EDITORIAL

Les hommes étaient rassurés.

Depuis plus d'un siècle ils s'acharnaient à construire des écoles pour leurs enfants : quatre murs solides et fermés où ils pouvaient en toute quiétude et sécurité enfermer les petits d'hommes pendant 8 à 10 ans de leur vie et les tenir là immobiles, attentifs, assis.

Les hommes se sentaient tranquilles.

Tout était en ordre.

Les petits d'hommes apprenaient à lire dans les livres la pensée des hommes-morts et quand ils s'étaient tenus bien sages, on leur racontait l'histoire sur mesure du petit Poucet ou du Chaperon rouge. On leur offrait pour Noël les livres de la comtesse de Ségur et le jeudi, récompense enviée, ils pouvaient regarder à la « télé » les spectacles « tranquillisants » des histoires du jeudi, histoires d'hommes pour enfants, bêtifiantes et puériles, misérablement adaptées à la naïveté de ces enfants pour adultes. Sans oublier, bien sûr, les « merveilleuses » aventures des héros experts en tir au revolver ou à la carabine.

Mais le bonheur dans tout cela ?

Ces petits d'hommes étaient-ils heureux ?

Doucement, il ne faut pas parler de bonheur. C'est un mot à manier avec précaution, comme un explosif, de peur qu'il ne vous éclate à la figure.

Et pourtant, ce dont cet enfant d'homme a le plus besoin, c'est de bonheur ; non pas un bonheur fait de bonbons et de rubans ou de machines à laver et de frigos, mais un bonheur extravagant, un bonheur fou, un bonheur qui avance, qui découvre, qui court, qui dépasse, qui gagne, qui bouge.

« Je suis allée à la campagne avec papa et maman » avait écrit Marie-José. Terriblement banal, pensais-je, mais à côté de moi l'enfant chuchote : « Ce n'est pas vrai, je n'y suis jamais allée à la campagne et je n'ai pas de papa, mais ça fait rien je l'invente. »

Oui, cela ne fait rien. L'enfant a un besoin inextinguible de bonheur et s'il ne l'a pas, si un monde injuste le lui refuse, il le crée.

Détrompez-vous; l'enfant est très peu dans la classe où vous l'installez. Il habite la terre. C'est un vrai vivant, il possède le monde et le monde le possède.

Et avant toute chose il est libre.

Rien ne l'entrave : avenir, passé, argent, situation, métier, rien de tout cela n'existe pour lui.

Il y a seulement cet intime équilibre qui le relie aux êtres et aux choses, cette qualité particulière de lumière qui lui fait profiter au maximum de l'instant du moment.

Il est le présent irremplaçable, que l'on vit de tout son sang, de tous ses yeux, en trouvant les mots vrais et qui ne trompent pas, les mots oubliés « ceux qui viennent tout seuls et qui font pleurer ou rire ».

Il découvre et réinvente le monde à chaque minute, un monde vivant à la mesure de ses besoins, non pas borné, limité, résigné, inerte, vieux et gris mais un monde brassé de soleil, d'eau, de vent, de mer, d'herbes, un monde libre. Il ne l'invente pas. Il cherche ce que nous, adultes, sommes incapables de lui donner.

Alors, dans ce monde à sa démesure tout est possible, tout peut arriver. Tout est vrai.

Alors, il y a tout à coup un arbre sorcier, il y a les graines à musique, le pays des médailleux, la vie qui gagne la mort.

Et les critiques de théâtre n'ont pas manqué de s'éblouir de cette passion-vie, révélée par le spectacle de la Troupe du Soleil monté à partir de cette histoire d'enfants recueillie par Catherine Dasté.

Mais nous qui, avec Freinet, avons choisi de faire de nos enfants des êtres libres, nous qui, depuis des années les écoutons et leur répondons, nous qui pratiquons la libre-expression, nous n'avons plus d'étonnement. Avec nos enfants, nous vivons le miracle du quotidien et il n'est que de les écouter un seul matin pour entendre lu merveilleuse musique de « l'irréalité » qui n'est peut-être que la forme même de l'essentielle vérité.

Oui', il suffit de les écouter pour participer à une autre naissance, pour retrouver dans la clarté d'un matin, en un instant, ce monde dont ne peuvent se guérir ceux qui n'arrivent pas à grandir et qu'on appelle des poètes.

Jacqueline Bertrand

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