vivent, qu'ils grandissent, ils liront toujours assez tôt les mots qui bourrent les crânes. En attendant, ils progressent parce qu'ils vivent et lisent de mieux en mieux, de plus en plus, suivant leur compréhension et leurs possibilités enfantines. Avec leur petit bagage global, une lueur de décomposition et un vif intérêt, ils sont capables de déchiffrer beaucoup de pages.

La décomposition serait presque une nuisance si elle donnait la possibilité et cultivait l'habitude de prononcer des mots que l'on ne comprend pas. La pauvreté du langage et du vocabulaire persisterait du fait qu'il n'est pas nécessaire de connaître le mot pour le lire. La lecture stupide a paré à l'insuffisance de langage en donnant l'illusion de comprendre parce que l'on prononce aisément. Elle a barré la route à la vraie culture littéraire, au besoin profond d'expression de l'individu. Nous voulons redonner à l'extériorisation par la langue tout son sens d'échanges humains exaltants parce que utiles et vrais.

En appliquant la lecture globale à l'école populaire avec des enfants de milieux peu ouverts, qui n'ont pas eu l'occasion de développer leur vocabulaire, force nous est d'enrichir d'abord leur esprit et de leur offrir des techniques pour qu'ils se mettent à s'exprimer et à lire.

Quel travail profitable, quels progrès seraient réalisés si nos enfants de 9 à 10 ans n'avaient prononcé et lu que des mots gonflés d'émotion liés aux choses et aux faits. Avec pareille base, nous pourrions partir à la conquête du bagage scolaire que l'on trouve utile d'acquérir.

En l'espace de deux ou trois ans, nos enfants trouveront largement le temps de l'assimiler. Nous pensons même qu'à côté de cela, ils trouveraient encore bien le temps de vivre, alors que maintenant, au sortir de l'école primaire, ils sont loin de posséder la matière proposée et ce qui est plus grave, ils ont perdu ces élans de vie qui maintiennent le goût et l'ar­deur au travail. 

En résumé, nous ne ferons de l'éducation qu'en laissant chaque enfant réaliser sa propre expérience et acquérir ainsi les mécanismes en étroite liaison avec l'élaboration de sa pensée. Autrement, il gaspille en pure perte pour sa formation d'homme, les plus précieuses heures de son existence. Et, il forge l'outil de son asservissement. 

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Technique

 

Toutes ces conditions envisagées, nous restons perplexes.

 

Faut-il faire de la lecture globale dans ces conditions ?

Bien sûr !

II faut faire ce que nous faisons : pratiquer la lecture globale avec l'imprimerie, se soumettre, puisqu'il le faut, aux exigences des programmes, en se rapprochant le plus pos­sible de la voie naturelle et ce qui est plus important, lutter comme nous, pour faire transformer ces programmes, montrer les dangers de l'acquisition de la lecture en perroquet, crier et répéter que notre société branlante peut branler longtemps encore et même s'écrouler si nous continuons à former la jeunesse ainsi.

 

Une expérience

 

Voici comment nous appliquons la lecture globale dans notre école de campagne avec 4 divisions et 25 élèves. Nous avons souvent débuté avec 8 élèves en première année (6 à 7 ans) et 6 ou 7 en deuxième (7 à 8 ans). D'autres camarades travaillent dans le même sens avec une première année de 30 élèves et même plus. Suivant nos conseils, ils ont formé des groupes de travail et ils nous écrivent qu’ils sont très satisfaits du travail de leur classe. 

Nous commençons donc notre première journée de travail scolaire. 

Souvent, en entrant en classe le matin, une idée, un sujet de conversation, un même vent agite nos enfants. A nous de saisir le fil et de laisser parler notre petit monde. Un texte court, une phrase au tableau enregistreront ce que l'on pense, S'il n'y a rien de général, l'un ou l'autre racontera bien quelque chose qui l'intéresse et accrochera tout le monde à son idée. 

Nos petits avaient trouvé :

Aujourd'hui

tout le monde

est venu

 

J'écris la phrase manuscrite au tableau. 

Nous la lisons. 

Remarquez tout de suite la disposition : une idée par ligne, afin que chaque bandelette découpée plus tard ait un sens complet à elle seule. 

Nous voulons en faire une page de notre livre de vie et nous l'imprimons…

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L'enfant compose son texte. Bientôt la page imprimée partira vers les correspondants.

On pourrait aussi à ce moment-là écrire et illustrer le texte dans le cahier, mais ordinairement l'enfant préfère im­primer d'abord. 

J'écris la phrase en imprimé, sur une feuille, un enfant (l'auteur du texte) numérote les lignes qui formeront chacune un composteur. Il découpe la feuille et partage les lignes de texte entre ses camarades. C'est alors la leçon de calcul, surtout quand le texte est plus long et aussi si la ligne de texte est trop longue pour le composteur. Il faut compter les carac­tères et les blancs et s'arranger suivant ce que peut contenir le composteur.

Les enfants sont prêts à composer, leurs petites bande­lettes en main. 

Je dis : 

- Regardez, on tient son composteur comme ceci, la vis dans la main gauche.

On commence par-là (à droite). 

Et l’on cherche dans la casse la même chose que cela (je montre la première lettre du texte). Dans les casses mater­nelles les caractères sont juxtaposés dans les rainures de façon à ce que chacun soit bien visible. 

Vous voyez, au caractère, il y a une encoche, il faut toujours la placer en dessous, vers soi. 

Commencez maintenant. Et chacun travaille.

 Les petits ont terminé la composition. Presque toujours c'est réussi, Peut-être quelques petites fautes que je corrige moi-même en disant : tu as oublié ceci, regarde (montrant sur la bandelette), ou bien, ce n'est pas cela, c'est ceci. Je m'abstiens de toute remarque pour les p, q, b, d, è. J'y vien­drai plus tard quand l'enfant maniera facilement tout le reste ; d'ailleurs les enfants éveillés y arrivent d'eux-mêmes. 

La composition et la correction terminées, il faut mettre le tout sur la presse. 

Le responsable du travail, (ordinairement l'auteur du texte) appelle chaque enfant avec son composteur par nu­méro :

- Apportez-moi le numéro 1, il met le composteur sur la presse et dispose la bandelette correspondante à côté sur la table. Puis le numéro 2, etc... 

Après avoir rappelé chaque camarade, le texte est re­constitué dans la presse et sur la table avec les bandelettes. Un dernier coup d'œil pour comparer et l'on peut placer les interlignes, égaliser et caler les composteurs.

Le responsable distribue les tâches  toi, tu presses ; toi, tu encres ; toi, tu retires les feuilles, etc... (nouveaux calculs, compte de feuilles et cartons). 

Et l'on presse la première feuille : l'épreuve que je cor­rige. Il faut voir les visages s'éclairer, les yeux grandir quand on retire la première feuille ; c'est beau, c'est parfait, c'est comme dans les livres et les journaux et c'est nous qui le réalisons. 

Le travail d'impression continue alors automatiquement sans mon intervention. On imprime une feuille et un carton pour chaque élève. 

Après l'impression, on décompose, on range le matériel et on se lave soigneusement les mains. 

Les enfants écrivent alors dans leur cahier, relisent le texte et l'illustrent. Ils écrivent directement à l'encre sur du papier non ligné avec une plume spéciale à gros bout rond. 

J'ai moi-même écrit le texte sur la page de gauche du cahier. 

Le lendemain matin, les feuilles et les cartons bien sé­chés sont distribués. On range sa feuille dans son classeur, on la lit, on l'illustre. On découpe son carton en bandelettes que l'on mélange et reclasse ensuite pour reconstituer le texte. Déjà les mots importants se détachent. 

Les enfants ont senti ce que leur permet l'imprimerie : s'épancher, ouvrir son cœur, se soulager ; vous aurez des textes, des histoires, comme ils disent, à profusion. 

Et chaque matin, nous racontons (petits centres d'in­térêt), nous lisons, reconstituons textes et bandelettes. 

L'enfant numérote lui-même les pages du livre qu'il se constitue. 

Il conserve ses bandelettes dans une boîte. Quand il a réuni les bandelettes de 5 ou 10 textes, cela devient encom­brant. Nous gardons alors une seule série de ces dix textes découpés dans une boîte pour toute la classe. Chacun vide sa boîte et se débarrasse de ses petits cartons (on peut les conserver dans un coin pour remplacer les mots perdus). On recommence alors à remplir sa boîte avec les nouvelles his­toires de chaque jour. 

Les séries de bandelettes conservées pour toute la classe servent à reconstituer les premiers textes de temps en temps. Les enfants font cela tous ensemble réunis autour d'une grande table. 

Nous n'attachons pas trop d'importance à ce que l'en­fant connaisse bien le texte avant d'en lire un autre. Les mêmes  expressions se présentent si souvent et puis, s'il les a oubliées à ce moment-là, il les rencontrera plus tard et les réapprendra. 

Combien faut-il imprimer de textes par semaine ? Un chaque jour, si vous n'avez qu'une première année et si votre nombre d'élèves vous permet d'approfondir suffisamment le texte. Sinon, deux ou trois par semaine.

Quelle longueur faut-il donner au texte ? Nous ne sommes pas maîtres de la longueur du texte. C'est l'enfant qui parle. 

Au début, ils ne seront pas longs, l'enfant s'essaye dans ce genre nouveau et se limite de lui-même, On peut aussi, de temps en temps, se payer la fantaisie d'un long texte si le thème est beau ou intéressant, On l'imprime en plus petits caractères et on ne prépare pas de bandelettes pour celui-là. On peut en faire un bel album illustré. 

Et nos journées de classe se passent à vivre ensemble en formant sans hâte notre livre de vie et sans nous soucier de lire plus qu'il ne faut. 

Vers Pâques, nous proposons d'échanger nos feuilles imprimées avec une autre première année. L'accueil est tou­jours enthousiaste ; on enviait les échanges des aînés depuis si longtemps, la lecture, à partir de ce moment, tient un peu plus de place et demande plus d'effort, mais le travail est accueilli avec joie et impatience. Le facteur apporte le premier échange, Enfin ! Car chaque jour depuis les propositions, on attend son arrivée et on questionne. Le paquet de feuilles est lestement déficelé, Voici les feuillets perforés, distribués et à présent maintenus par deux mains un tantinet crispées, Et d'entendre : « …hier, je suis allé chez le…  et après ? qu'est-ce que c'est que ce mot-là ? …coiffeur ! … mon papa m'a dit… et après ? .. lisez avec moi, madame, non, avec moi, non c'est moi. . J’étais le premier ». 

Et souvent il faut lire avec tous les quelques premiers feuillets qui arrivent, de peur de mécontenter l'un ou l'autre. Les enfants les relisent après avec un camarade et puis à la maison et ils attendent impatiemment le premier échange.

A chaque arrivage, nous déchiffrons avec chaque enfant son feuillet (dans une classe plus peuplée, prendre par grou­pe), Et c'est le moment de l'encourager à découvrir des res­semblances de mots pour déchiffrer ceux qu'il ne connaît pas. Ainsi, à pied d'œuvre, elles sont vite trouvées et retenues, les ressemblances !

 Si les circonstances nous obligent encore à faire du forçage, à certains moments, quand nous n'avons pas de travail urgent et que nous avons un peu le temps de flâner, nous groupons les enfants et nous proposons : «Qui veut lire des morceaux de mots pour apprendre à mieux lire les échanges ? …moi ! … moi ! »… et nous commençons : partant de mots bien connus, nous formons des séries de syllabes que nous écrivons sur une ardoise ou un petit tableau, ou sur fiches. Les enfants les lisent et les consultent à l’occasion. C’est comme un entraînement qui achève d’initier ceux qui sont prêts à la décomposition et qui éveille l’idée chez les autres. Cette lecture n’a rien de rigide et a lieu très rarement, débordés que nous sommes par notre travail intéressant d’échanges, de correspondances et de création.

C’est tout cela notre procédé de lecture : écrire, lire notre vie, l’envoyer à d’autres camarades, revoir la leur, le lire, la sentir, la dessiner. 

Dès qu'ils sont habitués aux échanges, les enfants n'impriment plus de cartons, ils se contentent de feuillets pour leur livre et ne découpent plus les textes. 

Nous commençons alors les petits exercices d'ortho­graphe dont nous parlerons plus loin. 

Quand nos enfants savent-ils lire ? A notre avis, ils sa­vent lire dès le début déjà puisqu'ils lisent tout ce qui s'écrit dans leur petite sphère de travail. 

Quand déchiffrent-ils seuls les textes des correspon­dances un peu longs et considérés comme difficiles ? 

Ordinairement, on peut compter que les enfants normale­ment doués déchiffrent vers Noël de la 2e année, les autres s'échelonnent dans le restant de la 2e année. (Ceci s'entend sans aucune préparation à la lecture avant six ans). 

*
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Une nouvelle expérience

 

Je n'ai pas voulu modifier les lignes qui précèdent car elles décrivent un tout, une expérience qui, en son temps, a réussi. Depuis, nous en avons vécu d'autres et je vous décrirai la dernière. Elle montre la possibilité de supprimer les bandelettes en commençant les échanges plutôt et en mêlant davantage l'initiation à la lecture, aux histoires et au dessin. 

Au début de nos essais en lecture globale, nous hési­tions sur une quantité de détails techniques : 

-                      Crainte de désigner les lettres par leur nom en im­primant ;

-                      Hésitation quant au libellé de la lecture : faut-il pré­senter des mots, des petites ou de longues phrases, un texte ?

-                      Hésitation pour commencer les échanges : est-il nécessaire que l'enfant soit déjà familiarisé avec les mots ?

-                      Hésitation pour entreprendre la décomposition : faut­-il utiliser des bandelettes ? Quand faut-il les découper ? Est­-il recommandable de s'attarder à certains cas où l'enfant montre très tôt le désir d'analyser ?

Maintenant, nous considérons tout cela comme des dé­tails bien peu importants. Nous avons centré toutes nos préoccupations sur une idée bien déterminée : celle de faire « briller le Soleil» selon l'expression de Freinet. 

Etre le plus près possible de l'enfant et réussir au mieux à l'épanouir. 

Si la vie prenante de la classe et les émotions ressenties s'expriment dans des textes, des dessins, des modelages exaltants, la lecture est voulue, appréciée et retenue. Chaque jour amènera un degré nouveau, dans l'expérience tâtonnée de chacun. 

L'essentiel est de maintenir étroitement liées, l'expression et la pensée ; ainsi, l'appétit est toujours insatisfait et les capacités d'assimilation étonnamment amplifiées. 

Il faut surtout se mettre en garde contre toute SYSTE­MATISATION.

NE RIEN SYSTEMATISER. Alternativement : reve­nir à l'enfant et gambader devant lui en usant des exercices avec précaution. Ils sont toujours vides d'un contenu subs­tanciel d'émotion ou de pensée et ils satisfont un automatisme gratuit qui illusionne et facilite l'esprit (deux faiblesses qui nous guettent constamment). Si l'enfant vit bien son sujet, l'écrit, le lit, le dessine dans la joie, les oreilles sont récep­tives, l'effort spontané, l'assimilation rapide, mais il ne faut pas vouloir user de ces dispositions pour accéder plus rapidement au mécanisme. Laisser à l'enfant le soin de le découvrir ; en attendant, il s'éloigne progressivement de la globalisation. 

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Actuellement, dès le jardin d'enfants, avec les petits de 5 à 6 ans, nous échangeons des dessins et des histoires créées par les enfants. Dans les albums, le dessin et la peinture occupent la plus grande place, l'essentiel de l'histoire est inscrit ou imprimé sous le dessin pour que les corres­pondants partagent notre vie, notre joie. Il n'y a là aucun, souci d'apprentissage (1) de la lecture, un simple maniement de caractères par observation et identification permet ce travail effectué par les quelques aînés de la classe. 

(1)                   En Belgique, les programmes interdisent tout ap­prentissage de la lecture avant six ans.

Néanmoins, les enfants se familiarisent avec le cliché des expressions, la forme des mots. Ils questionnent au sujet de ceux-ci, les reconnaissent et les signes de l'écriture s'at­tachent peu à peu à leur pensée. 

Tout reste centré sur notre vie qui s'exprime par tous les moyens et parmi ceux-ci, la correspondance joue le rôle d'un levier puissant : il faut réussir le dessin destiné aux correspondants, éviter les taches, bien emballer et ficeler soigneusement l'envoi, soulever son petit camarade pour atteindre la boîte aux lettres.

Ils vont être contents les petits amis !

Et quand l'album arrive :

- Oh ! la jolie couverture !

- Lisez, lisez, Madame !

- Encore, encore !

- Quand irons-nous voir nos petits amis ?

- Nous jouerons les marionnettes pour eux.

- Il faut les remercier ! 

Chacun dessine son portrait : un Louis qui fait bravo, une Michelle qui dit merci, une Francine qui crie Ah ! ...

C'est une magnifique préparation à la lecture et à l'écri­ture dont  l'étude commencera d'une façon plus suivie après 6 ans. En attendant, le sens de leur emploi est profondément ressenti. L'initiation à leur pratique sera favorablement accueil­lie dès le début de l'année suivante.

Cela nous permet de commencer immédiatement avec ces enfants de 6 à 7 ans les échanges de pages de vie avec des correspondants du même âge.

Comment réaliser ces albums ?

Dans le train de vie coutumière de la classe matérielle­ment équipée où l'enfant se livre à des activités spontanées par lesquelles il observe sans cesse et traduit son jeu (dessin, modelage, conversations, sable, eau) s'attarder à des tranches de vie particulièrement denses d'impressions, d'émotions.

Les capter, les fixer par des réalisations élargies grâce à une observation, à une évasion vers le merveilleux qui n'est qu'une explication personnelle et fantaisiste du réel et socialisées par la participation collective au travail.

Voici un exemple :

Il y a quelques temps, nous avons suivi les faits et gestes de notre poule avec un intérêt très vif.

Quelques jours avant de partir en vacances, nous étions tous inquiets par la disparition de notre poule anglaise. A la rentrée de Pâques, j'annonçai aux enfants : «Notre poule s'est cachée pour couver, il ne faut pas la déranger ; dès que les poussins naîtront, nous irons les voir ».

 

Un jour, nous étions occupés aux petites charges jour­nalières, j'arrosais les plantes avec les enfants. Tout à coup, j'aperçois notre poule courant très vite dans la direction du bassin. Je m'exclame : «La voilà, notre poule, où va-t-elle si vite ? ». Les enfants montent sur la banquette qui longe les fenêtres, amènent les escabeaux et regardent :

Où sont ses œufs ?

Pourquoi va-t-elle à la mare ?

Que va-t-elle faire ?

 

Tous restent quelques instants silencieusement attentifs puis les  réflexions fusent... Et voici la grande histoire que je notai :

 

Voilà notre poule qui court vite vers la mare /

Son petit bec plonge dans l'eau.

Sa petite queue blanche monte en l'air,

Elle boira toute la mare !  dit Michelle.

Non, non, son ventre est trop petit. Il éclaterait dit Louis.

Comme tu as soif, poule

Enfin C'est fini

Gratte, gratte cette petite oreille-ci.

Gratte, gratte par terre.

Gratte, gratte cette petite oreille-là.

Un peu de gymnastique avec les ailes,

Encore une gorgée d'eau

Une crotte à terre

Vite, vite, la poule court sous le clapier.

Ah ! Ah !

On sait maintenant où tu caches ton nid !

 

Regardons sous le clapier des cobayes,

Là-bas, là-bas, tout au fond, dans le petit coin,

la poule chauffe ses œufs.

Les événements se sont succédés... et nous avons continué :

Une fois, on a vu les œufs,

Les grands ont crié : « Il y a dix œufs ! »

Après, un dimanche,

Tous les petits poussins sont sortis des œufs.

Un petit poussin ne savait pas sortir,

On a fait une tombe bien chaude

Avec de la mousse, de l'herbe et du sable jaune.

 

Je relis le texte aux enfants, tous veulent l'entendre encore, il faut le conserver et nous réaliserons l'album de la poule. On se met à dessiner et voilà que naissent une foule d'attitudes comme celles qui couvrent le carnet de croquis des artistes, accompagnées de considérations, de questions, de discussions même. 

L'album est en chantier... Il faut découper les dessins reproduits sur caoutchouc, les coller sur planchette, les passer à la presse, imprimer une feuille pour chacun et des feuilles pour les correspondants. Les plus adroits de 6 ans aidés par les grands impriment les textes (l'institutrice peut les écrire sous les dessins). Puis, il faut reconstituer l'histoire d'après les dessins, les colorier et préparer une jolie couver­ture décorée à la bruine ou garnie de découpages.

 Chaque fois qu'un événement soulève l'enthousiasme de la classe, toute une chaîne d'activités, d'observations, de jeux, de nouvelles pistes pour les aventures intérieures se déclenchent. Toujours, nous vivons intensément notre sujet parce qu'il est un morceau de notre vie. 

Nos albums, nos chants, des quantités de dessins rappellent ces instants de vie frémissante. 

Tous les petits lisent volontiers et avec aisance les textes des albums. Ceux de 6 ans, qui détachent spontanément de nombreux mots pour les reconnaître et les comparer, sont prêts pour déchiffrer les pages des correspondants. Après une semblable initiation et un an de correspondance par feuillets imprimés, tout en continuant à s'exprimer et à créer, ils acquièrent aisément le mécanisme de la lecture. 

*

**

Textes d'enfants et échanges

 

LORSQUE nous parlons de textes d'enfants, on nous regarde parfois, un sourire ironique au coin des lèvres. On obtient si difficilement une rédaction avec du fond et une forme moins que passables, et nous parlons de textes et de livres d'enfants ! Allons donc ! 

Tous les instituteurs imprimeurs proclament cependant qu'avec l'imprimerie à l'école (naturellement il fallait une technique à la base), les textes d'enfants abondent dans les classes, et quels textes ! On ne peut leur reprocher le manque de fond ; c'est ce qu'ils ont de plus riche. Quant à la forme, elle n'a pas moins de valeur, c'est du langage enfantin, sain et naïf, quelques incorrections à redresser, quelques expres­sions à corser, et c'est savoureux comme tout ce que produit l'enfant. 

Il faut seulement assez de doigté pour ne pas contrarier l'expression de l'enfant mais, au contraire, pour la favoriser.

Au début, le mieux est de ne pas trop s'en mêler. Après avoir écouté et regardé quelques temps les enfants s'épancher, on se sentira plus capable pour intervenir et pour participer à l'œuvre, En tout cas, il vaut mieux les laisser faire complè­tement seuls que de vouloir s'imposer en maître et tout gâcher. 

Il est triste de constater avec quelle ostentation prati­quent les correcteurs du style de l'enfant. L'essentiel est de saisir le point palpitant de son récit, le développement qui va en résulter et, en le dégageant, d'amener l'enfant à mieux l'exprimer, à mieux le rendre. Il faut le guider d'assez près parce que nous devons participer à son émotion, à sa pen­sée et d'assez loin parce que c'est lui qui montre et ouvre la voie. 

Au fur et à mesure que l'enfant évolue et qu'il prend conscience des possibilités d'expression que nous lui appor­tons, il perfectionne son style qui doit conserver avant tout la naïveté et la saveur de son origine.

Certains « maîtres » poussent si loin l'incompréhension qu'ils parviennent à faire exprimer à l'enfant les phrases qu'ils ont préparées la veille au soir ! 

Il ne faut pas que l'enfant sente la comédie de l'étude ; ce sont ces manies de faire travailler pour « apprendre » qui brisent les élans. Il doit au contraire sentir qu'il se réalise et que ce qu'il produit a une réelle valeur. 

Si en arrivant à l'école, à 5 ou 6 ans, l'enfant raconte ce qu'il a vu ou fait, ou senti, c'est parce qu'il éprouve en lui un urgent besoin de s'exprimer, de faire participer les autres à ses états d'âme. (Nous sentons tous d'ailleurs si bien cela : lorsque nous pouvons les raconter, nos joies grandissent et nos souffrances s'atténuent). Les pages du livre de vie que l'enfant réunit sont lues par tous ses camarades, par tous les parents, et lui-même s'y retrouve en les relisant. N'est-il pas profondément humain de diffuser sa pensée, de la faire par­tager ? C'est seulement dans ces conditions qu'il est utile de la dire, de l'écrire. Plus tard, les échanges élargissent l'horizon ; la pensée de l'enfant dépasse l'école et la famille ; d'autres camarades éloignés, d'autres parents, d'autres maîtres la liront. La valeur en est du coup centuplée et l'auteur se sent la poitrine gonflée de fierté. 

Raconter, écrire pour être lu, discuté, critiqué, c'était la grande motivation à trouver, l'imprimerie et les échanges la réalisent à merveille. 

Quand l'enfant a senti que vous lui laissez la liberté de s'exprimer d'une part et que, d'autre part, la presse peut maté­rialiser sa pensée pour la répandre, c'est l'abondance de textes et d'histoires. Ne craignez au début de la lecture ni la longueur des textes, ni leur complication, ne cherchez surtout pas à faire dire certains mots qui vous semblent plus accommodants pour lire. L'enfant a senti son texte, il le lira, le retiendra.

 

Nous avons montré dans la technique comment nous laissions les enfants s'exprimer pour donner des textes de lecture. C'est le récit d'un événement qui s'est passé à l'école ou à la maison, c'est le résultat d'observations, c'est le reflet d'une pensée qui préoccupe le hameau, c'est l'expression de l'intérêt d'un seul qui a su accrocher tous les camarades ou c'est encore une participation au centre d'intérêt des grands de la classe. 

Voici des exemples de ces textes d'enfants :

LE RAT 

Dimanche soir, ma sœur Lucienne a été dans l'écurie chercher la brosse. Quand elle a eu éclairé, elle a vu un rat sur les harnais du cheval. Elle avait peur. Elle criait : « hou ! Hou ! ». Mon papa est allé voir, le rat était disparu. Le lendemain, Kiki l'a croqué.

GEORGES - 8 ans

 

Mon chat a eu ses petits,

Il y en a quatre,

Maman a voulu les retirer du panier

Mais il n'a pas voulu.

On l'a caressé,

On lui a parlé,

Alors il a bien voulu.

J'aime les petits.

 

Georges S. 6 ans ½

 

On a tué mon petit bouc.                              

Il était joli

J'ai pleuré pour mon bouc.  

Je suis allée

Payer le lait.

Anna m'a dit

D'aller chercher

Un petit veau

A la place de mon bouc.

Mon papa a dit :

« On va manger le petit bouc ».

 

Lucienne B. 7 ans.

 

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Ma chèvre a fait un jeune.

Maman a entendu bê, bêê.

Elle va voir, il y a une chevrette.

- Renée ! viens voir ! tu viens ?

- Attends, je vais m'habiller, maman, je n'ai plus qu'à mettre mon pull-over.

Je viens voir : Oh ! lalalala, on va le mettre près du poêle.

Oh ! oui, pour sécher ses poils.

Elle traîne toujours ses pattes par terre et moi je ris.

 

Renée S. 7 ans 4 mois.

 

Le coq et la poule                     

Font coquerico                         

Et moi je crie : « petit, i… »                 .

Beaucoup de poules

Et un coq arrivent.

Le soir mon parrain

Ferme la trappe                        

Et le matin il va ouvrir

Jeanne D. 5 ans 10 mois

 

 

Et ce sont ces textes qui forment nos livres de vie, nos albums, car chez les plus petits nous imprimons sur des feuil­les format double fiche ; ils ont ainsi plus de place pour illustrer leur texte. L'illustration des textes et le dessin libre sont une autre manière de s'exprimer combien précieuse pour eux qui sentent là leurs possibilités moins limitées et pour nous, qui pouvons y voir, y lire des révélations curieuses. 

Nous avons parlé, en exposant la technique, d'échanger ces textes lorsque l'enfant reconnaît quelques mots et a pressenti le mécanisme de la lecture. C'est souvent après les vacances de Pâques que nous commençons. Nous imprimons alors 7 ou 8 feuilles pour nous et 10 à 20 pour nos correspon­dants suivant le nombre d'élèves de la classe avec laquelle nous échangeons. 

Nous n'imprimons pas chaque jour, l'organisation du travail dans notre petite classe avec les 1re, 2e, 3e années et le jardin d'enfants ne nous permet pas de laisser passer, chaque jour, chaque groupe d'imprimerie, car dans ces pre­mières années, les enfants en sont à des stades trop diffé­rents pour se grouper à l'imprimerie ; les uns ne savent pas lire du tout, d'autres savent lire à peu près seuls et les grands lisent tout. Après quelques temps nous réunissons les deux derniers groupes. 

Avec le premier groupe (6 à 7 ans) qui apprend à lire, nous imprimons souvent trois fois par semaine. Nous expé­dions chaque fois un paquet de ces feuilles à nos corres­pondants et nous leur demandons de nous envoyer également leurs feuillets imprimés trois fois par semaine si nous ne correspondons qu'avec une classe, car il se peut que nous trouvions plusieurs classes de notre niveau pour correspondre, alors c'est un arrangement à prendre avec ces classes pour recevoir régulièrement nos échanges. 

Avec le 2e et le 3e groupe (7 à 8 ans et 8 à 9 ans), nous imprimons ordinairement deux fois par semaine et nous échangeons à ce rythme. 

On peut envisager également les échanges journaliers des feuillets ; c'est-à-dire imprimer chaque jour un texte et l'expédier chaque jour aux correspondants. Nous n'avons pas expérimenté ce travail mais les collègues titulaires de classe à une ou deux divisions peuvent le réaliser. 

Voici comment nos enfants préparent leurs échanges. Celui qui a créé le texte effectue l'envoi (ils peuvent être plu­sieurs). Le matin, après la distribution du travail, il rassemble les feuilles imprimées la veille et les groupe en feuilles pour la revue, feuilles pour la classe et feuilles pour l'échange. Le premier paquet est mis sous élastique et rangé dans le casier. Le deuxième paquet est perforé et distribué aux enfants de la classe. Le troisième est réparti entre les différentes écoles correspondantes : 16 feuilles pour M. X..., 20 pour M. Y..., 6 pour Mlle Z..., etc...L'enfant entoure les feuillets d'un papier gris, écrit l'adresse, (nous avons des fiches modèles avec les adresses), demande de l'argent au gérant de la coopérative de la classe, achète des timbres chez les grands, affranchit les paquets, y appose les cachets et les porte à la boîte aux lettres. C'est tout un travail où se groupent le calcul, l'écriture, la lecture et une certaine initiative. 

Dès 6 ans 1/2 les enfants s'en tirent presque seuls pour préparer les échanges : c'est pour eux une grosse occupa­tion qui tient les plus petits plus d'une heure en haleine, les grands font cela plus vite et avec une certaine importance. 

*
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Ecriture et orthographe

 

 

L'ECRITURE et l'orthographe sont trop liées à la lec­ture, surtout chez les petits, pour que nous puis­sions nous passer d'en parler. Nous travaillons pour cela dans le même sens que pour la lecture. Nous avons aban­donné l'acquisition méthodique et graduée par élément pour l'acquisition globale.

Quand nos petits arrivent en classe, ils impriment leurs textes et les écrivent aussi (nous les voyons cependant moins attirés par l'écriture que par le dessin et l'imprimerie). Nous ne compliquons pas leur travail en exigeant la reproduction plus ou moins parfaite de lettres entre des lignes limites. Avec des outils qui facilitent le travail : un cahier non ligné et une plume à gros bout rond, nous leur demandons d'écrire leurs petites histoires que nous avons nous-mêmes écrites sur la page d'en face (modèle en écriture bien formée et assez grande, près de 1 cm de haut). Il est nécessaire au début, d'écrire le modèle dans le cahier de chaque enfant, le tableau pour tous ne suffit pas : il est trop éloigné de l'enfant qui doit imiter chaque ligne, chaque courbe et relever continuelle­ment la tête. Du tableau au cahier, son attention se disperse, il éprouve plus de difficultés à copier et fait plus de fautes.

L'enfant réussit plus ou moins bien la copie du modèle, il nous présente une écriture parfois déjà lisible ou un griffon­nage. De toute façon, nous acceptons le travail avec une bonne appréciation. 

Pourquoi un cahier non-ligné ? Parce que la réglure du cahier n'aide pas l'enfant ; au contraire, elle lui demande un effort supplémentaire, alors que débutant il se concentre sur la tenue de son porte-plume et sur le mot qu'il doit écrire ; elle exige un nouvel effort en imposant des limites à ses élans, Plus tard, quand il aura acquis la coordination de mouvements et la souplesse nécessaires et que la forme des lettres lui sera devenue habituelle, nous pourrons lui demander d'écrire en suivant une ligne. Avant cela d'ailleurs, il aura acquis spontanément l'habitude d'écrire bien horizontalement. 

Pourquoi une plume à gros bout rond : parce qu'il faut éviter les outils qui occasionnent la pression et la lourdeur de la main, deux grands obstacles dans l'apprentissage de l'écriture. Nous donnons à l'enfant une plume qui court faci­lement sur le papier et qui laisse un trait bien visible en la posant seulement légèrement sur le cahier comme ces plumes mousses à gros bout. Débuter avec la touche ou le crayon, c'est apprendre à appuyer, ce que nous devrons combattre avec l'emploi du porte-plume. 

Et c'est là toute notre méthode d'apprentissage de l'écriture : des outils et un modèle le plus parfait possible, Il faut être très méticuleux pour le modèle, car la moindre boucle ou ligne fantaisiste est reproduite et parfois même exagérée par l'enfant.

Quand l'enfant reproduit facilement ses textes et surtout quand il commence à les écrire spontanément, il nous arrive d'isoler une lettre que l'enfant trace vraiment mal et de lui montrer la façon de bien écrire. 

Nous faisons le moins possible de l'écriture pour appren­dre à écrire. Le vrai travail d'écriture est largement motivé par les préparations de textes que l'enfant crée. Il doit les relire lui-même pour les faire accepter par ses condisciples ou c'est l'instituteur qui doit les présenter au suffrage des autres en­fants ; de toute façon on doit pouvoir les lire et en déchiffrer aisément l'écriture.  

A cela vient s'ajouter notre correspondance manuscrite qui motive l'écriture et surtout l'écriture propre et lisible. 

Des collègues nous demandent quand nous donnons des cahiers lignés aux enfants. De toute façon nous proscri­vons le cahier à deux ou plusieurs lignes. Nous n'utilisons que les cahiers à simples lignes distancées de 18 mm au début. 

Quant à citer une date à laquelle nous commençons, nous ne pourrions le faire. Souvent, nous conservons le cahier non ligné pendant toute la première année et ne donnons le cahier ligné qu'en commençant la deuxième année. Il arrive cependant que l'enfant écrive sur des feuilles ou dans un cahier ligné ; nous ne nous y attardons pas trop, comme lui d'ailleurs qui quitte la ligne quand bon lui semble.

Nous avons parlé d'une plume à gros bout rond. Nous employons la « Soenneken » N° 21 en 1re A. ; nous donnons la plume un peu moins grosse, le N° 20 en 2e A. ; en 3e A., le N° 5. De toute façon nous délaissons la plume fine qui habitue l'enfant à appuyer et qui éraille le papier avec une pluie de taches sous la pression de ses doigts maladroits.  

Nous ne nous occupons ni de pleins ni de déliés, préoccupa­tion qui serait ridicule au siècle du stylo. Nous demandons seulement une écriture propre et lisible. A quoi bon perdre du temps à exiger ces formes scolastiques qu'on s'empresse de perdre en quittant l'école ? A part quelques remarques au sujet des lettres vraiment mal formées, ou du soin, nous laissons à l'enfant son écriture personnelle. Celle-ci ne dépend d'ailleurs pas uniquement de son apprentissage mais de nombreux facteurs d'ordre physique et psychique entrent en cause dans la formation de l'écriture (Les stylobilles peuvent aujourd'hui remplacer les plumes à bout rond.).

Ecrire lisiblement, c'est bien, écrire sans fautes serait plus apprécié encore. La question de l'orthographe inquiète tant de collègues et le plus inquiété reste encore malheureusement l'enfant à qui l'on répète toujours les mêmes phrases : « Ne fais pas de fautes ! Comme tu as fait des fautes ! 

C'est criblé de fautes d'orthographe etc...» pour lui, l'orthographe doit avoir figure de monstre inaccessible. Ce der­nier mot n'est d'ailleurs pas exagéré ; notre orthographe est  bien inaccessible à l'enfant, il ne peut concevoir ce fatras d'irrégularités et d'accords. 

Devenons donc raisonnables, admettons que l'enfant fasse des fautes, patiemment attendons qu'il soit mûr pour assimiler nos explications et nos remarques. En attendant, préoccupons-nous surtout des idées que l'enfant veut expri­mer. Cela reste l'essentiel en dépit de l'importance que l'on a l'habitude d'accorder à l'orthographe. 

Nous pensons qu'avant de retenir l'orthographe d'un mot, l'enfant doit d'abord avoir acquis une certaine habileté pour écrire, c'est-à-dire qu'il en soit arrivé à écrire facilement en formant bien toutes les lettres, les petits textes qu'il veut copier.

Nous ne commençons donc pas les exercices d'ortho­graphe en même temps que la lecture... Nous ne pouvons même pas citer une date à laquelle nous commençons. Cela dépend de l'habileté de l'enfant pour écrire. Il faut naturelle­ment travailler avec la moyenne de la classe. 

Au début les exercices d'orthographe sont peu sévères et ne revêtent en tous cas jamais l'aspect d'une dictée avec ses fautes punissables. Les enfants aiment essayer à retenir l'orthographe d'un mot et s'y attachent parfois spontanément. 

Nous ne procédons pas tout à fait de cette façon qui consiste à laisser regarder x minutes un mot, à le cacher, puis à le faire écrire. C'est sûrement un bon procédé, mais qui ne réussit pas bien avec certains enfants, car ils n'assi­milent pas tous à la même vitesse et ne peuvent pas tous se concentrer juste au même moment sur le travail que nous leur désignons. 

Il vaut mieux travailler plus individuellement si la popu­lation et l'organisation de la classe le permettent.

Nous procédons comme ceci : nous convenons avec les enfants d'essayer « d'écrire sans regarder » une phrase d'un de leur texte, très courte au début (exemple : Jeudi je suis allé au bois). Chacun s'y met de son côté. Comment l'enfant procède, le temps qu'il met pour retenir l'orthographe de cette phrase, nous ne pouvons le dire au juste. Chacun travaille à son rythme ; mais nous insistons pour qu'il regarde le mot en entier et, surtout, qu'il n'écrive pas lettre par lettre. S'il l'écrit d'un trait en ne l'ayant observé qu'une fois, c'est parfait. Ordinairement, il s'y applique très sérieusement, car il est impatient de déclarer : « Moi, je sais ». Le petit contrôle commence à ce moment, l'enfant écrit de mémoire, sous nos yeux, la phrase dans un cahier. Il y collectionne tout simple­ment les phrases qu'il sait écrire correctement. Cela lui sert à les revoir, à les réécrire à la maison ou en classe.

Plus tard, en 2e ou 3e année, nous demandons aux enfants de se préparer à la maison pour écrire sous notre dictée telle ou telle partie de leurs textes.

La dictée perd de plus en plus ses droits comme exer­cice efficace d'orthographe. On l'a considérée d'abord comme le seul moyen, puis on l'a rabaissée au niveau d'exercice de contrôle. Nous pensons qu'en fait de contrôle, c'est encore peu sûr. Nous avons des enfants qui parviennent à écrire leur dictée sans ou avec très peu de fautes. S'ils écrivent un texte libre ou une lettre, on pourrait dire : cela en est criblé. 

Que faut-il penser de cela ? 

La vraie orthographe, à notre avis, est celle que l'on écrit couramment, sans trop réfléchir, en créant un texte ou en écrivant une lettre. Les meilleurs exercices sont donc d'écrire textes et lettres. Avec notre technique d'imprimerie et les échanges de lettres manuscrites, les enfants y sont amenés presque chaque jour. 

Quand les enfants écrivent librement, ils se servent de leur livre de vie pour y retrouver les mots qu'ils ont oubliés. Si le mot est nouveau, ils demandent qu'on leur écrive celui-ci, Ils retiennent d'ailleurs très vite les expressions dont ils se servent : je suis allée / nous avons / j'ai joué / maman a dit / etc... 

Nous corrigeons individuellement le texte ou la lettre avec l'enfant sans lui formuler de règles rigoureuses ou d'ana­lyses, mais d'une façon un peu empirique : « Tu vois à : je faisais, c'est toujours s comme à : j'allais, je pesais, je mesu­rais, etc... » 

Si la classe est trop peuplée, on peut travailler par grou­pes et corriger chaque jour une rédaction choisie ou votée d'un groupe au tableau, avec tous les enfants ou avec le groupe.

 

Nous avons essayé de faire faire aux enfants ce genre d'exercices par écrit : rechercher diverses expressions, dans lesquelles se retrouve la même forme d'orthographe.

Par exemple :

- maman a acheté des oranges ;

- papa a arraché des pommes de terre ;

- papa a rentré le foin.

 

L'exercice est parfaitement réussi. Le lendemain, la difficulté se présente de nouveau, l'enfant commet la même faute. Si jeune, l'orthographe le préoccupe si peu ! 

Il faut cependant bien se rendre à l'évidence et ne pas s'illusionner en continuant à croire efficaces ces exercices si bien agencés pour donner des résultats, mais qui laissent nos enfants indifférents. 

L'esprit de nos petits nous échappe si souvent. A notre avis, avec eux jusqu'en 3e A, et peut-être en 4e A., il faut se contenter d'exercices de reproduction, de textes, de lettres que l'on corrige patiemment, le plus individuellement possible. 

Les autres exercices abrutissent et sont pures pertes de temps. 

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ATMOSPHERE   de nos classes

 

 

Vous venez de suivre comment nous concevons l'acquisition plus logique et plus naturelle des connaissances et des techniques chez l'enfant (il faudrait y ajouter le calcul). Pour mieux faire sentir notre façon de tra­vailler, il faut nécessairement parler de l'atmosphère dans laquelle nos enfants vivent et travaillent. 

Nous sommes parvenus (on y arrive insensiblement en pratiquant les techniques modernes) à supprimer dans notre classe cette idée de maître et d'élèves, de dominant et de soumis, de commandement et d'obéissance, d'enfants intel­ligents et de cancres, d'enfants sages et difficiles et surtout cette habitude de travailler pour la place, les points ou la récompense. 

Chaque enfant se sent à sa place, dans un milieu favora­ble, chez lui  enfin, avec sa part de responsabilité. Et nous travaillons tous parce qu'il le faut, parce que la vie de la classe exige pour se continuer, des calculs, de la lecture, de l'écriture ; il faut que la caisse coopérative se maintienne, il faut que les relations avec les camarades continuent, il faut que nos bêtes soient bien et que le jardin produise. 

En même temps que nous satisfaisons ces exigences de notre milieu, nous laissons à chacun manifester sa vie, car la vie ne demande qu'à s'épanouir dans les êtres. Les enfants entraînés par sa poussée irrésistible observent, regardent, cherchant à savoir plus et mieux. Il n'y a là rien de neuf à trou­ver, c'est la logique de l'évolution.

Et notre pauvre classe (pauvre comme local et matériel) offre l'aspect d'une grande pièce d'habitation où tous les enfants d'une même famille seraient réunis. Nos enfants sont même plus calmes ici qu'en famille, car ils sont mieux compris et moins contrariés dans leur activité. Des groupes s'occupent à des travaux différents : observation libre, fiches de calcul, imprimerie,  dessins,  lecture, travaux manu­els, envoi d'échanges, vente à la coopérative, etc... 

Chaque matin, nous organisons ensemble le travail pour la journée. Nous nous rendons compte de ce qui a été fait la veille, de ce qu'il faut achever et nous préparons du nouveau travail choix du centre d'intérêt, etc... La mise en train finie, les enfants circulent et parlent comme nous le fai­sons ordinairement en travaillant. L'institutrice est appelée d'un groupe à l'autre pour une aide ou un conseil ; ou bien encore, installée à une table, les enfants viennent lui demander de mettre un texte au point ou de les aider à déchiffrer une lecture difficile. 

Nous vivons ensemble en essayant de maintenir notre petite communauté en harmonie de travail et de satisfaction. 

Personne ne passe son temps à des exercices ennuyeux. La vie de la classe exige parfois des mises au point, des travaux ennuyeux pour tous, mais les enfants sentent ce que nous sentons dans notre vie de chaque jour, «il faut le faire ! ». 

Ne sentez-vous pas qu'ils sont ainsi dans la réalité de l'existence : se réaliser au maximum en faisant vivre la com­munauté et en subissant les exigences de son entourage. 

Nous pensons avoir réalisé dans notre petite école officielle le maximum de ce que l'on peut réaliser pour libérer l'individu en restant attaché à l'enseignement public.

Chacun peut faire quelque chose dans ce sens, nous sentons notre travail de classe si simple, si facile et si agré­able à accomplir. Un seul pas décisif demande un effort peut­-être dur à réaliser : c'est le fait de balancer par-dessus la haie les idées et les manuels poussiéreux et d'installer dans sa classe ces techniques modernes de travail. Ce changement accompli, la vie scolaire s'organise presque d'elle-même, car les enfants ont heureusement, avec leur logique et leur bon sens tout fraîchement conçus, beaucoup de souplesse pour s'adapter. C'est en cela d'ailleurs que réside la valeur et l'in­telligence de l'individu. 

La classe devient une organisation sérieuse avec un règlement conçu et appliqué par les enfants ; la discipline y est d'autant plus stricte et plus ferme qu'elle est consentie par chacun d'eux. Chacun connaît ce qui peut ou ne peut pas être fait et le rappelle à son voisin oublieux ; le moins de fau­tes ou de faiblesses possibles. Chacun veille pour tous.

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OBJECTIONS

 

 

Il y en a sûrement très peu si on les envisage en pro­fondeur. Souvent, il suffit d'un mot ou d'un geste pour réfuter la plupart d'entre elles et nous sommes en peine d'en trouver quelques-unes qui vaillent d'être posées ici.

Voici cependant une objection qui fut souvent émise en Belgique, pays de decrolyens globalistes : en imprimant, les enfants analysent et ce travail n'est plus conforme à la globa­lisation. Disons tout de suite que ces remarques proviennent de gens qui n'impriment pas et qui ne connaissent rien au maniement de l'imprimerie à l'école. Ils envisagent cela avec leur esprit d'adulte qui connaît chaque caractère et qui, bien consciemment, les juxtapose pour former un mot.

Chez l'enfant, ce travail est tout à fait différent. Il compose sa phrase en faisant un exercice d'identification ; tout comme il place la chaise rouge portant une balle jaune sur la même image, il place dans son composteur un s qui est pour lui comme un crochet parce que c'est la lettre correspondante à son modèle. Mais il ne lui vient pas à l'idée que chacun de ces caractères a un nom qu'il va prononcer en lisant le mot Pour lui, imprimer est une chose et lire en est une autre. Quand il compose son texte, il fait un travail manuel ; quand il lit, il exprime son idée intellectualisée sans songer à sa réalisation matérielle.

Nos enfants, préoccupés de retrouver dans les textes leurs idées si vivantes, ne passent pas leur temps à vouloir lire des caractères sans signification pour eux.

Une réponse convaincante jaillit d'ailleurs de l'école Decroly elle-même qui a introduit l'imprimerie en 1re A. pour l'apprentissage de la lecture.

Et nous cherchons vainement quelque autre opposition raisonnable que l'on puisse faire à l'introduction de nos tech­niques de travail dans les petites classes.

 

Peut-être, au fond des cœurs de nos adversaires et des indifférents, y a-t-il une très grande objection, source obscure des critiques mesquines.

C'est que nos techniques, tout en diminuant les prépa­rations de classe et les corrections après la classe, besognes machinales et abrutissantes, demandent pendant les heures de travail avec les enfants, des maîtres énergiques, éveillés, entièrement accaparés par le travail commun et faisant preuve d'initiative surtout. Réalisant ce don de soi et d'amour tant prôné et gaspillé dans les discours, l'instituteur introduisant les techniques modernes, confond sa vie avec celle des enfants, et s'il aide ceux-ci à se réaliser, lui, s'efface et oublie ses propres tendances personnelles, qu'il est toujours dur d'a­bandonner à la communauté en égoïstes que nous sommes. Pauvre conception ! Car dans les productions de ce travail en commun, nous retrouvons les idées de chacun grandies et idéalisées ayant atteint leur véritable épanouissement au souffle de la communauté.

 

L. BALESSE (Belgique).

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Imprimerie C.E. L  CANNES - Dépôt légal I. 1961

Le directeur de la publication : C. FREINET

 

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