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arrive bien souvent que l'expression art enfantin provoque le sourire aussi
bien parmi les parents d'élèves que parmi les personnes les plus cultivées.
Baptiser art un ensemble de productions que le moins doué des enfants
accumule avec une facilité et une désinvolture déconcertantes, n'est-ce pas abuser du sens d'un mot et, du coup, le dévalue ?
Si les bonshommes, les arbres ou les bateaux de nos enfants sont de l'art,
alors qu'est-ce que l'art ? Un mot, rien de plus, dénué de tout prestige
et vidé de toute signification précise.
Et
cependant, nous qui parlons d'art enfantin nous n'éprouvons nullement
le sentiment de blasphémer ; notre jugement n'a rien de passionnel,
de partial, de subjectif; il ne repose pas sur une affirmation de valeur ;
il prétend simplement (ni plus ni moins) retrouver le véritable sens de
l'expérience esthétique.
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En effet, prisonniers que nous sommes d'une éducation
livresque, dans les limites d'un rationalisme étriqué, il nous est difficile
de reconsidérer le phénomène de l'art de façon à en dégager les structures
essentielles ; il nous est difficile, en particulier, de séparer
radicalement le phénomène de l'art de celui du musée. L'oeuvre d'art par
excellence, pensons-nous trop souvent, est celle qui mérite d'être accrochée
dans le musée de la ville. C'est oublier que le peintre ne travaille pas
pour le musée mais parce qu'il s'est donné la tâche d'exprimer sa vision
et son expérience du monde. Avant tout jugement critique sur le beau ou
le laid, avant toute acceptation ou tout refus (officiels ou privés),
l'art apporte le témoignage matériel d'une certaine façon d'être au monde.
C'est
pourquoi il est possible de parler d'art primitif, d'art pathologique,
d'art enfantin. Il n'y a là nulle aberration. Le primitif, le malade mental,
l'enfant habitent le monde. Ils font une expérience du monde. Tout l'art
consiste alors à cerner de plus près cette expérience, à l'approfondir
à travers les signes picturaux qui l'incarnent. Dans le dessin, dans le
tableau, le rapport de l'homme avec le monde advient à transparence -
transparence incomplète, difficile à déchiffrer, vague lueur au sein d'une
nuit abyssale. Nous restons en suspens devant l'expression (pleine de
repentirs et de sous-entendus) d'une existence en abîme sur son propre
mystère.
Ainsi
touchons-nous au fondement de la démarche artistique. Ne parlons pas encore
d'artiste : ce terme implique une consécration sociale
qui peut être purement contingente. Disons qu'antérieurement à l'artiste
et au fond de lui-même il existe un homme esthétique,
Quel est-il ? Il est simplement l'homme en proie au phénomène
du monde et se mesurant à ce phénomène ; il est l'homme plongé dans
l'espace et le temps, l'homme errant dans le labyrinthe de sa propre histoire
- et reconnaissant peu à peu dans les signes de son art les signes de
son destin. Autrement dit, l'esthétique est une façon d'être
au monde et le style une façon d'exprimer ce rapport.
Que l'esthétique devienne une science et la stylistique une grammaire
des formes, ce sont là des opérations tout à fait postérieures, qui ne
doivent pas nous faire oublier l'essentiel.
Mais alors qu'en est-il de l'art enfantin si nous
l'abordons dans la perspective que nous venons d'esquisser ?
L'art enfantin est l'image d'un monde. Dans sa
naïveté, dans son insouciance, dans sa spontanéité il traduit la somme
d'expériences vécues par l'enfant sur le mode conscient comme sur le mode
inconscient. Il est question, dans ces dessins et ces peintures, de la
proximité de l'enfant aux choses aux êtres vivants : oiseaux et fleurs,
bonshommes et maisons, forêts, poissons... Toutes ces formes que l'on
peut identifier constituent les thèmes de l'art enfantin - le quoi
de la peinture. Chacun de ces thèmes se présente comme l'aveu d'une
prédilection ou d'une préoccupation. L'enfant de la maternelle n'ayant
pas la possibilité de penser son propre rapport au monde, de s'en détacher,
ne peut peindre (s'il est libre de s'exprimer à son gré) que des réalités
importantes, essentielles même. Il n'y a rien de superflu dans cette peinture ;
aucun détail ne vient remplir ce qui n'a pas été rempli. Le thème se donne
sur le papier dans son identité indiscutable : il est là, il pèse
d'un coup de tout le poids de sa présence ; rien à ajouter, rien
à retrancher ; l'enfant laisse là son oeuvre et passe à une autre ;
il ne s'attarde pas à contempler son travail : ce qui est fait est fait,
Mais ce qui est à dire continue à le hanter et il n'est pas assez de papier
ni de couleurs pour tarir la source profonde de l'expression enfantine ;
de là provient le caractère obsessionnel de certaines séries de peintures
enfantines, profusion de variantes sur le même thème.
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Il serait possible de rechercher dans le dessin
enfantin l'image de son évolution intellectuelle, de sa représentation
intellectuelle du monde. Nous pensons toutefois que l'art enfantin est
beaucoup plus riche de signification. Il met en jeu la totalité affective-intellectuelle de l'enfant dans son rapport avec
le monde. Il concrétise, dans les signes et les couleurs, un moment de
l'histoire vécue de l'enfant. C'est pourquoi on comprend qu'il ait apparu
aux psychanalystes comme un document très important pour la connaissance
de la psyché. Ce n'est pas notre intention de présenter ici l'enseignement
propre à la psychanalyse en ce domaine. Mais nous pensons que l'art enfantin,
comme témoignage d'une expérience esthétique du monde est particulièrement
susceptible d'enrichir notre connaissance psychologique de l'enfant.
Notre conclusion, nous ramenant à nos problèmes
quotidiens, sera d'ordre pédagogique.
Il va de soi que pour mériter le nom d'art, les
productions esthétiques de l'enfant doivent consacrer une réelle expérience
de la liberté. L'adulte n'a pas à imposer à l'enfant des modèles, ni même
de simples thèmes. L'enfant possède sa propre richesse, sa propre expérience
du monde. Il n'a besoin que d'un climat favorable à son expression - climat
de sympathie, climat de confiance, supposant de la part de l'adulte l'acceptation
et le respect des valeurs particulières au monde enfantin. Seule la spontanéité
créatrice peut conférer au dessin et à la peinture de l'enfant la dignité
de l'art.
C. COMBET.
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