Tu cours, José-Manuel...

Ah ! zelle, dans ma chambre il pleut pas, mais dans celle de Jojo, maman met des bassines. Et elle peut faire sa lessive. Vous savez, c'est de l'eau propre !

- Bien sûr, Christiane, c'est même de l'eau distillée, dit-on.

Sans doute ce qu'il faut pour décrasser les hardes des sept enfants sans briser ses faibles bras au balancier de la pompe.

Jojo : cheveux trop longs sur un blême visage trop vieux, regard passionnément inquiet hérité de ses ancêtres espagnols. Y a-t-il seulement un corps dans ce blouson cache-misère ? Deux longues jambes anguleuses qui ne savent que courir, courir, courir, jamais marcher - courir pour te sauver d'un monde qui t'est trop dur, ou pour rencontrer plus vite le bonheur possible que tu cherches, José-Manuel...

Il lui est pourtant facile de suspendre cette course fébrile. Un chiffon de papier, un stylo, et le voilà apaisé pour de longs instants. Et alors fleurissent des dentelles d'animaux fantastiques, des fleurs merveilleuses, des personnages extraordinaires, tout un univers de magie qui enchante ses camarades et lui apporte un sourire fier et presque serein. Lui, le pauvre enfant du pauvre domestique, le voilà le seul maître d'un monde qui obéit à sa fantaisie et à son coeur.

Jojo, celui qui ne possède rien, même pas le nécessaire, voilà qu'il dispense autour de lui, avec quelle générosité, la joie de l'émerveillement, allume des étincelles dans les imaginations, promène au fond de ses poches des chiffons décorés qu'il offre aux amis, avec quelle assurance ! Et à lui qui n'a rien, petits et grands disent de vrais mercis, qu'il accepte avec un évident plaisir.

Il vient de loin Jojo :

« C'est Jojo », me l'avait présenté sa soeur aînée le jour de son arrivée en classe. C'était Jojo, en effet, un Jojo de cinq ans, un petit être hurlant qui se roulait sur les cailloux de la cour. Un Jojo en proie à quelle crise combien de fois reproduite durant près d'une année ! Un Jojo violent et coléreux dont les rages éclataient soudain sans aucune raison apparente. Un Jojo fantasque et irascible dont les scènes de repentir étaient aussi bouleversantes que les autres.


Ecole maternelle de Gresillac ( Gironde)
Mademoiselle J.Lecourt
   

Entre ses crises, Jojo dessinait, dessinait, dessinait... devenait l'enchanteur de son entourage, ajoutait ses récits à ses dessins.

Et ce Jojo-terreur-de-la-classe, à travers ses dessins et ses arabesques, à travers ses récits pleins du charme de la poésie, est peu à peu devenu un des responsables de la coopérative, un enfant à la susceptibilité toujours chatouilleuse, mais à sept ans capable, au prix de quelle volonté, de maîtriser la spontanéité de ses colères, de raisonner ses actes, de se juger, de se transformer. Jojo est devenu le « Chef » spontanément et unanimement reconnu de tous ses camarades, l'enfant libre et raisonnable qui s'impose, celui qui conseille et que l'on écoute. Aux récréations, il est devenu le meneur de jeu, toute la classe jouant ses récits.

Et pourtant, « pas tant de pantins, et davantage d'écriture », écrivait furieusement son papa, en vrai père de Jojo, à la fin d'un cahier. C'est vrai qu'à sept ans, Jojo dessinait beaucoup mais n'écrivait guère, Jojo ne comptait pas, Jojo ne lisait pas. Jojo dessinait. Et soudain, à sept ans et demi, Jojo a maîtrisé ces domaines comme celui du dessin, a calligraphié de nombreux textes, a sillonné ses graphismes de fantaisistes commentaires. Jojo a compté, compté, s'est attaqué aux fiches de calcul, avec un acharnement sans répit. Jojo a pillé notre bibliothèque, il a rattrapé son « retard » et a désormais signé ses oeuvres José-Manuel. José-Manuel a quitté notre classe et revient de temps en temps, nous offrir des dessins, de vrais dessins de Jojo.

Lutte engagée et gagnée patiemment jour par jour par un coeur d'enfant à la recherche de lui‑même. Emouvante et quotidienne construction d'un équilibre psychique et intellectuel. Victoire de la liberté et de l'esprit-créateur sur la misère.

Qui osera affirmer que les dessins d'enfants ne sont que des « pantins » insensés, inutile gaspillage de temps et de matériau ?

J. LECOURT, Grésillac (Dordogne).

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