Le Roi - Ecole Freinet

Art enfantin

prend un nouveau visage

LE MOT prestigieux d'Art qui porte en lui une seigneurie qui s'impose, nous le prononçons, nous, de façon familière et bon enfant car il fait partie intégrante de nos activités quotidiennes. L'Art, pour nous, c'est le visage du beau travail mené jusqu'à la limite de nos exigences et qui donne contentement en embellissant la vie: comme celui des Grottes, de Sumer ou de Babylone, des Incas ou des Etrusques, des Goths ou des Normands, des peuples appelés barbares ou des bergers de nos alpages. La main et le coeur y vont de compagnie, et ne se donnent d'autres raisons que de délivrer un message d'amour, comme une prière.

Mais, dans le monde de l'enfant, dominé et circonscrit de tous côtés, par la manie d'enseigner que prodiguent parents et éducateurs, que vaut ce message d'amour venu en gratuité et complaisance ?

Il n'y a pas très longtemps que les psychologues se sont rendus compte que les dessins d'enfants ont quelque intérêt. Il a fallu toutes les audaces surréalistes pour faire craquer la prison d'un réalisme outrancièrement objectif, libérer les arcanes de l'inconscient, ouvrir la porte des asiles et des classes maternelles et aussi faire droit aux élucubrations intellectuelles des plus habiles charlatans de la culture.

Quoi qu'il en soit des excès d'une révolution, celle-ci apparaît toujours payante quand, l'eau trouble décantée, se déposent les alluvions fertiles qui préparent la vie nouvelle. Dans ces limons de genèse, la sensibilité la. plus ingénue, la plus primitive, celle de l'enfant, fil éclore ses fleurs les plus inattendues et avec une telle profusion qu'il fallut bien reconnaître qu'elles étaient nourries de bonne sève et promues d'avance à un avenir qui pourrait leur être redevable de quelque chose.

Et de fait, sans qu'on le dise, les oeuvres d'enfants ont joué et continuent de jouer un très grand rôle dans ce qu'il est convenu d'appeler l'inspiration de l'artiste. Non pas que l'adulte soit assez sot pour démarquer abusivement la création enfantine, mais il a assez d'intuition pour faire corps avec l'affectivité de l'enfant, coïncider avec ce qu'elle a d'unique et d'inexprimable et s'en libérer par la suite dans une oeuvre qui apparaît personnelle et authentique. L'enfant, lui, n'a nul souci du devenir de ses biens : aussitôt créés, aussitôt oubliés. Il repart sans cesse vers d'autres inventions, fruits de nouvelles alliances entre la réalité et le rêve qui tour à tour l'habitent et le dominent.

Il s'en suit que les dessins d'enfants pour rester dans leur vérité valent d'être considérés non comme des oeuvres intrinsèques et définitives, mais comme des signes, des fulgurations, des prises de conscience fugitives, des paysages intérieurs vite nés et oubliés. Ils sont les mutations d'une personnalité qui ne cesse jamais de s'enrichir, de s'agrandir, d'exploser en de nouvelles métamorphoses. Et, bien sûr, à y regarder de près, la succession progressive de ces innombrables feux-follets pose quantité de problèmes au psychologue comme à l'artiste. En dehors de leur mystère, il semble qu'il faille bon gré mal gré faire participer ces improvisations à la culture, leur accorder une filiation, les inclure dans les grands événements de la pensée humaine en leur reconnaissant un pouvoir de permanente genèse.

   

C'est avec le souci de trouver un point de jonction entre l'improvisation enfantine qui coule comme l'eau et l'Art qui s'éternise, que nous avions créé notre revue d'Art Enfantin. Il faisait la preuve à chaque page de l'irruption d'une énergie invincible, d'une ascension de la vie vers des sommets promis mais qu'il restait à découvrir pour peu que l'on favorise ce beau départ en prise. Nous comptions en effet sur l'appui de ceux qu'on nomme « les Grands » et qui ont pour mission de rechercher et de sauvegarder les forces vives qui conditionnent la pensée, Ils nous disaient leur émerveillement, leur sympathie, mais restaient muets à nos angoisses. Oserons-nous dire qu'ils nous ont donné quelquefois l'impression de se refuser à légitimer nos offrandes dans la crainte de nous concéder une toute petite place dans le temple de la Culture ?

Que ne se sont-ils aperçus que la culture des sommités arrivées n'était pas la nôtre et que simplement nous entendions offrir nos biens avec la prodigalité de ceux qui se sentent riches et qui ont besoin de donner parce que leur source est intarissable !

Aussi bien, nous nous devons de dire que sans prétention à la Culture, nous avons cependant grande peine d'en être rejetés. Et, pesant notre déception, il nous serait profitable de faire un retour sur nous-mêmes pour prendre conscience de nos propres responsabilités dans un événement dont nous étions les premiers artisans. En philistins de la Culture, nous n'avons pas su nous hausser aux exigences d'un Art que nous avions mission de promouvoir, le sacrifiant sans arrière-pensée aux obligations scolaires venues très souvent en conflit avec lui.

Le plus grand nombre de nos camarades, il faut le reconnaître, avait besoin d'une initiation préalable pour se familiariser avec les démarches spontanées de l'enfant. On ne sait point encore qu'il suffit de sentir et d'aimer pour posséder toutes les clés ouvrant les portes de la sensibilité enfantine prise au piège dans l'oeuvre authentique : on y gagne une sorte d'état de grâce qui se suffit à lui-même.

Heureusement, nous ne sommes pas de ceux qui se laissent aller au découragement alors que tout justifie au contraire la confiance en la vie. Nous étions partis en pointe comptant un peu trop sur des appuis promis et devenus peu à peu réticents. Ce faisant, nous avions tendance à oublier la multitude qui, ne sachant point encore être touchée par les belles images, s'attendait à trouver de suite une sorte de théorie d'Art qui aurait permis les éclosions immédiates.

   

Ecole de perfectionnement Orbec Calvados)

Nous étions partis, en déracinant un peu trop brutalement l'expression artistique du don global de l'enfant qui prodigue à la fois dessins, poèmes, contes et jeux dramatiques dans une unité qui est garante de permanence et d'authenticité. Force nous est de revenir en toute confiance à cette unité qui suscite la création enthousiaste et redonne à chaque élan sa meilleure chance. Force nous est aussi d'accorder plus de place aux techniques de base qui font de nos enfants les meilleurs artisans de leur devenir. C'est ainsi que nous prévoirons au cours de l'année prochaine deux brochures illustrées, spécialement pratiques et consacrées à tous les travaux d'Art qui assurent toujours le succès des expositions de fin d'année. Ces brochures, au demeurant, seront une des manifestations les plus patentes de l'Art enfantin qui s'exprimera, avec plus encore de liberté dans deux albums que nous sortirons : l'un à l'occasion de la Noël, l'autre après notre Congrès annuel...

Ainsi la grande masse de nos camarades, soucieux de données pratiques, aura toutes chances d'être intéressée en même temps que seront comblés ceux qui, déjà plus loin, voient dans les oeuvres enfantines occasion de culture et de dépassement. Elargissant ainsi le champ de l'expression libre, nous aurons le plaisir de faire une plus large place aux poèmes, aux contes d'enfants et dès à présent, nous annonçons la parution d'une oeuvre étonnante par sa poésie, et pour tout dire, sa sagesse : « Le Gardien de Joie », éclose comme une fleur précoce dans la petite école de Buzet-sur-Baïse (Lot-et-Garonne).

Nous pourrons encore, selon les suggestions de nos lecteurs, modifier ce programme, lui donner plus d'ampleur même, si nous sommes assurés de la collaboration de tous à l'oeuvre commune dans l'esprit d'amitié et de confiance qui est la marque de notre Ecole Moderne et sa richesse.

Élise Freinet

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