Y a-t-il une esthétique enfantine ?

Au cours de précédents articles, nous avons reconnu dans les productions esthétiques de l'enfant les schèmes fondamentaux de l'art classique, de l'art baroque et de l'expressionnisme. Cette application à la peinture enfantine des concepts de l'esthétique adulte est-elle légitime ? Objection qui peut se formuler avec plus de précision et d'une manière très différente selon qu'on a affaire à des gens qui croient à la peinture enfantine ou à des gens qui n'y croient pas. Ceux-ci nous reprocheront sans doute d'accorder trop de valeur et trop d'intérêt à une peinture essentiellement naïve et facile ; parler, dans ce cas, de classicisme ou d'expressionnisme c'est trahir le langage et le démonétiser ; au grand art réservons les grands mots et abandonnons les barbouillages des écoliers aux pédagogues en transes et aux mystiques de l'enfance.

Hélas, la ferveur de ces derniers risque bien de se retourner contre nous. Ne nous accuseront-ils pas de nier l'originalité de l'art enfantin en usant du prisme déformant de nos interprétations d'adulte ? Et que restera-t-il de la verdeur d'une oeuvre, de sa fraîche spontanéité, diront-ils, dès lors que vous lui aurez appliqué les catégories de l'esthétique officielle, universitaire ? Gardez vos étiquettes pour les musées nationaux, elles n'ont rien à voir avec la vie.

Classe des Petits, Ecole Freinet

Faut-il dire, avant d'organiser notre défense, que les objections venues de nos amis nous touchent infiniment plus que celles des autres et que c'est à elles surtout que nous voudrions apporter une réponse.

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Bien sûr, pris en eux-mêmes, des termes comme classicisme, baroque, expressionnisme ne sont que des concepts, des abstractions, des fantômes dénués d'épaisseur charnelle. Face au monde vivant de l'oeuvre d'art ils ont l'allure parfaitement ridicule des « pions », sérieux et compassés, dans une cour de récréation : reniant la vie, reniés par elle, on sent bien qu'ils sont laissés pour compte, échoués sur la plage. Mais encore peut-on regarder les choses de plus près et se demander si ces concepts sont aussi vides qu'ils en ont l'air et s'ils ne sont pas capables d'englober l'expérience enfantine du monde en ce qu'elle a de typiquement original.

   

Il ne s'agit pas en effet de partir des mots mais bien de l'enfant, de son passage dans le monde, Et les dessins et peintures qu'il nous confie ou qu'il délaisse sont autant de traces, d'empreintes, de signes de sa présence. Et nous devons les déchiffrer, les interpréter, essayer de les lire de l'intérieur, de les comprendre, c'est-à-dire de les prendre avec nous, d'en revivre l'étonnante genèse. Notre regard doit accompagner le geste, le coup de crayon, le coup de pinceau, à l'instant où il jaillit, décisif, du silence si profond de l'enfance. Signes ambigus, comme tout ce qui provient de l'être humain, quel que soit son âge, mais qui nous renvoient à des structures émotionnelles et intellectuelles caractéristiques, assises puissantes sur lesquelles repose toute l'expérience enfantine du monde.

Qu'une peinture nous surprenne par son dynamisme explosif ou, au contraire, par son équilibre statique, nous sommes aussitôt conduits de l'univers des formes au style d'existence : ce que nous lisons, dès lors, dans le trait ou dans la couleur c'est une certaine façon d'être au monde. Une peinture peut respirer l'angoisse, une autre la sérénité, une troisième l'enthousiasme et l'amour fou. Et cela, c'est l'enfant, tout au moins l'image de son projet, image d'une vérité d'autant plus saisissante que l'enfant ignore d'où elle lui vient et pourquoi elle est ainsi. L'enfant, à la condition de n'avoir pas été trop tôt déformé par la pédagogie intellectualiste de l'école officielle, est beaucoup plus près de son inconscient que rie peut l'être l'adulte.

Ecole de Pontenx-les-Forges - Landes
Madame Bertrand

Ce que nous nommons spontanéité de l'art enfantin n'est pas autre chose que cette sorte de profération formulée au fond de l'inconscient et à laquelle l'enfant n'oppose nul barrage, nulle critique. Il peint comme il joue, affirmant dans ses gestes la certitude que l'imaginaire est un monde infiniment plus réel que notre espace d'adultes voué à l'ustensilité et à l'objectivité. La poésie est le climat naturel de l'enfance, en ce monde ou les choses ont une âme, lourde d'intentions secrètes, où les choses regardent « le petit d'homme » et dialoguent entre elles. Les peintures d'enfants (encore une fois : de vrais enfants) regorgent de poésie. Elles nous la communiquent à foison, avec une merveilleuse facilité que d'aucuns s'empressent de dénoncer, jaloux et tuméfiés qu'ils sont d'avoir perdu la source !

Mais l'esthétique poétique de l'enfance, incarnée dans une profusion de fleurs, de soleils, d'oiseaux, d'animaux fabuleux, peut s'affirmer à travers des styles très différents, de l'abstraction au baroque en passant par le classicisme et l'expressionnisme. Même l'impressionnisme n'est pas absent de certains paysages enfantins, noyés dans la confusion matinale du rêve. Peut-être les premiers gribouillis de l'enfant de deux ans sont-ils, en même temps que l'expression d'une motricité ivre d'elle-même, le visage de la confusion d'un monde où chaque instant est vécu dans sa nouveauté inépuisable. Au vacillement polymorphe des structures d'un tel monde répondent les gribouillis labyrinthiques où toutes les significations se fondent les unes dans les autres, le même grouillement de traits représentant successivement la maison, la maman, le bébé, le chat et peut-être le loup qui avale tout !

Or cet univers de métamorphoses n'est-il pas une des suggestions les plus primitives de la poésie ! Les histoires psalmodiées, au coin du feu, dans la brousse africaine, ou asiatique sont remplies de ces êtres oniriques qui sont à la fois eux-mêmes et autre chose. Et ce n'est pas impotence mentale ! mais appréhension d'un monde riche et plein, disponible pour le miracle, où l'âme individuelle n'est jamais séparée de l'âme du tout. Or il en va de même du petit enfant d'âge préscolaire : sa participation émerveillée à un espace hanté de présences donne lieu à une esthétique de la confusion. Mais ce triomphe de l'informel est déjà annonciateur de formes, comme le chaos primordial était gros de tout le cosmos.

FREINET a bien montré dans ses Genèses (de l'homme, des oiseaux, des maisons, des camions) et aussi dans sa Méthode Naturelle d'Ecriture (1) comment la complication embrouillée des premiers graphismes s'éclaircissait, comment les noeuds de signification se simplifiaient et se dénouaient finalement dans le clair aveu d'une forme stable et viable : bonhomme, oiseau, maison, camion ou lettre de l'alphabet. Ce stade correspond à une mise en ordre du monde. C'est déjà un pas en avant vers l'âge de raison, en même temps qu'un éloignement de « ces sensations confuses que nous apportons en naissant » et dont la nostalgie peuple le coeur de tant de peintres, depuis CEZANNE et BONNARD.

   

Avec la mise en ordre du monde, accélérée par l'expérience scolaire, le projet d'un art classique est rendu possible. Mais le cheminement de l'enfant vers la rationalité adulte ne s'accomplit pas isolément ni sans histoire. Les conflits affectifs qui jalonnent les premières années de la vie retentissent singulièrement sur l'être enfantin et peuvent forcer son style dans le sens de cet expressionnisme délirant que nous évoquions récemment.

Ces quelques lignes n'ont pas la prétention d'épuiser les questions qui les ont motivées. Nous espérons revenir sur des points de détails dont l'approfondissement nous conduira à une prise de conscience toujours plus vive de l'intérêt de l'art enfantin. Nous voudrions montrer, par toutes sortes d'analyses thématiques ou stylistiques, comment l'art enfantin est porteur de monde et comment ce monde est capable de nous éclairer sur notre propre condition humaine, s'il est vrai que l'adulte est l'individu qui a pleinement vécu son enfance et son adolescence et a su en conserver toute la richesse.

C. COMBET.

(1) C. Freinet : Les Méthodes Naturelles dans la Pédagogie Moderne (Editions Bourrelier).

Ecole de Pralongnan, La Croix - Savoie
Madame Mounier

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