Abed

Long garçon au visage chevalin,
il déambule dans la classe,
il dit bonjour,
il dit merci,
il dit tout ce que le coeur lui commande,
mais ânonne en lecture, et reste là, d'année en année, heureux d'écrire à son correspondant, heureux de peindre, heureux d'effacer le tableau.

Nous l'aimons, nous l'aidons, nous le subissons, toujours debout, long et dégingandé, embarrassé de sa longue personne, immuable dans sa politesse et sa gentillesse... et ses embarras scolaires.

Abed n'a plus son papa. C'est un déraciné de l'Aurès.

... Mais Abed va nous quitter.

On frappe à la porte - c'est la maman d'Abed toujours douce, souriante, menue, en habit d'européenne, avec en plus une longue chevelure soyeuse qui descend jusqu'à sa taille.

Elle demande le certificat scolaire.

Nous nous sourions plus que nous ne parlons, toutes deux : elle sait ce que je sais, je sais ce qu'elle pense :

« Abed, oh ! lui !... le pauvre... »

La porte se referme, et un de mes durs, un de ces Marseillais-bon-teint, je veux dire du tour de la Méditerranée, mais de quel point cardinal ? Espagne ? Italie ? Grèce ? lointaine Arménie ? bref, un-qui-ferait-mieux-de-se-taire:

«  Eh-bê, elle parle guère français, ta mère... »

Abed fond en larmes.

Le coupable est montré du doigt par mes autres cosmopolites indignés. J'interviens :

« Mais Abed... je l'ai très bien comprise, Maman. je comprends toutes les mamans du monde, tu sais. Va, va là-bas faire son portrait, tiens.

   

Et Abed, une larme encore ronde sur sa joue d'adolescent, me dit avec ferveur :

- Maman... Ah... Maman... c'est... une jeune fille ! »

Et il naît sous ses doigts cette tête altière et fine, à l'oeil de soleil, à la longue chevelure emmêlée de bleu qu'aurait aimée Baudelaire, avec le buste dénudé et chaste, et ces seins... veloutés, qui sont des yeux.

Le portrait était achevé - mais sur page blanche - et à 2 heures, Abed n'est pas revenu.

Sur quel chantier es-tu, notre pauvre Abed, à recevoir peut-être des coups de pieds aux fesses, toi qui ne pouvais toucher un encrier sans le renverser...

Le portrait n'était pas fini - et nous le regardions tristement, quand Christian son compagnon de labour, je pourrais dire - notre Martiniquais qui, beau et malicieux, mais nonchalant, vient tout juste à 13 ans de triompher de la lecture, me dit :

« Mais Madame, vous ne pourrez pas l'accrocher aux Expos : il n'y a pas de fond.

- Eh bien, va le faire… »

Alors Christian a fini le fond, en touches légères, faisant bien attention de laisser pur et rayonnant ce portrait d'une

Maman qui était dans le coeur de son fils comme une jeune fille.

PAULETTE QUARANTE

   

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