Le Classique et le Baroque dans la peinture enfantine

L'OPPOSITION du classique et du baroque est devenue un des lieux communs de l'histoire de l'art. Des maîtres tels qu’Emile Male et Henri Focillon en ont caractérisé les aspects essentiels, dans un esprit fort différent, à vrai dire. Le premier, en effet, n’accorde l'épithète de classique et de baroque qu'à deux périodes esthétiques bien délimitées dans l'espace et dans le temps : classicisme du Quattrocento, baroque de la fin de la Renaissance (Titien, Greco, Rubens) ; le second cependant élargit singulièrement les concepts classique et baroque puisqu'il y voit deux stades nécessaires de l'évolution de tout style.

Dans sa Vie des Formes, Focillon dit explicitement que tout style (par exemple le style grec ou le style gothique) passe nécessairement par une phase archaïque, une phase classique et une phase baroque, phases auxquelles chaque style s'attarde plus ou moins longuement. Et notre auteur de remarquer en outre qu'il existe une indiscutable parenté formelle entre les expressions des différents styles archaïques, classiques, baroques ; parenté qui n'implique en aucune façon la copie d'un modèle, d'un vestige du passé.

Ainsi doit-on comprendre certaines similitudes étonnantes qui nous permettent de rapprocher les sculptures archaïques grecques des sculptures archaïques romanes ou encore des figurations baroques des Alexandrins des groupes monumentaux de Michel-Ange (dans sa dernière période) et du Bernin. Il y a dans tous les cas, communauté d'esprit ou plus exactement communauté d'attitude en face du monde, Tout se passe comme si, à des siècles de distance, un foyer d'artistes inaugurait une vision du monde qui déjà avait hanté d'autres foyers d'artistes. Il ne s'agit cependant pas d'une répétition du passé (tentative qui définit plus spécialement l'académisme, la répétition étant vouée, de par sa nature, à la fixation, à la stéréotypie) ; dans le phénomène qui nous occupe, il faut seulement reconnaître que l'originalité de des formes se déploie sur le fond d'une stylistique existentielle débordant immensément la singularité personnelle de l'artiste et de son oeuvre. Autrement dit, la valeur esthétique de l'oeuvre ne s'enracine pas dans l’exceptionnel dans le rarissime petit détail, dans l'inédit, mais elle est d'autant plus assurée que la singularité de la forme chiffre mieux l'universalité du style. De même, la valeur éthique de l'homme (ici de l'artiste) ne réside pas dans ses bizarreries, mais dans l'assomption d'une tradition, d'un courant de vie auxquels l'individu intègre sa destinée personnelle. Ceci signifie que les constantes formelles d'un style ou les structures d'une vision du monde soutiennent et favorisent la liberté créatrice tout autant qu'elles limitent ses horizons.

Vision du monde et style sont par ailleurs des termes que l'on ne peut séparer qu'arbitrairement. Tout style incarne, dans l'espace et le temps, une vision du monde, une attitude typique à l'égard de la vie, une manière d'exister, d'affronter la réalité, intérieure et extérieure.

 

 

 

 

C'est dans cette optique que s'inscrit le dernier élargissement des notions de classique et de baroque, dégagé par les travaux de Wolfflin, d'Eugenio d'Ors et de Jean Cassou.

L'oeuvre classique respire la stabilité, Elle affirme une nette prédilection pour les verticales, ce qui définit son souci d'une existence solidement plantée sur ses assises. Son dynamisme est centripète : l'oeuvre ne se disperse pas vers l'extérieur, elle se concentre sur elle-même, elle économise ses moyens, comme on le juge par ailleurs dans sobriété de ses couleurs. En outre, elle manifeste une tendance accusée à souligner le dessin ; les valeurs linéaires l'emportent dans son esprit, sur les valeurs coloristiques Nous percevons ici le même soin jaloux de son quant-à-soi, la même nécessité vitale de se réfugier à l'abri de contours qui garantissent l'intégrité et l'intégralité de la forme et la sauvent de la dissolution.

L'attitude baroque s'oppose presque terme à terme à l'attitude classique. Elle est recherche du mouvement, fuite du centre vers la périphérie, extraversion. L'espace n'est jamais assez vaste pour satisfaire son besoin d'expansion : elle tend à en forcer les limites par la multiplication des foyers lumineux et par l'enfoncement de structures en spirales, en diagonales, en cercles ; formes et couleurs se donnent en tourbillon, avec profusion et frénésie, hors des limites rigoureuses du dessin. Le baroque aime les matières riches, somptueuses, les nuances raffinées, les jeux subtils de l'ombre et de la lumière (clair-obscur) ; il se donne volontiers des airs pathétiques et il demeure sous la perpétuelle menace de l'emphase, de la « littérature ». Son dynamisme manifeste, en tout cas, sa profonde nostalgie des lointains, son insatisfaction d'un monde soumis aux normes de l'utilité, de la praxis.

En général, les maîtres manifestent un particulier attachement au style classique. C'est qu'il représente assez bien la somme de valeurs éthiques que l'Ecole, traditionnellement, cherche à transmettre : prédominance de la raison sur l'affectivité, modestie, goût de l'ordre, de l'équilibre harmonieux des parties par rapport au tout (sens de la hiérarchie...), respect du fait objectif, scientifiquement contrôlable. L'apprentissage du dessin et de la peinture participe donc de cette option esthétique du maître et se développe dans ce climat moral. L'enfant dont les structures affectives et mentales correspondent au schème classique se reconnaîtra dans le visage de l'art qui lui est ainsi dévoilé. Au contraire, l'enfant qui habite le monde selon les constantes définies par le baroque ne pourra que rechigner devant les tâches fastidieuses que le professeur de dessin ou l'instituteur lui impose. Or, c'est là quelque chose de beaucoup plus grave qu'une pensée superficielle le laisserait croire. Il se peut que l'enfant éprouve pour l'art un désintérêt, un dégoût qui marqueront toute sa vie et la priveront de cette communion avec des formes de beauté, absolument indispensable à l'épanouissement de l'être humain.

L'apprentissage esthétique doit donc s'opérer sans contrainte de la part du maître dans le respect des individualités. Celles-ci ne doivent mesurer qu'à elles-mêmes leur propre progrès, dans la singularité essentielle de leur destinée. Le tempérament classique et le tempérament baroque doivent pouvoir librement poursuivre leur quête de la beauté, inventer librement les formes par où leur expérience du monde (expérience souvent inconsciente) affirme sa dimension esthétique. Le maître, riche de sa propre culture artistique, aura tôt fait de reconnaître ces « tempéraments ». Il distinguera vite la prédilection des uns pour la ligne, le contour, la prédilection des autres pour la couleur ; la prédominance de l'architecture s'opposera, sous son regard, à l'explosion affective de la joie ou de la peur ; la poursuite obstinée de la perspective, chez l'esprit classique, sera démentie, chez le baroque, par la mouvance de l'espace et l'éclatement des axes du tableau.

Il peut arriver, surtout avec l'adolescence, qu'une mutation se produise dans l'expression esthétique, un renversement des valeurs vécues jusque là. L'ampleur du bouleversement stylistique évoque, dans ce cas, celle du bouleversement affectif. Le maître doit alors se montrer d'autant plus attentif que l'expérience du monde, au cours de l'adolescence peut se dévoiler comme le signe d'une authentique vocation artistique. La révolte stylistique de l'adolescent, comme n'importe quel autre aspect de son opposition aux valeurs admises, exige le plus grand respect de la part du maître. Pour accéder à sa propre personnalité, il est nécessaire que l'adolescent s'engage profondément dans cette dialectique vécue qui l'arrache à l'insouciance et à la sécurité de son enfance ; il est nécessaire qu'il renie toute une part de lui-même et la voue aux gémonies. C'est le temps de la prise de conscience, le temps où le jeune homme et la jeune fille pressentent le visage caché des choses, découvrent que le monde possède un regard et que ce regard se tourne vers eux. Il y a là quelques années uniques d'accession au monde poétique. Certes, ce n'est plus la poésie spontanée, irréfléchie du jeune enfant. L'adolescent apporte à son expression une conscience sérieuse et il ne manque pas de s'interroger sur la valeur esthétique de ses productions, tout le contraire d'un art naïf. C'est précisément la découverte, à travers l'évolution de sa conception du monde, de valeurs nouvelles, qui entraîne chez l'adolescent cette rupture de style que nous avons évoquée.

Classique et baroque ne sont donc pas des formes toutes faites qui s'imposent de l'extérieur à la sensibilité ; ce ne sont pas non plus des formes définitives. Il y a dans la sensibilité même de l'être humain des moments où l'une ou l'autre de ces formes apparaît nécessaire, même si, plus tard, elles doivent être rejetées. La vie d'un style témoigne du dynamisme affectif de l'artiste, à travers un mystérieux processus d'acceptations et de refus, de conquêtes et de retours sur soi.

C. COMBET.

 

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