L’évident bonheur de respirer

Sous sa forme simple, naturelle, primitive, loin de toute ambition esthétique et de toute métaphysique, la poésie est une joie du souffle, l'évident bonheur de respirer.

(BACHELARD « L'air et les songes »).

Rien ne me semble mieux définir l'activité poétique de nos petits que cette affirmation de Bachelard. Cette activité poétique qui touche à tous les domaines de l'expression : plastique, sonore, gestuelle, nous paraît bien, en effet, trouver sa source dans la vie organique et affective du bébé qui gazouille et gesticule, de l'enfant qui dessine ou peint au rythme même de sa respiration qui est aussi celui de sa joie de vivre.

Je feuilletais l'autre jour un album de reproductions de Van Gogh avec une amie qui a vécu près de moi toute la guerre et la déportation. Elle, qui n'est pas institutrice sortit alors de l'album un petit dessin au crayon noir (un chien dansant coiffé d'un chapeau à fleurs) plein de vie et de fantaisie que je reconnus aussitôt pour l'un des nombreux dessins de Jojo, un de mes gosses d'Escaudain.

« Quand je suis lasse, fatiguée de la vie et de la sottise humaine, me dit-elle, ce n'est pas vers Van Gogh que je me tourne, je regarde le petit dessin et il me console, il me redonne le goût de vivre ».

La joie de vivre de Jojo - un petit polonais de cinq ans qui dessinait et peignait comme il respirait avec l'étonnante fantaisie d'un enfant, aux émotions confuses, rebelle à l'analyse, mais amoureux du mouvement et de la couleur - s'exprimait dans de curieux dessins, aux détails savoureux, teintés d'insolite humour, dans des personnages solidement campés, mais toujours nimbés d'une étrange atmosphère où le rêve et la réalité se mêlaient de façon indéfinissable, insistante et lointaine, lourde et complexe à la fois.

   

Jojo ne s'embarrassait point d'explications, et je n'ai jamais cherché à savoir de quelles « rencontres » étaient sortis ce carnavalesque « joueur de flûte », ni cette « dame à la canne ». Mais je revois le sourire épanoui et la tranquille délectation des gestes du petit tout entier engagé dans son oeuvre, qui la vit en même temps qu'il la crée, et tout à coup cette rupture du rythme lent et la poussée de fantaisie qui crée le détail original : les petits carreaux roses dans une jambe du pantalon.

Le chien à la queue fleurie

- A l'opposé de Jojo, voici Marinette : une petite fille vive, toute en finesse et en subtilité.

Chez elle, la joie de vivre est comme le souffle, légère, délicate, et s'exprime dans des recherches graphiques très décoratives, dans un coup de crayon assuré, dans des coloris harmonieux et acides.

De même les dessins de Jean-Luc sont à son image, agressifs, « m'as-tu-vu » élaborés d'un seul jet, au rythme d'une respiration rapide mais régulière, sous le coup d'émotions vives mais équilibrées par un esprit inventif et intuitif, moqueur et tendre.

Quant à Jean-Hervé, enfant timide et très sensible, ce n'est que devant un papier et le crayon en main qu'il s'extériorise. Ses dessins révèlent un esprit fin, curieux, volontiers absent, perdu dans une rêverie vivante qui n'est pas dépourvue de malice. Toute timidité disparaît dans l'oeuvre picturale, il est enfin libéré, respirant à l'aise dans son univers de couleurs harmonieusement recherchées.

Chacune de nous peut ainsi, au soir de chaque journée de classe, mettre d'un seul coup d'oeil un nom d'auteur sur toutes les oeuvres nées de la naturelle exubérance poétique de nos petits, sur tous les rythmes délivrés par le crayon ou le pinceau, nés du bonheur de respirer en recréant le monde familier de l'enfance émerveillée. Car ces oeuvres témoignent également d'une certaine présence de nos petits au monde ; une présence qui n'est pas comme la nôtre, trop souvent indifférente ou blasée, mais chaleureuse et dramatique.

Une présence qui engage l'enfant tout entier et tout d'abord son affectivité dans les êtres et les choses qui l'entourent et lui fait éprouver à la fois : « l'accord secret du coeur humain avec les harmonies cosmiques » (E. Faure) et l'unité du monde.

   

Car pour l'enfant comme pour le poète
Une feuil d’herbe n’est pas moindre
Que la journée des étoiles
Et la fourmi est tout aussi parfaite
Et un grain de sable et l'oeuf du roitelet.

(Whitman).

Une présence essentiellement dynamique qui rebrasse toute réalité et l'imprègne de vie, de chaleur, de mouvement, de tendresse.

Le monde endormi se réveille, s'émeut, vibre avec les saisons, avec les heures, avec les drames des bêtes et des hommes.

L'enfant s'en va, sur ses pied ronds
Vers les étoiles
Il a mis son chapeau
Et il s’en va
Son pied balance
A côté de lui volent les étoiles et les nuages
Peut-être qu'avec ses longs bras
Il va attraper les étoiles.

   

De ce monde naissant et fleurissant si aisément, si spontanément, au bout de son pinceau, l'enfant tire une telle impression de plénitude et de puissance qu'il s'en trouve tout entier projeté au-devant de lui-même, vers un avenir sans cesse dépassé.

L'accueil chaleureux fait à ses oeuvres par la communauté, maîtresse et camarades, la mise en partage des richesses de tous ordres, valorise ses expériences, soutient ses découvertes, amplifie son souffle créateur.

Les poches de nos petits sont toujours bourrées de dessins qu'ils nous offrent comme à celle qui sait voir et recevoir autant que donner, celle qui permet de conserver en soi, et de multiplier cette puissance d'émerveillement sans laquelle il n'est pas d'oeuvre poétique, celle qui, s'étant résolument acceptée comme compagne de l'enfance, sait se plier aux plus humbles tâches comme aux plus douces et aux plus exaltantes.

Quand il m'est donné au cours de mes tournées, d'entrer dans une de ces classes où chacun des petits, au coude à coude fraternel avec ses compagnons, recrée son univers familier, qui avec le pinceau, qui avec le papier et les ciseaux, qui avec la terre, qui avec les chiffons, je me sens à mon tour baignée de cette joie qui coule comme une source, éclaire les visages, adoucit les gestes maladroits.

Entrant dans ce compagnonnage qui rend chacun attentif aux essais des autres, qui se veut aide, partage, collaboration fraternelle, qui exclut toute ambition et toute jalousie, mais est essentiellement levain de dépassement, j'éprouve pleinement que :

« grandir est sans limites ».

Madeleine PORQUET,
Inspectrice des Ecoles maternelles

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