Bibliothèque de l’école moderne n°24

 

Quelle est la part du maître ?

Quelle est la part de l’enfant ?

 

par Elise FREINET

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De par son rôle - et il faudrait pouvoir dire, de par sa vocation - tout instituteur se trouve intégré dans le jaillissement des forces neuves de la vie enfantine, dans la complicité de leur épanouissement par les voies secrètes de l'instinct. C'est dire qu'il doit, inévitablement, prendre en charge cette puissance élémentaire de vie qui existe sans être formulée dans l'intimité des créatures et dans le tumulte du troupeau. On ne concevrait pas un berger étranger ou indifférent aux désirs immédiats de ses bêtes : être un bon berger c'est accepter une allègre soumission aux élans profonds qui agitent l'individu et la multitude. Etre un bon maître c'est savoir d'abord redevenir enfant au niveau de l'enfant, se sentir impliqué dans ce, royaume transparent où une réciprocité d'amitié porte chacun à la rencontre de tous.

 

Cependant, le métier d'éduquer suppose des devoirs qui vont au-delà de la simple compréhension par intuition et sympathie. Il exige, ce métier, que dans ce domaine toujours frais, toujours neuf de l'enfance, s'éveille une science de vivre, conséquence de la pratique des choses du troupeau, conquête d'un savoir cueilli ras du sol et qui délivre peu à peu l'art d'enseigner.

 

Nous disons « Art d'enseigner » sans aucune prétention mais avec des exigences  tout de même comme l'on dit «  l'art de cultiver son jardin ». C'est une présence de tous les instants, une sollicitude de détails, une espérance de floraison. Il va de soi que le jardinier est soucieux de ses semences et du terrain auquel il les confie : d'abord bien choisir ses graines et préparer le sol qui leur convient.

 

C'est ce premier travail d'amendement des terres et de méticuleuse cueillette que nous avons tenté d'expliquer dans  une rubrique fort ancienne de notre revue L'Educateur, sous le titre : « Quelle est la part du maître ? Quelle est la part de l'enfant ? »

 

Nous voulions y signifier la nécessité de savoir discerner la graine pleine de la graine vide ; celle aussi de savoir l'accueillir dans un sol propice pour que la vie triomphe avec toutes ses chances au départ. C'est là le rôle essentiel de notre enseignement du premier degré au niveau déterminant du primaire qui a importance et noblesse.

 

Il faudrait plusieurs livres pour en dire la richesse et le dynamisme dans le processus de la formation de la personnalité de l'enfant ; pour faire la preuve que ces tâtonnements de la main et de l'esprit sont les graines fertiles de la grande compréhension des choses ; pour promouvoir une psychologie unitaire dans laquelle sensibilité imagination et intelligence ne font qu'un ; pour pressentir une culture où la besogne heureuse serait la pierre d'angle de l'être pensant ; pour libérer un art aussi émouvant qu'une lâchée d'oiseaux.

 

Mais restons plus modestes et entrons de plain-pied dans la vie de tous les jours.

 

D'ABORD AFFIRMER

LES DROITS DE L'ENFANT

AU SEIN D'UNE SOCIÉTÉ

DONT IL EST MULTITUDE

 

La cause de l'enfant est gagnée

 

Dans les colonnes des grands éditoriaux, aux vitrines des riches librairies, aux murs des salles d'exposition, les productions enfantines sont aujourd'hui à l'honneur. Dans cet engouement ou snobisme qui porte les oeuvres d'enfants aux premières places des curiosités intellectuelles, on oublie volontiers les humbles pionniers qui, depuis quelque quarante ans, ont lutté pied à pied pour assurer les droits de la pensée enfantine.

 

Nous n'aurons aucune amertume à cette constatation, au contraire, nous nous réjouirons une fois de plus de vérifier le bien-fondé de toute notre oeuvre collective qui, de jour en jour, bon gré mal gré, s'en va, vers la réussite, dût cette réussite nous rejeter une fois de plus dans l'ombre où ne fleurissent pas les lauriers.

 

La cause de l'enfant est gagnée ; là est toute la question.

 

Mais elle ne saurait être gaspillée

 

Une inquiétude nous vient cependant : cette cause de l'enfant est-elle gagnée dans des conditions de compréhension et de loyauté qui laisseraient à l'expression enfantine ses authentiques originalités actuelles et ses promesses plus ou moins lointaines ? C'est ici que les éducateurs fervents doivent veiller et c'est à bon droit que leur vigilance doit monter la garde.

 

Pourquoi sommes-nous inquiets devant les réussites incontestables de « l'enfant-poète », de « l'enfant écrivain », de « l'enfant artiste » ? Avions-nous rêvé mieux pour lui que l'édition de luxe ou la cimaise des galeries d'Art ? Oui et non, à la fois. A vrai dire, nous n'avions jamais posé d'exigences particulières en égard de la pensée de l'enfant. Nous pensons qu'elle est un fait nouveau à mettre en valeur dans la grande communauté humaine, car elle apporte avec son originalité du moment les potentialités de l'homme de demain. Nous voulons ni qu'on la sous-estime, ni qu'on en fasse un succès définitif. Elle n'est ni mineure ni majeure - elle est une réalité en mouvement dont nous avons le devoir de garantir la marche ascendante. En même temps que nous jouissons de sa fraîcheur, que nous, savourons ses explosions, que nous humons son parfum, nous tâchons de préserver ces richesses de défloraisons, de la spéculation et des disciplines arbitraires. Nous voudrions faire en sorte que ces valeurs du moment soient sauvegardées dans l'adulte de demain.

 

C'est pourquoi, pour nous, le problème du chef-d’oeuvre de l'enfant est indissolublement lié à la grande cause de l'Education.

 

Nous trouvons extraordinairement inconséquents les snobs d'aujourd'hui qui s'extasient à perte de vue sur quelques oeuvres enfantines conservées comme des joyaux et qui, par ailleurs, se désintéressent totalement de la poignante question de l'Ecole. Peu leur importe que la séparation des enseignements au bénéfice d'une caste, arrête prématurément un fils du peuple à la barrière irrévocable d'un certificat d'études ; peu leur importe la malfaisance de méthodes antipédagogiques, peu leur importe même que les classes du 2e degré ne soient, en général, que des boîtes à préparer un bachot sans avenir. Ils ne feront jamais le geste qui, par la plume, par la parole, par l'action, serait une aide efficace au grand problème de l'Education. Ils ne s'engageront pas à lier le talent de l'enfant à l'enrichissement de son esprit, à la formation de sa personnalité d'homme et de citoyen, Ils ne tendront jamais la main à l'humble instituteur de village, au pionnier d'une éducation rénovée livré à l'impuissance par un silence complice. Moins encore ils noueront des relations avec les groupements d'avant-garde qui ont à coeur de faire triompher un enseignement nouveau susceptible de susciter à jet continu le chef-d'oeuvre dont ils veulent faire, eux, la pièce rare et sans égale.

 

*

 

Militer sans cesse pour que triomphe cette cause

 

Eh bien, tant pis ! cette carence nous incitera à veiller de plus près encore sur la fleur fragile éclose dans l'âme de l'enfant pour la défendre contre la surenchère du moment, pour la préserver des contacts destructeurs. Nous voudrions la rendre permanente, la fortifier, la sauvegarder pour l'avenir des hommes !

 

Difficile entreprise évidemment en raison de la précarité des conditions matérielles et morales de l'école actuelle. Nous n'avons sous notre influence que les enfants de la classe travailleuse, handicapés dès leur naissance par la pauvreté du foyer, l'atmosphère rude d'un travail inhumain, voués à une scolarité limitée, destinés pour la majorité aux besognes manuelles et harrassantes.

 

Au fil des jours, tout au long de cet émouvant dialogue avec l'enfant que constitue pour nous chaque journée de classe, camarades, comme nous sommes riches et forts ! Voyez, les heures s'écoulent, les semaines glissent, les saisons s'enchaînent et la fin de l'année nous trouve encore en chantier pris au dépourvu au milieu des projets les plus tentants ! A l'année prochaine donc ! Et la rentrée nous retrouve avec les mêmes enthousiasmes, les mêmes joies, les mêmes projets. Po urquoi serions-nous découragés ? Comme chaque printemps nous enchante par le renouvellement de ses fleurs que nous savons pourtant caduques, chaque enfant nous retient par les formes inédites que sait prendre sa personnalité. Et quand bien même nous ne ferions avec lui qu'un bout de chemin, la route se trouvera embellie par nos deux présences. Nous avons tant à apprendre l'un de l'autre et tant à raconter aux autres ?

 

*

 

L'ÉDUCATION

EST LE LIEU DE RENCONTRE

DE LA PENSÉE ADULTE ET

DE LA PENSÉE DE L'ENFANT

 

Pour la première fois, Petit René vient en classe, inquiet et ému, sous la protection de Jeannette, son aînée de deux ans. Main dans la main, le groupe s'avance comme auréolé de solennité. Avec d'infinies attentions maternelles, la grande soeur (qui n'est grande que parce qu'elle a l'expérience de l'école et aussi celle de la tendresse) installe le frérot à son banc.

 

- Assieds-toi bien.... là, comme ça... Mets tes bras sur la table. Tiens, je te donne mon ardoise et mon crayon. Attention de ne pas tacher ton tablier neuf.

 

La maîtresse s'est approchée près de l'oiselet à demi-apprivoisé

 

Le beau tablier neuf ! Et tu as un mouchoir pour toi seul, dans ta poche ? Viens avec moi, là-bas, où sont les petits. On va faire l'imprimerie, tu vas voir comme c'est joli !

 

Ainsi débute, dans les données de la vie quotidienne d'une école publique, le grave problème d'éducation. L'enfant, tout neuf, à peine sorti de la maison familière, se laissera-t-il aborder ? Ira-t-il en confiance vers la maîtresse bienveillante qui l'invite si gentiment à faire ses premiers pas vers le savoir ? Et elle, la maîtresse, saura-t-elle puiser aux sources vives d'une personnalité enfantine les raisons premières d'une profonde compréhension ? Saura-t-elle saisir la vie ? Désormais, ce qui va compter, ce n'est pas son savoir d'éducatrice, ce ne sont pas les leçons de pédagogie reçues à l'Ecole Normale ni les ouvrages d'initiation psychologique qu'elle a pu lire ; ce qui va compter, c'est la façon d'aborder petit René, de lier connaissance avec lui, de le faire causer, de l'écouter, d'aller plus loin que ses paroles inhabiles chercher les résonances qui, autour des sensations premières, sont l'éveil de la culture. Désormais, tout commence à la pratique scolaire dont petit René est, pour son cas, le centre.

 

Les imprimés, un à un, sortent fiévreusement de la presse :

 

«  Petit René est venu à l'école.

C'est son premier jour de classe.

Il a un beau tablier neuf à carreaux rouges et blancs.

Il est bien lavé, bien coiffé.

Déjà, il a fait passer les feuilles.

Ce sera un bon petit élève ».

 

« Il a fait passer les feuilles ». Et le voilà dans la ronde, une ronde bien un peu hallucinante par les travaux multiples qui en composent les maillons ! Et tant d'enfants s'affairent autour de lui ! Et la maîtresse, toujours présente pour chacun, est malgré tout comme un adversaire qui vous poursuit, vous étreint, vous domine ! Elle a dit, si gentiment :

 

- Petit René, tu es un bon petit homme ! Tu as bien fait passer les feuilles !

 

Mais ce n'est pas simple, vraiment, pour un nouveau-né d'un jour de classe, de se débrouiller avec un compliment qui, en apparence vous comble d'aise ; la fierté pour tout être pensant, se double d'inquiétude car l'on n'est jamais sûr, n'est-ce pas, d'avoir toujours les circonstances favorables qui vous placent à la hauteur de la tâche !

 

Ces circonstances favorables qui ont fait éclore le geste adroit, précis, chronométré dans une chaîne, du petit élève passant les feuilles, c'est le début modeste de « la part du maître ». C'est l'appel vers un dépassement, c'est l'intervention permanente du nouveau dans les hésitations, les tâtonnements anciens. Et cette part-là ne peut se prendre que dans nos présences avec l'enfant.

 

*

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LAISSER ALLER L'ENFANT VERS SA VÉRITÉ

 

Nos pratiques de libre expression de l'enfant ont créé dans nos classes une atmosphère de confiance, de camaraderie, et même parfois de tendresse qui a suscité des aspects nouveaux de la pensée adulte et enfantine. Au hasard des petits incidents de la classe, des confidences, des élans et aussi des rancunes, des impatiences, l'âme adulte et l'âme enfantine s'interpénètrent, se confrontent, s'associent ou se différencient et il en résulte des réalités psychologiques inédites qui pourraient être un grand événement humain, inscrit au compte de l'éducation du XXe siècle.

 

Dans cette rencontre de l'enfant et de l'adulte, une égale sincérité de part et d'autre doit être de rigueur. Certes, les tout-petits n'y failliront point : ils sont tout neufs, tout confiants et toute parole a dans leur bouche un accent de vérité.

 

Quels chemins choisir ?

 

Ils n'auront aucune difficulté à entrer de plain-pied dans le domaine de la noble et loyale franchise.

 

L'adulte, lui, trouvera l'exercice beaucoup plus compliqué. D'abord, il est le maître ou la maîtresse, le tout-puissant qui a de l'acquis, de l'autorité. Il doit, pense-t-il, garder cette place privilégiée qui le fait décider en dernier ressort de tout événement. Et même quand déjà, dans sa classe renouvelée, il s'assied sur la petite chaise, son front à la hauteur du clair regard de l'enfant, en lui naissent des calculs, des réflexions, « des combines », quand ce ne sont pas des scrupules exagérés, des craintes, ou des exigences de libre-arbitre ! Ces divers sentiments posent dans son esprit des questions angoissantes qui achèvent de le plonger dans le doute :

 

Dois-je leur laisser dire tant de bêtises ?

Dois-je leur laisser dire des erreurs ?

Dois-je leur laisser dire des incorrections ?

Quelle idée choisir ? Quelle expression retenir ?

Quand intervenir ? ... Où terminer l'histoire ?

Dois-je faire entrer en compte des critériums d'adultes ?

Dois-je laisser aller l'abracadabrant ?

Quel moyen terme prendre ?

 

Il va sans dire qu'aucune de ces questions ne peut poser exactement le problème et déterminer une solution juste. Et d'ailleurs, dans ce cas précis, y a-t-il une solution juste ?

 

Mais reprenons confiance. Les enfants sont là, devant nous, sans complication ni calcul. Ils parlent, ils ajoutent une idée à une autre idée, ils mélangent le rêve et la réalité ; ils construisent la fantaisie et coudoient le burlesque. Ça fait vraiment une drôle de « salade de mots » qui bourdonne aux oreilles du maître silencieux.

 

Tranquillisons-nous. Cette scène quelque peu déconcertante pour l'instituteur à ses débuts, atténue progressivement ses bruits et ses incohérences et sous l'effet d'une simple parole du guide, une ligne d'intérêt se dessine et les enfants accrochés à l'émotion commune vont peu à peu traçant la voie où nous nous engageons à leur suite.

 

Nous sommes, pour notre part, de vieux routiers de la libre expression. Nous avons fait tant de chemin déjà en compagnie de l'enfant que d'intuition, nous pressentons vers quels chemins la réflexion ou la pensée enfantine nous mène. Sans systématiser l'exercice, nous attendons qu'un incident digne d'intérêt accroche l'attention générale et si la vague nous porte pour un temps vers les rives lointaines du rêve, nous saisissons les rames et allons de l'avant.

 

La vérité aussi est imaginative

 

Voici Mathilde qui parle. Dans ses rêves, elle a le génie de l'invention, du drame, de la mimique. Nous avons toujours regretté de ne pouvoir la filmer pendant qu'elle improvise avec tant de lyrisme les fantaisies les plus étonnantes qui peuvent naître dans un cerveau d'enfant.

 

- Voilà, dit-elle, j'ai rêvé qu'une petite fille s'était endormie au pied d'un grand arbre. C'était le soir, la nuit venait tout doucement... La petite fille se réveille.. Oh ! Où suis-je ? Et elle pleure, pleure, et les larmes coulent à torrent sur ses joues...

 

L'image est jolie, marquée de poésie, frappée d'angoisse, de rêve... Retenons-la au passage. Nous verrons bien où elle nous conduit.

 

Voici l'expression authentique de l'enfant, deuxième version :

 

« a petite fille s'est endormie. Elle dort comme ça, la tête posée sur son bras.

La petite fille s'est endormie comme si elle était dans son lit.

Elle est au pied du grand arbre. Et le vent passe dans l'arbre ».

 

Nous laissons la conteuse dérouler son poème, sans intervenir, de façon à situer les péripéties de l'aventure. Voici en gros comment se déploie le rêve :

 

« La petite fille pleure, pleure, il fait tout noir. La lune vient et elle la porte au ciel voir sa maman qui est morte ». (Mathilde est orpheline de mère).

 

Le lendemain, à la même heure, alors que le crépuscule descend, les enfants sont rangés autour de moi, dans une atmosphère de gravité qui laisse augurer de belles choses.

 

Voici le texte nouveau :

 

« La petite fille s'est endormie.

La petite fille s'est endormie, comme si elle dormait dans son lit...

C'est le soir et la nuit va tomber. Le ciel est tout mauve et la montagne toute violette... On voit encore le village là-bas et les arbres de ses vergers. La route est claire au milieu de la prairie et la rivière chuchote entre les saules. Les oiseaux se taisent dans leur nid.

On dirait que la terre va tomber dans le silence.

La petite fille s'est endormie au pied du grand arbre.

Le vent passe dans l'arbre et le feuillage se met à chanter :

- Dors, dors, petite fille... »

 

Et chemin faisant, chaque soir, la belle aventure se déploie... C'est une très belle et très longue histoire où la réalité pénètre le rêve comme dans les songes de Mathilde. Quand, après de nombreux jours, le beau conte est fini,, je le lis aux enfants émerveillés.

 

- C'est beau, dit Bébert, mais on ne sait pas dire si c'est vrai ou inventé...

- Bien sûr, coupe Mathilde, pour que ça soit beau, il faut que ça soit inventé...

 

Et c'est là, pressentir la portée de la création artistique qui doit réinventer la réalité pour la rendre plus pathétique.

 

L'Art, c'est la nature vue à travers une personnalité et l'Art nouveau que nous cherchons, c'est le réel interprété par l'âme de l'enfant avec l'éducateur comme metteur en scène.

 

 

 

LE SUBTIL COMPAGNONNAGE

DE L'ADULTE ET DE L'ENFANT

 

Oui, mais le maître sait-il mener le jeu ?

 

« Pour l'expression spontanée d'un texte de quelques lignes, écrit un camarade, je vois très bien la collaboration des enfants et du maître, mais pour réaliser un récit présentant des qualités de fond et de forme, la chose m'apparaît presque impossible. C'est l'inspiration qui nous manque. Celle de l'enfant est de courte haleine, discontinue, incohérente et la pensée de l'adulte, empreinte de logique, ne cadre pas avec l'invention enfantine. Fatalement, à un moment donné, l'une doit prendre le pas sur l'autre. je crains que le résultat ne soit pas un modèle du genre... »

 

Ces quelques lignes situent assez bien, croyons-nous, le plus grand écueil que rencontrent dans leur collaboration la pensée enfantine et la pensée adulte : elles ne sont pas de même qualité. Nous sommes dans un domaine où tout nous est permis à la condition que le résultat reste à la hauteur de l'intérêt de l'enfant.

 

J'entends bien que cette condition exclusive soit de quelque poids et ne simplifie point le problème. Elle nous permettra tout au moins de préciser que dans notre collaboration avec l'enfant, ce dernier aura un rôle majeur. Le fond aura les caractéristiques essentielles de la pensée enfantine et la forme gardera les tournures, les images, les expressions de son langage habituel. C'est dire assez que le maître se spécialisera progressivement dans son rôle de metteur en scène et que c'est de la coulisse qu'il interviendra en sourdine pour parachever le chef-d'œuvre ».

 

Le rôle des acteurs étant posé, essayons de rentrer dans les détails de leur intervention à seule fin d'éclairer quelque peu notre lanterne car ici, comme on le suppose, il n'est pas de formule qui puisse préciser le genre. Nous sommes heureusement loin de l'étroitesse des lois classiques, et dans le genre moderne, l'absence de règles peut nous dispenser de bien des scrupules !...

 

Logique et vraisemblance

 

Ce mot de moderne, lâché au fil de la plume, va certainement mettre sur leur défensive quantité d'éducateurs qui au-delà de la quarantaine, ne peuvent point ouvrir leur esprit aux audacieuses esthétiques du moment et refusent de substituer à l'équilibre classique, la fantaisie abracadabrante des temps nouveaux...

 

Qu'ils se rassurent ! nous n'employons ce terme de moderne (pas forcément péjoratif d'ailleurs) que pour traduire une grande liberté d'expression qui nous permettra de prendre en considération dans la pensée enfantine des valeurs qu'un éducateur trop formaliste aurait derechef écartées. Chemin faisant, nous nous rendrons compte que ces valeurs, pas toujours licites du point de vue de la forme et du fond, font entrer en ligne de compte des richesses que nous ne soupçonnions pas et qui s'inscrivent parfaitement dans l'atmosphère enfantine. C'est dire qu'il faudra que nous acceptions venant de l'enfant quantité de données nouvelles (modernes donc) qui ne répondent point à notre idée de logique et de vraisemblance.

 

A la manière de PRÉVERT

 

Pour faire comprendre cette idée, nous prendrons notre belle histoire : « Le Petit Nuage chantait ».

 

Le petit nuage s'est transformé en cheval et a emporté dans le ciel le petit enfant rose et blond (invraisemblance criarde évidemment... ) En bas, la mère affolée cherche son beau bébé disparu :

- Il était là, dit-elle, il était là à jouer avec le chien... (invraisemblance toujours).

 

Quand nous avons relu le texte définitif, deux stagiaires étaient présentes. Les enfants ravis, suivaient le récit de toute leur âme.

 

- Je trouve drôle, dit l'une d'elles, que l'enfant disparaisse comme ça... et que la mère reste toute seule... Ça n'est pas vrai... C'est du mensonge !... (conformisme moral).

- Oui, dit l'autre, il ne faudrait pas faire invraisemblable... ça choque !... (conformisme logique).

 

Je regardais mes tout petits, si totalement émerveillés par leur beau texte, et j'écoutais leurs réflexions.

 

- Oh ! c'est le plus beau conte qu'on a fait ! La pauvre maman qui pleure ! Et le petit bébé nuage qui se promène tout content sans penser à sa maman... C'est un conte, alors ! c'est comme quand on rêve...

 

Pour nous rendre compte de quel poids l'argument de l'invraisemblance pouvait peser dans la critique de notre récit, nous avons lu le texte à tous les grands : une quinzaine d'enfants de 9 à 14 ans.

 

Intérêt maximum au cours de la lecture, réactions subtiles dans les jeux de la sensibilité et pour finir :

 

- C'est drôlement bien ! C'est vraiment les petits qui l'ont fait tout seuls ? C'est comme quand nous dessinons, les choses nous viennent sans savoir comment, puis c'est beau. Va expliquer ça toi...

 

La vraisemblance n'est pas forcément un critérium valable

 

Là est la position de la question : on n'explique    pas les choses, on les sent. Nous devons même dire que ceux qui veulent expliquer sont justement ceux qui n'ont pas senti, donc qui n'ont pas compris. Il n'y a rien à expliquer. Nous sommes dans le domaine de l'invention et pas plus qu'on ne prend au sérieux la destinée de la Petite Sirène ou de Barbe-Bleue, on ne saurait soupçonner les enfants de croire que les nuages vont kidnapper les petits bébés... L'enfant, lui, ouvre son âme aux ailes du rêve. Il va d'un bond au-delà du monde réel, il y coudoie le merveilleux, le fantastique, l'irrationnel, puis il revient à ses billes et à ses poupées.

 

Ici ou là, il est toujours soi-même et sa pensée ne se débite point en petites exigences du moment. Tant pis pour nous si nous sommes étriqués dans nos sentiments et nos conceptions du monde, nous n'avons pas pour autant le droit de limiter le bonheur de l'enfant et de l'astreindre à brouter sur nos maigres pâturages conformistes.

 

Peut-être bien, dira-t-on, mais si la pensée de l'enfant avec ses caractéristiques de rêve et d'illogisme doit indisposer l'adulte, comment établir avec elle une collaboration efficace ? Ma foi, il n'est pas dit que collaboration doive être synonyme d'adhésion totale. Il faut se faire à cette idée que certains domaines de l'irréel seront chasse-gardée de l'enfant. Nous les y laisserons prendre leurs ébats et leur pâture, et quand ils reviendront vers nous nous prendrons leur petite main pour faire ensemble encore un morceau de chemin.

 

Sommes-nous bien sûrs d'ailleurs que, dans ces chasses gardées qui nous semblent interdites, d'utiles enseignements ne pourraient nous être donnés ? Bien sûr, nous ne croyons pas aux nuages qui emportent les petits bébés, mais quand la mort terrasse notre enfant avons-nous compris mieux pourquoi il nous est enlevé ? Et le poids de notre désespoir s'est-il allégé d'avoir appris le nom du mal qui nous l'a emporté ? Il est illogique de pleurer un jeune mort quand on savait d'avance qu’il ne pouvait être sauvé, mais la logique ici n'est pas à sa place et c'est même une manière de blasphème que de la faire intervenir.

 

Admettant l'idée que la vraisemblance ne peut être dans certains cas un critérium valable, pourquoi notre sensibilité se refuserait-elle à répondre aux sollicitations du rêve que l'enfant nous propose ? Nous pouvons bien nous laisser « engager » sans qu'il y ait de la faute du maître...

 

Inévitablement d'ailleurs, cet engagement, même réticent nous apportera sa récompense : celle de comprendre mieux l'enfant et d'admettre qu'il peut évoluer sans risque au-delà de notre orbe et chemin faisant, nous arriverons à le trahir moins, à le servir mieux et à lui permettre de devenir soi-même. Ce n'est pas là une conquête négligeable.

 

Cependant l'abracadabrant doit être endigué

 

Sous le prétexte de laisser à l'enfant toutes ses coudées franches, allons-nous nous reléguer dans les encoignures et le laisser se livrer aux fantaisies les plus abracadabrantes, sources de déséquilibre et d'instabilité ?

 

Nous ferons d'abord remarquer que c'est parce qu'il y a déséquilibre et instabilité que la fantaisie est abracadabrante. Les cas d'incohérence, de grotesque, relèvent toujours du domaine de la pathologie et il est bon d'avoir à sa disposition assez de documents pris sur le vif pour connaître les enfants et les départager en vue de leur adapter les techniques qui leur conviennent le mieux. Si l'abracadabrant n'est pas indiqué pour figurer dans les oeuvres littéraires pures, il sera tout d'abord un document psychologique, puis l'expérience aidant, peut-être une pièce de théâtre, un jeu de cirque, un thème de cinéma. Ce n'est pas parce que l'enfant est anormal qu'il n'aura pas le droit de parler et de se raconter. Nous le situerons à sa vraie place dans la communauté enfantine, nous retiendrons certains aspects de sa pensée pour donner çà et là du piquant aux écrits trop conformistes des enfants trop sages. Tout est une question de doigté qui s'acquiert par le commerce quotidien avec les enfants au fur et à mesure que nous pénétrons mieux l'âme enfantine et que nous prenons conscience de ses efficiences.

 

C'est le maître qui est meneur de jeu et fait le choix

 

C'est dire que forcément le maître a un certain droit de regard sur le bavardage des enfants, et que c'est à lui en dernier ressort que revient le droit de choisir et de diriger.

 

Choisir les improvisations les mieux venues, celles qui d'emblée situent l'atmosphère psychologique favorable, la sensibilité de qualité, celles qui donnent de la hauteur à l'oeuvre et qui ménagent des perspectives comme ces belles prises de vue qui au cinéma font présager déjà le déroulement pathétique du film. Choisir l'aventure la plus audacieuse, celle qui nous situe au coeur dans la féérie, car la vie, hélas ! est si quotidienne ! Et qu'est-ce que la féerie sinon une façon de voir la réalité sous un angle nouveau, comme l'artiste voit ses paysages ? Pourquoi parler pour ne rien dire ? Pourquoi s'arrêter sur la chose terne quand tout brille et palpite autour de l'enfant, quand tout le sollicite vers l'infini qu'il pressent ? Quand l'enfant parle, il suffit parfois d'un simple jeu de ponctuation pour mettre ce qu'il dit en poème, mais voilà, nous ne comprenons pas toujours le poème !...

 

Diriger, c'est orienter l'improvisation vers une progression qui puisse donner à un récit la densité voulue. Un long texte ne se fait jamais d'un jet, nous avons tout le temps de le proposer de nouveau à la sensibilité de l'enfant pour l'étoffer là où il pèche par indigence. Nous avons même le droit de remédier à la faiblesse de l'inspiration enfantine en proposant nos propres idées quand des trous se produisent et que l'intérêt arrive dans une impasse. Nous avons le droit aussi, chemin faisant, de dégager par quelques interventions bienvenues, l'atmosphère particulière qui doit donner son unité au récit et sauvegarder ainsi l'angle le plus favorable à la prise de vue. Bref, notre intervention sera d'autant mieux venue qu'elle s'inscrira dans la sensibilité, la fraîcheur du thème. Ce n'est pas si commode qu'on le penserait à première vue car, chez les adultes, n'est plus enfant qui veut.

 

***

 

TOUJOURS LA QUERELLE DU RÉALISME :

 

Les exigences du sujet ses limites

 

Le sujet est une des manies de la scolastique. Enfermé dans les limites d'un canevas, séparé des condi tions qui le justifient, il est par la force des choses sans but, sans horizon et bien souvent sans raison d'être. Il ne faut pas chercher plus loin le manque d'intérêt de la narration traditionnelle.

 

Le texte libre par l'élan, le naturel, la chaleur de sa réalité fait mieux ressortir les faiblesses et les limitations de la simple rédaction. Le texte libre est un morceau de vie : nourri de sève, il s'épanouit tout naturellement comme s'épanouit la plante pour peu que l'on en sente le tirant et la bonne veine. Cela ne veut d'ailleurs point dire que tous les textes libres sont bons. Trop souvent ils sont exposés aux mêmes inconvénients que la rédaction traditionnelle et fait aggravant, ils peuvent courir le risque de s'inscrire contre le bon goût quand ils échappent à la censure de la bonne tenue.

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Se méfier du drame de basse qualité et du mélodrame

 

En feuilletant nos archives, nous retrouvons des documents que nous ne pouvons nous décider à publier comme textes littéraires : le sujet en est franchement mauvais. Il s'agit, en l'occurence, de la mauvaise aventure de Far-West suggérée, en général, par le pire cinéma américain et les illustrés pour enfants.

 

En voici un échantillon, qui est un passage pris dans une nouvelle intitulée : « Les aventures prodigieuses des trois inséparables ».

 

L'auteur est un jeune élève de 14 ans qui, comme vous vous en rendrez compte, a le sens du drame et de l'action :

 

La caverne était vaste et sombre... Ils entrèrent dans une salle obscure et jetèrent brutalement leurs prisonniers sur le sol...

Glocos s'approcha et leur demanda le nombre de gauchos occupant l'hacienda et la quantité de munitions qu'elle contenait.

Ils refusèrent de répondre à ces questions.

Glocos appela un nègre :

- Semba ! je te charge de torturer ces deux fripouilles sous mes yeux.

Le nègre prit une mince barre de fer, la fit chauffer au rouge et la retira avec une pince...

Glocos reposa ses deux questions.

Les mulâtres refusèrent de répondre. Alors, vlan !

- Semba ! A l'œuvre !

Huit hommes s'approchèrent quatre pour tenir chaque prisonnier, un à chaque jambe et un à chaque bras. Semba s'approcha d'un mulâtre et lui brûla les ongles. Le gaucho ne poussa aucune plainte.

- Arrête, dit Glocos, nous ne tirerons rien d'eux. Il leur faut un supplice. Nous allons les attacher à la queue d'un cheval sauvage. Cours, va chercher deux chevaux !

 

Et ne croyez pas, pour autant, que notre jeune conteur nous fasse grâce du galop éperdu des coursiers les espaces, franchissant les obstacles ! Estimons-nous heureux d'apprendre que les pauvres prisonniers n'étaient qu'évanouis quand les forces bienfaisantes se portèrent à leur secours et félicitons l’éminent docteur qui sut remettre d'aplomb cette pauvre chair humaine vraiment bien malmenée ! On sourit à ce récit « tragique » qui représente un véritable gaspillage de dons littéraires et pourtant l'erreur est grave. Peut-être y a-t-il plus grave encore : cette sensibilité d'enfant n'est-elle pas, en profondeur, déjà façonnée par le drame de mauvaise qualité qui fleurit dans la pire des littératures enfantines et les mauvais films ! Ne risquons-nous pas d'aller au-devant d'une véritable dépravation du coeur de l'enfant en ne réagissant pas là contre ? Le problème vaut d'être posé sur le plan humain comme sur le plan scolaire.

 

- Bien, diront certaines âmes particulièrement sensibles, mais quand vous laissez les enfants parler librement de la guerre, raconter des scènes horribles, évoquer les heures poignantes qu'ils ont vécues n'allezvous pas au-devant des mêmes risques ? Y a-t-il un drame ou plutôt une horreur licite et une horreur illicite, quand l'esprit en reçoit le même choc ?

 

Nous ne sommes pas de ceux qui jouent à cache-cache avec la réalité. Bonne ou mauvaise, nous la prenons telle qu'elle est, et, dans ses complications ou ses duretés comme dans sa joie et ses facilités, nous essayons de guider l'enfant. Nous n'avons pas de raison de cacher les aspects désobligeants de cette réalité au profit d'autres aspects plus séduisants. Nous n'avons pas de raison non plus d'empêcher l'enfant de parler ou de raisonner sur le côté pénible de la vie pour le cantonner dans le domaine de la facilité et du rêve. Ce serait nuire à la vérité des choses que de n'en exalter que les passages favorables. Si nous ne devions retenir que les événements plaisants ou poétiques de la vie de l'enfant, la plus grande partie des fils du prolétariat serait voués au silence.

 

L'enfant a le droit et le devoir de dire sa vérité, même s'il verse des larmes en la disant.

 

Au cours d'un stage à Vence, en 39, nos petits réfugiés dEspagne avaient joué une scène de leur vie, là-bas, dans l'enfer des bombardements. Si poignante était leur évocation qu'ils sanglotaient sur la scène et que les larmes coulaient sur les visages des spectateurs.

 

Le soir, à l'heure de la libre discussion, des camarades ont critiqué assez durement cette authentique reconstitution de la guerre, où la mort aux cent visages macabres est trop souvent la compagne de l'enfant.

 

C'est, disaient-ils, une souffrance inutile et dangereuse pour l'équilibre de la personnalité enfantine. Une émotion trop vive est un danger qu'il faut éviter à des sensibilités fragiles...

 

Près de moi, le regard dur, notre jeune José Luis se leva, ironique et dur:

 

- C'est ça, dit-il, ça vous fait tant de peine de nous voir pleurer ! Et là-bas, ça vous est bien égal que nos mères et nos pères soient assassinés

 

Quand nous vivons une existence exempte de soucis, nous pouvons bien, dans la sécurité de son chez soi, partager la vie en petits morceaux à consommer, rejetant les parties trop coriaces qui meurtrissent et font souffrir. Mais quand l'enfant est avec nous dans le grand drame, quand il vit les privations, la faim, la guerre, les deuils, il n'y a plus moyen de mettre un bandeau devant ses yeux. Il y a eu des enfants déchiquetés, blessés, déportés et le malheur subsiste pour bon nombre d'eux. Et pourtant, dans l'adversité, l'enfant est quelquefois l'égal de l'homme. Nous avons vécu des heures graves où nous nous sentions forts parce que l'enfant marchait près de nous avec la même vaillance, le même espoir dans l'avenir. Maintenant, nous savons qu'il a le droit à la parole ; il est le premier acteur de son avenir et nous pensons que sa compréhension actuelle le fera plus lucide demain.

 

Telle est la réalité.

 

Autre chose est de laisser l'enfant s'abîmer dans l'aventure dramatique inventée de toute pièce, se complaire dans l'abracadabrant, se créer un monde de fiction, sans liaison possible avec le réel. Et nous récusons toute évasion qui exalte une forme morbide d'imagination ou de sensibilité. L'enfant ne doit pas se mentir à lui-même, même quand il rencontre le tourment.

 

Est-ce à dire qu'il soit très indiqué de s'attarder par exemple sur les spectacles macabres de la guerre dont certains enfants ont été les témoins et de leur donner une large publicité ?

 

Sauf dans les cas très particuliers, les enfants ne se complaisent pas aux détails trop réalistes. D'eux-mêmes, ils font en général la censure pour tout ce qui a bouleversé trop profondément leur sensibilité. Qu'on relise le si émouvant récit de « Déporté » dans nos Enfantines. Ce petit garçon qui a vécu bravement, héroïquement l'existence la plus atroce de la guerre, n'a rapporté pour les autres que des détails pour ainsi dire licites. Certes, il a vu des monceaux de cadavres partir au four crématoire, mais son récit reste sobre, à l'écart des précisions trop réalistes :

 

On mourait de la vermine, de la peste, du typhus. Il y avait beaucoup de morts. C'étaient les hommes qui nous surveillaient qui venaient prendre les cadavres. Parfois, il y en avait des tas, des pleines charrettes qu'on brûlait au four crématoire. Nuit et jour, une odeur âcre montait, si écoeurante, qu'on pouvait à peine la respirer.

J'ai vu des spectacles si horribles que je ne pourrais jamais plus en parler.

 

Qui se reconnaîtrait le droit de barrer d'un trait de plume cette vérité profonde de l'enfant ? Seul un égoïste invétéré qui aurait la facilité de tirer son épingle du jeu en vivant, à l'écart de l'aventure humaine, dans une solitude confortable, pourrait s'arroger ce droit de censure à l'égard d'un jeune héros qui a le devoir de parler. Nous ne nous permettrons point de nier que la réalité de la guerre assassinera les enfants et les hommes. C'est en restant réalistes aujourd'hui que nous serons lucides demain pour éviter à l'enfant, injustement frappé, les camps de la mort dont trop d'hommes ont fait la triste expérience, et les formes multiples de l'assassinat que l'injustice humaine perpètre. L'enfant qui souffre, l'enfant qui veut vivre, a droit à la parole.

 

Les sujets scabreux

 

Le sujet ne fait pas la valeur d'un texte, bien entendu, mais cependant il est des thèmes qui nuisent parfois à l'expression enfantine et qu'on doit avoir le droit d'écarter résolument. A la campagne, nos petits paysans sont parfois les témoins de scènes de brutalité vis-à-vis des bêtes et des gens et, à la ville, le spectacle de la rue n'est pas toujours à décrire. Les ivrognes, les détraqués ont bien souvent la vedette dans certains quartiers. Dans nombre de familles, ça ne tourne pas toujours bien rond non plus et il est des incidents pénibles dont nous pouvons retrouver le récit dans nos textes enfantins. Que faut-il faire ?

 

Comme toujours, il faut suivre la ligne de l'intérêt général de la classe et affronter carrément la réalité, ce qui ne veut pas dire être esclave de cette réalité. De toute façon les textes qui mettent en cause la famille ou des personnalités en les présentant sous un jour peu favorable, doivent être tout de suite écartés. Restent les récits sur lesquels on peut tiquer sans les reconnaître franchement dangereux. S'ils ont l'oreille de la classe, le mieux est donc d'essayer de les humaniser en faisant apporter par le narrateur des détails nouveaux qui corrigent l'impression pénible et le ton de mauvais goût.

 

La sensibilité de l'enfant n'est pas forcément distinguée et éprise de poésie. Il est des gamins frustes et réalistes qui voient le détail cru, la chose exacte même laide à montrer. Il arrive que leurs textes enlèvent la majorité des suffrages... Bonne occasion alors pour civiliser un réalisme qui, dans un texte d'enfant, paraît une faute contre la bonne tenue.

 

La majorité, pour ne pas dire la totalité des textes lus par des enfants, et réalisés par eux peut être regardée comme licite. Tous les sujets sont abordables, mais il faut évidemment savoir les aborder.

 

Voici une mauvaise façon de laisser à l'enfant la liberté d'expression sur un thème dangereux :

 

« Léonie vit seule dans sa maison toute démolie. Le toit est tout percé. Il pleut dedans et dehors, c'est plein de balayures, d'épluchures, de saletés.

« Elle est encore plus sale que sa maison. Elle a un visage tout noir qu'elle ne lave pas. Ses cheveux sont dépeignés et pleins de poux... »

 

Et tout est à l'avenant pendant une bonne douzaine de lignes...

 

Sur un autre thème, voici, la bonne manière :

 

LE PAUVRE AGNEAU

 

Le pauvre agneau était à l'abattoir, effrayé et tout tremblant.

- On m'a fait venir ici pour mon malheur...

Et quand il a vu la grosse vache tomber sous les coups de la masse, il a dit :

- Je crois que mon tour est venu !…

Alors, pendant que personne ne le voyait, il a vite prisla fuite et il est allé manger de l'herbe fraîche dans le pré.

 

Tout le monde sourit, soulagé, malgré le sort de la pauvre vache.

 

Ces deux exemples nous font comprendre combien il est indispensable parfois que la part du maître corrige la part de l'enfant :

 

- en chassant les clichés, les banalités, le trop vu, le pompier et en suscitant la forme nouvelle qui rafraîchira le bouquet ;

- en replaçant dans une note humaine et de bon goût le texte outrancier qui ne voit la réalité que sous l'angle de la vulgarité inutile ;

- en conservant toujours ces perspectives radieuses qui réhabilitent le réel le plus décevant et font partie intégrante du coeur humain.

 

Voici pour terminer, un texte assez curieux où le réalisme le dispute à l'humain :

 

Tout à l'heure, nous avons entendu crier : c'était le pauvre cochon de Mme Courcier qu'on allait tuer.

Ah ! le voilà sur la planche, la tête en bas...

On le saigne !

Il crie, il remue, il veut partir...

Mais on le tient !

Alors, il ferme ses petits yeux.

Il soupire...

Et il meurt...

Ça y est ! il est mort...

Et nous voyons passer le grand chaudron plein de sang... Demain, on mangera du boudin.

 

Il y a là certains détails qui pourront donner des remords à des carnivores au coeur tendre... Mais après tout on élève le porc pour le tuer et puisque sa mort est l'occasion de joyeuses ripailles, l'événement, à tout prendre, n'est pas tellement triste ! Et c'est pourquoi, avec beaucoup d'habileté, la part du Maître a fait ici du texte réaliste, le récit mi-figue, mi-raisin, à mi-chemin de la pitié et de la robuste allégresse.

 

Il suffit parfois de bien peu pour saisir les impondérables qui sont liés à la pensée de l'enfant, il suffit de bien peu pour apporter de l'inédit là où quiconque nt verrait que du banal.

 

La réalité est aussi poétique

 

La part du Maître ?

 

Ouvrir sans cesse son âme à la compréhension intime de l'enfant.

 

- Oui, évidemment, il y a le clair-obscur de Rembrandt, mais il y a aussi le réalisme d'un Courbet, le naturalisme d'un Zola et, tout près de nous, les modernes pour lesquels l'idée de sujet ou de choix est tout à fait indifférente. Car, au fait, est-il bien nécessaire de « choisir » les thèmes et les idées quand la vie si quotidienne nous est imposée ?

 

Puisque la liberté est, d'autre part, à l'honneur, pourquoi ne laisserions-nous pas nos élèves nous dire tout ce qui leur passe par la tête, comme le font sans arrière-pensée nos actuels poètes et artistes ? Peut-être serait-il bon que l'enfant fût de son époque !

 

Nous ne sommes en principe, ni pour, ni contre le choix dans les sujets et dans les détails. Nous sommes surtout pour la sincérité de l'enfant et cette sincérité est si vaste et si diverse qu'elle nous dispense de poser ex-cathédra tous les problèmes littéraires qui, d'ordinaire, occupent les loisirs des adultes qui se sont mis en tête de devenir critiques. Nous avons à exploiter tant de richesses tombées de l'âme de l'enfant que, bon gré, mal gré, il nous faut faire un choix, même si ce choix devait être en définitive, tiré loyalement à la « courte paille ». Comme par hasard, il se trouve que toujours les sujets qui nous retiennent ont la gravité et le bon sens, l'ironie ou la tristesse des grandes idées qui agitent le coeur populaire. Nos enfants sont issus d'une classe qui n'a pas à inventer l'insensé ou l'inutile pour occuper ses loisirs. Que viendraient faire chez nous la fantaisie, l'abracadabrant, le dada ? La réalité nous occupe tellement ! Quand chaque jour la découpe en petits morceaux d'arc-en-ciel ou de brume, nous n'avons alors qu'à cueillir.

 

Seulement, bien sûr, nos thèmes sont à l'image d'une classe, celle du travailleur. Là on travaille, là on mange, là on chante et, trop souvent, l'on souffre et l'on a faim... Cette vérité, nous n'avons pas à la voiler ou à la récuser. Elle est notre pain quotidien.

 

- Oui, dira-t-on, mais ne craignez-vous pas qu'à vous cantonner sur ces intérêts de classe dans le quotidien et trop souvent le banal, la grande poésie des choses échappe à l'enfant ?

 

- Le danger, répondrons-nous, n'est pas dans le sujet lui-même, mais bien dans la façon dont il est développé. En littérature comme en Art, le sujet n'est rien redisons-le, c'est l'émotion qui l'accompagne qui lui confère noblesse et valeur. Un grand peintre peut faire un chef-d'oeuvre avec les objets les plus humbles et les plus familiers ; un grand poète peut tirer de l'événement le plus insignifiant la grandeur ou le charme. Tout dépend de la qualité des résonnances que la réalité suscite dans les âmes.

 

Prenons par exemple, un sujet qui a retenu et qui retiendra l'attention réelle de nos milliers de petits paysans, placés au coeur même de l'explosion des renouveaux : le printemps.

 

Voici comment trois enfants l'ont vu et senti :

 

I

 

Les bourgeons ont fleuri,

Le printemps est joli,

Et le beau soleil d'or

Eclaire les fleurs d'or

Afin que toutes poussent

Sur la jolie mousse.

 

Voilà la vision banale, le cliché usé dont des générations se sont lassées, la rengaine sans résonnance intime, le souci stupide de la rime à tout prix.

 

II

 

Sortez, sortez,

Monsieur l'Hiver !

Le Printemps veut votre place,

Le soleil brille avec force,

Ne boudez pas,

Monsieur l'Hiver !

*

Les bourgeons veulent lumière,

Les oiseaux faire leur nid,

Les enfants courent de compagnie

Chercher les fleurs printanières.

 

L'inspiration imagée sous un aspect vivant tente de transposer le sujet, mais ne réussit pas entièrement à prendre l'envolée. Il y a des chutes (le soleil brille avec force - les oiseaux faire leur nid), des banalités (fleurs printanières). Il aurait pourtant, semble-t-il, été facile de faire sentir à une fillette si bien douée, les faiblesses de son improvisation et les lui faire corriger.

 

III

 

Printemps, Printemps,

Tu arrives tout joyeux

Comme une petite Bergeronnette

Qui suit son troupeau.

La forêt endormie

Te reçoit les bras ouverts,

La main tendue,

Et la Nature ravie

Parée de vert

(Oh ! de quel vert!)

Te salue aux quatre vents !

 

Voici le jet poétique, monté tout naturellement de l'émotion vraie. Au-delà des formes et des images, l'appel passionné du renouveau est pressenti par le coeur innocent et pur d'un paysannet de 13 ans ! La versification ? la rime ? Notre jeune poète n'avait point à s'en soucier puisque tout naturellement les mots prenaient la forme même de son émoi.

 

 

 

SOUS LE SIGNE

DE LA CULTURE

 

Une bergère éducatrice : Marie MAURON

 

Chacun appelle la culture qui lui convient

 

Il est un livre que nous aimerions tout spécialement voir entre les mains des instituteurs ; c'est « La chèvre, ce caprice vivant », de Marie Mauron. Une institutrice, Marie Mauron, qui, comme vous et moi, étudia dans de modestes livres, le savoir primaire qui conduit aux diplômes primaires, mais qui, en étendant ses bras, du geste naturel de l'enfant qui s'éveille, écarta l'emprise étriquée de la nomenclature livresque pour gagner le large d'un coup d'aile. Et quel large ! Vaste comme le flot de vie qui depuis l'aube des temps déferle sur le monde, et subtil, et dense à la fois comme la vraie sagesse puisée ras de terre dans les frémissements d'herbes, les clapotements d'eau, les vagissements de naissance et qui, en elle, ingénument, tisse ce gai-savoir qui est surtout intelligence de vivre.

 

Nous aimerions que vous lisiez « La chèvre », de Marie Mauron pour que nous essayions de tirer ensemble bénéfice de ses enseignements (encore que Marie Mauron soit si peu soucieuse d'en donner) et que dans sa vérité à elle (oh ! si belle !) nous fassions une place à notre vérité à nous (oh ! une bien petite place) et que, surtout, nous puissions installer, tout à son aise, la vérité de l'enfant. Non point, bien sûr, que nous voulions apprendre à écrire à la manière de Marie Mauron. Exceptionnel est son chant et exceptionnelle sa façon de nous l'offrir. Aussi bien, affirmons-le bien haut, nous sommes exempts de prétentions littéraires et de succès. Ce qui nous tente et ce qui nous séduit, c'est, derrière le sillage d'un écrivain racé, d'écarter les limites qui nous oppressent et nous retiennent dans notre bercail primaire, pour atteindre vaste et émouvant, le bel instant de vie.

 

Et pour entrer tout de suite dans le coeur du débat parlons donc de la Chèvre. Nous la connaissons tous ; d'abord chevrette, puis mère inquiète près de son cabri, nous l'avons vue, innombrable dans les troupeaux, diverse et pourtant toujours semblable à elle-même sous ses pelages variés, ses cornes absentes ou avantageuses, sa mamelle lourde ou gracile et poétiquement, anatomiquement, nous savons bien, que diable ! ce que c'est qu'une chèvre et pour quelles raisons économiques nous la consacrons chèvre. Nous pourrions bien, en compulsant des documents et des livres, faire une honnête fiche du Fichier scolaire, et certainement avec un peu d'envolée, atteindre sans effort, au lyrisme d'une honnête composition française de Brevet élémentaire.

 

Nous pourrions même, puisqu'il est des poètes parmi nous, ouvrir le froid écrin mythologique et donner liberté à la nymphe Amalthée qui trouverait moyen de chicaner quelques pieds de vers à Zeus ou à Apollon en la rondeur d'un alexandrin ou dans quelques démocratiques vers libres. Si bonnes sont nos intentions que nous mettrions la bonne moyenne, dans un certificat d'études, à une composition comme celle-ci :

 

Ma chèvre est blanche avec de longs poils. Ses cornes, sont zébrées et recourbées comme celles d'un chamois. Sa tête fine est ornée de deux oreilles et d'une barbichette qui lui pend sous le menton. Ses yeux sont jaunes et très doux. Ses pattes fines se terminent par quatre sabots lustrés.

Elle est agile et gambade parfois. Quand elle voit un arbre jeune dans un pré, elle se dresse sur ses pattes de derrière et broute les petits rameaux.

Elle est gourmande. Si on ne la surveillait pas, elle mangerait les arbres fruitiers et la vigne.

Elle est capricieuse et quand mon chien veut la mordre, elle lui lance des coups de corne.

J'aime bien ma chèvre.

 

JACQUES R., 13 ans

 

Oui, dirait la commission de CEP, c'est correct, ça vaut la bonne moyenne : 10-12 sur 20.

 

Ecarter les barrières que dresse la scolastique

 

- Ah ! obtuses ! nous crierait de loin Marie Mauron, si sa bonté n'écartait le reproche à l'infirme ou à l'innocent. Obtuses ! qui ne voient pas que la chèvre qu'elles mènent par la longe n'est plus qu'un fossile de chèvre, amenuisé, comprimé sous la chappe de plomb d'une misérable scolastique ! « La chèvre noire qui bondissait sous terre, intacte, au plus profond de trois villes mortes superposées » est plus réelle que la vôtre ! « Du fond du temps, du fond des alluvions, elle bondit encore, vivante au soleil des vivants sous les arbres vifs de Minerve. Elle est la chèvre d'Or, elle est le Capricorne au ciel. Tous les contes sont vrais qu'on fait sur elle, vrai tout le mal qu'on en dit, puisqu'elle est l'art et le caprice... »

 

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Aller vers la vie et le poème d'exister où l'oeuvre originale est la réalité transposée

 

Nous serions bien découragés, si nous n'avions près de nous le messager sans appréhension qui de ses petites mains ouvertes caresse le doux pelage de sa bique.

 

Qu'elle est jolie ma Biquette, toute blanche, toute belle !

Je la gratte entre les cornes et elle allonge sa tête vers moi.

- Oui, c'est ça, gratte-moi sur le front, merci !

Je la tapote, je la prends par les cornes et elle fait semblant de me « ruder »...

Hop ! elle s'échappe !

- Biquette ! Biquette ! où vas-tu ?

Mais la coquine ne répond pas... Elle s'en va courant vers le pré, vers le soleil, là-bas dans la haie où il y a de si bons buissons d'aubépine.

Adieu, Biquette !

 

Louis M., 10 ans

 

« La Chèvre, ce caprice vivant » ! C'est l'enfant, voyez-vous, qui la voit telle qu'elle est. Et même quand il est maladroit pour saisir au vol le caprice, il n'essaye pas de lui barrer la route et de l'emprisonner dans la souricière des lieux communs.

 

Aujourd'hui, ma chèvre voulait entrer dans la maison. Mais maman l'a laissée dehors. Elle en a profité pour faire des mauvais tours. Elle a mangé les géraniums. Elle a fait un peu du sport sous la remise, sur les planches et sur la brouette. Quand on est allé la rentrer, elle faisait des sauts, fière de ses sottises. Je l'aime bien tout de même.

 

EDMOND J., 9 ans

 

Oh ! obtuse l'institutrice qui n'a pas senti le caprice rôder autour de l'enfant qui, maladroitement, s'en était pourtant emparé ! Il était si facile de faire danser la chèvre comme le ferait une Esmeralda un peu sorcière ! Il était si naturel de jouer la scène, spontanément, hardiment comme savent le faire nos petits.

 

- Tu veux entrer dans la maison, Biquette ?

- Eh ! bien, non, tiens, voilà la porte fermée, clic, clac.

Et Biquette est restée dehors.

- Ah ! c'est comme ça, a dit la Chèvre, eh ! bien, je vais manger le beau géranium dans son pot. C'est bien bon, ça fait du jus.... etc, etc...

 

Ce n'est certainement pas là la forme la meilleure pour personnifier le caprice, mais c'est en tout cas une bonne occasion de montrer combien il est indispensable d'entrer dans la vérité de l'enfant pour donner vie par l'écriture à des pensées, à des émotions réelles à qui manque simplement la commodité du verbe.

 

Nous aimons beaucoup notre chèvre Rirette ; l'été elle gambade dans le parc, elle broute l'herbe fraîche. Lorsque nous sommes en classe, elle monte au premier étage ou alors elle va tenir compagnie à Josette, la couturière. Pour la faire descendre, c'est difficile, car elle est têtue; mais tout de même, c'est une bonne chèvre. Ah ! comme nous l'aimons, Rirette !

 

HENRIETTE D.

 

Croyez-vous qu'il n'y aurait pas intérêt à préciser dans « l'esprit chèvre », si l'on peut dire, la visite de Rirette à Josette la couturière ? Qui ne voit le merveilleux inédit d'une aussi originale réalité et tout ce que pourrait en tirer l'imagination des enfants intuitivement guidée par une éducatrice qui aurait renoncé à tout jamais à ses canons de certificat d'études, pour devenir la bergère des enfants comme Marie Mauron est la pastourelle des chèvres ?

 

Plus de corde ! Plus de pieux !...

 

Résolument, il faut aller vers la vie.

 

UNE CULTURE VIVANTE

UNE CULTURE DE PLEIN VENT

 

Pour la majorité des enseignants, la culture c'est la somme des connaissances acquises. Ils ont passé le plus clair de leur jeunesse à préparer des examens simples contrôles d'un savoir qu'il faut coûte que coûte loger dans une mémoire plus ou moins rétive : ils se croient riches parce qu'ils ont des parchemins. Cette culture d'emmagasinage est par excellence la culture scolastique dont pourrait-on dire on ne fait rien, les examens passés. Les quitte ou double nous donnent une idée de leur valeur inutile, voire même de leur danger eu égard à la personnalité.

 

Il est une culture que l'on peut dire vivante, celle qui nait d'une sorte d'art de vivre en plénitude par le jeu de la vie, toute créature découvre la pente favorable qui sollicite ses désirs les plus exigeants Sans analyse ni raisonnement, dans l'expérience de chaque jour, et par le travail conséquent, l'enfant sait dégager un savoir joyeux qui est sa propre culture. C'est cette science globale, empirique, à laquelle se nourrit la tradition qui est le berceau de la vraie culture celle qui appelle à elle un savoir attendu, désiré, choisi, venu à point agrandir la compétence et enrichir la personnalité. Cette culture de plein vent c'est celle que nous devons sans cesse offrir à nos enfants.

 

***

 

Nos faiblesses de « primaires »

 

Excusez-moi, nous écrit une camarade « très institutrice », mais laissez-moi vous dire que parmi les textes que vous citez à propos de la chèvre, j'opterai pour la rédaction « certificat d'études ». Elle est peut-être moins vivante que les autres je le reconnais, mais je suis à peu près sûre qu'à l'examen, elle aurait été la mieux notée parce que la plus précise, la plus complète, la mieux ordonnée. Pour faire original, faut-il vraiment ne plus décrire et laisser l'enfant s'égarer dans la plus grande fantaisie, alors qu'il a un sujet précis à traiter ? Tant pis si je suis « primaire » (je n'ai d'ailleurs aucune honte de l'être), mais ce n'est pas d'un coeur léger que je cours le risque d'échecs au Certificat d'Etudes ».

 

Reconnaissons-le : ce terme de primaire, même quand nous l'acceptons de bon gré, est à l'origine d'un complexe d'infériorité quelque peu pénible et cela d'autant plus que le reproche d'incompétence qui nous est si facilement adressé, risque de nous interdire à tout jamais le patrimoine tentant de la Culture. Pour nous pas d'humanités, pas d'Art, pas de Sciences, pas de psychologie, pas de philosophie, pas de véritables spéculations intellectuelles : résignons-nous à végéter sur le maigre pâturage du savoir scolaire et préparons des certificats d'études...

 

Nous le savons, nous valons mieux que cela ; la preuve en est qu'un bon nombre des nôtres ajoutent des fleurons de gloire à la pensée française et que très facilement le primaire devient le secondaire pour peu qu'il s'entraîne à potasser des licences avec courage et obstination. Il pourrait même, le cas échéant devenir philistin de culture ou accéder au titre de clerc et trahir, selon la règle, sa classe ou le destin de l'homme. En somme : pas plus bête qu'un autre et très souvent, aussi malin... Pour nous rassurer tout à fait, nous pourrions bien dire, après tout, que c'est le primaire qui soutient le monde dans le domaine de la matière et que primaire veut dire d'abord le premier.

 

Mais trêve d'exigences, venons-en plutôt aux impérieux devoirs que nous impose le fait d'être les premiers, en effet, à comprendre et à façonner l'âme de l'enfant, car être les premiers c'est souvent encourir les plus lourdes responsabilités et les charges les plus délicates.

 

L'enfant est là devant nous et pour peu que nous sachions le mettre à l'aise, il nous livre spontanément ses joies et ses peines ou nous jette à la face ses rancoeurs et ses déceptions :

 

Cricri a pris ses clics et ses clacs et il a dit :

- Tous m'embêtent à la fin ! Laissez-moi partir de cette école !

Et il est allé travailler sous le figuier, là où il y a du silence et de l'ombre fraîche.

 

C'est après l'apaisement, dans le cadre accueillant de la nature paisible, que la vraie éducatrice ira essayer de comprendre l'exigente vérité de ce petit bonhomme rageur.

 

- Comme tu es bien là, Cricri, pour travailler ! Voyons, qu'est-ce que tu voulais faire ?

 

Mais déjà, notre institutrice a levé un doigt impérieux :

 

Et la discipline, alors ? Et ma directrice ? Et mon inspecteur ? Et les parents ? Et les autres élèves ? Si tous s'en allaient ainsi ? ça en serait une de pétaudière !

 

Et de pousser le problème dans ses limites les plus mesquines et d'accumuler les arguments jusqu'à l'absurde : parce qu'un gamin aura quitté sa place, toute l'école est en péril et la pédagogie nouvelle s'avère comme la calamité des calamités.

 

C'est bien ici que pointe la longue oreille du primaire ! Car primaire veut dire aussi : sans ampleur, sans compréhension, sans profonde intelligence. Et pour parachever la gênante image, c'est bien là, mes amis, que le bât nous blesse... Mais essayons de suivre un instant notre virile institutrice.

 

Nous l'imaginons sans peine dominant Cricri de la voix et du geste, faisant comme l'on dit : un exemple ! duquel exemple découlera, il faut s'y attendre, la sentencieuse morale dont on n'aura garde de nous faire grâce. C'était peut-être, après tout, à un Maître à moralités et à certificat d'études qu'avait été confié notre jeune Manou illettré par miracle avec la plus vive des intelligences et la plus, fertile imagination :

 

Manou a la tête vide comme un ballon crevé…

Il n'a jamais d'idées pour faire un texte.

Mais il a plein de « combines » pour arriver à travailler le moins possible.

Plus tard, il sera le chef des Bons à rien…

Il faut de tout pour faire un monde !

 

Pendant que s'affirme la discipline, que s'inscrit le précepte de morale, que s'installe la règle arbitraire, l'enfant s'est recroquevillé sur lui-même, a fait taire sa vérité qui, désormais, va jouer à cache-cache avec votre inutile autorité. Et vous serez surprise de trouver devant vous l'enfant obtus, au visage fermé qui ne s'anime que dans les « combines » qui le soustrairont à votre injuste loi. Dès les premières classes, vous rayerez des aptes au certificat d'études le pétillant Manou qui s'est refusé, en profondeur, à vous livrer son âme trop imaginative.

 

Ne jamais couper la vie de ses racines

 

Rassurée dans votre conscience professionnelle, vous ne vous douterez jamais que vous venez, avec les meilleures intentions du monde de détourner de son cours le torrent de vie qui est curiosité spontanée, confiance et élan. Et cela, c'est peut-être, en dehors de la morale, la pire des mauvaises actions.

 

Il va sans dire que nous n'allons pas rejeter sur quelques erreurs pédagogiques des Maîtres, l'insuccès des enfants plus ou moins bien doués et des cancres qui ne parviennent pas au certificat d'études. Evidemment non. Il est des enfants dont, avec la meilleure volonté du monde, on ne peut, dans les conditions présentes de l'école, rien tirer en classe, quelles que soient les concessions que l'on fasse à leur fantaisie du moment.

 

Il est des enfants qui, avant l'école, ont lutté contre la haute digue qui a refoulé le flot de vie et qui, silencieusement, se sont adaptés à la circulation souterraine. Eh bien ! essayons d'aller vers la nappe souterraine, prêtons l'oreille aux moindres clapotis et, même si nous ne pouvons atteindre le courant qui se dérobe, comprenons-en au moins la réalité. L'incompréhension du Maître devient ici très grave, car il consacre le divorce de l'Ecole avec la vie. Pour aboutir à la règle scolaire, à la discipline formaliste, il faut endiguer le flot de vie, ruser avec lui, le réduire et qui, plus est, nous voilà forcés de nous contenter de la chèvre fossile, prisonnière d'un canevas de rédaction de certificat d'études... Et l'habitude étant prise, nous voilà même satisfaites de cette littérature de rabais qui nous met au moins à l'abri de déconvenues plus grandes.

 

On ne triche pas avec la vie

 

On ne sépare pas l'individu du flot pour en faire momentanément un apprenti de formules. L'âme de l'enfant n'est point un meuble commode qu'on ouvre et qu'on referme à point donné. Elle est le torrent impétueux qui dévale la pente au gré des diverses issues et qui, un jour, malgré vous ou grâce à vous, se retrouve honnête homme, esprit éclairé ou sauvage brute irrémédiablement rebelle à la société.

 

« Il faut de tout pour faire un monde » répètent sans appréhension nos naïfs petits, car eux, ils sentent les vraies richesses que nous ne soupçonnons plus. Qu'on en juge :

 

Marie Galland est venue mendier chez mon oncle.

Mais il l'a fait courir, en colère :

- Non, je ne te donne rien ! Va travailler... Elle riait en balançant sa tête.

Alors mon oncle a fait semblant de prendre un bâton.

Elle est partie en courant puis sur le chemin elle s'est mise à danser « toute contente ».

 

Ainsi se reforme l'eau souterraine que nous avons un instant agitée de remous ; ainsi se concentre, après la colère, l'âme sereine des petits Cricris ; ainsi vagabonde la « Chèvre, ce caprice vivant », qu'à vue passer à travers les siècles celle qui sut éviter nos pauvres limitations primaires, pour atteindre le bel instant de vie, Marie Mauron.

 

Le métier façonne l'homme

Mais le beau métier c'est de l'Art

 

Dans notre milieu de l'enseignement, le respect de l'horaire est pour ainsi dire une chose sacrée. On se fait un scrupule de tous les instants de s'astreindre à l'emploi du temps qui partage la tâche de la journée en morceaux rigoureusement répartis et nous met à l'abri des déconvenues. La cloche sonnant, nous.rangeons sans regret nos cahiers et nos livres, la conscience en repos, avec le sentiment total du devoir accompli. Cet aspect moral de notre tâche tout entier résumé dans notre conscience laïque c'est peut-être ce à quoi nous tenons le plus :

 

« Est-ce vraiment un mal d'être un homme de métier et est-ce une faiblesse de remplir ce métier selon des règles strictes ? Quand un menuisier veut faire une porte, ne se soucie-t-il pas des directives récises qui lui sont données ? La porte doit répondre au cadre donné, ouvrir dans un sens donné et jouer un rôle donné. L'enfant qui nous est confié doit, de même, être éduqué et instruit en égard de conditions données : moralité, programme scolaire, examens divers. Même la chèvre que vous voulez libre est élevée en vue d'un rendement qui oblige le berger à faire son métier de berger. Tant pis si la vie civilisée n'est pas la vie libre. Les métiers ont leur beauté et, du même coup, les chèvres sont bien gardées ».

 

L'instinctive sagesse du berger            

 

Certainement, plus exigeante quant à la subtilité de son rôle de bergère était l'apprentie Marie Mauron quand, en attente devant le savoir de son maître-berger, Marie du Calanc, elle, étendait, tout grand déployé, son entendement : « l'écoutant et la regardant gesticuler et vivre, femme-bique, tantôt plus femme, tantôt plus bique, tantôt plus homme, j'ai appris, en marge des livres, mais ras de terre, ras du roc, parmi l'épine, le silex et l'espace, le métier – non ! l'art du troupeau ».

 

Et c’est pour nous une surprise et un étonnement admiratif, tournant chaque page de ce beau livre, de voir avec quelle maîtrise le métier quotidien, fait de besognes méticuleuses dépasse la technique exacte pour atteindre l'ample vérité du geste précis, de la terre généreuse, des vives créatures, du ciel, et de «  l'air soleilleux ». Le métier ? C'est, pour Marie Mauron, une façon un peu plus passionnée et un peu plus intelligente d'aimer la vie et de la recréer pour que soient séduits après elle ceux qui suivront la « bonne ornière ».

 

Quel enseignement pour nous, éducateurs, et que ne pouvons-nous dépasser d'un coup d'aile, la règle stricte qui n'est soucieuse que du rendement utilitaire pour atteindre cet art d'apprendre qui est synthèse parfaite, plénitude !

 

Nous n'en sommes évidemment pas là, ni les uns ni les autres, mais du moins pressentons-nous l'ampleur du véritable problème qu'est l'éducation.

 

Déjà, nous avons compris que dans cette noble entreprise, ce qui importe le plus, c'est la vérité de l'enfant et résolument nous préférons le texte libre, page de vie, même avec ses imperfections et ses manques, à la rédaction d'examen, fut-elle la plus académique.

 

Quand j'étais en vacances, ma petite cousine n'était pas là. Alors j'étais toute seule. Mais pas toute, toute seule parce que j'avais encore les poules, le coq et les lapins et je m'amuse aussi bien avec ma petite cousine qu'avec les poules, le coq et les lapins. Je disais au tout petit lapin qui était tout seul dans sa cabane : viens, viens mon petit, et il venait vers moi et pour le récompenser je lui donnais un petit bout de foin et il était bien content. Et les poules je les prenais dans mes bras et je leur disais : dites-moi au revoir et je vous laisserai partir manger et elles me disaient : « cott, cott ! » Mais avant de partir, elles béquaient mes boucles d'oreilles et elles s'en allaient après.

MARCELLE B., 6 ans 11 mois

 

Qui dira mieux cette instinctive tendresse de l'enfant pour les bêtes ? Ce besoin de toucher de plus près, de caresser, de protéger la créature innocente ? Et où trouver avec plus d'ingénuité cet instinct fait d'amour et don de soi qui consacre les vraies bergères et les vraies mamans ?

 

Comme volontiers nous aurions fait parler la petite Marcelle B. sur ses amis de la ferme ! Le coq, la vache, la chèvre sans doute et peut-être l'âne, ce grand compagnon des enfants ? Alors, quelles belles pages nous aurions eues pour notre Gerbe ! Et que de beaux dessins auraient parachevé ce bestiaire des tout-petits !

 

Oui, mais pour pressentir et atteindre les vivantes images que l'enfant ne nous livre que par bribes et à travers la maladresse de son expression verbale, il faut dépasser l'esprit de métier, il faut aller vers la vie, la saisir, l'exprimer par la voix même de l'enfant. Si d'avance l'éducateur place les bornes précises dans lesquelles doit évoluer la pensée de l'enfant, il crée l'enfant-écolier, limité dans ses trouvailles et qui devient très vite l'élève aux textes libres qui ne sont plus que des narrations. Car il est des maîtres qui s'imaginent de bonne foi qu'un texte libre c'est d'abord, une bonne narration, c'est-à-dire un récit qui suit de près la réalité objective et qui substitue à l'événement affectif la simple description.

 

A propos de « roses », voici, par exemple, deux façons de voir les choses :

 

Ce matin, j'ai cueilli de belles roses dans mon jardin pour les porter à l'école.

Ce sont de belles roses rouges. Leurs pétales se recouvrent pour former le coeur et, tout autour, les pétales plus épanouis font une corolle.

Un parfum merveilleux se répand autour de mon bouquet et embaume la classe.

 

JEANNE B., 12 ans

 

C'est sans nul doute là un texte libre. Mais un texte libre par accident, car l'enfant n'a pas su se dégager de l'habituelle rédaction descriptive qui n'est qu'une manière un peu plus fleurie de présenter une leçon d'observation. Déformation primaire de l'enfant, et combien regrettable, sous les directives d'une éducatrice bien intentionnée certainement mais qui substitue la règle étroite, la recette d'accommoder les faits au bel instant de vie que l'on retient, en passant, de tout son être.

 

Plus intuitive, plus humaine, plus artiste est certainement la maîtresse qui a fait imprimer, sans fioritures, le texte qui suit dont le titre montre d'avance l'aventure

 

LES DEUX ROSES

 

Hier, une petite amie m'a donné deux belles roses d'un rouge très vif. je me demande comment elle a fait pour me donner ces fleurs, car elle ne donne jamais rien. Je lui ai dit : « Je te remercie » et je suis allée les montrer à ma maman qui était bien contente. Elle les a mises dans un vase et toutes les deux nous sentions le parfum des roses.

HUGUETTE CHECA, 10 ans

 

Sans le moindre alinéa, voici transcrit le jet direct de l'émotion enfantine. Mais, n'est-ce pas au-delà du parfum réel des deux roses que s'exhale le parfum subtil de la pensée enfantine ? Seule, une fillette pouvait effleurer d'un geste aussi délicat ce goût du mystère qui est à l'aube des grands émois et qui transpose la prose la plus simple, la plus naturelle dans le domaine de l'éternelle poésie. Et que l'éducatrice a eu raison de ne rien chercher à embellir ! Non, au-delà de cette innocente confidence, plus d'exploration à faire : le dernier point est mis, la page est achevée.

 

L'enfant aura-t-il perdu son temps à rédiger des « gamineries » de ce genre ? C'est ce que redoute très certainement notre camarade instituteur qui pense, en toute conscience « que l'enfant doit être éduqué et instruit eu égard aux conditions données : moralité, programme scolaire, examens divers ».

 

Non, l'enfant n'est pas éduqué eu égard aux conditions données

 

Il doit être éduqué eu égard d'abord à soi-même à ses possibilités et à son dynamisme et si nous savons l'aider à élargir sa vie en exaltant ses potentialités n'ayons aucun souci à nous faire pour un pauvre petit certificat d'études. L'enfant passera cet examen maussade en se jouant, car les programmes ne sont qu'un minimum d'acquisition pour des enfants normaux entraînés dès leur plus jeune âge selon des techniques libératrices. Ne redoutons pas qu'en laissant couler le flot en larges ondes, nous risquions d'appauvrir le torrent. C'est la digue arbitraire qui brise l'énergie profonde du courant et suscite le tourbillon qui est piétinement et perte d'énergie. Allons, sans appréhension, vers la vie.

 

Ainsi va vers la vie le menuisier qui, au-delà de la porte pratique, répondant à des données précises, voit le beau panneau dont ses mains ont caressé le bois avec amour et patience, polisse les surfaces brillantes, sculpté les motifs, ciselé les ferrures. Plus loin que le simple métier, gagne-pain du travailleur quelconque, toujours il y a « la belle ouvrage », l'acte désintéressé qui vise à la beauté et qui ennoblit le destin de l'homme Partout où des mains travaillent, où des esprits pensent, par-delà la simple technique et l'implacable formule, il y a les perspectives de la recherche, du rêve et de la méditation.

 

Plus spontané, moins timoré, moins limité aussi par ses pauvretés dont il n'a pas conscience, l'enfant heureusement, nous montre le chemin. Dans la totalité des textes qu'il nous apporte, il ne voit que l'événement émotionnel, l'angle personnel de prise de vue, l'instant de vie profonde. Malheureusement, son émotion ne trouve souvent pas à sa disposition le mot qui habille, la phrase qui en déploie le rythme et qui la transpose dans le domaine des réussites définitives. C'est au maître inévitablement à aider la pensée enfantine à « spélir », et c'est à dessein que nous employons cette expression de notre langue provençale qui veut dire éclore avec perfection et amour comme éclot le poussin, tout beau, tout net dans son oeuf.

 

***

 

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NE PARTONS PAS

A LA RECHERCHE

DU CHEF-D'OEUVRE

 

Que nous avons été bien inspirés de nous placer sous l'autorité de Marie Mauron, nous tenant à l'ombre de son incontestable talent pour revendiquer le droit de suivre sa chèvre « ce caprice vivant ! » A la tournure que prennent ces causeries, nous risquions fort de faire figure de pédants et de collectionneurs de textes rares, alors que bien plus modestes sont nos préoccupations et combien plus naturelles et, pour tout dire, courantes. Car aller au-devant de la vie, c'est rester dans la ligne de toutes créatures et c'est surtout rester dans la ligne de l'enfant.

 

Tranquillisés par notre bergère qui suit dans tous leurs détours les agissements de ses bêtes, nous nous fions à elle, sûrs de la véracité de ses enseignements, car elle est en même temps l'éducatrice qui eut, comme nous marmaille à gouverner. Les enfants et les cabris, ça se ressemble tellement !

 

Mais avec raison, nos camarades restent inquiets. Ce caprice qui va contre la règle préétablie et qui, trop souvent, joue à cache-cache dans une fantaisie étrangère aux obligations immédiates, ne leur dit rien qui vaille. En ouvriers consciencieux ils veulent, d'abord remplir la journée et arriver au soir, sans errements ni luxe déplacé !

 

Je comprends parfaitement, dit Pouget, qu'un coup de pouce discret - la part du maître - fasse jaillir d'un texte gris et terne l'étincelle d'émotion qui y était enclose, mais que la gaucherie enfantine n'a pas fait venir au jour. Délicate et précieuse illumination qui métamorphose une petite histoire en apparence insipide et qui peut en faire un joyau.

 

Mais qu'avons-nous à faire ici d'un « chef-d'œuvre » ? S'il en surgit un de temps en temps, accueillons-le avec la légitime satisfaction du bon ouvrier. Encadrons-le.

 

Mais le chef-d'oeuvre est une chose rare, surtout dans le domaine qui nous occupe. Et il n'est chef-d'oeuvre que pour nous qui n'avons plus l'optique enfantine. Et s'il n'est pas accidentel, s'il est cherché, cela me paraît grave. Je me retranche alors sur la position du vieux maître.

 

La marque de fabrique de la production enfantine doit rester la naïveté et la gaucherie. Ce que nous cherchons n'est pas le chef-d'oeuvre de quelques-uns, mais l'oeuvre quotidienne de tous.

 

Que nous le voulions ou non, notre condition d'éducateurs d'enfants du peuple imprime à notre pédagogie redisons-le un caractère de classe : toutes les disciplines que nous enseignons sont marquées d'une nécessité immédiate qui nous oblige à donner hâtivement un enseignement qui n'est qu'un enseignement d'utilité. Il faut dans des temps donnés apprendre à l'enfant de prolétaire à lire, à écrire, à calculer, car au-delà de 14 ans, il n'aura plus la possibilité de s'instruire si ce n'est qu'à de rares loisirs que lui laissera son métier.

 

Notre but, à nous instituteurs, est donc de harceler l'enfant, inlassablement pour le mettre en possession des modestes appoints intellectuels que la société lui dispense : lire correctement, écrire sans fautes, compter sans erreurs. Et dans cet enjeu que nous livrons contre l'insuffisance de la scolarité primaire, nous voilà devenus par la force des choses, les maîtres de la nécessité immédiate et de la vie quotidienne. Cette vie quotidienne, d'ailleurs, ne nous est pas le moins du monde suspecte : Bien remplie, d'une aube à l'autre, elle a dans notre monde du travail, ses grandeurs, ses vaillances qui sont pour nous compensations de pauvreté et de limitations. Nous ignorons l'ennui, le désoeuvrement qui donnent aux oisifs le goût du sensationnel, du rare, de l'inédit et nous disons loyalement : « Ne cherchons pas le chef-d'oeuvre de quelques-uns, mais allons vers l'oeuvre quotidienne de tous ».

 

Mais, se contenter de l'oeuvre quotidienne, n'est-ce pas se résigner d'avance, trop souvent, à une production hâtive, bâclée, superficielle qui risque de trahir la vie même et d'habituer l'enfant à se satisfaire de trop peu ? Et, en définitive, nos échecs dans les diverses disciplines scolaires ne viennent-ils pas de notre impuissance à toucher l'émotion profonde de l'enfant ?

 

Nous ne visons pas au chef-d'oeuvre à tout prix, non, mais n'est-ce pas risquer d'ignorer le chef-d'oeuvre qui sommeille dans l'oeuvre quotidienne que de laisser l'enfant se complaire dans le passable ou le médiocre ? Il y a là un danger que nous allons essayer de concrétiser par des exemples :

 

LA BREBIS PERDUE

 

Avant-hier, je suis allé garder mes moutons à Gubernat. Je n'avais pas mon chien. Il était parti avec mon papa. Il faisait froid. J'avais fait un feu pour me chauffer.

Le soir, j'ai rentré mes moutons. Maman m'a dit qu'il manquait une brebis. Il a fallu que je la cherche pendant un gros moment. Je l'ai trouvée quand il faisait déjà nuit. Elle était allée dans le troupeau de M. Garcin.

 

JACQUES B., 12 ans

 

Voilà un fait de la vie quotidienne, un fait vécu, senti et qui, certainement, a provoqué bien des angoisses au petit berger. Et pourtant, pas la moindre émotion ne perce sous la monotonie des phrases. Est-ce la pensée de l'enfant qui est indigente ? Certainement pas, car la perte d'une brebis est un événement grave qui plonge dans un grand souci un berger consciencieux. On imagine le petit pâtre sondant les fourrés, s'enfonçant dans les taillis, à l'affût de la moindre tache claire, du moindre bruit : Piroutt !... Tchêêê Tchêêê !... Quel drame dans ce coeur d'enfant perdu dans la nuit et dans la solitude, seul face à ses responsabilités ? Là était le chef-d'oeuvre à notre portée, là était l'instant de vie qu'il fallait scruter avec intuition et sensibilité. Le maître lui, s'est contenté d'une simple notation de faits précis, chronologiquement situés, de faits d'exclusive nécessité.

 

Mais ne nous résignons pas à la pauvreté de la narration

 

C'est ainsi, sans nul doute, qu'était l'autenthique texte libre de l'enfant, limité, appauvri par une inaptitude flagrante à l'analyse intérieure et par les difficultés orthographiques, les pièges de la syntaxe. Mais combien notre narrateur serait devenu plus habile dans le récit oral ! Là, il domine le langage d'expression que soulignent le geste et la chaleur du regard. Nous n'avons qu'à choisir pour faire vivant et vrai et obtenir le document réel qui se situe à sa vraie place aussi bien dans le domaine psychologique qu'artistique.

 

C'est certainement tout près de la narration orale qu'a été cueilli le texte qui suit :

 

UN TOUR PERDU

 

L'autre jour, en arrivant de l'école, ma soeur me commanda : « Prends ton vélo et va voir à la ferme la Pâture s'ils n'ont pas vu « Lulu » le taureau. Il s'est échappé du pré, il n'est plus avec les vaches ! » Je saisis mon vélo, et je pédalai à vive allure vers l'endroit indiqué.

- N'avez-vous pas vu un petit taureau à la tête blanche et frisée ?

- Non, me répondit Mme Cotin.

Je rebroussai chemin. Tiens ! si j'allais dans l'allée de M. Pingeot ?

L'animal est peut-être passé par ici ! Je descendis de vélo, et m'acheminai vers le sentier. Rien ! Où est-il ? Je repris ma bicyclette. Tiens ! si je comptais les vaches : huit. Mais... je ne me trompe pas. J'aperçois Lulu. Ah ! ça, c'est un peu fort.

En pénétrant dans la cour, j'interpelai ma sœur :

- Faut-il que je t'achète une paire de lunettes ?

- Pourquoi ?

- Parce que tu es aveugle ! Le taureau est dans le pré et tu ne l'as pas vu.

 

GILBERT MOTAIS, 13 ans

 

Ici pas d'inquiétude profonde, car l'enfant sait très bien qu'un taureau ne se perd pas comme une aiguille dans un char de foin, pas d'inquiétude, mais plutôt le plaisir du chasseur qui, dans l'affaire, voit l'aventure, le fait divers et c'est en journaliste tout près de l'interview qu'il s'exprime, avec vivacité et humour. Un tel texte, n'est pas un chef-d'œuvre ; il est un honnête texte libre et même un peu plus qu'un honnête texte libre, car il a le grand mérite d'éviter la banalité de la simple narration de faits.

 

Plus littéraire certainement est le texte qui suit :

 

LE CHARDONNERET

 

Sur la branche sèche de ce vieux poirier, observez cet oiseau gracieux au bec encadré de rouge, aux ailes jaunes, blanches et noires: c'est un chardonneret. Tout à l'heure, balancé sur la tige flexible des herbes, il en mangeait les graines, c'était son repas du matin. Maintenant, que fait-il ? Il s'est essuyé le bec soigneusement, le frottant contre le rameau qui lui sert de perchoir. Et voilà qu'il procède à sa toilette. Une à une, les plumes de ses ailes lui passent entre le bec transformé pour la circonstance en peigne. Il brosse, lisse, astique, comme pour une revue.

 

R. MATHIS

 

Quand la forme et le fond ne font qu'un c'est le chef-d'œuvre

 

Mathis R. a peut-être lu jules Renard. Il sait que l'on peut faire en quelques traits un croquis de bêtes comme on fait un dessin, pour peu que la ligne soit nette, hardie, sans bavure. Par l'intuition de l'artiste, nous nous éloignons du fait divers, pour nous rapprocher du fait littéraire. Mais, ce n'est que par le don que nous touchons vraiment au chef-d'oeuvre.

 

Bonne-Maman marchait vite d'un pas sautillant et menu ; ses yeux ronds, son nez moqueur, toute son allure alerte et provoquante lui donnaient un peu l'air de ces moineaux francs qui viennent picorer du pain sous vos fenêtres et parfois agitent la queue avec des « cuic... cuic » moqueurs. Elle tenait sa robe d'une main et si retroussée qu'on voyait, plus haut que la cheville, ses jambes de poupées couvertes de bas violets. Oh ! jolies et douces petites jambes violettes !... Dans l'autre main, elle tenait bien serré un grand parapluie de coton, et tout en marchant, parlotait avec le parapluie, avec la neige, avec les bas violets... « Ai-je la clé de la maison ? - Oui, la voilà !

Marianne, pour sûr, oubliera de fermer la porte de l'étable et ma pauvre Michette va geler... Tiens, me voici déjà à la ferme! Allons, je marche encore bien, mais le blanc cela fait mal aux yeux! » Bien que cela n'eut rien de très gai, elle riait pourtant, riait de toutes ses gencives, de la fine pointe frangée de son châle. Ses mains riaient dans les gros gants de trois couleurs' tout comme ses cheveux, bouclettes d'or éteint qui frétillaient, tout follement sous la ruche du bonnet.

 

RAYMONDE CORNELLIE, 15 ans

 

***

 

 

 

CONCLUSION

 

Non, nous n'avons pas pour but de courir après le chef-d'oeuvre mais nous savons aussi qu'il est à notre portée : les meilleures réussites de notre Ecole Moderne sur le plan artistique, littéraire, scientifique en font la preuve. Une éducation qui délivre sans cesse la joie créatrice, où sans cesse la main qui réalise exalte l'esprit qui pense, qui donne à jet continu l'allégresse du dépassement, une éducation de l'efficience ne peut que conduire à la maîtrise.

 

Heureux l'éducateur qui, sûr de la portée de son enseignement et rassuré et enthousiasmé par les oeuvres vives de ses enfants, peut pressentir que « l'homme est ce qu'il y a de plus haut pour l'homme ».

 

TABLE DES MATIÈRES

 

- D'abord affirmer les droits de l'enfant au sein d'une société dont il est multitude

- La fonction de l'enfant sa raison d'être, c'est d'abord de vivre

- L'éducation est le lieu de rencontre de la pensée adulte et de la pensée de l'enfant

- Laisser aller l'enfant vers sa vérité

- Le subtil compagnonnage de l'adulte et de l'enfant

- Toujours la querelle du réalisme : les exigences du sujet et ses limites

- Sous le signe de la culture : une bergère éducatrice - Marie Mauron

- Une culture vivante - Une culture de plein vent

- Ne partons pas à la recherche du chef-d'oeuvre

- Conclusion

 

 

TABLE DES ILLUSTRATIONS

 

- A l'École Freinet (Vence)

Les enfants font eux aussi « leur vin » sous la direction familière du jardinier

(Photo École Freinet)

 

- A l'École Freinet (Vence)

La mise au point du texte libre

(Photo J. Marquis)

 

- A l'atelier de peinture

(Photo Salvat)

 

- A l’École de Grange-l'Évêque (Aube)

Enfants et maître participent à l'élaboration des principes mathématiques sortis du calcul vivant

(Photo Jean Gauthier)

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