Joël Godeau, 8a. 6, Crouy-sur-Cosson (L.C.)

L'expressionnisme enfantin

DANS un précédent article, nous avions caractérisé, avec le style classique et le style baroque, deux modes typiques de l'expression enfantine, révélatrices de deux manières profondément différentes d'être au monde, Aujourd'hui, nous voudrions, dans la même optique, envisager un autre aspect de l'esthétique enfantine : l'expressionnisme. Nous en indiquerons d'abord les constantes formelles et nous chercherons ensuite à en dégager la signification existentielle.

L'expressionnisme est un art de la déformation passionnée. Dans un climat de violence, d'épouvante ou de sourde angoisse, il torture les formes jusqu'à les rendre sinistrement caricaturales. L'objet représenté voit ses contours accusés par des traits épais, enfermés dans une limitation stricte et renforcée. S'il s'agit d'un visage, il se réduit à quelques traits essentiels, violemment expressifs. Des moyens rudes : une main sans douceur vous étire, vous écrase, vous campe dans une pose impossible, vous déchire. Votre bouche s'arme de dents énormes, votre regard se charge d'une stupidité féroce, vos mains sortent leurs griffes. Ainsi vous a senti l'enfant et il a choisi, pour exprimer sa vision, les couleurs les plus dures et les contrastes qui hurlent.

Ou s'agit-il d'un paysage ? Arbres, montagnes, rivières, nuages, soleil, le monde entier entre en convulsion dans une frénésie chromatique refoulée par de gros traits noirs. Espace tragique où l'émotion bouleverse les structures sans parvenir à les faire éclater. Déséquilibre exaspéré par un centre de gravité dont il ne peut s'affranchir. Injures, cris : le monde est une souffrance. Le soleil devient araignée grimaçante et la maison, forteresse, prison inaccessible ou masure chancelante. Sur terre et dans le ciel surgissent des monstres : c'est l'atmosphère même, dans toute son épaisseur, qui semble atteinte d'une contagion de cauchemar ; le rictus d'un nuage se prolonge, à travers les frondaisons et les prairies jusque dans les remous du ruisseau où il se noie : tout l'espace en est hanté.

   

Morisset - Poitiers (Vienne)

Ainsi la peinture expressionniste est un art de la mise en relief et de l'isolement des choses. C'est aussi un art de l’accusation : le monde, convoqué à se donner en spectacle porte sur sa face tous les stigmates de la terreur et de la souffrance, dans un espace convulsif, volcanique, voué à toutes les violences des formes et des couleurs. Mais en fait, qui est ici l'accusé ? Et quel est son accusateur ?

Récemment une institutrice nous apporta une série de peintures libres exécutées par une élève sur le plan des relations sociales : elle avait été soupçonnée de piller la caisse de la coopérative et, au cours d'une séance mémorable, elle avait effectivement avoué ses larcins.

Les peintures étaient terribles : partout des visages grimaçants, des soleils hystériques aux mâchoires sanglantes, des paysages de détresse. Devant ces témoignages spontanés d'une existence enfantine, il était impossible de ne pas ressentir l'écho d'une angoisse et d'une misère démesurées. Des propos de la mère de cette enfant nous furent rapportés : ils laissaient seulement entendre que le père était d'une sévérité excessive à l'égard de sa fille ; or, tous les visages dessinés par l'enfant étaient des visages masculins, véritables masques de tortionnaires. Dans un paysage, la solitude de l'enfant s'exprimait, d'autre part, d'une façon très typique : deux arbres côte à côte, séparés d'un troisième par une rivière que ne franchissait aucun pont. Enfin, dans une peinture assez abstraite, l'espace était divisé en une multitude de compartiments, fortement délimités, emprisonnant, dans un réseau serré, de petits personnages sans aucun contact les uns avec les autres.

Peramand - Ecole de perfectionnement
Vannes (Morbihan)
   

Photo P.Raucher

Si nous avons évoqué cet exemple, c'est qu'il nous a paru assez révélateur du mode d'existence qui soutient et nourrit le projet d'un art expressionniste. Il s'agit, d'une façon générale, d'une affectivité douloureuse, éprouvant le monde comme un espace de perdition. L'enfant, privé de l'affection de son milieu familial, se sent obscurément voué. à l'insécurité, à l'instabilité, à l'errance. Le renforcement des contours est, en un sens, une tentative pour s'accrocher à la terre ferme. Tentative désespérée : la terre est ferme, certes, mais elle ne veut pas de l'enfant. Le monde est ennemi. La feuille de papier où l'enfant projette ses angoisses devient le champ d'accomplissement de sa solitude, de son itinéraire onirique où toute présence, hommes ou choses, refuse son secours. Expérience intime de l'abandon : parents, camarades, grandes personnes, nul ne répond à ce cri informulé qui ne prend corps que dans une peinture brutale ou dans des attitudes antisociales.

L'enfant vole, on l'accuse, il s'accuse. Qui peut voir là un aveu, une sorte d'allusion aux déchirements affectifs qui l'obsèdent ?

L'enfant dessine, l'enfant peint, ses productions esthétiques ont une allure de cauchemar. Qui saura découvrir, par-delà les fantaisies de l'imagination et à travers elles, le cercle infernal où l'existence privée d'amour tourne sur elle-même : on ne m'aime pas, donc je suis coupable, mais qu'ai-je fait pour cela ? Je volerai, au moins serai-je coupable de quelque chose, au moins sera-t-il certain que je ne vaux rien et que l'absence d'amour à mon égard est justifiée ; on ne m'aime pas, je suis coupable, je suis méchant, le monde est méchant.

   

L'accusation du monde et l'accusation de soi-même sont une seule et même accusation dont le style expressionniste nous offre un émouvant témoignage. Le mal-aimé martyrise ceux qui le martyrisent ; il inflige aux êtres qui l'entourent les souffrances dont ils l'accablent. Ainsi le sadisme qui explose dans l'expressionnisme nous renvoie à une situation masochiste d'auto-accusation et de dépréciation de soi-même.

Et la frénésie de couleurs nous dit seulement que le sang coule dans la nuit.

C. COMBET.

Ecole de Wattrelos (Nord)
M.Vandeputte

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