ACCORD ET DISCORDANCE DU MONDE

On me demande d'écrire quelques lignes pour Art Enfantin. Il se trouve que mon cerveau n'est pas apte aux dissertations brillantes sur des idées qui m'échappent et que je ne saurais gouverner. Je ne possède que quelques impressions fugitives, quelques lumières vacillantes et le plus souvent, la sensation de laisser couler le sable entre mes doigts sans pouvoir le retenir.

Pendant « les journées de Vence », j'ai écouté les discussions passionnantes, les conclusions réconfortantes d'hommes convaincus. Mais, face à leur décision, à leur sûreté, je suis restée déroutée, et comme par le passé, les mains vides...

J'ai relu les numéros d'Art Enfantin et, avec le recul du temps, j'y ai retrouvé ce climat d'euphorie qui semble accompagner et protéger les réalisations de nos travaux dans nos classes d'Ecole Moderne. Nous paraissons, les unes et les autres, nous épanouir dans une ambiance idyllique où tout semble facile, agréable, privilégié. Je sais, moi, que c'est là apparence souvent trompeuse et qui n'est pas un état bienheureux réservé à une équipe d'avant-garde. Oui, nous avons fait le choix et de façon définitive : nous avons choisi, résolument le parti de la beauté, de la perfection, le parti de la personnalité, et cela le plus souvent envers et contre tous. Beaucoup d'entre nous savent ce que ce choix représente parfois de courage et de sacrifice. Ils savent que nous y risquons chaque jour la tranquillité de vivre, la sécurité quotidienne du petit travail sans histoire et que, par contre, nous y gagnons souvent l'incompréhension, la raillerie et les risques d'un dénigrement systématiquement entretenu. Non, je ne joue pas sur les mots.

« Ce sacrifice, vaut-il la peine d'être chaque jour consommé », nous dira avec un sourire amusé, le très bon instituteur moyen ? « Est-il possible de se créer de telles chimères alors qu'il est si commode, si rassurant de se dire que l'on est fait pour simplement apprendre à lire et à compter ? ».

Evidemment. Tout est question de point de vue. Mais il se trouve que je vis, et dès l'instant que je suis un « être vivant », le phénomène qui m'importe le plus c'est de vivre et même d'avoir la passion de vivre. Celle qu'a l'enfant et qui fait qu'il m'est plus facile de faire confiance au tout petit qu'à l'adulte.

Bertrand Edouard, 8 ans
Ecole de Pontenx-les-Forges - Landes

   

Au fil de mes très inférieures impressions, j'essaye, non pas d'établir les vraies destinées de l'homme, mais seulement de me pencher discrètement sur l'enfant à son premier jour. Quel est-il cet enfant ? Un être où explose la vie et qui pour un temps déterminé doit prendre assise sur le monde, s'y acclimater, le connaître et si tout marche bien, l'aimer. De quoi ce monde est-il fait ? de l'essentiel sans doute : l'eau, le ciel, le soleil, la terre, les étoiles, les hommes.

A l'esprit me revient le décor où actuellement, à l'école, je vis tous les jours : l'eau ?Un simple robinet pour tant d'enfants ! Le ciel ? En cherchant bien entre les hauts murs des bâtiments, peut-être en découvre-t-on un coin ! La terre ? Du traditionnel macadam ! Les étoiles ? Ça ne fait pas partie de notre programme ! Les hommes ? Leurs idées ? Leurs visages ? Leurs vies ? Non, ce serait du temps perdu... La grammaire, le sujet, le verbe doivent passer avant toute chose.

Dans ces conditions, que devient l'être « vivant » destiné à vivre ? Par la force des choses, l'Ecole en a fait un objet préfabriqué à l'usage des instructions de 1923 ou de 1885. Il n'y a plus aucun accord entre son être intime et le monde où il vit, et il est un peu puéril de se demander alors d'où viennent cette instabilité, ces maladies de l'attention et tant de misères tombées sur l'enfant de 1960 sur lequel psychologues et psychiatres se penchent. Sans qu'on s'en rende bien compte, cet enfant « vivant » au départ, est devenu un enfant instable, un déséquilibré qu'il faut soigner maintenant avant que de l'instruire. Privé du contact direct avec les éléments du monde, emprisonné dans les constructions monumentales nées du génie de l'homme, happé par la vitesse, dépossédé de ses biens naturels, pris dans le bruit obsédant, qu'adviendra-t-il bientôt du « petit d'homme ? »

Comme nous voilà loin du climat bienheureux que nous avions rêvé ! Notre travail, nos recherches, nos efforts sont marqués du signe de l'inquiétude et de l'impuissance. Mais, du moins, nous ne pourrons jamais plus faire nôtres, la résignation, la médiocrité, l'acceptation du « comme tout le monde », la facilité et la routine.

   

Si les belles images que nous offre Art Enfantin, prennent parfois, à nos yeux, un aspect si bouleversant, ce n'est là ni effet du hasard ou d'accident. C'est que de toutes nos forces, désormais, avec nos pauvres moyens sans doute, mais avec la foi de « celui qui sait », nous essayons de réaliser, de magnifier cet accord secret de l'enfant avec le monde. Il ne s'agit point ici d'une conquête pédagogique, intellectuelle ou morale, mais avant tout d'une respiration nécessaire, d'une mise continuelle en éveil, d'un « sens de l'alerte » qui rend l'enfant présent, attentif aux ressources multipliées et sans cesse renouvelées que lui offre le monde en sa constante évolution. C'est par cette voie-là que l'on arrive à la véritable connaissance.

Modeste devant cette connaissance qui n'est pas une vérité en soi mais une recherche sans cesse poursuivie, sans cesse remaniée, sans cesse réapprise, cet enfant libre de créer, libre de penser, libre de chercher, cet enfant que vous voyez travailler dans les pages d'Art Enfantin est certainement devenu un enfant équilibré et heureux. Il faut le dire, Art Enfantin n'est donc pas une revue destinée à l'élite du monde pédagogique, mais un témoignage criant auquel ne devrait rester sourd aucun parent, aucun éducateur, le témoignage du besoin de vivre de l'enfant.

Jacqueline BERTRAND-PABON.

La noce - J.Fassole, 9 ans
Ecole de Crouy-sur-Cosson, Loir et Cher

   
Le chasseur - Nano, 10 ans
Pont-de-Lignon - Haute-Loire
   
C'est la maman et sa petite fille
Annie, 5 ans 6 mois
Ecole maternelle St-Marc - Brest
   

Louis, 8ans - Ecole de garçons
Pessac Verthamon - Gironde

 
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