Une Expérience

Les souvenirs me reviennent des heures joyeuses de ma classe dans laquelle le dessin apportait une sorte d'intimité, de communion entre les enfants et la maîtresse. Parmi tant d'autres, une expérience me revient le sauvetage d'une adolescente.

A six ans, Marinette était une enfant timide, assez chétive, aux grands yeux noirs craintifs et souvent même effrayés. Elle était gauchère. A l'Ecole maternelle, elle avait, tant bien que mal, appris à écrire de la main droite. Elle ne chercha jamais à s'y prendre autrement pour tout devoir sur son cahier. Pourtant, devant le tableau noir, c'était toujours la main gauche qui saisissait la craie pour dessiner. C'était la main gauche aussi, qui poussait l'aiguille et maniait le crochet pour des travaux personnels.

Mariette apprit à lire aussi vite et bien que ses compagnes. Nous pratiquions la méthode naturelle de lecture, textes libres, imprimerie, correspondance interscolaire, toutes activités qui intéressaient l'enfant et la situaient au nombre des bonnes élèves.

Mais, la fillette fit à huit ans et demi une étonnante puberté : elle se mit à grandir, à grossir, si bien qu'à onze ans elle en paraissait quinze.

En classe, elle était toujours gentille, vivante bien qu'assez intimidée; mais petit à petit elle perdit le goût de toute activité. Le travail intellectuel l'intéressait de moins en moins, et pour les travaux manuels, elle devenait de plus en plus maladroite. Elle passait ses journées, assise à son banc, inerte. Son regard semblait signifier : « Ne m'interroge pas, ne me demande rien »... Quelque fois un éclair luisait dans ses yeux : une lettre de sa correspondante semblait la remuer, éveiller en elle une initiative, mais rien n'en demeurait. Jamais de texte, jamais de dessin, sinon d'informes gribouillis. Aucun progrès dans aucune matière.

Que peut-on contre l'inertie fondamentale d'une adolescente, qui a moralement et intellectuellement déserté l'Ecole ?


Mariette, 12 ans

Sainte-Marquerite - Marseille
   

Armande C., 9 ans 8 m.
Costes-Gozon - Aveyron

Avant-dernière dans une famille de dix enfants que le père avait pratiquement abandonnée, à peu près jamais surveillée par sa mère accablée de fatigue et de souffrances morales et matérielles, Mariette ne rentrait à la maison qu'à l'heure du coucher. Où et avec qui traînait-elle ses heures de loisir, je ne le savais que trop. Toute tentative pour essayer de l'attirer s'était heurtée à son apathie et j'étais certaine que Mariette, marquée dès son enfance par un caractère très faible, ne sachant résister aux besoins créés par un trop précoce développement physiologique, était à peu près perdue pour nous. Que deviendrait-elle plus tard ?

Or, un beau jour, un miracle se produisit.

En 1955, notre Congrès devait se tenir à Aix-en-Provence. Le jour où j'annonçai à mes filles que les Bouches-du-Rhône, pour accueillir nos camarades du monde entier, devaient préparer un stand particulièrement réussi, elles poussèrent des cris de joie et il fallut, séance tenante, distribuer papier et fournitures. Mariette n'avait pas pris sa part dans le bruit et l'enthousiasme, mais elle prit tout de même une feuille de papier, comme les autres. Rien ne nous avertit de ce qui allait arriver. Ce fut seulement quand nous revint le paquet de dessins envoyés à Elise Freinet pour un premier choix que la classe eut une surprise : le dessin de Mariette était parmi les élus.

   

Il faudrait maintenant parler de l'émotion que la fillette ressentit, de l'étonnement qui s'empara d'elle, la força brusquement à vouloir réussir là où s'ébauchait à peine un projet. Souvent on la voyait, installée à la table de peinture et qui cherchait, cherchait, jetant au panier maints papiers sans vouloir les montrer à personne. Les beaux tableaux commencèrent à naître un à un, et nous eûmes la grande joie de découvrir, quand tout fut prêt, que le chef-d'oeuvre celui qui allait sûrement nous faire distinguer parmi les autres écoles, c'était Mariette qui nous l'avait donné.

Mariette ne pouvait plus demeurer l'être inerte et impersonnel qu'elle avait été pendant tant d'années. Sa réussite était là. Elle continua à peindre et c'était naturel puisque la peinture désormais lui obéissait. Mais l'envie d'égaler les autres dans toutes les disciplines s'éveilla parallèlement, et comme bon nombre de ses compagnes furent reçues cette année-là à l'examen d'entrée en 6e, Mariette vint un matin me consulter :

- Si je travaille beaucoup, je pourrai, l'an prochain, entrer aussi au collège ?

Je ne me faisais pas d'illusions, mais je me gardais de la décourager d'avance. Mariette n'est pas entrée au collège, mais l'année de ses quatorze ans, elle a réussi brillamment au C.E.P. et put être admise dans un centre d'apprentissage, classe commerciale. Je peux assurer que je n'ai jamais vu dans les yeux d'un enfant, une résolution, un acharnement aussi solide à conquérir tout ce qui était désormais à sa portée. La réussite avait brillé d'un tel éclat que toute faiblesse s'était évanouie, remplacée par une force de plus en plus efficace à mesure qu'elle devenait de plus en plus réelle.

Mariette sera une excellente employée de commerce et son passé de pauvre petite fille n'existe déjà plus pour elle.

Denise, 7 ans
Ecole de Neublanc - Jura

   

Ecole de Garçons, Saint-Benoît - Vienne

A-t-elle conservé le goût des belles images, et cette concentration intérieure pour les élaborer et les conquérir ? Je ne sais, mais quand elle vient vers moi au hasard de nos rencontres, nous revoyons ensemble la classe joyeuse où s'est épanouie son âme adolescente, et nous nous sentons unies par le plus solide et le plus émouvant des liens.

Clémence BENS institutrice en retraite

 

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