Méthode naturelle de dessin

POURQUOI cette éclosion de l'Art enfantin est-elle fille de l'Ecole Moderne et ne se produit-elle que dans le climat nouveau de nos écoles ? Serait-elle une mode, née de l'exemple exaltant d'un maître, alors que les quelques expériences individuelles réalisées avant nous par des parents ou des éducateurs artistes n'avaient su, malgré leur éminente valeur, influer sur la pratique scolaire ?

D'où vient que ce renouveau s'inscrit désormais non plus à l'échelle des individus, mais à la mesure des masses jusqu'à susciter dans les classes un courant artistique original que cette revue synthétise et exalte ?

C'est que nous avons par nos techniques reconsidéré en profondeur les processus de création, de croissance et de culture qui, de scolastiques sont redevenus naturels et humains.

Car il y a bien un processus scolastique dont nous entamons difficilement la royauté. Les enfants ne travaillent pas du tout à l'Ecole comme ils travaillent et agissent dans la vie. Voyez l'enfant qui apprend à marcher, puis à parler ou à rouler à bicyclette. Il le fait exclusivement selon le processus de tâtonnement expérimental dont nous avons montré l'universalité dans notre livre : Essai de Psychologie Sensible appliquée à l'Education (Editions de l'Ecole Moderne Française, Cannes.) et ce processus est exactement à l'opposé du processus scolastique.

On vous persuade à l'Ecole que l'enfant, qui n'a pas d'expérience, ne sait rien, et qu'il faut donc tout lui apprendre.

Et alors l'éducateur, qui est savant, prétend enseigner l'enfant selon une méthode soi-disant scientifique, qui a, paraît-il fait ses preuves et qui évite les erreurs du début et les tâtonnements inutiles : on ne lui laissera faire, on ne lui fera faire que les exercices jugés essentiels.

Si on procédait ainsi avec l'enfant qui s'apprête à marcher, avec celui dont le babil n'est encore qu'une expression informe d'une pensée qui se cherche, on les découragerait à jamais.

Après des années d'exercices, ils sauraient peut-être lancer leurs pas l'un devant l'autre méthodiquement mais ils n'auraient point acquis cette chose subtile et mystérieuse qui est le sens de l'équilibre. Ils apprendraient à parler, comme une machine, mais ils ne raccorderaient point cette mécanique à ce besoin intime de prendre contact avec le milieu ou d'exprimer les vibrations essentielles d'une personnalité à l'aube de la vie.

Ecole de la Sône -Isère
Mademoiselle Bossan

Tout cela parce qu'il y a une erreur à la base, parce que l'apprentissage scolastique a cru qu'il pouvait construire en dehors de la vie et qu'il suffisait d'analyse objective et de synthèse pour pénétrer tous les secrets de notre intime comportement.

Et l'Ecole procédait de même pour le dessin. Du moment que l'enfant n'a pas encore tenu en mains un stylobille et qu'il n'a jamais su encore coucher sur le papier l'expression des formes élémentaires qu'il aura à connaître, il faut les lui faire apprendre, méthodiquement, en allant du simple au compliqué comme il se doit. Alors on commence, comme dans toutes les méthodes de dessin, à enseigner à l'enfant à tracer une ligne droite, ce qui d'ailleurs, même pour un adulte est chose difficile ; ensuite on dessinera une ligne brisée, un triangle, une courbe, une circonférence ; puis des éléments simples dont les modèles seront strictement délimités et gradués : une maison, une feuille d'arbre, un pont, une fleur, un balai... et, plus tard, quand on aura acquis les notions de perspective, la boîte d'allumettes, le moulin à café, ou le chapeau du Directeur... Tout cela, évidemment après de longs exercices fastidieux. Et bien sûr, les enfants dessineront la maison, la feuille, le balai, la boîte d'allumettes, le moulin à café et tous ces objets stylisés et anonymes désintégrés de la vie de tous les jours. Mais on aura négligé l'essentiel : le sens intime que l'enfant a en lui de la présence réelle des choses, de leur intégration à son intimité, à sa joie de vivre. Ce sont tous ces impondérables qui signent l'oeuvre d'art dans une authenticité émouvante.

Il y a d'une part l'acquisition mécanique à laquelle l'Ecole accorde une importance si décisive, sanctionnée par les examens, et d'autre part la compréhension et la vie. Les deux ne se rejoindront peut-être plus jamais, l'acquisition scolastique hypertrophiant son autorité, au détriment de la formation naturelle, intelligente, artistique et sensible se sclérosant jusqu'à s'annihiler.

C'est ce qui se produit dans la réalité scolaire : les enfants à l'Ecole apprennent à dessiner mais ils ne savent plus ni créer, ni animer (donner une âme) à leurs dessins. Et l'Ecole triomphe : « Vous voyez bien qu'ils sont incapables de sortir quelque chose d'eux-mêmes ; ce goût que vous dites inné pour le dessin libre, voyez son aboutissement. Il faut tout leur apprendre ».

 

Parce qu'on a fait la plus monstrueuse des erreurs psychologiques et pédagogiques, en séparant l'apprentissage de la vie. Dépassons cette erreur, procédons comme les mamans avec l'enfant qui apprend à parler et à marcher et nous retrouverons la voie royale qui nous mènera à des réalisations insoupçonnées dont les pédagogues avaient perdu la prescience, égarés qu'ils étaient dans des chemins dont nous constatons aujourd'hui la totale faillite.

Cette voie, cette méthode, elle est donc celle du tâtonnement expérimental qui prend exactement le contre-pied des méthodes scolastiques.

D'abord, aucune leçon préalable. Elle serait totalement inutile. Il ne vous sert de rien d'expliquer à l'enfant qui s'essaie aux premiers pas comment on lance la jambe en avant parce que le geste expliqué dépend totalement d'une infinité d'autres considérants qui ne sont pas encore arrivés à maturité expérimentale.

Alors, dira-t-on, pour le dessin il suffira de donner à l'enfant papier et crayon et de le laisser gribouiller à sa guise ?

Ce serait opérer comme une maman qui dirait : « J'enferme mon petit dans une chambre et je le laisse parler librement ». L'enfant ne parlera que s'il a tout à la fois un exemple et une motivation ; s'il a entre les mains un outil dont il peut se servir puisqu'il voit qu'on s'en sert autour de lui. Il faut à cet enfant des correspondants - parents ou camarades - à qui il écrit par le dessin qui est son langage. Nous aurons à prendre en considération ses premiers graphismes, comme la maman répond au babil de son bébé, même si elle en a plutôt deviné que compris la signification.

Que l'enfant voie dessiner autour de lui, qu'il puisse considérer les oeuvres de ses camarades, il se persuadera alors de l'éminence possible du langage dont il vient de découvrir la genèse.

Nous plaçons nos enfants dans une atmosphère d'expression par le geste et la parole. Il faut qu'ils se sentent aussi dans une atmosphère d'expression par le dessin. Alors la méthode naturelle jouera immanquablement.

La leçon serait non seulement inutile, elle serait dangereuse et nuisible. Si vous essayez de faire la leçon à l'enfant qui s'exerce à marcher, vous coupez son élan ; vous détruisez sa confiance et vous suscitez l'hésitation. Si vous voulez expliquer au bébé comment on prononce ch ou rr ou ff, il s'arrêtera de parler. Si vous voulez montrer à l'enfant comment on dessine, vous arrêtez, peut-être à jamais, ce besoin de s'exprimer, cette grande confiance qui justifie toutes les audaces, cette ardeur au travail qui nous sera si précieuse.


Ecole Maternelle, Vaison-la-Romaine - Vaucluse
Madame Février
   

Ecole de Filles de Plumeliau - Morbihan
Mademoiselle S. Le Hellaye

Mais ce tâtonnement expérimental suppose une débauche d'expériences dont quelques-unes seulement seront réussies. Et c'est ce qui effraie la scolastique qui a besoin d'apprendre aux élèves à dessiner à raison de deux heures par semaine. C'est comme si on espérait que l'enfant puisse apprendre à marcher en s'exerçant une heure par jour, ou à parier en parlant aux rares heures fixées par l'horaire.

Votre classe ne parviendra à dessiner que si les enfants peuvent dessiner à toute heure du jour, comme ils parlent à toute heure du jour ; s'ils ont à leur disposition du papier à volonté, et non seulement une feuille par jour, s'ils peuvent peindre durant de longues heures.

Nous sommes persuadés que la plupart des demi-échecs des instituteurs viennent de l'impossibilité où ils sont souvent de permettre ce nécessaire tâtonnement expérimental. Il est urgent qu'ils s'en rendent compte au lieu d'accuser les principes, les méthodes, ou l'indigence artistique de leurs élèves.

Il y a des transformations techniques à opérer, une utilisation plus rationnelle du papier dont l'Ecole est appelée, en tous cas, à faire une importante consommation, une utilisation plus efficiente des heures de classes si souvent gaspillées en devoirs inutiles, la substitution dans tous les domaines du tâtonnement expérimental aux leçons traditionnelles.

Nous expliquerons dans des articles à venir comment ce tâtonnement expérimental qui reproduit les processus naturels de création et d'acquisition peut et doit remplacer dans tous les domaines artistiques la stérilité des méthodes scolastiques.

C. FREINET.

 

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