Photo P.Raucher

Congrès 1961

« Tout est là, assis dans l'enfance couronnée » (T. TZARA).

CHAQUE Congrès d'Ecole Moderne renouvelle pour les éducateurs participants, pour les visiteurs étonnés et ravis, le miracle d'un Art enfantin qui, débordant les cimaises de nos classes, envahit les murs des grandes écoles qui nous reçoivent, apportant à leur austérité le témoignage de la robuste joie de créer, de la prodigalité inventive de l'enfance.

Ainsi, en l'espace de deux jours, les salles, les couloirs, le hall, les escaliers du lycée Honoré d'Urfé de Saint-Etienne se sont-ils mis à vivre, à remuer, à danser, à chanter, à raconter les mille histoires d'enfants, d'arbres, de fleurs, de nuages, d'animaux et d'étoiles qui peuplent la vie quotidienne de nos petits, une vie toute simple mais débordante de lyrisme, de chaleur, de rêves, d'émotions, de conquêtes.

Patiemment, nous avions, des heures durant, accroché les dessins, disposé les tapisseries, les tentures, les poteries, les céramiques. Débordés par le nombre, aveuglés par l'éclat des coloris, nous allions d'une salle à l'autre, recherchant un éclairage, un style, une unité, un mode de présentation, De temps en temps un camarade entrait, portant modestement quelque objet sorti des mains expertes de ses gosses et nous disait très vite, avec la timidité des passionnés : « Si tu trouves une petite place... », ou « Je ne sais pas bien ce que cela vaut, mais s'il faut boucher un trou... ».

   

Alors pendant quelques instants, nous découvrions les liens affectifs tissés à travers l'oeuvre entre maître et enfants, nous étions illuminés de ce partage qui précède l'éclosion et soutient la maturation, de cet échange dont nous retrouvions la chaleur dans le regard et la voix de l'éducateur.

Nous manquions de place et de temps pour faire valoir cette profusion de richesses mais nous savions que le meilleur de notre oeuvre commune était inscrit dans l'esprit et le coeur de milliers d'enfants, de centaines d'éducateurs.

Contemplant cette ravissante « Maison de l'Enfant » où tout était joie, réussite, élan vers le monde et la vie, je me suis mise à rêver à la naissance de cet art enfantin, il y a trente ans de cela, dans un petit village des Alpes-Maritimes. Et j'essayais alors d'imaginer l'émotion d'Elise Freinet devant ce miracle qui nous semble aujourd'hui si banal, si familier : les premiers chefs-d'oeuvre enfantins sortis des mains et du coeur des petits de Bar-sur-Loup auxquels Elise avait permis d'exprimer, avec des pinceaux et des couleurs leurs émotions, leurs rêves, leur vie intérieure, leur émerveillement devant le monde. Cette étonnante marque de confiance, cette chaleureuse attention portée à la nature même de l'enfant, ce témoignage le plus sensible du désir de le connaître, de chercher en lui la marque subtile et profonde de sa personnalité, de son originalité de petit d'homme allaient porter très loin non seulement le rayonnement de l'Ecole Moderne, mais aussi le visage triomphant d'une enfance enfin découverte et donnée à sa véritable place.

Cependant, l'éblouissement des oeuvres enfantines laisse souvent nos visiteurs incrédules ou désarmés. Partagés entre l'admiration envers des maîtres assez habiles pour faire naître ces chefs-d'oeuvre et l'inquiétude d'heures perdues pour le travail scolaire, ils ne peuvent guère faire le point entre la part de chaque enfant et la valorisation collective de la classe, et, surtout, ils n'appréhendent pas l'irremplaçable apport psychique que représente pour nos petits l'expression libre plastique.

Volontiers reconnaissent-ils à cet art enfantin si prodigue en couleurs audacieuses, en arabesques étonnantes, la valeur d'un jeu gratuit et enchanteur.

Mais quoi, devenus hommes, ces enfants ne seront pas tous des « Picasso » n'est-ce pas ? Ces petits auxquels nous confions si volontiers, avec quelque prétentieuse naïveté, la qualité d'artistes seront demain des ingénieurs, des médecins, des cadres, des ouvriers, des professeurs, des ménagères, hommes et femmes soucieux de gagner une vie la plus confortable possible. Toutes ces heures perdues pour les apprentissages de base, quand nos enfants les retrouveront-ils ? Et pourquoi les engager sur cette pente facile alors qu'ils ont déjà tant d'occasions de distractions et d'éparpillement ? Passe encore pour l'école maternelle où l'enfant n'ayant pas atteint l'âge de raison garde quelque droit à l'enfance. Mais à six ans, on est un homme et on travaille.


Ecole maternelle de Saint-Cado (Morbihan)
 

Photo P.Raucher

Nous étonnons beaucoup de nos visiteurs en leur disant qu'à tout âge, l'enfant qui dessine, peint, brode, modèle librement, accomplit un véritable travail dans lequel toutes ses facultés se trouvent engagées, et non seulement ses pouvoirs sensoriels, moteurs, imaginatifs, mais encore ses possibilités mentales et sensibles, son esprit et son coeur. Pour s'en convaincre, il suffit de contempler la délicatesse et la fermeté des gestes de l'enfant qui peint ou dessine, l'éclairement du visage, la qualité d'attention et la concentration dont il fait preuve jusqu'à l'achèvement de l'oeuvre, la subtilité avec laquelle il organise son espace, ripostant à ses maladresses par l'ajout de savoureux détails, alliant l'invention à l'humour, projetant sur son papier les couleurs même de sa vie affective. Que cet engagement dans une oeuvre qu'on a délibérément choisie et voulue soit le meilleur témoignage d'une prise en charge d'un jeune être par lui-même, qui pourrait en douter ? Non seulement il maîtrise alors ses émotions en les exprimant, et chemin faisant, se conquiert lui‑même dans le sentiment de plénitude joyeuse que font naître ses réussites, non seulement il devient homme et responsable d'oeuvres à sa mesure, mais encore s'approprie-t-il en le recréant le monde environnant et en prend-il une conscience plus aiguë. Non seulement s'ouvre-t-il à lui-même, descend-il au plus profond de ses perceptions, de son émerveillement, de sa tendresse, de ses peines, de ses rêves, de ses découvertes, mais encore devient-il capable, les mains pleines et l'esprit libre, de se retourner vers les autres, d'entrer dans leur univers, de s'en enrichir par la communication et l'échange.

Je ne feuillette jamais sans émotion l'album de dessins et poèmes d'enfants que j'ai recueillis sur le thème de la maman. Il y a dans tous ces portraits, dans toutes ces offrandes une telle profondeur de tendresse, un tel élan vers l'être aimé, une si vibrante éclosion de la sensibilité, qu'à les contempler, je me sens forte de cette certitude : l'expression libre au sein d'une communauté riche et valorisante, ouvre pour nos petits les chemins de la véritable culture, celle qui ne sépare pas l'intuition et la découverte, à la fois sensible et intellectuelle, de la réflexion et de l'acquisition des connaissances, celle pour laquelle la mémoire est tout à la fois affaire de coeur, d'intelligence, de sensations, de gestes créateurs qui s'inscrivent au plus profond de l'être humain, le modèlent et le guident vers une compréhension de plus en plus ouverte de l'homme et du monde. La belle tenture bleue et blanche de l'école Freinet, centre rayonnant de la « maison de l'Enfant » en offrait à St-Etienne, avec son couple conquérant de l'âge d'or, le plus charmant symbole.

Madeleine PORQUET

 


Ecole maternelle Saint-Marc - Brest ( Madame Thomas)


Ecole maternelle des Chartreux - Troyes (Aube)
Madame Connet

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