De notre nullité artistique

par PAUL LE BOHEC

Pourquoi y aller par quatre chemins ?

Non, nous ne faisons pas ce que nous devons faire. Nous sommes à côté ; nous traînons dans les miasmes de l'ancienne pédagogie. Et même de notre ancienne pédagogie. Nous n'ouvrons pas les yeux pour regarder la réalité en face. Nous sommes encore des instituteurs, des maîtres d'école. Mais pas des pédagogues. Pas, du moins, ceux que nous devrions être, dans ces années 70 commençantes.

Nous devrions, dès l'école primaire, consacrer la majeure partie de notre temps à éclairer chaque enfant sur ses conditionnements et à relativiser le mot liberté. Mais nous devons aussi lui permettre d'épuiser ses fantasmes et de diminuer l'emprise de son (de ses) complexe majeur. Et cela peut se faire, pour une bonne part, par les langages utilisés en tant que moyens de projection.

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Je voudrais m'arrêter aujourd'hui à ce qui est le plus criant : l'absence des possibilités d'une activité artistique pour la presque totalité des enfants des écoles primaires françaises.

Nous pouvons, pour commencer, balayer devant notre porte. Certes, l'Ecole Moderne pourrait, à bon droit, être fière de ce qu'elle a déjà réalisé. Passer d'une activité scolaire artistique de 1 pour 10 000 à 1 pour 100, ce n'est pas un mince résultat (La revue ART ENFANTIN a été créée en décembre 1959.).

Mais il ne faut pas s'arrêter à cela.

Nous devons maintenant chercher à atteindre les 60, les 70, les 80%. Mais c'est comme un avion qui s'approche du mur du son : ce sont les dernières couches d'air qui sont les plus difficiles à franchir. C'est qu'il s'agit de faire s'approcher de l'art enfantin, un gros lot de maîtres qui en sont considérablement éloignés. Et même chez nous. Et même nous.

Notre mouvement se satisfait de la situation actuelle, grâce à la caution que lui donnent ses écoles-artistes. Certes, nous avons de magnifiques expositions. Mais c'est un rideau de fumée qui masque la réalité. Comme c'est facile de réunir quelques oeuvres « exceptionnelles » ! Ou de faire appel, pour la galerie, à l'école spécialisée que l'on voit partout ! Ce qui est une dangereuse solution de facilité car elle fait croire, même à nous-mêmes, que dans ce domaine nous obtenons tout de même des « résultats ». Oui, à un moment donné, il fallait se battre pour faire accepter l'art enfantin, pour le faire reconnaître. A mon avis, encore une fois ce travail a été fait et même bien fait. Maintenant, il faut convaincre de sa nécessité, on peut dire : vitale.

Quand on fait le compte des écoles‑artistes, dans chaque département, a‑t‑on besoin des dix, des cinq doigts de la main ? D'ailleurs, l'école‑artiste est devenue, maintenant, une mauvaise conception. C'est un peu comme le professeur brillant qui est dangereux parce qu'il séduit, parce qu'il endort les esprits qu'il devrait éveiller.

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Portons résolument le fer dans la plaie. Regardons bien la situation en face, sans faiblesses ni ménagements.

Qu'y a‑t‑il généralement à la tête des écoles-artistes ? Des maitres passionnés qui ne sont pas, généralement, eux-mêmes des artistes. Car s'ils l'avaient été, un tant soit peu, ils auraient bien trouvé le moyen d'investir leur artisterie dans une pratique personnelle. Ce sont des maîtres assoiffés de création qui, pour de multiples raisons, ne peuvent accéder qu'à la création au second degré ; je veux dire par personnes interposées. Et ils ont si bien su faire leur affaire de la création enfantine qu'ils n'ont jamais négligé ni temps, ni courage, ni argent pour mettre à la disposition des enfants, les papiers de qualité, les peintures propres, les encres, les bons pinceaux... Et la place et le temps qu'il faut. Et le calme et le silence.

Ne cachons pas que, dans cette activité, le maître peut trouver une satisfaction personnelle. Ce peut être une compensation, un moyen de prendre une fois la tête du peloton, une sublimation... Ce peut être un rattrapage de ce qu'il n'a pas connu, à cause des obstacles accumulés (à l'école, l'heure de dessin de l'emploi du temps correspondait à dictée ou problème), à cause de l'absence de moyens matériels, d'une indifférence culturelle du milieu, d'un blocage psychologique...

Oui, c'est bien vrai que cela peut faire plaisir au maître. Mais il ne doit pas s'en faire une culpabilité supplémentaire. Tout au contraire, il pourrait même s'en féliciter. Qu'importe ce qui est la source, si le courant apporte, à chaque enfant, ces langages efficaces !

Le malheur, c'est que ces maîtres soient si peu nombreux.

Et si, malthusianistement, ces maîtres ne constituaient pas, comme les artistes, une confrérie de personnages à part, ou au‑dessus ? Mais non ; je joue seulement à être méchant : notre prosélytisme fondamental ne saurait avoir de domaines réservés.

Donc, le malheur, c'est que tous les maîtres ne puissent être à ce point passionnés.

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Mais, j'y pense subitement : et si je balayais, moi aussi, devant ma porte, pour voir pourquoi je ne l'étais pas, moi, passionné ?

Certes, pour la sérénité de ma conscience Ecole Moderne, je pourrais me dire que mes élèves ont toujours eu une activité artistique. Mais ma conscience était peu exigeante et s'accommodait très bien d'une infime activité, à la vérité plutôt maigre. Allons, Paul, cherche, fouille.

Pourquoi, par exemple, mes enfants n'ont‑ils pas peint davantage ? C'est peut‑être parce que l'organisation matérielle d'un atelier est comme contraire à ma nature. Elle me coûte énormément. Oh ! bien sûr - et malheureusement - soudain il me prend de grands élans. Et alors, c'est vrai, je m'y mets vraiment. Mais je manque de persévérance. Quand les peintures commencent à se salir, il faudrait que je me prenne par la main et que je m'y mette.

Mais je tarde. Et j'ai toujours quelque chose qui passe avant. Je pourrais prétexter habilement un manque de place ou un manque de crédits. Mais même quand je m'étais donné des crédits, je n'y parvenais pas plus. Et puis, il y a chez moi un manque foncier de générosité. Cela me coûte de donner du beau papier, de grands formats, une palette variée et étendue.

Non, non, je me masque la réalité. La vraie vérité c'est qu'il y avait chez moi une certaine tendance à l'accaparement de l'oeuvre de l'enfant. J'ai rencontré tellement d'obstacles à toute production personnelle que, inconsciemment je me jetais sur tout ce que j'avais un peu aidé à naître. Ce que l'enfant produisait, c'était une chose. Et je tremblais lorsque l'enfant, qui avait bien commencé ‑ selon mes critères ‑ allait gâcher ‑ à mes yeux ‑ l'oeuvre entamée. J'avais tendance à limiter la liberté de l'écolier. Oui, oui, c'est bien cela, c'est bien cela ; c'est mon attitude accaparante qui était à la source. Oh ! je n'étais pas seul. Hypocrite lecteur, mon semblable, mon frère, tu appartiens sans doute à la même charrette. Non, à la longue, longue procession de charrettes. Oui, l'école nous avait façonnés à une vision si limitée du « beau », de ce qui est bien en peinture, et nos critères reçus étaient si péremptoires, si définitifs que nous ne pouvions faire autrement que d'essayer de faire passer les enfants par cette porte si étroite. Dans nul autre domaine, le poids du maître ne pèse si lourd. Alors que c'est là, justement, qu'il serait le plus autorisé à peser léger.

Certains camarades s'en sauvent magnifiquement. Mais ce n'est souvent que par grande chance que l'on découvre l'infini du plaisir esthétique. Comme le pain, cela se partage. Mais nous, les maîtres, nous vivons si isolés, si loin de toute vie artistique ‑ et si près de tant d'autres choses que nous n'en recueillons que des miettes. Et nous n'avons même pas le temps de trouver, au hasard des rencontres, des amis qui auraient cette préoccupation. C'est vrai, nous manquons d'introducteurs. Elle est là, la malchance de l'école, la malchance des maîtres et par conséquent, multipliée par trente, la malchance des enfants. Quelle malchance, pour eux également, que cela puisse dépendre à ce point du plaisir, du bon plaisir du maître ! Il nous faudrait peut‑être des moyens d'introduction, d'agrandissement. Peut‑être une publication. Non pas faite par des gens dédaigneux qui ne sauraient condescendre à descendre du haut de leur olympe et à salir les beaux‑arts réservés aux âmes d'élite. Mais si des camarades, en qui nous avons confiance, des camarades qui ne jouent pas des personnages, nous disaient simplement pourquoi ils aiment tel ou tel artiste, quelles sortes d'émotions esthétiques ils éprouvent, alors nous nous trouverions enrichis de grilles nouvelles à poser sur les oeuvres d'art, sur les oeuvres des hommes et sur la nature elle‑même.

C'est bien cela : cherchons des introducteurs. Si notre sensibilité est émoussée, si elle est devenue étroite, développons-la en passant par la sensibilité de ceux que l'on aime. Ne craignons pas, s'il le faut, les détours qui feront frémir d'horreur les gens à la bouche en cul de poule pincé. N'hésitons pas à passer par l'analyse, la construction, la création, la couleur, l'anecdote. Et même par les récits poignants de la vie de certains artistes (Voir les B.T. : Michel‑Ange, Lurçat, Picasso, Van Gogh, etc.). Nous sommes à l'arrêt, comme des chiens, non, mieux, comme des locomotives. Tout est bon qui nous mettra en marche. Il le faut pour le total bénéfice des enfants du peuple.

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Je vais encore me parler à moi dans l'espoir que chacun se parlera à lui. Pourquoi n'ai‑je pas consacré plus d'attention à la création graphique et picturale ?

- Et, pourtant, Paul, tu l'as fait !

- Non, non, je sais par des exemples proches quelle doit être la générosité du tâtonnement pour qu'un enfant puisse s'emparer d'un langage, pour qu'il le maîtrise et en fasse l'usage qui lui convient, qui lui est nécessaire.

- Mais après tout, tu ne peux tout faire. C'est déjà bien que tu aies ainsi axé toute ta classe sur l'expression libre et qu'il y ait tant de secteurs où tu pourrais être assez content de ce que tu as offert.

   

- Mais comment pourrais-je être en paix avec moi si je n'ai pas offert avec générosité et non pas épisodiquement, petitement, une fois de temps en temps, les moyens d'accéder aux langages plastiques et la possibilité de les dominer ?

Mes camarades, il faudrait arriver à 50 millions d'artistes en France. Ou du moins à 50 millions de personnes qui auraient eu vraiment, un moment, « l'art » (nous, nous disons : l'expression libre !) dans les mains et qui auraient pu y renoncer, s'ils l'avaient voulu, en connaissance de cause.

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Bon, voyons les choses. Et disons‑les, même courtement. On peut très bien ne pas avoir un besoin, pour ainsi dire pulsionnel, d'introduire l'art enfantin dans sa classe. Alors ce pourra être pour des raisons sentimentales, ou des raisons de justice, d'égalité, de militantisme politique. Des raisons d'affection, d'amour. Et même des raisons intellectuelles : on peut comprendre, intellectuellement, que l'art comme toute chose peut être l'objet d'une étude objective, d'une étude subjective, un moyen de survie, une communication, une projection. Dans le dessin, l'enfant se projette, il s'équilibre, il commence à épuiser ses complexes. Et si l'on pousse un peu les choses, il devient lisible et clair.

Bref, quelle que soit notre façon d'aborder le problème : individuellement, en militant, en pédagogue, en intellectuel, il faut dans nos classes introduire l'art enfantin en discipline majeure. Avant la linguistique, avant même la mathématique. Il le faut pour des raisons graves. Au début avec de l'argent fourni ; cela vaut bien un tableau acheté, un repas de notables, un confort d'apparat. Et les moquettes des yeux et de l'âme valent bien celles des pieds. Et puis, après, avec de l'argent trouvé : quand vous, maintenant convaincus, les autres maîtres, les parents, les municipalités, en auront compris la nécessité. Si l'école oublie l'art : « A bas l'école et ses cuistres ! » Non ?

P. LB

   

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