Bibliothèque de l’école moderne n°6

La santé mentale  des enfants

EDITIONS DE L'ECOLE MODERNE FRANCAISE - CANNES

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Les Techniques Freinet maintiennent ou rétablissent la santé mentale des enfants

 

Le nombre des malades mentaux ne cesse de croître : en un siècle environ, c'est-à-dire depuis qu'on élabore des statistiques, il s'est multiplié par dix. Le Docteur Paul J.J. Van de Calseyde, de l'Organisation Mondiale de la Santé, évalue à deux millions le nombre de personnes traitées dans la seule Europe. Plus d'un tiers des lits d'hôpitaux sont occupés par des malades mentaux (Informations U.N.E.S.C.O. - 6 avril 1959).

 

Telle est la triste vérité.

 

"Les facteurs déterminant la maladie mentale sont de deux ordres : d'une part des modifications pathologiques du système nerveux, et, d'autre part, des difficultés d'adaptation de l'homme à son milieu. La complexité de la vie moderne favorise les perturbations mentales... "

 

C'est pour essayer de lutter contre l'aggravation permanente de cette dégénérescence qu'a été prévue, pour 1960 et 1961, sous l'égide de l'U.N.E.S.C.O., une vaste entreprise de coopération internationale : " L'Année mondiale de la Santé Mentale".

 

Dans le cadre de cette compétition, nous avons signalé aux organisateurs que, à l'origine, et dès leur plus jeune âge, les enfants étaient les plus directement touchés par les conditions péjoratives du monde contemporain, et qu'une grande portion des troubles de l'adolescence ou de l'âge mûr ne sont que l'aggravation implacable des déséquilibres qui ont marqué les premières années de l'enfance.

 

Nous avons dénoncé les causes de ces déséquilibres : mauvaise alimentation, détérioration de la famille, aggravation des conditions de vie, bruit, machinisme, absence de milieu naturel, cinéma, télévision...

 

Nous ne pouvons agir qu'indirectement contre ces causes mêmes. Nous pouvons, par contre, dans une mesure non négligeable, moderniser notre Ecole et notre Enseignement de façon que, loin d'aggraver le mal, ils puissent aider les individus à s'organiser pour faire triompher la vie.

 

Que cette modernisation soit possible, les Techniques Freinet de l'Ecole Moderne en apportent aujourd'hui la preuve.

 

C'est cette preuve que nous voulons rendre sensible et démonstrative par les monographies du présent recueil.

 

Les instituteurs et les institutrices qui ont réalisé ces monographies n'ont pas eu la prétention de faire pour chaque cas considéré une étude complète non seulement pédagogique, mais aussi psychologique et sociale. La chose vaudrait d'être entreprise, mais elle ne peut l'être que par des spécialistes, ou du moins avec l'aide, que nous souhaitons, de ces spécialistes. Il serait intéressant en effet, et utile, de détecter quels organismes, quelles voies secrètes, quelles qualités, ont bénéficié des nouvelles conditions de travail que nous avons inaugurées.

 

Les auteurs de ces monographies vous disent seulement en éducateurs : voilà ce qu'étaient, ce que faisaient, comment se comportaient les enfants soumis aux pratiques traditionnelles. Voilà ce qu'ils sont devenus au fur et à mesure qu'ils bénéficiaient du climat nouveau de la classe, des avantages du travail motivé, de cette libération psychanalytique née du texte libre, du riche éventail d'activités que permet l'Ecole Moderne.

 

Il y aurait là, pour chaque cas, deux tableaux en contraste, qui seraient définitivement convaincants :

 

Avant : la photo, l'écriture, la bande magnétophonique, les rédactions de l'enfant examiné : passivité, absence, indisponibilité totale comme si l'individu était désormais imperméable à toute culture, ou bien excitation, opposition violente et déséquilibre.

 

Après : une photo transformée, avec tête droite, regard franc, décidé et confiant, curiosité pour les éléments de la vie, affectivité, sociabilité, résurrection.

 

Car il s'agit bien, en de nombreux cas, d'une véritable résurrection, dont nous avons entre les mains les éléments : il nous suffit d'ouvrir les fenêtres de la classe, d'y faire entrer le soleil, de remplacer le verbiage par le travail vivant, de faire de la classe un milieu normal, moral et digne où les enfants pourront s'éduquer, à même la vie, pour devenir des hommes.

 

Les hôpitaux psychiatriques prévoient maintenant pour leurs malades les méthodes dont nous avons montré la valeur dans nos classes : expression libre, affectivité, ergothérapie.

 

Ne croyez-vous pas qu'il serait préférable de prévenir la détresse mentale par une généralisation  dans nos classes, des remèdes dont l'effet bienfaisant ne fait plus aujourd'hui de doute ?

 

C. FREINET

 

 

PATRICK

 

Patrick était venu dans ma classe, un soir de juin, conduit par sa maman, une maman inquiète qui tenait à la main une invitation reçue le matin même : celle de conduire son fils à l'examen d'hygiène mentale.

 

- " C'est le médecin des fous, Monsieur, c'est le médecin des fous !... Ce n'est pas cela que je voulais, Monsieur, ce n'est pas cela !... J'avais parlé à l'Assistante Sociale de mon fils ! Bien sûr, il ne travaille pas bien à l'école... mais j'aurais voulu... vous voyez... un internat où il aurait été observé, où il aurait pu apprendre un métier... Oh ! Monsieur, si vous pouviez... Je suis sûre qu'il n'est pas bête, j'en suis sûre... si vous saviez !... Si vous saviez !".

 

La pauvre mère, qu'il n'était pas possible de "raisonner", s'en était allée, après quelques paroles banales qui se voulaient rassurantes, s'en était allée, lourde de sa peine, angoissée aussi par une maternité prochaine qui ne devait pas être désirée.

 

C'est ainsi que Patrick, un soir de juin, alors que l'esprit est vide, alors que les fleurs éclatent par un été tout neuf, alors qu'il ferait si bon courir près de la rivière, c'est ainsi que Patrick fit semblant de passer une série de tests, de tests non verbaux, car Patrick était "muet" ou presque. Il était resté avec un petit voisin de ma classe qu'il connaissait, il avait joué au jeu des couleurs, au jeu des formes, des figures à compléter... Il avait corrigé, avec le voisin, à l'aide d'une grille à trous (voyez le peu de sérieux).

 

Un soir, deux soirs, il était encore venu.

 

Puis ce furent les vacances. Moineau blessé parmi les oiseaux en cage, il était parti vers la liberté.

 

 

J'avais "fait semblant" de donner une impression écrite à la mère. Certes, je n'avais aucune illusion sur la valeur des observations faites, mais une mère était à consoler et c'est à elle, déjà, que j'avais pensé.

 

Les vacances passèrent. Septembre arriva. Je retrouvai Patrick. Ma petite enquête n'avait rien donné. Un camarade, Un copain, Patrick ne semblait pas en avoir dans la classe.

 

Le dessin de la famille ? Rien de révélateur.

 

Un jeu préféré ? Aucun.

 

Une classe qui lui avait laissé un bon souvenir ? Un maître dont il avait gardé l'image ? Rien. Patrick avait tout barré. L'examen de connaissances ? Médiocre, mais sans valeur aucune. L'enfant ayant toujours attendu (c'est le drame des épreuves collectives) que les enfants aient écrit, pour voler, de-ci, de-là, quelques réponses.

 

Et le carnet de dessins restait vierge.

 

Et les textes n'arrivaient pas.

 

Et la beauté de la classe ne le touchait pas.

 

Et les manipulations de calcul le laissaient indifférent; cloué à sa place alors que les autres... (mais passons!).

 

Patrick subissait l'école, fermé, imperméable.

 

Aucune initiative, aucun élan...

 

Parfois, il m’arrivait pourtant de voir dans son regard un éclair fugitif, lumière vite éteinte, geste ébauché, bientôt enfoui dans une espèce d’abîme étrange et insondable.

 

Mais surtout, Patrick ne parlait pas, ne m’avait encore jamais parlé librement alors que les autres ont tant à raconter. Sur ordre, il  avait récité quelques vers, il avait épelé quelques mots...

 

Etranger dans la classe, nous étions tous, pour lui, des étrangers.

 

Et novembre arrivait... je commençais à regretter ; si l’échec était total ?

 

Où donc était cette brèche dont parle Freinet, par où tout doit passer ?

 

Les collègues consultés ne m’avaient guère éclairé : « Enfant fermé, buté, qui n’a jamais fait le moindre effort... ».

 

Un soir, je gardai ses voisins de quartier.

- Jouez-vous avec lui ?

- Oh ! non, il paraît qu’il s’habille toujours en fille...

- Oui, il joue toujours avec les gamines.

- Mais encore, que disent-elles ?

- Paraît qu’il fait du théâtre.

 Du théâtre, c’est pas sûr, ma maman elle ne veut pas que j’aille chez lui...

 

Etrange !

 

 (Combien il est tentant d’évoquer le souvenir de lectures parfois mal digérées).

 

Je résolus de m’en tenir à un fait : Patrick jouait du théâtre, un peu en cachette de tout le monde.

 

La révélation.

 

Nous venions de lire, cela faisait suite à un texte sur la peur, une « histoire de revenant », de F. Mistral. Des volontaires essayaient de mimer un extrait dialogué.

 

Ça ne marchait pas.

- Patrick, ne veux-tu pas essayer ?

 

L’enfant se lève, participe au jeu, parle en reproduisant de son mieux les phrases lues quelques instants avant, hésite, se trompe, recommence... mais sans chaleur, sans briller... puis retourne à sa place sagement.

 

A nouveau, c’est l’écolier, l’étranger qui subit, qui écoute, sur lequel tout glisse.

 

Echec ? J’avais mis trop d’espoir dans cette idée saugrenue. Pourtant ? Aujourd’hui tout était imposé.. Peut-être...

 

- Patrick, c’est bien, tu sais. Dis, j’ai appris que tu fais du théâtre le jeudi. samedi, si tu veux, tu nous joueras une de tes pièces après la classe, tu choisiras tes acteurs, tu...

 

Les yeux de Patrick ont brillé. Signe de tête. L’enfant est d’accord.

 

Quatre jours ont passé. Mes bavards ne m’ont rien dit. Mes bavards ne savaient rien.

 

Seuls Michel, le petit voisin qui était resté un soir de juin, et Claude, celui qui a une maman-bonne-femme et une maman-cinéma, devaient être dans le secret...

 

Samedi (16 heures) : Patrick est nerveux ; il vient me trouver : où pourra-t-il se cacher ?

- Mais là, dans le garage, tu seras bien.

- Et ma valise ?

- Quelle valise ?

- Celle des costumes, je l’ai cachée à deux heures sous les caisses de la cantine...

 

C’est donc pour cela que Patrick était en retard cet après-midi...

 

17 heures arrivent, la sonnette annonce la sortie. Personne ne veut partir ce soir, même ceux qui prennent le car pour aller aux Cités.

Attente d’un évènement extraordinaire...

- Allons Patrick !

 

Patrick se lève, va parler à l’oreille de Michel et de Claude ; oui, j’avais bien deviné (comment ont-ils pu tenir leur langue ces deux-là ?). Mes trois gamins sortent.

 

La classe est vite installée. Trois coups dans la porte, et nos trois acteurs habillés en femmes : robe, jupon, souliers, chapeau arrivent.

 

Tout le monde reste muet.

 

Et voilà Patrick, Patrick qui ne parle pas depuis deux mois, Patrick qui annonce, qui présente, qui dirige, qui interprète « un extrait d’opéra » à « l’américaine », à la « russe », à la « marseillaise », changeant de voix, essayant de faire rire. Le voilà en rôle de reine, le voici en grand-mère, en cuisinière faisant la soupe. Le voilà conseillant, ordonnant, raccrochant quand les réponses n’arrivent pas assez vite, improvisant.

 

Un Patrick inconnu !

 

La beauté du spectacle, la valeur de ce qui était joué m’importait peu ce samedi-là. L’action, pour moi, était ailleurs.

 

Ce fut une explosion.

 

On riait, on battait des mains, on criait.

 

- Bravo! Bravo! Patrick!

- On va faire du théâtre avec toi !

- Tu seras le « chef » !

- C’est un champion, Patrick !

 

Que de bruit ! Un collègue arrive, s’inquiète ; il est au courant des difficultés que tout le monde rencontre avec cet élève.

 

- Patrick, tu veux recommencer pour Monsieur B... ?

 

Et l’enfant recommence !

 

Patrick traîne dans la classe. Patrick nous parle, nous livre ses rêves, ses jeux solitaires, lève un peu le voile sur ce monde imaginaire qu’il s’était créé et dans lequel il s’enfermait.

 

Enfin je vais pouvoir comprendre Patrick.

 

Deux mois ont passé...

L’enfant n’est plus un étranger, la classe n’est plus un domaine d’où il est absent.

Il a écrit seize ou dix-sept textes libres au contenu encore étrange, marquant souvent l’opposition envers une petite sœur.

Il a fait une enquête sur les prix.

Il nous a apporté toute une série de flacons dont il a cherché la contenance.

Il a fait des dioramas.

Il a peint le « drame du barrage ».

Aujourd’hui même, il est resté faire une nature morte alors que la neige appelait tout le monde dehors.

La brèche  est faite. Les espoirs sont permis...

Et, faut-il le dire, au début de janvier, une maman est venue, la maman de Patrick :

- Monsieur, vous m’avez rendu mon garçon.

- Mais non, Madame...  et n’ayez pas trop d’espoirs, il nous reste si peu de temps.

- Si, si, Monsieur... je crois qu’il faut que je vous dise... ça n’explique pas tout, bien sûr, mais.. oui Monsieur... mon Patrick avait huit ans, nous étions à G..., mon Patrick a eu deux doigts cassés à coups de règle...

Si « cela » n’expliquait pas tout, c’est évident, cela permettait de mieux comprendre l’attitude de Patrick au moins à l’école.

Quelques textes de Patrick B. (aucune correction de style)

 

LA BAGARRE.

Le matin, quand ma sœur Martine est prête je lui dis :

- Ce n’est pas l’heure d’aller à l’école il fait un peu nuit.

- Si, si et si je vais chercher ma camarade.

- Non et non !

Alors la bagarre commence. On se tire les cheveux je lui donne des coups.

- Grosse patate, dents de lapins, bégayouse !

- Et toi, gros porc.

- Tu n’as rien à dire espèce d’éléphant ?

- Viens, sanglier.

- Papa, papa, Patrick m’embête

Papa vient et me jette une claque.

 

Il y en a eu comme cela six ou sept, tous mettent en action Patrick et Martine, tous se terminent par : « Je reçois une claque ».

Quelques textes libres livrent encore les jeux solitaires de Patrick. Solitaires mais non secrets puisque nous sommes quelques-uns, maintenant, à les connaître.

 

L’ANNIVERSAIRE.

Mardi, j’ai eu douze ans.

Deux dames qui couchent dans l’hôtel entrent dans la cuisine ainsi qu’un monsieur, ma grand-mère et mes parents.

La première dame m’appelle :

- Viens que « je te dise »... Bon anniversaire, Patrick, je te donne ce livre de Crin Blanc.

La deuxième dame :

- Bon anniversaire, je te donne ce livre pour ta collection.

Pour finir, maman et ma grande sœur me disent :

- Bon anniversaire ! et elles me donnent chacune un livre aussi.

Maman a allumé les bougies.

- Souffle fort !

- Prends ton souffle !

Quand le gâteau est soufflé, on m’applaudit. Les verres sont servis.

- A la tienne et fais bien ton travail à l’école.

J’ai bu quatre verres de champagne.

 

C’est là le premier texte qui semblait dénoter un équilibre, cependant j’attends toujours, ce soir de janvier, le premier écrit spontané qui passera du « je » au « il » de l’acteur, au spectateur, au témoin.

 

Petits oiseaux mordus par le froid trop brutal m’y aiderez-vous ?

 

R. FINELLE

Montbard (Côte d’Or)

 

 

 

 

COURANT ... DONC NORMAL

 

Jacques s’est suicidé sous le train électrique. Il avait treize ans. « Personne ne m’aime ». Pour vous, c’est peut-être, « un récent et dramatique fait divers dont la presse n’a que trop parlé.

A juste titre, la loi interdit la publication des suicides des mineurs. Il s’agit d’éviter les épidémies. Souci louable.

Pour d’autres, c’est, peut-être, « un cas de dysphorie lié à un sentiment de culpabilité et aux reproches de l’entourage, un épisode dépressif chez un enfant émotif, mal adapté au milieu scolaire ».

Un accident regrettable, mais presque « normal «.

Pour moi, c’est simplement Jacques, le gentil chef d’équipe de la quatrième rangée qui devait avoir sept ou huit ans : appliqué, silencieux, travailleur, intelligent, volontaire et sensible sans doute (on ne peut être parfait). Il croyait toujours qu’il ne travaillait pas assez bien. C’était l’avis de ses parents.

On peut toujours « mieux faire », n’est-ce pas ?

Chaque fois - et c’est souvent - que je vois, dans le bureau dictatorial, le mauvais élève, tête basse, coincé entre la majesté du Directeur et le courroux du chef de famille ; chaque fois que je vois s’établir ainsi « une collaboration étroite entre l’Ecole et la Famille », « dans l’intérêt bien compris de l’élève évidemment », je ne suis pas rassuré.

 « Ce ne sont pas les méchants  qui font mal, ce sont les naïfs et les maladroits ». (Paul Valéry)

Je ne veux pas connaître davantage les causes de ce suicide d’enfant. Je sais seulement que, quelques jours avant le drame, le professeur avait donné ce devoir : « Racontez un moment heureux de votre vie », Jacques avait dit, tout de suite : « Quand j’étais dans la classe de M. X.. , on imprimait un journal, on avait un correspondant... ».

J’ai relu l’intervention du professeur Mauco (à Nantes en 1957), pris entre de nombreux cas semblables, celui d’un enfant de treize ans :

« ...Il exprimait à des camarades son découragement devant l’accumulation des condamnations de ses éducateurs. Quelques manifestations d’indépendance incompatibles avec la rigidité de la discipline scolaire avaient entraîné des mesures de renvoi du directeur de l’école.

 « Un maître surmené l’avait pris en grippe.

« L’enfant, après avoir eu soin de placer son chat à l’abri et avoir écrit sa tristesse, s’asphyxia au gaz. Les parents en rentrant ne trouvèrent que son cadavre dans la cuisine, où toutes les ouvertures avaient été bouchées. Officiellement l’enfant est mort par accident. Or, nous l’avons dit, il n’est pas de semaine qui ne déplore en France de tel drame, généralement inconnu car la douleur des parents en tait le mobile ».

Il n’est pas de semaine...

Cette phrase ne vous laisse pas rêveur ?

Comme disait ce brave directeur : « Faites donc votre classe ! ». Les instituteurs ont autre chose à faire que de s’occuper des enfants. C’est exact.

 

F.OURY (Paris)

 

 

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JEAN

 

Cette fois, c’est décidé: il sera renvoyé!

Le renvoi d’un élève à l’Ecole Freinet est toujours un incident grave et attristant. Il nous donne la mesure de notre impuissance d’adultes à saisir l’unité profonde de la vie et en tout premier lieu son fondement biologique sur lequel la personnalité s’organise et qui peut-être contient tous les secrets d’une adaptation au milieu.

 

- Cette fois, il sera renvoyé !

 

Le conseil des maîtres qui prend cette décision, venue après beaucoup de concessions faites au génie chambardeur d’un enfant, juge, délits à l’appui, que le jeune Jean X... est irrécupérable. Les mille patiences conjuguées, les pardons sans cesse renouvelés, les rigueurs de la règle générale toujours atténuées, l’affection prodiguée en pure perte, et surtout le travail attrayant dans une classe bien organisée doivent rendre leurs armes.

 

On ne peut sacrifier la communauté à un élément dont le déséquilibre engendre  à jet continu des incidents qui ruinent l’entente et l’efficience au sein de la grande famille.

 

Les incidents au demeurant ne sont pas des pécadilles, mais se situent en fait dans la rubrique des voies de faits, des insultes, déprédations. C’est vite dit mais bien long à supporter, car s’y ajoutent de la part du délinquant soit l’arrogance provocante, soit l’ironie vindicative, soit, ce qui est pire, la crise nerveuse avec larmes et désespoirs spectaculaires, qui exigent doigté et grande pitié pour que le drame soit effacé, oublié.

 

Le diagnostic est-il totalement pessimiste ?

 

Non, bien sûr ! L’âme d’un enfant ne saurait être poussée au noir sans risque de renoncer à la nécessaire espérance si indispensable à la vocation de l’éducateur. Il y a toujours dans la personnalité de l’enfant des paysages pleins de fraîcheur où coule la source claire des heures joyeuses.

 

Ils nous donneraient, si nous savions y lire, la clé d’un caractère, en apparence résolument fermé, mais qui se livrerait sana appréhension dans la détente de la joie.

 

Jean X... justement est riche en éclaircies où affleurent des paysages lumineux, tissés en filigrane délicate sur une sensibilité de poète et d’artiste. Mais, le plus intuitif de nous tous, -les juges de l’enfant, - peut-il expliquer ces vérités impondérables, qui se révèlent au-delà des apparences, dans un monde souterrain que hantent aussi les fantômes d’un inconscient barbare ? Qui a touché du doigt le charme d’un sourire, la lumière d’un regard, la promesse d’un cœur qui se donne, l’appel d’une intelligence en éveil ? Et que pèsent ces valeurs fugitives dans la balance d’un acte de justice où brusquement le marteau que Jean X... vient de jeter à la tête d’un camarade fait pencher brutalement le plateau des données négatives, imposant le renvoi de l’école d’un inconscient indésirable.

 

On ne sait jamais jusqu’où peut aller la pitié, cette force d’amour qui ignore les obstacles, mais sans doute celle ou celui d’entre nous qui, à l’heure du grand désespoir a essuyé les larmes d’un enfant, a, du même coup, changé un destin et accompli un acte de grâce.

 

- Allons, viens boire un peu d’eau ! donne-moi ta main ! Ne crie plus ainsi... je vais leur dire que nous te gardons, au moins quelques jours... pour comprendre que tu es, au fond, un bon petit garçon qui veut se racheter !

 

Les quelques jours de trêve sont devenus en fait presque deux années de compagnonnage, car, chez nous, sur le plan humain, l’apprenti est au même niveau que le maître : celui qui croit savoir a toujours à apprendre de celui qui, ignorant presque tout, se trouve pourtant être le plus riche par les élans instinctifs de son être confiant et heureux. Ceci ne veut point dire que celui qui a de l’expérience n’en ait pas usé à bon escient pour tenter d’assagir l’enfant sauvage : à onze ans, bien que fils d’enseignant, Jean X... ignore les moindres gestes de politesse élémentaire vis à vis de ses éducateurs. Il interpelle, claironne ses opinions, interrompt qui parle, se fâche contre le premier venu, monte ses colères jusqu’au paroxysme, provoquant souvent dans ces moments dramatiques des réactions en chaîne, chez les quatre ou cinq caractériels qui ne se sont point encore complètement assagis...

 

Avant de venir ici, rien n’a eu de prise sur lui : ni les coups, tombés brutalement en averse serrée, ni les lanières qui marquent de rouge le corps endolori, ni le cachot où il s’égosille à crier vengeance... Ni les gâteries d’une mère éplorée, prodiguées en dédommagement des coups nécessaires - du moins, il le semblait - ni les réconciliations affectueuses dans les instants de calme qui suivaient les tempêtes.

 

Il faut avoir grand courage et grande bonté pour prendre en charge un garnement qui, en conséquence d’une telle expérience ici affirma sa nature de forcené ! Cependant, ni le courage, ni la bonté ne font à eux seuls des miracles. Il y faut l’appui d’un milieu aidant qui inlassablement propose l’intérêt des activités les plus diverses dans lesquelles, le cœur, l’esprit, la curiosité intellectuelle, les mains habiles aient tout à tour leur part. C’est cet éventail de larges sollicitations au travail que Jean X... a trouvé chez nous.

 

Parmi ces activités proposées, il faut noter par ordre d’intérêt et qui répondaient aux données positives de la personnalité de l’enfant :

 la musique et tout spécialement le chant improvisé offert aux camarades pendant les soirées récréatives ; l’enregistrement sur bandes magnétiques pour les correspondants ; l’accordéon et l’harmonica ;

- les jeux dramatiques, avec scènes improvisées ou longtemps préparées avec des camarades dociles ;

- le travail en atelier où Jean X..., sous l’effet d’un élan intérieur fort émouvant, acquiert bien vite une grande habileté manuelle : manipulations scientifiques, constructions d’appareils, modélisme, et surtout céramique. En fin de son séjour, Jean réussissait avec une patience méticuleuse de plusieurs heurs, des vases au galbe parfait à rendre jaloux des professionnels ;

- les poèmes qui, d’abord éclos comme par surprise, sous l’effet d’une inspiration subite, sont devenus peu à peu chose exigeante, sans cesse repensée, polissée, affinée, avec des délicatesses surprenantes dans cette nature de chambardeur. Nous donnons ici un poème longuement travaillé, à l’Ecole de Neige, un matin où, ébloui par la féerie blanche, Jean s’attardait à rêver devant les carreaux givrés.

 

FOUGERE DE GIVRE

Fougère de givre brodée sur la vitre

Tu attends avec impatience

Que ta fleur éclose dans le silence

Du matin.

Tu étales ta palme de fête aux

Premiers rayons du soleil tu deviens

Fée à la robe dentelée

Brodée d’or et d’argent

Au beau chapeau aux trois plumes

Rouges de l’oiseau fantastique

Qui fait la neige et le beau

Temps.

 

         Jean

 

- les textes libres, bien enlevés et qui n’étaient qu’un aspect de son penchant poétique ;

- les conférences. Jean parlait avec un certain brio et suppléait à ses manques par des improvisations savoureuses dans lesquelles il mettait toute sa verve de méridional ;

- les textes d’auteur, lus avec expression le matin, et qu’il préparait à l’avance pour avoir le plaisir de les bien dire ;

- la lecture silencieuse des B.T. dont il connaissait un grand nombre de numéros ;

- le travail à l’imprimerie : composition, impression et surtout illustration des textes par linos, dessins au limographe rehaussés ;

- les activités marquées d’obligations scolaires dont il avait eu une indigestion l’ont rebuté longtemps. Il a toujours eu du mal à remplir son plan de travail dans toutes les disciplines, qui lui rappelaient le passé ! Cependant, en fin d’année, même dans ce domaine où l’effort est nécessaire lorsqu’on est un raté, Jean marqua des points. Voici, à titre de renseignements précis, le rapport qui le concerne au dernier trimestre 1958 : 

 

Impression générale : - Jean a continué à marquer des points sur un redressement amorcé avec sérieux lors de l’Ecole de Neige. Il a, semble-t-il, une plus grande ouverture d’idées, une façon moins puérile d’aborder les problèmes et une tendance moins marquée à l’éparpillement. Cependant cette maturité est loin encore de correspondre à celle que pourrait donner un enfant doué comme l’est Jean. Il a à la fois une sensibilité exigeante et un esprit curieux et très logique. Ce ne sont que des erreurs d’éducation et certainement aussi des réflexes conditionnés qui poussent sans cesse cet enfant à agir comme sous l’effet d’une agressivité qui bien qu’atténuée est toujours présente.

 

L’essentiel est évidemment de le rendre conscient de ces manques, mais ses prises de conscience qui ne peuvent se faire qu’à retardement, car sous le coup de ses impulsions rien ne peut être tenté, ses prises de conscience restent encore superficielles et toujours limitées par un besoin invincible de se justifier et de se donner

 

Il faut voir là, pensons-nous, les derniers retranchements d’une fierté d’enfant qui a subi trop d’échecs et qui n’a pas encore assouvi une vengeance encore contenue. Avec la détente, la confiance, les succès, tout s’améliorera et un jour Jean sera lucide et libérera et son intelligence et son cœur des entraves qui encore les paralysent.

 

Comportement scolaire : - Nous signalions comme un danger un éparpillement de connaissances jetées au vent comme mauvaises herbes. Jean croit savoir parce que lui restent dans l’esprit quelques bribes de savoir qui l’empêchent d’aller plus loin. Il sait toujours ce que l’on va apprendre, et sur cette pente de la prétention, il ne peut approfondir sérieusement ses connaissances. Il faut noter cependant qu’une certaine facilité d’expression orale et écrite lui donne maintenant quelques atouts en main et que son travail s’en est trouvé amélioré au cours de ce dernier trimestre. Il est dommage que ces progrès  ne soient pas consignés par des cahiers, des devoirs, des oeuvres propres et bien ordonnées, car le désordre est le défaut foncier de Jean.

 

Il est certainement de tous les enfants celui qui réagit le mieux aux évènements nouveaux de la vie communautaire. Il s’enthousiasme vite, il se passionne, il improvise poèmes et musique avec assez de bonheur. Mais aucune trace ne reste de ces instants fulgurants qui l’ont élevé plus haut que les autres. Il faudrait à chaque instant la présence de l’adulte pour le canaliser et soutenir son envol. Ce n’est hélas ! pas toujours possible.

 

En calcul, Jean a fait des progrès. Son acquis est plus sûr bien qu’il oublie facilement, mais de suite il retrouve, par le raisonnement, les choses oubliées. Dans ce domaine surtout, son désordre lui porte grand tort car les opérations mal posées, les erreurs de calcul lui font perdre un temps très précieux alors que sa compréhension serait rapide.

 

 

Comportement dans la communauté : - Malgré ses progrès, Jean reste l’un des éléments les plus difficiles de la communauté. Certes ses indisciplines, ses incorrections sont bien plus rares, mais elles pèsent cependant encore sur le climat de l’école, et on aimerait croire que Jean en a conscience et ainsi qu’il le reconnaît, fera un effort pour se corriger. Mais ce besoin de se justifier à tout prix, cette désinvolture qui le prive de tout regret ou remords sont un peu inquiétants. Dans les problèmes que lui pose la vie, peut-être a-t-il été trop souvent victime e-t dominé par la crainte d’une sorte d’anéantissement contre lequel il se prémunit d’avance. Cet état de fait durable doit être suivi de près car sur le plan moral et civique, il peut avoir de graves conséquences.

 

Ce manque de hiérarchie des valeurs morales ne doit pas être pris à la légère. Actuellement les faits divers prouvent que les mentalités de « durs » mènent loin. C’est pourquoi nous sommes très sévères contre Jean quand son inconséquence s’affirme avec une désinvolture qui n’est certes pas marquée encore de cynisme mais qui peut en être imprégnée au fur et à mesure que grandit le besoin de puissance. Il faut tout faire pour que ce sentiment de virilité indispensable à l’adolescent se manifeste sur le plan de la pensée, de l’art, du travail pratique utile. Nous n’avons pu cette année intégrer Jean à une équipe d’Art mais nous nous y emploierons dès la rentrée. Alors, sans doute nous y verrons plus clair.

 

En conclusion : - Jean est un enfant attachant par bien des dispositions de sa nature sensible et raffinée. Il est regrettable que son incohérence brouille encore les pistes salutaires vers lesquelles nous tâchons de l’orienter.

 

                  L’instituteur :                                                La direction :

 

Nous ne nous attarderons pas, faute de place sur les rapports trimestriels qui l’année suivante ont affermi ces conquêtes soudaines ou progressives d’un enfant qui enfin prenait conscience de ses possibilités et surtout de sa puissance créatrice, de son pouvoir sur le milieu dont il se sentait partie intégrante. Nous donnerons simplement la lettre que nous écrivait son père au cours de l’année qui suivit sa sortie de l’école :

 

 

Chers amis,

 

«  Nous semblons avoir oublié l’Ecole Freinet et pourtant, il ne se passe pas de jour où nous-mêmes, ou Jean ne vous rappelle à notre bon souvenir.

 

Nous sommes heureux de vous dire que tout va bien pour notre garçon. Il est en 6ème où il suivait au début avec quelques difficultés en calcul. Je fais en sorte qu’il n’ait pas de déceptions scolaires en cette matière en l’aidant de mon mieux. En français, il réussit bien. Il s’intéresse à son travail et le fait avec sérieux.

A la maison, il est calme et affectueux et, nous ne vous remercierons jamais assez de nous avoir permis de retrouver la paix en famille. »

                                                                                                     M.S.

 

Nous avons pris un cas typique qui compte au nombre des cas les plus graves de notre école qui pourtant s’ouvre chaque année devant un flot d’enfants instables qui ne viennent chez nous que parce qu’ils ne réussissaient pas ailleurs. Pour chacun de ces enfants nous faisons le même effort de réadaptation au milieu, par cette planche de salut qu’est l’expression libre aux mille aspects, par l’organisation technique de la classe, par le maniement d’outils qui amplifient la puissance de l’enfant, par la présence amicale des maîtres-camarades.

 

 

RAOUL

 

Mon prédécesseur m’avait particulièrement recommandé R..., garçon de treize ans et demi peu intelligent, sournois, paresseux, vicieux, fréquentation irrégulière etc...

Effectivement, en septembre R... ne payait pas de mine : crasseux, regard fuyant. Cependant je me suis efforcé de le considérer comme les autres. J’étais d’ailleurs très préoccupé par le fonctionnement de ma classe qui ne tournait pas rond ; le matériel me faisant défaut, j’avais bien du mal à intéresser mes clients, surtout ceux de fin d’études . Le bureau de la Coopérative ne prenait pas son rôle au sérieux ; je devais faire les frais des réunions ; tout cela était factice.

Un beau jour, R... qui ne m’avait pas semblé s’intéresser à grand’chose à part l’imprimerie, demande la parole ; c’était la première fois (en décembre).

Il a hésité longuement, il est rouge. Cependant, d’une seule traite, il accuse les membres du bureau de ne pas faire leur travail, donne des arguments et demande des élections.

Tout le monde est sidéré. Moi le premier.

Comment. « ce pelé, ce galeux » se permet des remontrances ! Les F.E. ricanent. On met sa proposition aux voix. Le Cours Moyen dont R... fait partie est d’accord. On vote.

L’ancien bureau, à une unité près est « balancé » ; R... est nommé président. Je me demande ce que cela va donner. Je le prends à part pour lui expliquer qu’un président doit donner l’exemple par sa tenue et son travail ; j’ajoute que je lui fais confiance.

A la cantine, ma femme constate que R... devient plus soigné, presque coquet. Ma classe change : R... qui n’a jamais fait de textes et qui est incapable d’écrire trois mots sans faute, compose son éditorial pour le journal. Il dirige ses réunions avec autorité. Evidemment, le travail est encore loin d’être parfait et je dois stimuler mon bonhomme pour lui faire respecter son plan de travail (mais n’est-ce pas là le rôle du maître ?).

Il y a un mois environ, j’ai vu le père de R..., c’est un  ouvrier agricole, endurci par le travail. Il m’a dit :

- Je ne sais pas ce que vous avez fait à R..., mais il n’est plus le même. Maintenant il ne parle plus que de l’école, son hygromètre, son installation électrique etc... L’autre jour, sa mère était malade, je l’ai gardé, eh bien il n’était pas content.

En effet, lui qui manquait à chaque instant, au mois de janvier, il est venu tous les jours : dans la neige, il faisait ses cinq kilomètres à pied et était là à 8 h1/2.

Il y a huit jours, je lui demandais quand il aurait ses quatorze ans :

- En décembre, m’a-t-il répondu, mais est-ce que je pourrai revenir à la rentére ?

- Bien sûr !

- Si je reste jusqu’au mois de juillet je n’aurai pas mon certificat ?

- Pourquoi pas ! (je n’y crois guère). Tu n’as qu’à bien travailler, faire des fiches, tu peux y arriver !

J’ai cru apercevoir un éclair dans ses yeux.

C’est tout pour l’instant. J’espère que R... va persévérer dans cette voie, mais nous ne sommes pas encore partis bien loin.

 

                                                                        BOUVIER André

                                                                     Tourgeville par Touques (Calvados)

 

 

 

AIME

 

Il restera certainement l’élève « unique » de ma carrière. Il a été deux ans mon élève, dans la petite classe d’une école géminée à deux classes, en milieu rural, section de Muret (Haute-Garonne).

- Au C.E. 1ère année : j’ignorais les Techniques Freinet.

- Au C.E. 2ème année : Texte libre - Imprimerie - Correspondance interscolaire.

 

La différence de son comportement au cours de la première année et de la deuxième vient très certainement non de moi et de mon action sur lui, mais très probablement de ce que les techniques Freinet ont supprimé ces révoltes qui m’ont si souvent inquiétée la première année !

J’ai connu Aimé L... au cours de sa 9ème année. Il était en C.E. 1ère année, achevait l’acquisition de la lecture courante. Le dixième de la famille, le plus jeune aussi, il n’avait parlé qu’à sept ans. Il venait à l’école depuis deux ans.

Nouvelle venue dans le poste en octobre, j’ai tout de suite remarqué son étrange comportement dans la classe.

Poli, doux, affecttueux, il s’isolait très facilement, s’évadait en un mystérieux rêve qui le ravissait, mais où nous n’avaions pas part ! ...

Je voulais l’obliger à suivre la lecture pendant que ses sept ou huit camarades lisaient ; il rétorquait : « Mais je l’ai déjà lu ! ».

Invariablement, le vendredi (ou le lundi) :

- Tu ne sais pas ton histoire ?

- Non mademoiselle.

- Et pourquoi ?

- Parce que je ne l’ai pas étudiée.

- Pourquoi n’as-tu pas étudié ?

- Oh ! parce que je n’y ai pas pensé !... si j’y avais pensé, je l’aurais étudiée !...

En présence de devoirs non faits :

- Tu n’as pas fait tes devoirs ?

- Non Mademoiselle !

- Et pourquoi ?

- Oh ! parce que j’aimais mieux écouter le vent dans les branches !...

Car Aimé aimait passionnément les arbres, et les arbres le sauvaient de toutes ses misères.

Pendant que ses camarades cherchaient la solution d’un problème auquel il ne s’intéressait nullement, il les gênait ou les dérangeait. Je l’envoyais seul au fond de la classe.

Je le vois, un jour, penché sur son ardoise, radieux. Espérant qu’il avait enfin trouvé quelque chose, je m’approche. Il a dessiné sur son ardoise un magnifique pin parasol incliné... Il souffle de toutes ses forces :  

- C’est le pin parasol du Château Rouge, et je suis le vent !

Il est doué en orthographe, ne fait que peu de fautes en dictée, mais n’en accepte que peu : « Je ne le savais pas qu’il fallait un « t », autrement je l’aurais mis ! ».

Lorsque je lui marque un zéro ou un deux parce qu’il n’y a rien de bon dans son problème, il se révolte :

- Ce n’est pas de ma faute si je l’ai faux le problème ! Si j’avais su le faire, je l’aurais fait juste !

Revenu à sa place, il barre d’un trait rageur les mauvaises notes de son cahier :

- Je ne suis pas venu à l’école pour avoir des mauvaises notes, j’en voulais des bonnes, moi !...

En fin de mois, je fais un classement ; ses résultats, bien sûr, sont faibles. Il est plein de bonne volonté cependant :

- Peut-être que cette fois je pourrai la tenir la promesse ! (de mieux travailler).

D’autres fois, il se frappe la tête à grands coups de ses deux poings... « Rentres-y problème... rentres-y ! ».

Je ne peux rien - ou presque - lui apprendre en calcul. Je le fais venir au tableau ; nous écrivons des « dam » en « m ». Il n’a encore trouvé aucune réponse, je m’impatiente et avec une insondable résignation, il se tourne vers moi :

- ca m’est égal, Mademoiselle, ça ne m’intéresse pas !

Et pourtant, le vendredi ou le lundi il retourne heureux à l’école, mais lorsque un peu plus tard, j’ai à le gronder,il me déclare d’un ton plein de mélancolie :

- Et pourtant si vous l’aviez vu, le beau tas de bois que j’ai fait à maman, vous ne me gronderiez pas !...

 

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Sa mère me dit en effet qu’il lui dit souvent :

- « Si elle voyait ce bois, le demoiselle, elle serait contente de moi ! ».

Car en effet, il a beaucoup travaillé à refendre, scier, empiler...

Lorsqu’il a bien réussi, il vient radieux, me regarde du coin de l’oeil :

- Je vous ai fait plaisir, hein ?

 

Un soir de printemps, je l’ai gardé après la classe pour copier cette lecture qu’il ne suivait pas. Il a véhémentement protesté :

- J’ai autre chose à faire moi !... Il faut que j’aille voir ce qu’il y a dans les nids... et si les petits sont nés !

Car il grimpe voir les nids et je pense qu’il ne doit pas effrayer les oiseaux, il les aime trop ! Il va les « voir », leur parler aussi sans doute.. Un autre soir, je l’avais gardé pour refaire je ne sais quel devoir ; il partait furieux, me saluant à peine, lorsque je l’entendis parler d’une voix que je ne lui connaissais pas. Intriguée, je m’approchai... Arrêté au milieu du préau, regardant tout en haut, je l’entendis :

- Bonsoir, bonsoir ! petites hirondelles ! Vous êtes contentes...vous êtes jolies...Vous êtes contentes de moi aujourd’hui ?... Oh ! non, « j’ai » pas bien travaillé...

Le reste se perdit... Il s’éloignait déjà sur la route.

Fin juin, nous faisions une révision des quatre opérations. Il est au tableau. Péniblement, il a écrit ce que ses camarades ont soufflé ou trouvé. Il s’agit d’un multiplicateur à deux chiffres. Il faut maintenant additionner. Je fais taire les autres :

- Quatre et trois,

- Peut-être vingt !

- Mais non...

- Peut-être douze !

- Non !

- Peut-être cinquante et un !

- Mais non, voyons ! compte-le !

- ça m’est égal, Mademoiselle, vous perdez votre temps ! 

Je me sens impuissante, désarmée, devant tant de franchise, de candeur, de logique !

Peu de temps avant les grandes vacances, j’avais fait apprendre : « Les petits lapins dans le bois... ». La copie de son texte bourrée de fautes d’orthographe, celle des autres élèves aussi d’ailleurs. Je me fâche et ordonne de corriger à l’aide du livre. J’annonce même une gifle par faute oubliée.

Tous, sauf Aimé, se mettent au travail. Je passe pour contrôler. Il n’a rien modifié :

- Pas d’ »s » à petits ? une tape... A lapins ? une autre..

Aimé se révolte :

- Hé bé ! j’ai la tête malade moi ! et tu le sais bien que j’ai la tête malade... Et c’est vous autres qui me rendez malade, avec toutes ces choses que vous voulez m’y mettre par force dans la tête... et que je ne les y veux pas moi !... Et ça m’est égal qu’il y a un « s » à petits, et ça m’est égal »que je l’y ai pas » mis !

Tout cela a été débité d’un trait, sans une pause, d’un ton plein de colère... Je suis aussi furieuse que lui, le frappe à nouveau ; il bascule sur son banc, fourre sa tête sous la table, balance rageusement hors du banc ses longues jambes. Armée d’une règle, je veux le redresser, le frappe sur les mollets :

- Si je l’attrape cette règle, je « te » la casse !

Et il saisit la règle, l’appuie sur le rebord du banc, la brise en deux morceaus ! Interdite, trente paire d’yeux braqués sur moi, dans un silence hostile, j’ai la respiration coupée...

- C’est du hêtre !...

Il a dit cela d’une voix si radieusement étonnée, que sa colère, envolée en découvrant que la règle c’est du hêtre, a emporté la mienne aussi subitement !... Et c’est ainsi que j’appris à reconnaître le bois de hêtre ! Désormais, je ne pourrai voir du hêtre sans évoquer Aimé !... Un des deux morceaux de la règle brisée est d’ailleurs dans mon bureau ! 

Mais, en fin d’année, je me sens bien triste devant cet enfant à qui j’ai bien peu appris !

Certes, il a fait des progrès en lecture ; il lit très bien maintenant, avec une expression excellente parfois ; il a fait des progrès en orthographe ; a appris en conjugaison et grammaire et s’indigne lorsqu’un autre élève se trompe :

- Oh ! Mademoiselle ! il ne le « sent » pas que c’est un adjectif !

Mais en calcul, l’échec est lamentable, et j’ai beaucoup d’inquiétude pour l’année suivante. Que faire d’Aimé ?

Je l’envoie à une consultation de pédo-psychiatrie au dispensaire. Je n’en obtiens aucun renseignement pratique.

En Juillet, Freinet vient à Toulouse : journée de démonstration de Texte Libre - Imprimerie - Correspondance Interscolaire. Tout cela m’enchante. Je demande à participer au satge à Cannes ; j’y suis admise.

J’expose un jour, le cas de mon Aimé à Freinet :

- Qy’est-ce qui l’intéresse ?

- Les arbres !

- Hé bien ! il faut l’accrocher par les arbres !

Dès la rentrée, je lui demande le nombre d’arbres qu’il voit en venant à l’école. Il n’en sait rien.

- « Compte-les », dis-je.

Le soir :

- Je ne peux pas, il y en a plus de dix !

- Eh bien ! après dix, recommence à un !

- Il y en a dix et quatre !

J’écris quatorze au tableau, et lui montre dix et trois - dix et cinq. Il a compris ! et d’un coup apprend de dix à vingt ! Il est ravi, moi aussi ! Bientôt : « Je voudrais savoir compter jusqu’à mille, Mademoiselle ! », car il sait que mille c’est beaucoup !

Nous avons maintenant en classe, une imprimerie. Les enfants font des Textes Libres, nous les imprimons, avons un journal, des correspondants. Aimé m’apporte sa lettre pour faire corriger les fautes : « Je suis un amoureux du vent, des arbres et des fleurs... ».

C’est vrai ! L’hiver précédent, un jour, pendant le calcul, je l’avais encore grondé et il m’avait dit : « A la récréation, je m’échapperai ! ». En effet, ses camarades me préviennent : Aimé est parti !

Je cours à sa poursuite. Nous nous rencontrons derrière le préau... Il revenait m’apporter une tige de carotte sauvage givrée... la délicate sculpture avait arrêté sa fuite ! 

Maintenant, il ne réclame plus la permission d’aller aux W.C. toutes les cinq minutes, les jours de vent d’antan. Il se lève, va près de la fenêtre, vient parfois me chercher pour admirer avec lui les vagues sur les flaques... Un regard, un sourire le ramènent à sa place. Bien sûr, il me demande encore parfois :

- Il faut que le fasse jusqu’au bout le devoir, Mademoiselle ?

- Mais oui, pourquoi ?

- Parce que ça m’embête... ou : parce que je n’en ai pas envie !... ou : parce que j’aimerais mieux faire autre chose !

 

Nos relations sont beaucoup plus faciles. Il ne se trouve plus en présence d’autant d’échecs. Le travail l’intéresse bien plus. L’année d’après, il sera capable de suivre au C.M.1 dans l’autre classe. Encore faible en calcul, il a cependant fait d’énormens progrès !

Je l’amène, un dimanche, faire une sortie pédestre avec le Touring-Club. Il est ravi : « Mademoiselle, je vous dois le jour le plus heureux de ma vie ! ». A un moment, nous entrons dans un bois de chênes, il s’extasie, exulte : « Mademoiselle, je vous dois le plus grand bonheur de ma vie ! ». Il a tant de sincérité dans la voix, que tous les promeneurs en sont émus. Tous le connaissent d’ailleurs ; j’ai si souvent parlé de lui !

Une ronce l’accroche au passage, il se baisse délicatement, la décroche de son mollet :

- Eglantine agressive, tu veux me griffer ?

Il était parti le matin, criant sa joie à tous les camarades rencontrés. Le lendemain, guettant son arrivée, je m’approchai et lui demandai : « Tu as raconté à tes camarades ? Qu’est-ce qu’ils t’ont dit ? »

- Oh ! rien, Mademoiselle, ils n’ont pas compris !

 

Dans l’autre classe, Aimé se repliait sur lui. Ma collègue admettait mal son attitude : il retrouvait ses révoltes... Un jour, nous l’apercevons, tenant dans ses bras le tronc de l’amandier. Je vais le voir, interroge :

- J’écoute la sève qui monte dans l’arbre !

- Et tu l’entends ?

- Oh ! oui, Mademoiselle !

Lorsqu’il était trop désagréable, sa maîtresse le renvoyait dans ma classe. Là, il se calmait, refusait mon aide, faisait son travail, allait le montrer, et un jour, alors qu’il repartait, autorisé à retourner dans sa classe, il rouvre la porte :

- Pardon, mademoiselle, j’ai oublié de vous dire merci de m’avoir remis dans le droit chemin !

 

En fin d’année, ma collègue gardait ses élèves pour une intense préparation au C.E.P.. Aimé, lui, finissait un quelconque travail. Tout à coup :

- Madame, si je vous porte des carottes sans payer, vous me laissez partir ?

Un moment après, la maîtrese le renvoie.

Le lendemain matin, il apporte un joli paquet de carottes fraîches. Madame, occupée en classe, l’envoie les apporter chez elle. Monsieur les reçoit : « Je te dois combien ? ».

- Oh ! rien, c’est convenu avec Madame !

Mais, à l’heure du calcul, sa maîtresse le gronde, il s’indigne :

- Je vous ai apporté des carottes moi, et je ne vous les ai pas fait payer !

Madame finira d’ailleurs, par  payer les carottes !

En 2ème Année de Fin d’Etudes, il s’est un jour, brouillé avec sa maîtresse - il avait plus de quatorze ans - il quitte l’école !

Partie l’année précédente dans un autre poste, je ne le revois plus pendant quelques années.

Avant de partir au service militaire, il vient me saluer dans mon poste actuel. Il m’écrit assez souvent de Cahors où il est affecté d’abord, puis de Toulouse. Il vient me voir parfois. Il a conservé son solide bon sens, son inaltérable candeur.

 

Son père est malade. Il veut aller le voir, me raconte-t-il : « Vous savez bien mon adjudant, que si vous ne me la donnez pas cette permission, je partirai quand même ! ».

Il a terminé son service militaire, caporal en Algérie.

Rentré en décembre 1959, il est venu me rapporter « un souvenir » qui vous fera plaisir !

C’est en effet avec beaucoup de plaisir que je retrouve cet ancien élève, le plus extraordinaire de ma carrière, le plus attachant peut-être aussi !

Nous sommes restés les bons amis que nous étions. Certes, cet enfant, peu banal, demandait à être traité d’une manière spéciale.

J’ai fait avec lui, deux expériences. Je peux affirmer que la deuxième année où, pratiquant le Texte libre, imprimerie, Correspondance, Aimé s’est épanoui et je n’ai provoqué aucune de ses révoltes que j’avais connues l’année précédente où je voulais absolument le modeler sur ses camarades !

Je regrette de n’avoir pu l’enregistrer pour appuyer mes dires !

 

                             Yvette CAMPO.

                          Ecole de filles Poret-Recebedou.

 

 

P...

 

Il y a dans ma classe un anormal. Il bégaye, rit et pleure sans cause apparente. Instable, nerveux, il ne peut pas écrire trois mots de suite. Ne s’intégrant pas à la société de ses camarades, on l’oubliait au jeu. C’est P...

Mais P... aime les animaux. Cahin-caha, il lit la B.T. : Blanchette. passionnant ! Il en parle sans cesse. Puis il parle de nos quelques troupeaux de moutons. Je l’aiguille sur Berrich, mouton d’Algérie, B.T. difficile. Il la dévore et parle de nos moutons.

Réunion de Coopé : P... parle des moutons. Je hasarde :

- Et si P... nous parlait un jour de tout ce qu’il sait sur les brebis ?

Je leur parle des Brevets :

- Nous lui donnerions un brevet ! Cela voudrait dire que P... est fort sur les moutons.

P... a été notre pionnier. Pendant une vingtaine de jours il a travaillé, enquêté fiévreusement, écrit, écrit sans cesse.

J’ai corrigé ; il a recopié... il a raconté.          

Il ne bégayait plus. Les autres étaient abasourdis. Ils lui ont dit :

- Tu es fort sur les moutons P..., nous te donnons un brevet.

P... flambait. La société l’acceptait. P... avait fait un bond. Il avait réussi.

Alors il a dit :

- Je vous parlerai des moustiques !...

Et tous l’ont écouté.

Maintenant quand P... vient lire un texte, il ne bégaye plus. Il parle toujours des animaux, passionnément, longuement. On l’écoute. P... (un comble) fait des progrès en orthographe. Cet arriéré crasseux !

                                 J.P. Jessé (Lot-et-Garonne)         

 

D...

 

On nous confie D. en octobre parce qu’aucune école ne voulait plus se charger de lui : instable au possible, ne pouvant pas se concentrer plus de quelques minutes, donc incapable de copier le moindre texte, ni même de dessiner.

En classe, il ne peut pas rester un instant assis et donc dérange tous ses camarades. Il frappe sur la table, déchire une feuille, jette un livre.

Tous les recours habituels sont inefficaces. Il ne sert à rien de le menacer ou de le punir. On sent qu’il ne peut pas faire davantage et que des interventions autoritaires ne feront que compliquer le problème.

D’une conversation avec la famille, il résulte que le père était autoritaire et ne pouvait admettre que l’enfant essaie de raisonner et critique ses ordres. Comme le père voulait nous parler en privé, il dit à D. :

- Va donc jouer avec ton frère !

- Pourquoi, répond D... j’ai bien le droit d’écouter. Ça me regarde, non !

Cette opposition avec le père a certainement aggravé son comportement. D... salit encore son lit presque régulièrement.

Les deux premières semaines, il était toujours critiqué de nombreuses fois sur le journal mural, et il y était très sensible.

Le premier coup d’arrêt a été donné par un de ses textes choisis pour l’imprimerie. D... a voulu le composer en partie et l’imprimer, et il a été fier. Il a envoyé l’imprimé à ses parents.

Deuxième évènement : à l’occasion d’un texte de correspondance, nous parlons des puits de mine, des chvalements, des machines, du travail des mineurs. D... est de St-Etienne. Il connaît tout cela car il est intelligent. Il nous explique le travail et la vie à St-Etienne.

- C’est bien... Tu devrais nous faire une conférence. Tu vas écrire à tes parents pour qu’ils t’envoient des documents.

Ce qui fut fait. Quelques jours après, D... recevait des photos, des dépliants, des cartes. Avec l’aide de la maîtresse, il se mettait alors à la préparation d’un bel album pour lequel - nouveauté - il était capable d’écrire avec la meilleure volonté des textes intéressants.

C’était une grande réussite. Du coup D... cessait d’être l’élément de désordre contre lequel tout le monde avait à se défendre, parfois violemment. Il avait désormais sa part de réussite dans sa classe. Il s’intéressait au travail commun. Il cessait du coup d’être comme un enfant traqué, qui réagissait d’ailleurs avant qu’on l’attaque. Ses yeux se redressaient pour regarder en face, brillants d’intelligence.

Il mettait maintenant son point d’honneur à ne pas être critiqué sur le journal mural ; il fait son plan, prend des initiatives, fait ses services.

Du coup, il ne salit plus son lit qu’accidentellement.

Le redressement est à 100%. Il y a eu certes, concurremment avec le redressement scolaire, social et pour ainsi dire moral, une remontée physiologique, due à notre mode de vie et à notre thérapeutique (notamment alimentation naturelle et choc froid). Mais l’influence de nos techniques est évidente et décisive. Sans punition, en aiguisant ce que l’enfant porte en lui de dynamique et d’humain, nous avons remonté une pente difficile.

L’enfant a passé quinze jours de vacances chez lui. Il en est revenu calme et équilibré, ce qui montre que le redressement a été profond et sans doute définitif.

Nous ne croyons pas qu’aucune autre méthode, aucun autre mode de vie aurait pu permettre, en six mois, de tels résultats.

 

                                               C. FREINET

 

QUELQUES OBSERVATIONS

 

Bien des institutrices - chargées de classe et chargées de famille - manquent de temps pour faire une synthèse de leurs observations.

Nous n’avons ni la possibilité, ni la prétention d’établir des monographies qui seraient véritablement des synthèses des différents aspects de la personnalité des enfants.

D’autres que nous ont observé et décrit :

- l’enfant dans sa famille aux prises avec les nécessaires difficultés familiales ;

- l’enfant libre qui joue, surtout quand il n’a rien d’autre à faire ;

- l’écolier au travail - l’enfant en cage actionné par le pédagogue.

- Nous pouvons compléter en décrivant des enfants actifs et libres dans un groupe de travail, aux prises avec des  difficultés, assurant des responsabilités à leur mesure.

 D’autres que nous feront la synthèse et tireront des conclusions.

Les « cas » ci-dessous montrent des réussites. Il est important aussi de noter et de publier des échecs. Il ne s’agit pas de propagande mais d’une étude des possibilités et des limites des Techniques Freinet.

 

JACQUES ET LA CLASSE

 

Lorsque Jacques est arrivé dans cette classe (perfectionnement) il venait d’un C.E.2 qu’il n’avait pas pu suivre. Incapable d’attention soutenue, son retard scolaire et son attitude asociale (pas de camarades, crainte des contacts extérieurs à la famille) ne faisaient que s’accentuer.

A dix ans, il n’arrivait pas à distinguer les quatre opérations, lisait péniblement, et ne s’exprimait, sur son travail de classe, que d’une manière élémentaire.

D’autre part, il n’aimait pas l’école, ce qui est naturel, étant donné ses échecs. Il redoutait même souvent d’y aller. Maintenant dans cette classe, il s’est transformé. Sa personnalité semble s’épanouir, certes avec beaucoup de lenteur. Mais il a pris goût à son travail, il en parle avec force détails techniques (imprimerie, cahier de coopérative...), il a pris confiance en lui. Etant chargé de certaines responsabilités, il les prend très au sérieux, que ce soit sa comptabilité ou son plan de travail. Il semble que son esprit s’ouvre à la faveur des divers exercices, à toutes sortes de problèmes dont il prend conscience : nécessité de faire son travail soi-même, jusqu’au bout, d’appliquer les règles de grammaire etc...

A la maison, il se met courageusement à son travail en rentrant. Il rédige avec sincérité et même parfois avec animation (question, exclamations). C’est le texte libre qui a ses faveurs. L’orthographe a fait par suite de cet effort quotidien un bond incroyable, beaucoup de mots ont pris figure et se présentent parfaitement formés.

Jacques a trouvé le calme, l’équilibre, la confiance en lui-même. Malgré sa lenteur à répondre à une question précise, il est devenu capable de se concentrer sur un sujet donné ; d’autre part, il est devenu accessible à des arguments de raison, alors que jusqu’à présent seul le sentiment le guidait. Tout n’est pas encore parfait évidemment, mais ce petit garçon souvent agité, instable, et il faut bien le dire insupportable, est en passe de devenir un garçon sérieux et réfléchi, ce qui me redonne espoir pour son avenir.

 

                                                            Jean CAPITAINE

                                                           (classe de perfectionnement)

 

METHODE NATURELLE

 

Marie-Rose : lésions cérébrales. Mauvaise vue ; hochement de tête pour mieux voir en lisant, passé en tic. Voix caverneuse, Marie-Rose ne sait pas encore respirer avec ses abdominaux.

A douze ans, elle ne lisait pas. Des textes simples, vécus. Un an et demi de travail motivé et Marie-Rose lit.

Miracle. Aucun de ses frères n’y est parvenu.

                             Bernadette MOCKEL.

 

CHRISTOPHE, MON FILS

 

Retour de visite au Salon des expositions de la Défense, son maître lui demande de faire une conférence sur ce qu’il a vu et retenu.

Il se met à rassembler des documents, à dire, à écrire, à expliquer : « Je prépare ma conférence ».

Je lui demandais alors :

Il a enfin un travail sérieux. Il faut qu’il montre aux autres qu’il a vu et qu’il a compris. Il faut que les autres soient intéressés. (Il ne le formule pas, mais il le sait).

Enfin il est « occupé » par un vrai travail, il ne singe plus Rusti et Rintintin, et pour un temps ne me dit plus :

- Oui mon capitaine, en saluant.

 Je suis heureuse.

                                                  B. MOCKEL.

 

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DESSIN LIBRE ET CONNAISSANCE DE L’ENFANT

 

Sans dispositions artistiques, et sans connaissance approfondie d’une technique particulière pour l’enseignement du dessin, on peut se trouver un peu embarrassé en face des élèves.

Aussi l’utilisation du dessin libre (présentée et justifiée au cours du stage FREINET) m’est apparue d’abord comme une solution personnelle très pratique.

Peu douée pour l’enseignement du dessin, je pouvais tout au moins laisser les enfants s’exprimer en dessinant, et c’est moi qui apprendrais d’eux.

Un petit fait est venu m’encourager dans cette voie, me prouvant que le dessin pouvait être un moyen de mieux connaître mes élèves, et par là, de pouvoir les aider.

Ici se place l’histoire de Denise : mince brunette de six ans, très émotive, qu’on sentait souvent anxieuse.

Son premier dessin de septembre avait de quoi rendre perplexe : les trois-quarts de la feuille étaient barbouillés de noir ; dessin suivant : même caractéristique.            

- Qu’est-ce que c’est ce noir ?

- C’est la mare !

Troisième dessin : encore noir, et entraînant même interprétation. C’était encore la mare.

 

Cette persistance pouvait masquer quelque drame enfantin, il fallait se renseigner :

- Es-tu tombée dans la mare, Denise ?

- Oui madame !

- Et depuis, tu as très peur de la mare ?

- Oui madame !

S’agissait-il d’un évènement réel ? du souvenir d’un cauchemar ? ou de la projection imagée d’une angoisse latente ? De toutes façons, une réalité psychologique s’était manifestée.

Denise venait justement de déménager. Elle habitait maintenant un lotissement où l’œil ne rencontrait aucune mare. Le remède était à portée de la main.

- Dis-moi Denise, il n’y a plus de mare maintenant à X... ?

- Non madame !

- Mais alors Denise, c’est fini, bien fini, tu ne pourras plus jamais retomber dans la mare !

Le résultat, il fallait l’attendre jusqu’à la séance suivante de dessin. Il n’entraîna pas de déception. Plus de noir sur la feuille de Denise, mais du jaune, du rouge, du vert, du bleu, une riante composition enfantine, et cela dure depuis.

Rien n’empêche de penser que, grâce au dessin libre, le noir a quitté aussi son coin du cœur de Denise où dansent maintenant de plus joyeuses couleurs.

                                                                                                       Odette LOUVET

GUY

 

Il a vécu à la campagne, dans une « métairie » isolée, avec ses grands-parents et un de leur fils, boiteux.

Guy est né, me dit-on, d’un frère et d’une sœur... Sa mère qui n’a que seize ans à sa naissance, se marie par la suite. Son mari donne son nom à l’enfant mais refuse de le prendre avec eux. Pour toucher les allocations familiales, elle vient me faire signer les certificats de scolarité.

Un jour elle me parle de la naissance de Guy et confirme ce que j’avais appris : « Je n’avais que quinze ans, mon frère en avait vingt-cinq... C’est lui le coupable ! ».

Guy est un pauvre enfant.

Gros, presque obèse, il ne vient à l’école qu’à sept ans. Son « oncle » l’accompagne. Il s’intéresse à lui, paraît l’aimer beaucoup.

Guy ne s’intéresse pas beaucoup au travail scolaire ; l’écriture ne le tente pas, la lecture guère plus ; le dessin, réduit à des « pommes de terre » ou des montagnes. On aperçoit parfois les Pyrénées de chez lui.

Par contre la vie scolaire l’intrigue beaucoup. Il se lève pour aller palper, toucher, sentir même, ce qui l’étonne ou l’intéresse.

 

Les premiers jours où le poêle est allumé, il est obsédé par cette découverte extraordinaire...

Il s’arrête tous les soirs devant l’atelier du forgeron, s’assied, mange le pain de son goûter, regarde travailler mais ne répond jamais si on lui parle. Les gens, connaissant ses origines, le croient idiot ou muet.

En classe, il arrive tous les matins en retard. Il doit traverser la voie ferrée et la rivière, et tout au long d’un trajet de deux kilomètres et demi à travers la campagne, il a été fort occupé par les divers spectacles de la nature !

Il ne fait presque rien. Livré à lui-même et non repris, non stimulé, il n’écrit dans toute la journée que la moitié d’un « a » !

Aussi, je vais lui tenir la main pour l’aider à achever son écriture. « Avec vous, ça va bien », me dit-il. Souvent, il arrive avec son cahier, débarrasse mon bureau pour s’y faire une place à côté de moi :

- Je viens « avé » vous !

Près de moi, il écrit, même seul. Il sait bien que je l’aime beaucoup et que je l’aide toujours, et lorsque je le gronde, il y a toujours dans ses yeux un douloureux étonnement.

Il me désespère par la lenteur de ses acquisitions. D’ailleurs, il ne rit jamais ou presque, ne joue que rarement, se contente de regarder les autres.

Lors de la visite médicale, à l’école, nous constaterons que sa chemise est mouillée jusqu’à la ceinture... Je comprends pourquoi il sent toujours si mauvais !

Ses grands-parents l’aiment bien mais chaque fois que je les vois, ils me disent : « Oh ! il ne sera bon à rien, le pauvre petit ! pensez ! ». Son « oncle » lui apporte de ses sorties quelques gâteries, c’est lui son père.

Je le conduis un jour à une visite au dispensaire. Je voudrais avoir des conseils sur les façons de l’intéresser, le stimuler. Après l’examen, le docteur et son assistante se déclarent étonnés que j’aie pu « tirer » de cet enfant tout ce que j'en ai « tiré ».

Ils pensent que le Texte libre, la Correspondance interscolaire, l’Imprimerie  sont des auxiliaires précieux. Ils me donnent des conseils que je suivrai d’ailleurs, et Guy pourra tout de même passer dans l’autre classe, en C.M.1.

Dès le début, il paraît se plaire et s’intéresser au travail mais après trois ou quatre semaines, sa maîtresse me le renvoie : « Il ne fait rien », dit-elle. En effet, il reste indifférent à la classe, n’écrit rien, ne répond rien, paraît amorphe, étranger. « Il ne peut pas suivre », dit-elle.

Je l’interroge, le gronde un peu :

- Je voulais revenir dans cette classe ! me répondit-il.

Je suis persuadée que si Guy n’avait eu ni imprimerie, ni correspondance, ni collection de plantes, d’insectes ou de pierres... il n’aurait eu à l’école qu’à subir d’interminables heures de ... présence !            

Je sais qu’il y a eu aussi de ces heures lumineuses où « le soleil était entré dans la classe » et que nous y avons vécu dans la joie d ‘une émotion partagée.

Il arrivait confus, cependant, de son retard. Il déposait sur mon bureau une fleur de « compagnon blanc » avec un si gentil : « C’est pour vous ! ».

Un matin, il entra, portant dans ses bras, contre sa poitrine, un bouquet de lilas dont les tiges trempaient dans une boîte d’eau, « pour ne pas qu’il se fane ! » pendant le trajet.

 

Lorsque j’ai quitté le village, il était dans l’autre classe, mais sa maîtresse me disait régulièrement qu’il ne faisait rien. Il faut dire qu’il n’y avait là qu’une classe traditionnelle !

Lorsqu’il a eu quatorze ans, le mari de sa mère l’a réclamé. L’assistante sociale a essayé de le faire rester auprès de ses grands-parents où il était aimé et entouré. Bientôt cependant il partira pour aller aider ses parents dans l’exploitation de la ferme où ils sont employés.

J’ai perdu sa trace et ne sais plus rien de lui.

 

                                                                                                        Yvette CAMPO

                                                                                Portet-Récébédou (Haute-Garonne)

 

R. L...

 

Je me propose maintenant de présenter quelques cas précis qui illustreront la valeur thérapeutique de l’Ecole Moderne.

Le cadre n’est autre que la classe terminale d’une école urbaine, classe dite de fin d’études primaires, que rien ne différencie de la classe équivalente de n’importe quelle école publique. Seulement le travail s’y effectue dans l’atmosphère de coopération qui en imprègne toutes les manifestations.  L’expression libre y est à l’honneur (texte libre, dessin, peinture, gravure) motivée par la correspondance et les échanges interscolaires, y compris les bandes magnétiques. Et surtout, les contacts humains y sont nombreux, faciles et authentiques, aussi bien entre les élèves qu’avec le maître.

Depuis plusieurs années, des pédo-psychiatres, amis de l’Ecole Moderne, dirigent vers cette classe de leurs jeunes clients dont ils suivent ensuite l’évolution avec intérêt

R. L... 12 ans, élève de C.M.1 d’une importante école du centre de la ville (16 classes), obtient de si maigres résultats scolaires que son père décide de le faire examiner par un médecin spécialiste. Celui-ci adresse au maître de la classe de R. L... la note suivante :

 

« L’examen de votre élève me permet de penser qu’il n’existe pas chez lui d’éléments incompatibles avec un développement des études primaires.

D’un point de vue intellectuel, R. L... présente aux tests un niveau qui le situe à la moyenne des enfants de son âge ; il est donc capable de se situer, dans les classements, à cette moyenne.

Dans les résultats scolaires de ce garçon, il faut bien tenir compte de son état nerveux qui est dû à son instabilité, parce que trop réagissant à toutes les sollicitations du milieu et d’autre part, par son type morpho-psychologique d’expansion instinctive qui lui donne de la force à revendre et ne le porte pas à la concentration intellectuelle. Très sensible, il a besoin d’éprouver un attachement affectif pour celui qui exige de lui la discipline ; autrement dit, c’est un enfant qui, plus qu’un autre, doit accrocher avec son maître (souligné dans le texte original).      Signé :  Docteur Ch. de M... »

 

Comme l’enseignement traditionnel ne permet guère cette prise de contact confiante, ni la naissance d’un couple affectif « Maître-Elève », l’année suivante, l’instituteur écrivait au père que L. R... devrait redoubler son C.M.1 et il ajoutait, à l’intention du médecin que le père voulait consulter à nouveau :

 « Enfant en retard en calcul ; commence seulement à posséder un peu le mécanisme des opérations. Le raisonnement des problèmes lui échappe encore. Une classe de perfectionnement semble très indiquée ! ».

Cependant à la rentrée des classes, le médecin dirige le garçon sur la classe de fin d’études d’esprit « Freinet » où il est accepté malgré le handicap sérieux du niveau C.M.1 faible.

Après une période d’adaptation courte, R. L... travaille avec plaisir pour la première fois. Il obtient l’estime de ses co-équipiers et il « accroche » affectivement avec son nouveau maître. Textes libres et dessins sont réalisés d’enthousiasme à l’intention de son correspondant noir de Haute Volta. Sa plus grande satisfaction consiste à demeurer volontairement en classe, pendant les récréations afin de taper à la machine, le stencil du Journal de Vie de la Coopérative.

Elu par ses camarades en cours d’année scolaire, il devient président de la Coopérative. Il prend conscience d’une valeur qu’on lui a déniée à l’Ecole jusqu’alors. Pris d’une sorte de passion pour la photographie, il participe aux sorties et aux activités du club de la coopé ; il réussit de bons clichés et des épreuves de qualité qu’on expose au tableau mural. Sur le plan des connaissances scolaires, il rattrape son retard.

Un examen d’orientation professionnelle, après deux ans dans la classe donne les résultats suivants :

Epreuves générales  ...............................     7/10

Epreuves verbales    ...............................   10/10

Epreuves numériques ............................      8/10

Epreuves spatiales      ............................      6/10

Efficience totale        .............................      9/10 

 

Finalement R. L... quitte la classe. Il a près de quinze ans certes, mais il est titulaire du C.E.P.E., il a été admis au difficile concours d’entrée au Centre d’apprentissage de la mécanique automobile où la concurrence est très sévère. Au Centre, malgré un arrêt de plus d’un mois, à cause d’une délicate primo-infection, il obtient en fin d’année d’apprentissage, une moyenne supérieure à 14/20, qui le situe exactement parmi ses camarades. Très bon gymnaste, il a trouvé dans cette activité physique et disciplinée, un exutoire à son besoin physique

 

On peut considérer R.L... comme sauvé. Souvent, depuis le départ de son ancienne classe coopérative, il revient vers ses camarades plus jeunes et se mêle à leurs travaux du moment, pendant quelques heures.

 

                                                                                             PIGEON (Nantes)         

                                 

 

 PLUSIEURS CAS

 

 

MOBAREK (11 ans)

 

Il m’arrivait en mai dernier avec quatre autres plus jeunes ignorant tout du français.

Profitant de la belle saison, je fis passer beaucoup de temps au jardin à l’ensemble de la classe pour familiariser les Arabes et les faire parler.

 

Mais après les vacances, passées chez eux sans aucun contact avec les Français, ils me revinrent au même point qu’à leur arrivée en France. Et il fallait pourtant ne pas négliger les Français !... donc passer peu de temps avec les Arabes qui représentent cependant le quart de l’effectif. 

Mobarek ne faisait rien si je ne m’en occupais pas, restait songeur ou cherchait par moments un élément de distraction. A la maison, il est l’enfant terrible qui n’obéit pas.

Il est maladroit, ses dessins sont sans intérêt.

Cependant au mois de décembre, apparaissent des éléments nouveaux : des choses d’Algérie, des machines qui ne ressemblent plus aux tracteurs vus en France.

Je pose des questions :

- Ce sont des autos-chenilles ?

Signe affirmatif.

- On faisait des travaux là-bas sans doute ! Une place peut-être !

Pas de signe, je n’ai pas très bien saisi. Et dans ce cas, les petits Français ne peuvent m’être d’un grand secours.

Puis les dessins se précisent. Voici des images de la guerre. L’enfant dit :

- Un char !

On voit des soldats armés de fusils-mitrailleurs, des gens qui se cachent, des barbelés, un soldat blessé etc...

Oui, j’ai bien compris, les yeux brillent. Les autres écoutent :

- Et  toi, Mobarek, où étais-tu ?

- Là !...

Pendant plusieurs jours le même thème.

Je demande au père si l’enfant a eu peur là-bas. Oui effectivement, il a été malade après une attaque du village (ils étaient en zone interdite).

C’est peu de choses, ces petits dessins, d’ailleurs les commentaires sont obligatoirement très courts, surtout pour le cas de ces scènes de guerre, mais quel soulagement pour ce gosse ! Il n’est plus le même ! Il fait d’autres dessins, les centres d’intérêt sont autour de sa nouvelle vie, l’école l’intéresse aussi, il a grande envie de lire, compter... Ce poids d’un passé si lourd, il fallait le confier à quelqu’un, ce fut la classe puis le correspondant qui reçut également quelques-uns de ces dessins.

Il me semble (mais je suis mauvaise observatrice) que son expression a changé ; il paraissait renfrogné, maussade, sournois, je le trouve plus franc, plus gai.

 

 

CHRISTIAN V... (5 ans) 

 

L’hyper-nerveux par excellence.

Tous les gens du village s’accordent pour me dire de ne pas le prendre en classe : «  Il crache, jette des cailloux, fait des colères etc... ».

Je propose à la maman de le prendre seulement l’après-midi.

Christian, ce grand bavard, à l’imagination débordante est très heureux, à l’école, de pouvoir raconter ses histoires, les voir dans le journal et les albums, ou écrites au correspondant. Il est très intéressé par l’école jusqu’à la période où, venant toute la journée, et l’effectif augmentant, on s’occupe moins de lui.

Sa deuxième année de classe est plus pénible, il lui faut s’astreindre à certaines obligations qui le rebutent : écrire, compter. Si ce n’était sa famille qui juge les progrès vraiment peu spectaculaires, je n’insisterais pas auprès de lui pour ces disciplines, car il est en dehors de l’école encore assez remuant. Mais en classe, les gens sont stupéfaits de le savoir sage, prenant comme récompense le fait d’aller à l’imprimerie, à la peinture, et surtout très heureux de faire chaque jour des dessins où son imagination se donne libre cours.

 

PIERROT P... (7 ans)

 

L’enfant nul, le cancre de toutes les écoles où il passera ; qui ne bouge pas, ne parle pas.

Même le texte libre ne réussissait que par hasard à le faire sortir de son mutisme, quand je pouvais deviner ce qu’il avait pu voir ou faire chez lui et que, de ses signes de tête, je tirais un texte pour le journal.

Il se révéla bon en gymnastique, je l’encourageai, mais dès que nous étions en classe, visage, yeux, tout était fermé.

J’essayai de différentes façons  de lui inculquer un minimum de connaissances, je fis participer les grands à ces essais, c’était pire, cela se terminait par des larmes.

Heureusement, cette année-là, comme je n’avais pas d’autres moyens de communication de pensée avec les petits Arabes, je fis faire régulièrement des dessins libres à toute la classe, en particulier aux petits.

Mon Pierrot a trouvé dans ce système un excellent moyen d’expression, il a commencé d’abord timidement ses dessins, puis il a fait de vrais textes, de belles histoires. Sa timidité était vaincue. Il s’intéressait à la lecture, au calcul, il devenait le plus compétent de ce Cours préparatoire et je le pensais « sauvé ».

Hélas, après un mois de maladie, il me revint ignorant tout de ces acquisitions obtenues précédemment, surtout en calcul : il ne savait plus reconnaître un seul chiffre !

Je cherche donc un moyen équivalent au dessin libre comme point de départ d’une méthode individuelle de calcul. Nous faisons bien le calcul vivant dans la mesure  des possibilités, mais il y a des acquisitions qui, si elles ne sont pas obtenues, risquent de faire tomber sur le maître toutes les foudres de l’administration et des parents.

Je ne les redoutais d’ailleurs pas si, apprenant le départ de la famille, je ne craignais pour cet enfant l’attitude bien explicable d’ailleurs de son futur maître. Et pourtant il n’y a pas d’autre méthode avec ce petit que d’individualiser pour lui l’enseignement avant de l’intégrer au groupe.

Je le signalerai bien sûr sur sa fiche d’aptitudes que j’ai l’habitude de communiquer aux nouveaux maîtres de mes élèves qui ici changent fréquemment.

 

 

ANGEL M... (11 ans)

 

Arrivant ici, il y deux ans, il ne faisait que battre les autres. Le maire du pays, Professeur à la Faculté de Médecine, me disait l’avoir jugé comme un « anormal ». L’assistante médico-scolaire me faisait remarquer que dans le pays d’où il venait il y en avait un assez grand nombre.

L’enfant me dit un jour :

- Le maître était méchant !

La sœur, très bonne élève, affirmait le contraire.

En réalité, ce garçon de neuf ans à l’époque, avait la force d’un enfant de douze ans et il lui fallait se dépenser.

Il a aussi le « gros inconvénient » d’être le jeune d’une famille de cinq, on le laisse faire tout ce qu’il veut sans jamais intervenir. Récemment le soir d’une réunion politique à onze heures, il fouillait dans les autos, et quelqu’un armé d’un fouet lui fit si peur qu’il s ‘évanouit.

S’intégrer dans une classe unique où règne l’auto-discipline, mais avec des éléments variant chaque année à la Toussaint (métayage) lui fut assez difficile ; il est l’élément perturbateur par excellence, mais tout de même, il travaille ; toutes les activités l’intéressent. Alors que par manque d’intérêt, il faisait à peine un texte libre par mois l’an dernier, il en fait plusieurs cette année.

Malgré sa maladresse, il est volontaire pour les travaux manuels, le travail d’enquête etc... Il s’occupe gentiment des petits.

Il est toujours embarrassé de ses grandes jambes et c’est actuellement un des seuls reproches que l’on pourrait lui faire, car étant taquin, il profitera de ce besoin de se détendre pour ennuyer les autres, ceux qui évidemment le « prennent mal ».

Ce garçon a passé un examen « psychique ». Il a répondu à l’interrogateur qu’il voulait être boxeur.

En conclusion de cet examen, on pense qu’il « n’a qu’à se discipliner ».

Je considère que du « rebuté scolaire » qu’il était, il sera l’élève moyen qui sera capable non seulement d’être un bon candidat au C.E.P., mais d’avoir un métier répondant à ses aptitudes, simplement parce que nous lui avons laissé, peut-être pas toujours avec la patience désirable, mais tout de même dans la limite des possibilités, le temps de s’intégrer dans cette petite société de l’école, parce que nous lui avons donné des responsabilités et la possibilité de faire son travail écrit au rythme qui lui convient, le plan de travail étant pour lui un bon stimulant.

 

PHILIPPE.

 

 

 

 

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ROBERT

 

Il a été mon élève à six ans, au cours de ma deuxième année d’enseignement.

Robert était un adorable enfant, aussi intelligent et capable que n’importe lequel de mes autres élèves, mais je ne suis parvenue, tout au long d’une année scolaire, à lui apprendre que quelques rudiments de lecture, écriture ou calcul !

Cependant, je m’occupais beaucoup de lui. Tout mon entourage était à l’affût de ses bons mots... ou de ses inventions ! car je parlais beaucoup de lui.

 Ses parents, Parisiens aisés, l’avaient eu tardivement. Son père était un industriel, installé à Toulouse. L’enfant vivait dans un milieu très aimant, choyé par sa maman, beaucoup aimé par sa jeune bonne. Il était fils unique.

On le mit à l ‘école à la rentrée, cela le priva de la piscine, où sa bonne l’avait conduit tous les jours. Aussi, pendant que j’expliquais au C.E. une leçon d’histoire, Robert, à plat ventre sous sa table, gesticulait : « Je nage, Mademoiselle ! ». Bien sûr, je ne compris pas et le grondai.

Je lui tenais la main pour tenter de lui faire écrire les « 6 » qu’il n’avait pas encore appris à dessiner, déclarant :

- Mais voyons Robert, ce n ‘est pas difficile !

- Pour vous, Mademoiselle, bien sûr que non... mais pour moi !

Je n’y avais pas pensé !

Comme il ne travaillait pas, il gênait les autres. Je le faisais venir près de moi pendant que j’expliquais aux grands du C.E. les leçons d’histoire ou de géographie (j’ignorais à cette époque les Techniques Freinet !).

Un jour, il m’interrompt pour me dire :

- Quand vous m’aurez renvoyé à ma place, eh bien je causerai encore... comme ça vous me ferez revenir à côté de vous !

Désormais, pour le punir, je devrai donc l’envoyer « au piquet », loin, dans un coin. Aussi il dira chaque fois :

- Pas là-bas, à côté de vous !

Une autre fois, après que je venais de le gronder beaucoup : « Il vaudrait mieux que je ne sois jamais né... pour être toujours fâché avec vous ! », car je l’aimais beaucoup et il m’aimait beaucoup aussi et nous souffrions tous deux de ce que je devais le gronder.

Au moment de Noël, il m’annonce une belle boîte de chocolats : « Elle coûte 80 francs, mais ... ne le dites pas à papa, parce qu’il me gronderait ! » (c’était avant la guerre).

J’apprends par sa maman que la splendide boîte a été choisie par Robert pour « sa petite maîtresse ».

Mais mon délicieux Robert n’apprend toujours presque rien et je reçois des reproches de ma directrice. Pourtant il est plein d’ardeur pour dessiner, peindre, causer... mais je l’oblige à écrire, compter, se taire ! On n’a le droit de dessiner ou de peindre que lorsque le travail écrit est terminé... mais Robert bien sûr, n’a jamais fini le sien !

 

Je suis navrée d’avoir eu comme élève, à une époque de ma vie où je pensais que l’autorité du maître était seule valable, cet enfant plein de sensibilité, de richesse et sans doute de promesses !... Mais Robert n’a certainement jamais eu l’occasion de laisser ces promesses s’épanouir, car j’ai su, par son ancienne directrice qu’il était « incapable » de rien faire de bon.

Je suis persuadée que dans une classe pratiquant les Techniques Freinet, il se serait beaucoup intéressé à la classe et aurait trouvé aliment à sa convoitise.

 

                                                                                                                Yvette CAMBO

                                                                                        Portet-Récébédou (Haute-Garonne)

 

 

CAS D’UNE GRANDE

 

                                                                    Bernadette T... (14 ans).

 

Venant d’une autre école.

Niveau intellectuel : 7/20 (examen d’Orientation Professionnelle).

Malheureusement elle m’arrive trop tard pour espérer la conduire au C.E.P..

Mais, arrivant dans cette classe où tout lui plaisait, elle s’est mise à toutes les techniques avec une bonne volonté rare à cet âge : l’imprimerie, les fichiers, la correspondance, les textes libres, même ceux de calcul pour lequel elle est nulle, les enquêtes etc... Tout cet ensemble a certainement eu une influence heureuse sur cette fillette qui, d’une écriture toute resserrée est passée à une écriture encore très irrégulière mais beaucoup plus large et aérée. Très nerveuse, très susceptible également, le type de celles que l’on nomme « mauvais caractère », elle devient beaucoup plus aimable et confiante.

Elle ne réussit aucun problème, mais écrit cependant à sa correspondante qu’elle aime le calcul.

D’un milieu très arriéré, ayant peu de contacts, elle trouve dans la correspondance un heureux moyen de compenser ces insuffisances.

Elle fait partie certainement des meilleurs « coopérateurs ». Je regrette de ne pas la garder un an de plus, une réussite à un examen serait une récompense pour elle à l’ensemble de ses progrès.

 

 

LA VOIX ROYALE

 

L’ATMOSPHERE d’une classe est faite d’impondérables qui tiennent à la qualité de la présence du maître, à la spontanéité des enfants, les uns et les autres toujours engagés dans des activités qui non seulement les occupent, mais les passionnent. Il s’ensuit une sorte de coude à coude permanent dans lequel chacun reçoit et donne pour le plus grand bien de tous. C’est ainsi que s’élabore, au feu des créations personnelles ou collectives, une ambiance de confiance et d’amitié qui est le secret du bon maître.

Le maître, au demeurant, ne fait pas tout, si efficiente que soit sa personnalité. Son mérite est certes de prendre des contacts favorables avec les divers tempéraments d’enfants mais plus encore de mettre à leur disposition les moyens d’expression qui répondent à leurs tendances profondes. Nos techniques d’Ecole Moderne nous offrent en permanence des planches de salut qui permettent pour ainsi dire à chacun de se sauver. Il n’y a que l’embarras du choix.

 

Nous voudrions en fin de ces monographies où nous avons étudié des cas particuliers, proposer à l’attention de nos lecteurs, un cas d’école dans laquelle la classe s’impose comme une réalité globale et collective où chacun prend son respir à l’aise tout en favorisant l’éclosion des autres. Il s’agit pour la nommer, de l’école de St-Benoît (Vienne) que dirigent nos excellents camarades Z. et H. Bartot.      

L’école de St-Benoît pratique toutes les Techniques Freinet dans lesquelles elle excelle. Elles sont d’ailleurs toutes exploitées dans un souci permanent de la grande unité de la vie qui sans cesse leur donne assise et efficience.

Cependant, au feu de l’expérience, certaines techniques d’expression prennent le pas sur d’autres et c’est ainsi, qu’après quelques années le dessin et la peinture se sont imposés avec, pourrait-on dire une sorte de distinction, de noblesse étonnantes. Il y a, au sens intégral du mot, une Ecole de St-Benoît. Tout se passe comme si un maître d’œuvre avait pris la tête du peloton et dégagé les directives profondes d’une prise de conscience collective orientée vers les formes originales d’un impressionnisme neuf, plus naïf, plus sensible que le grand.

Rien au demeurant ne prédisposait, en apparence, ces enfants à prendre un tel chemin, mais à y regarder de près, une sorte de méditation profonde et durable naissait de la douce lumière d’une nature nuancée et riche et, d’une autre lumière, plus chaude et plus ténue venue de la présence d’une éducatrice exceptionnelle. La Nature à elle seule ne ferait pas fleurir le tableau. L’éducatrice seule serait impuissante à susciter la féerie. La puissance d’accueil des enfants a permis la conjonction privilégiée des forces favorables à l’éclosion d’une véritable école d’Art qui est présente à toutes les expositions locales et dont on loue la maîtrise.

 

Laissons Mme Bartot nous présenter son expérience, elle en dit plus et mieux que ne saurait le faire le meilleur critique.

 

                                                                                                        Elise FREINET. 

 

Voici comment Elise FREINET, après le Congrès de Nantes, qualifiait notre peinture :

 « Cet impressionnisme nouveau qui transpose sur le papier - à défaut de toile - les vibrations de la vie, qui sont plus et mieux que celles de la lumière, dans une richesse de palette, dans une science d’unité qui sont un défi à l’initiation préalable ».

Comment sommes-nous donc parvenus à une telle maîtrise en sept années d’expérience dans notre humble école de village ?

Personnellement, à cette réussite exceptionnelle, je vois de nombreuses raisons.

a) D’abord et surtout, en dépit de difficultés énormes (dépenses exorbitantes, classe surchargée, matériel inadapté, malveillance, fatigue, etc...) mon opiniâtreté inébranlable à maintenir dans ma classe, coûte que coûte, un climat d’expression libre aussi bien dans le texte libre que dans le dessin et la peinture permettant à l’enfant, selon le processus cher à Freinet de l’expérience tâtonnée, de vivre dans un éternel dépassement.

b) Un cadre extraordinaire de douceur et de beauté dans une nature plus que toute autre sensible aux subtilités saisonnières : prairies en fleurs, rivières limpides, fleuries de nénuphars, ou dorées de feuilles mortes, peupliers des plus variés, marronniers, hêtres, acacias, tantôt en fleurs, tantôt dorés ou cuivrés par l’automne, essences délicates des parcs, insectes, oiseaux, serpents, toutes formes de vie nuancées et délicates, qui retiennent le regard et plaisent à l ‘âme. Pour qui sait voir, sentir, écouter, il est impossible d ‘échapper à ces « vibrations de la vie », à cette féerie de couleurs jaillissant à chaque pas.

La plupart des enfants vivent parfaitement libres au milieu de cette nature qui constitue pour eux un exceptionnel décor et le plus merveilleux des recours de joie et de bonheur. Les parents, asservis par un travail épuisant, qui ne leur laisse aucun répit, ne troublent en  rien cette liberté naturelle qui, fatalement, est fonction d’un monde féerique où plus ou moins inconsciemment, se façonnent les sensibilités.

c) C’est vraiment une chance pour ces enfants d’avoir eu à leur disposition cette forme supérieure et inespérée de langage qu’est la peinture. Ils se sont, par elle, exprimés directement, sans avoir recours à la parole ou à l’écrit, et cela pendant 2, 3, 4, 5, 6 années.

d) Mon tempérament particulièrement exigeant a pesé sans doute sur la facture méticuleuse des oeuvres de mes élèves. Mais aussi, je n’ai jamais séparé mon enseignement de la connaissance de l’enfant et la peinture a été dans ma classe un moyen salutaire d’éducation, permettant de solutionner au mieux les cas particuliers, et nous mettant à l’abri des échecs psychologiques.

 

Dès le début de notre expérience, j’ai pu suivre les démarches de cette extraordinaire éclosion. Les enfants ont commencé à peindre des arbres toujours associés à leur vie et ils sont restés fidèles à cette inspiration. Dès 1952, deux ou trois enfants particulièrement sensibles donnent le départ, et nous pouvons noter de belles atmosphères automnales qui chantent dans des nuances riches et douces.

 

En 1953, le tableau s’enrichit d’oiseaux, de rivières ; mais les fonds, en général d’une seule teinte, sont rapidement exécutés.

1954 voit apparaître quelques beaux paysages avec de beaux ciels, souvent bleus ou gris.

En 1955, le paysage domine avec de beaux cernes blancs ; mais nous avons encore pas mal de déchet.

A partir de 1956, le ciel bleu disparaît. L’enfant s’attarde de plus en plus à son oeuvre ; il est capable d’y travailler un mois, ce qui représente parfois quinze ou vingt heures de travail. Les fonds deviennent aussi riches que les principaux éléments cernés d’un noir qui donne à l’œuvre une profondeur extraordinaire. La couleur a pris le pas sur la forme, qui se perfectionne tout de même inconsciemment sans perdre de son originalité à mesure que l’enfant avance - témoins ces illustrations de cahier où  l’enfant peint magnifiquement en humectant de simples crayons de couleurs.

En 1958, l’enfant est un MAITRE. Toutes ses oeuvres sont valables ; quelques-unes sont de purs chefs-d’œuvre. Le paysage très riche domine ; les quelques essais de traits ont beaucoup moins de valeur.

Comment les enfants sont-ils arrivés à cette réussite ? Quelle a été ma part ?

Certes, le départ m’a demandé beaucoup de travail, de persévérance. Nous n’étions pas riches ; l’enfant réalisait sur de petits formats qu’il fallait agrandir. Les agrandissements n’étaient plus de la création ; ils étaient laborieux et n’intéressaient pas toujours les enfants. Ils nous ont cependant permis d’avoir des réussites.

Mon travail a consisté pendant ces premières années : à préparer une palette très PROPRE, IMPECCABLE, NUANCEE, avec des tons DOUX, ASSOURDIS, car j’ai toujours redouté le criard ; à me plier aux exigences des enfants (il m’a fallu depuis trois ans reneoncer aux couleurs en poudre et n’utiliser que la gouache en gros tubes) ; j’ai assisté en simple témoin, enthousiaste certes, mais absolument incompétent à cette montée (je suis incapable de tenir un pinceau). J’ai été amenée à considérer comme technique seule valable, le TATONNEMENT qui conduit à la MAITRISE, puis à la REUSSITE à jet continu.

Cette année, à cause d’une classe particulièrement chargée, qui groupe les enfants du C.P. au C.M., j’ai dû abandonner la table de dessin et laisser les enfants libres de préparer leurs couleurs. Les peintures y ont gagné en audace et en intensité. Les enfants ont-ils atteint le plafond de ce crescendo ?

Certes, l’atmosphère d’une séance de peinture, pour exaltante qu’elle soit, n’est pas de tout repos ; et si l’on veut aller loin, il faut peindre souvent, presque tous les jours. L’enfant qui crée a besoin de s’extérioriser et c’est sans arrêt que je suis prise à témoin : « Madame ! ».

Et bien qu’ils soient capables de travailler pendant plusieurs heures, les enfants parlent, se déplacent et c’est très fatigant. Mais comme le dit si justement Delbasty à propos de la musique : «  Il faudra laisser les enfants à cette pagaïe, à cette anarchie nécessaires, plus apparentes que réelles, car c’est dans leur sein que se prépare l’ordre véritable ».

Dans ma classe, c’est en tout cas dans un désordre assez tumultueux que s’accomplit cette admirable création.

Les réussites de l’année dernière étaient, à une ou deux exceptions près, celles de tous les élèves du C.E.2, c’est-à-dire, de ceux que j’avais depuis le plus long temps. Restés dans ma classe cette année au C.M., ils sont allés beaucoup plus loin.

Et voici quelques exemples de réussite parmi les plus émouvantes :

 

C... a maintenant douze ans. Il est arrivé dans ma classe en 1952, handicapé d’une réputation de « crétin ». Chargé d’une lourde hérédité (père alcoolique, deux fois interné, mère travaillant au-dehors) il vit libre, en dehors des heurs de classe et toujours en pleine nature.

En 1954, il réussit deux visages de clowns étonnamment tourmentés et démarre en même temps en textes libres - des rêves en général - témoignant d’un esprit déséquilibré. Après avoir longuement tâtonné, il s’est libéré, et ses oeuvres d’une richesse exceptionnelle, sont joyeuses et très équilibrées.

 

P... est un enfant intelligent, élevé en dehors de sa famille ; son père et sa mère sont séparés. Sa grand-mère qui s’occupe de lui, est servante dans un restaurant, et il ne la voit que le soir, au moment de se coucher. Le reste du temps, en dehors de la classe, il vit chez les bonnes sœurs. Très fort, très brutal, il cherche partout et par tous les moyens, à prendre la tête du peloton. D’emblée, presque sans tâtonnement,  à peu près toutes ses oeuvres, d’une sensibilité et d’une délicatesse étonnantes, se sont placées en tête et se sont imposées à toute la classe. Un de ses tableaux, un état d’âme remarquable, exécuté en automne, traduit, dans une harmonie de tonalité, la douceur, presque la tristesse de cette saison. Ses oeuvres sont un symbole de force tranquille. 

 

J 1 a dix ans et il sait tout juste lire. malgré un bon sens paysan très sûr, il ne s’intéresse pas du tout au travail scolaire. Cependant, il aime les bêtes, le travail de la ferme et il vit en pleine nature dans une famille attentive à son développement. C’est un des plus audacieux pour la couleur. Un de ses plus beaux paysages a été réalisé en hiver, pendant qu’il neigeait : c’est un paysage de neige, à peu près sans blanc.

 

Enfin, J2 appartient à un milieu des plus misérables. Je ne connais pas ses parents. En dehors de la classe, qu’il ne fréquente pas très régulièrement, il vit librement avec les camarades. Il est arrivé dans ma classe en 1955, parlant à peu près comme un enfant de deux ans, prononçant très mal. Pendant les deux premières années de C.P., il ne m’a jamais rien raconté, restant dans son coin, conscient de son infirmité qui le rendait très timide. Le petit carré d’isorel qu’il décora et peignit pour la Fête des Mères à la fin de l’année dernière, fut pour moi une révélation à laquelle il fut très sensible. Aussi, à la rentrée de 57-58, s’exprima-t-il par la peinture qui lui permit de dominer cette souffrance de l’injustice de son sort. Cinq peintures magnifiques marquent son tourment. Des formes bizarres dans une tonalité SOBRE, mais RICHE et SURE, s’animent dans un noir qui s ‘éclaircit brusquement et se termine par des soleils d’une très grande originalité, J 2 s’est libéré. maintenant, il parle ; cette année il a appris à lire et chaque matin, il raconte les détails de sa vie.

 

L’enfant parvient-il à un certain âge à un plafond ?

 

Un jeune camarade instituteur, peintre lui-même, me disait l’année dernière en admirant nos peintures, lors de l’exposition des Coopératives : «  Vos oeuvres sont d’une telle richesse, d’une telle hardiesse, que bien des artistes adultes les envieraient ; mais vous êtes parvenus à un sommet ; il faut vous attendre à une chute ».

 

Disait-il vrai ?

 

Tous les ans, en début d’année, j’avais cette impression. chargée de la deuxième classe d’une école de garçons, j’avais perdu en fin d’année, les enfants qui m’avaient donné les meilleures réussites. Au bout de deux ou trois séances, je m’apercevais que la relève s’était inconsciemment préparée et que les nouveaux dépassaient les anciens sur les chemins de la réussite.

 

Pour des raisons d’équilibre d’effectifs, j’ai dû garder cette année les enfants un an de plus. Non seulement le hiatus de la douzième année ne s’est pas produit, mais j’ai assisté à une montée jamais atteinte.

 

Forte de cette magnifique expérience de sept années de peinture libre, je puis apporter le témoignage de la réalité de l’ART ENFANTIN, pourvu que l’enfant soit placé dans un tel climat de liberté. C’est cette liberté qui lui permet d’être lui-même, et partant d’exprimer ses angoisses, ses craintes, ses espoirs, son amour du beau, sa joie de vivre, sa confiance inébranlable dans la possibilité d’une libération indispensable au bonheur de chaque individu.

 

                                                                                                                  Z. BARTHOT  

                                                                                                            St-Benoît (Vienne)    

 

                                                  TABLE DES MATIERES

 

 

 

AVANT-PROPOS .....................................................................................................         3

Patrick .........................................................................................................................         7

Courant... donc normal .................................................................................................       15

Jean ..............................................................................................................................       17

Raoul ............................................................................................................................      27

Aimé .............................................................................................................................      30

Pierre ............................................................................................................................      41

Dédé .............................................................................................................................      43

Quelques observations ...................................................................................................      46

Guy ...............................................................................................................................      51

R. L... ...........................................................................................................................     55

Plusieurs cas ................................................................................................................     59

 

Robert ...........................................................................................................................     65

Cas d’une grande ...........................................................................................................     68

La Voie royale ...............................................................................................................     69

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Imprimerie C.E.L. CANNES - Dépôt légal II. 1961

 

Le directeur de la publication : C. FREINET

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