Daidansou K, 13 ans
Ecole de Pitoa (Cameroun)

D'UNE ESTHÉTIQUE CLIMATIQUE

e bruit d’une objection nous revient bien  souvent : ces peintures libres, ces peintures Freinet, sont admirables de poésie, de fraîcheur, de vie; elles dénotent une merveilleuse sûreté dans la conception et l' exécution, mais tout cela est le fait  d'enfants exceptionnellement doués, orientés par des maîtres qui sont eux mêmes de véritables artistes. « Une telle production artistique est littéralement impensable dans nos écoles ».

L’objection tombe du sommet de quinze ou vingt ans de carrière, avec le poids d'un verdict. L'affaire est jugée. L'art enfantin est réservé aux enfants prodiges et aux maîtres-ès-peinture. Les autres - le commun des écoliers et le commun des instituteurs - regagnent leurs logis où les attendent ces objets modèles que l'on s'efforce d'imiter dans leur volume, leur perspective et leur anonymat : cruche, bouquet, pile de livres, bouteille et verres.

Ainsi la bataille est-elle perdue avant même d'avoir été engagée : vous qui êtes les plus forts, cultivez cette riche province et laissez-nous en paix sur nos champs de cailloux ; à vous l'art, à nous la copie ; à vous la vie créatrice, à nous la stérilité sans histoire.

Et pourtant... qu'est-ce que dix ou vingt ans de carrière, dix ou vingt ans d'habitudes pédagogiques, en face de cette présence surprenante : l'enfant, un enfant, riche de son désir de vivre et d'exprimer ce désir, riche d'un monde bouleversant de sensations et qui pourrait bien bouleverser le nôtre. Pourquoi faut-il que tant de maîtres jugent le monde à partir d'axiomes pédagogiques indiscutables, alors qu'il serait si simple et si efficace de revenir au réel, de réenvisager l'enfant avec le regard du coeur !

   

Alors les maîtres comprendraient que l'enfant, avant même d'être celui qui atout à apprendre est celui qui a tout à exprimer. Ils comprendraient que l'art enfantin, dans ses richesses, ne témoigne pas d'aptitudes intellectuelles supérieures, mais d'une expérience du monde.

En effet, c'est un langage beaucoup plus primitifs beaucoup plus naturel que la formulation logique du langage adulte ; il est proche de ses sources inconscientes, de cette sphère affective hantée par les rêves et les désirs, les ferveurs et les terreurs ; il exprime le foisonnement de l'expérience, à même la vie. L'art enfantin authentique est présentification d'un monde vécu comme sensations et émotions, antérieurement à toute réflexion, à toute reconstruction intellectuelle de l'expérience.

La peinture enfantine cesse d'être naturelle dès que l'intention de représentation l'emporte sur la nécessité instinctive de la présentation. Alors le caractère réaliste de l'oeuvre s'impose, ses éléments imaginaires régressent, une période de l'enfance est révolue ; la réalité objective du monde s'impose d'elle-même : moment de l'enfance, où, avant les grands bouleversements de l'adolescence, l'enfant paraît étrangement proche de l'adulte.

Dans cette dialectique de la vie et de la pensée qui nous situe au coeur de l'expression artistique, il n'est pas dit que les valeurs de rationalité, d'objectivité nourrissent les éléments esthétiques les plus valables ; ou, si l'on préfère : ce ne sont pas les élèves les plus intellectuels qui font les meilleurs artistes. C'est même souvent le contraire qui se présente : l'enfant en difficultés intellectuelles reste fidèle à son monde de sensations puissantes, à son univers émotionnel qui lui fournissent une inspiration et une matière picturales d'une richesse inépuisable. La sensation (aisthèsis) n'est-elle pas la racine de l'esthétique ? L'art n'est donc nullement le privilège des enfants prodiges. De tels enfants se sentent d'ailleurs bien plus à l'aise avec des livres qu'avec des pinceaux, d'autant plus que l'Ecole ne fait que favoriser, en eux, le divorce de l'esprit et de la matière.

Quant au rôle du maître dans l'éclosion des oeuvres d'art, il est plus que jamais, pour reprendre l'expression d'Elise Freinet, affaire de subtilité. Il n'est point nécessaire qu'il se soit exercé lui-même à peindre ; peut-être est-ce même préférable car ainsi il sera moins tenté d'intervenir dogmativement dans les tâtonnements esthétiques de ses élèves.

Sa tâche essentielle n'est pas de dire ce qu'il faut faire et comment il faut s'y prendre. Elle réside dans la création d'un climat de beauté qui pénétrera toute la vie de la classe.

Entendons-nous bien : il ne s'agit pas de surcharger les murs de reproductions de Van Gogh ou de Matisse, ni même de disposer partout des corbeilles de fleurs savamment étudiées. Mais bien plutôt le maître invitera les enfants à découvrir la beauté du monde, à en nourrir leur sensibilité.

On ne manquera pas d'objecter : « Allez donc apprécier la beauté des faubourgs industriels et revenez nous en parler ! »

Faubourgs industriels... Gromaire et Fernand Léger les ont exaltés dans une apothéose de lignes et de couleurs. Pourquoi l'enfant serait-il impuissant à projeter sur ce monde‑là ses propres exigences de beauté ?

Car à vrai dire, tout le problème est là : ramener l'enfant à ses exigences fondamentales, exigences si rapidement étouffées dans les premières années de vie familiale. Les cheminées d'usines et les mornes lotissements pèsent moins sur la destinée enfantine que le milieu familial ancré dans les mortes eaux de ses soucis quotidiens.

Tout enfant a eu faim de beauté, mais quels aliments les adultes lui ont-ils apportés pour calmer cet appétit intempestif ?

L'Ecole, en se situant comme un véritable foyer esthétique, luttera contre le mauvais goût ambiant, contre la vulgarité, contre la banalité.

Sous prétexte de se vouloir près du peuple, trop de maîtres acceptent sans réagir le mépris des masses modernes pour les valeurs hautement esthétiques. Comme si celles-ci étaient l'apanage des classes aristocratiques ! Ainsi par crainte de se couper de lui, l'Ecole préfère souvent consacrer la médiocrité du peuple en offrant à ses enfants des nourritures frelatées. Ce faisant, elle leur interdit la possibilité d'une véritable imitation intérieure qui, seule, leur permettrait d'accéder à une plus profonde humanité.

C'est à préparer cette mutation que nous devons travailler.

C. COMBET

Professeur


École de Saint-Benoît (Vienne)

 

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