Monique, 6 ans 1/2
Ecole de N.-Dame-Limite, Marseille

Gaspillage !

La maîtresse montre triomphalement au papa de Corine le beau dessin de la fillette, la benjamine de la classe, cinq ans quatre mois. Elle est heureuse à la pensée que le papa va s'extasier... dire que c'est bien de dessiner comme cela, avec ce trait vivant, cette fougue, cette aisance...

- Oh ! dit le papa, horrifié, mais à la maison, elle ne fait jamais ça ! Regardez, elle a mis au moins huit ou dix doigts à chaque main ! Mais elle a quelque chose, cette petite !

- Non, cher-papa-d'élève, rassurez-vous ! elle n'a rien que son amour de la vie, son imagination fleurie, et déjà, cette plénitude de l'esprit qui va où il veut ; voilà ce qu'elle a, votre petite.

Elle avait simplement dessiné « une petite fille qui a les mains pleines de printemps », comme un autre jour, elle a dessiné « la petite fille avec tous les soleils qui tourbillonnent autour de ses cheveux... parce que, après la pluie, le marchand de soleil était passé, et qu'il faisait beau... beau ! ».

- Alors, l'imagination seule, compte ?

- Il est un temps pour tout. Patientez...

Corine est allée au ski : elle dessine, et il lui en faut, des feuilles ! pour les skis, pour les bâtons, pour la maison…

- C'était bien un chalet, mon cher-papa-d'élève, la maison de Corine avec ses croisillons de bois ?

- Comment, vous savez ?

- Ses dessins, vous savez... ses dessins...

Et ainsi, de jour en jour, se trame la belle fresque de cette pensée enfantine, qui se construit, affective et objective à la fois.

   

Mais encore, cette pensée enfantine, faut-il des yeux pour la voir, des oreilles pour l'écouter, un coeur pour la comprendre. Et c'est là que le gaspillage commence.

... Les murs de la Maternelle, qui s'ornent de gravures « étudiées pour », par ces maisons spécialisées dans le matériel « tout fait », avec ces animaux enjuponnés... ces fées aux yeux de guimauve…

- Gaspillage.

Pourquoi déjà marquer l'esprit des petits de ces banalités stéréotypées, fades jusqu'à la nausée ?

Comme si, entre le riche cheminement de la sensibilité enfantine, et l'épanouissement du talent chez les grands maîtres, il était besoin d'intermédiaire.

Vous n'osez pas donner droit de cité aux belles, grandes, somptueuses créations de l'enfant ?

Alors, prenez au moins Van Gogh, prenez Renoir, prenez Matisse, prenez Klee, ou les estampes japonaises.

Dès la Maternelle.


(Photo H Robic)
   

Chères camarades de toutes les écoles, feriez-vous apprendre dix lignes, en guise de poème, du feuilleton de la quatrième page de votre quotidien ? Gaspillage.

Et plus tard, servir à tous ces jeunes appétits, à toutes ces « fringales-de-s'exprimer »... leur servir ces « modèles au tableau »... ces frises du Livre de Géométrie... ces barrières « du dessin au carreau »... ces reproductions de n'importe qui et de n'importe quoi... Gaspillage !

Et crime de lèse-humanité : car enfin, c'est comme si l'on amputait l'esprit-créateur d'un peu de lui-même. Qui oserait condamner nos pieds, dès l'enfance, à ne plus danser ? nos mains à ne plus caresser ?

Ces petits de votre quartier ou de votre hameau, après sept ans où on ne leur aura guère demandé de prendre confiance en leur propre force intérieure, où les retrouvera-t-on ? Vous savez bien que pour la masse de ces fils des pavés ou des champs, les lycées, les collèges, même les C.C. seront fermés. Pour eux, c'est, tout de suite, l'usine, la ferme, l'atelier...

Ils seront votre menuisier, votre maçon, votre peintre. Et vous direz peut-être : « Oh quel manque de goût... quel manque d'initiative... » Et pour retrouver l'originalité, vous suivrez les snobs chez le tisserand des Baux, ou le sculpteur d'olivier d'Ajaccio - ceux qui se sont évadés, qui ont retrouvé l'accord de la main, de l'outil et de la matière belle et noble : laine, galet, bois, fer...

France, pays de Colas Breugnon, tu n'as pas perdu de ton pouvoir de création... Tu as oublié seulement que tes enfants en étaient capables.

Et je regarde pieusement la grande cuiller, la belle fourchette de buis, seul souvenir de la pauvre maison de ma grand'mère.

Qui les a ainsi sculptées et polies ? Qui a enroulé au fil du couteau, cette naïve et fraîche guirlande d'aubépine, surmontée du « rigaùd », le rouge-gorge depuis toujours gardien de leurs dieux lares ?

... Un petit berger des hautes terres, illettré - et qui avait encore aux doigts la glorieuse certitude de l'enfance - tout en gardant, sous les étoiles, par les sentiers de la lavande, qui, eux, n'allaient pas à l'école.

Paulette QUARANTE
École Notre‑Dame‑Limite, Marseille

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