NOS EXPOSITIONS ART ENFANTIN

Les pièges des mots

La primauté de l’expérience

Il y a des mots qui portent en eux une sorte de pureté inaccessible. Les malaxer, les mélanger avec le langage prosaïque du quotidien produit un malaise qui dérange ou provoque la fuite.

La fuite, c'est ce qui a failli m'arriver quand j'ai entendu prononcer sérieusement « École artiste » dans le courant d'une phrase pédagogique. Mon oreille s'était difficilement habituée à associer « calcul » avec « vivant », elle n'était pas prête à assimiler tout de go cette nouvelle union. Pour moi, l'École procédait par paliers successifs et l'art consistait justement à s'échapper de ce processus en filant illico au plus haut niveau. L'École était l'apprentissage laborieux et l'art son antithèse, un bond prodigieux, une transcendance sur laquelle aucune méthode n'avait de prise. Ainsi, les personnes qui pouvaient parler à l'aise d'école artiste entre la poire et le fromage ne pouvaient être en définitive que de doux rêveurs se berçant de mots et disant n'importe quoi. Des gens à ne pas fréquenter quoi !

Il est à noter que nous n'employons pas le mot « ART » dans le sens de façon talentueuse de représenter un sentiment en dominant la matière par une technique éprouvée.

L'art reste pour nous une spontanéité créative supérieure réussissant une communication sensible hors des chemins codés. C'est pourquoi nous sommes un bon nombre à grincer des dents et faire la grimace quand les mots entrechoquent nos idées. Nous avons du mal à admettre que les progressions pédagogiques sortent par la porte de la classe quand entre un vent de créativité par la fenêtre.

Et pourtant...

Et pourtant cela est, car la vie est.

Nous aurions beau couvrir les terres fertiles de béton épais, croyant tuer toute vie souterraine, elle reparaîtrait à la moindre fissure, au besoin la provoquerait. La nature reprend toujours le dessus et ce qu'on déclarait mort n'était qu'endormi.

Il n'empêche que nos enchaînements de mots, lorsqu'ils n'évoquent pas chez nos lecteurs, nos auditeurs ou nos interlocuteurs une expérience concrète, demeurent suspects car ils n'ont pas pour eux la formidable résonance vécue que nous leur connaissons.

Ainsi quand nous parlons de nos expositions d'Art Enfantin, nous sommes sûrs de donner la clé universelle à ces néophytes qui nous écoutent avec bienveillance alors que nous ne faisons qu'embrouiller les choses. Les mots que nous employons produisent un mélange détonant.

« EXPOSITION D'ART ENFANTIN » Rien que ça !

L'enfant : être mystérieux que l'on croit bien connaître, par les livres, par les souvenirs mais qui reste étranger à notre système de vie adulte.

L'art : secret de réussite d'harmonie et d'esthétique. Exposition : résultat d'une sorte de jonglage magique s'évertuant à placer au sommet de la culture la quintessence du beau.

Quand on associe « ART » avec « ENFANT » puis lorsqu'on prétend réaliser une « EXPOSITION » d'Art enfantin, on se place d'emblée sur le terrain de la sorcellerie.

Les écoles d'où sortent les oeuvres sont, bien à tort d'ailleurs, nimbées d'une auréole, ce qui rend les enfants, leur instituteur (trice) et leur production inaccessibles.

Nul ne se sent sur un pied d'égalité pour dialoguer. Alors que les oeuvres des enfants puis l'exposition (voire la revue ART ENFANTIN elle-même !) représentent une ouverture, un terrain d'entente, de dialogue et de communications entre les enfants, entre les enfants et les adultes et enfin entre les adultes eux-mêmes, le contenu culturel des mots, leur fort pouvoir conditionnant renvoient chacun dos à dos. Producteurs et « consommateurs » (qui peuvent être ou devenir les deux à la fois, coopérativement) s'enferment dans leur solitude. N'est-ce pas dommage ?

Nous pensons avoir découvert, par l'expérience, un remède à cette incompréhension. Certes, nous ne prétendons pas être ni les premiers ni les seuls.

Notre région (02-08-51) avait décidé de réaliser une exposition pour le congrès de Bordeaux. Dans notre petit groupe de Fère-en-Tardenois, nous étions trois à avoir fourni des dessins, des sculptures, des tapisseries... Trois classes dans lesquelles l'Art Enfantin était installé... les mêmes trois classes depuis quelques années. Nous n'avions pas réussi à ce que d'autres se sentent concernés par cette expo, pour coopérer avec les autres camarades du département et ceux des départements voisins.

Le « congrès des Groupes départementaux » allait permettre de changer quelque chose. Deux camarades de Fère-en-Tardenois n'ayant aucun dessin de leur classe dans les colis que nous avions apportés, ont bien voulu par amitié nous donner le coup de main nécessaire à l'installation de l'expo. Ils ne se doutaient pas du travail qu'ils allaient devoir fournir ni de la répercussion de ce travail dans leur classe.

Denis M. avait déjà de belles réussites de par son imprimerie et son journal scolaire mais les dessins des enfants restaient étriqués, stéréotypés, sans grande valeur créative ni pour les enfants ni pour le maître qui ne leur accordait que peu d'importance.

Martine L. n'avait pas connu non plus chez ses élèves de réussites malgré de remarquables efforts et, se disait-elle, à cause de ses conditions de travail. Elle effectuait des remplacements... Son long remplacement dans un CE1 cette année n'avait rien donné de bon sur le plan des créations enfantines malgré ses espérances et malgré de très concrètes réussites en imprimerie.

Il semblait plus facile de produire quelque chose de valable avec l'imprimerie qu'avec un pinceau et de la peinture... tout au moins au début... Qui l'aurait deviné a priori? Et pourtant l'expérience le prouve assez souvent.

Martine et Denis se sont trempés jusqu'au cou dans des oeuvres enfantines de qualité : ils ont jonglé, comme nous tous, avec les productions des enfants qui avaient la chance, eux, de pouvoir exprimer de façon merveilleuse et sincère ce qu'ils avaient envie de communiquer.

Martine et Denis ont pris à coeur la mise en valeur des créations dans le respect le plus total de l'équilibre voulu par les auteurs. Ils ont voulu, comme nous qui nous sentions davantage concernés par ce qui sortait de nos classes, ne pas trahir cette authenticité qui se traduisait par des formes, des couleurs, des volumes. Cela n'a pas toujours été facile. Mais chacun ayant fait de son mieux, le sentiment de réussite grandissant et succédant à des moments de découragement l'a emporté et c'est avec un élan d'enthousiasme que Denis et Martine contemplaient l'oeuvre commune chèrement conquise. Il ne s'agissait plus de « l'exposition » des autres mais de « Notre Exposition ». Il fallait entendre avec quelle fierté ces mots étaient prononcés. Ils s'étaient appropriés, au même titre que nous, cette juxtaposition composée d'oeuvres individuelles devenant expression collective.

Denis guidait les visiteurs avec passion. Martine tâchait de retenir les commentaires élogieux ; elle en était peut-être plus flattée que nous !

Et pourtant, faut-il le rappeler ? Ni l'un ni l'autre n'avaient pu fournir un seul dessin pour cette exposition !

De retour dans leur classe, quelque chose a changé. Denis : « Je ne comprends pas. Ce que je n'arrivais pas à faire démarrer en le voulant fortement et en mettant d'importants moyens en oeuvre, se produit tout seul presque malgré moi ! C'est même trop facile en définitive... Je crois que j'ai appris quelque chose en montant notre exposition à Bordeaux, mais je ne sais pas trop quoi, je serais bien en peine de le formuler... »

Denis M. travaille maintenant dans une salle qui est une exposition permanente. D'un seul coup les dessins et peintures se sont agrandis, sont devenus riches et expressifs.

Martine : « Quand on sait mettre en valeur les dessins des gosses, quand on sait les reconnaître, les apprécier et... bien les afficher, ça aide ceux qui peignent... »

Oui, ils sont plongés dans un bain de couleurs, de formes, d'expression vraie, comme ils ont été baignés de langage, comme ils le sont de langue écrite par les livres et de musique dans notre monde radio-télévisé.

Ce bain constant les rend sensibles à la création et leur montre le chemin.

Les classes de Denis et Martine ont largement fourni l'exposition de septembre que nous avons réalisée pour notre stage régional. Mais cette fois-ci, un groupe de stagiaires a pris en charge la mise en place de cette exposition.

Malgré les difficultés qui paraissaient insurmontables au début, celle-ci fut très réussie.
- C'était long, fastidieux !
- On ne voyait pas ce que cela allait nous apporter...
- On ne se sentait pas concerné. On ne comprenait rien ou pas grand-chose aux dessins des enfants !
- Les animateurs étaient trop directifs ! Oui, mais...
- Maintenant que c'est fini, on ne regrette pas.
- C'est fou ce qu'on a pu apprendre en fouillant dans cette matière vivante. En tout cas, moi j'ai appris.
- En fait je comprends maintenant pourquoi nous avions des consignes précises...
- Oh ! Pas toujours précises justement ! Moi, j'ai dû recommencer trois fois le même panneau... c'est pas marrant de toujours recommencer !
- C'est-à-dire que nous, enfin que je les refusais ces consignes !
- Alors qu'il en fallait...
- Mais enfin c'est chouette !
- Ce que j'ai le plus apprécié, c'est de pouvoir emporter quelques dessins après le démontage...
- Cela va t'aider à démarrer !
- Et puis ce sera quand même plus facile de monter une expo dans sa classe que dans cette grande salle.
- Oui, ça ! On n'aura plus peur !...
- Enfin, on verra ce que cela donnera...

(Je prie les camarades dont il est question ici de bien vouloir m'excuser de reproduire des extraits d'un dialogue noté à leur insu. Ils apprécieront je pense l'honnêteté avec laquelle les opinions ont été respectées.)

Oui, nous verrons ce que cela donnera. Les réunions du groupe, les rencontres d'enfants que nous avons organisées très largement dans notre département cette année aideront chacun à passer le cap des préjugés et à aller au-delà des mots pour entrer délibérément dans la phase de l'expérience.

Jean-Pierre LIGNON

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