Du blanc sur la ville grise

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La neige de ville ! celle dont on guette la venue dans le ciel plombé, entre les platanes nus, au-dessus du tumulte des toits sans grâces... Ce n'est pas évidemment la somp tueuse hermine des champs et des bois, l'aérienne féerie du givre dans les arbres libres des forêts, les éclatants joyaux dispensés dans l'herbe et les ombelles du sentier, à la campagne...

Notre neige à nous, citadins, est un prodige si vite évanoui, que le jour maussade n'éclaire bientôt plus qu'une ornière fangeuse au bord de l'asphalte, une plaque terne accrochée au revers d'un toit, une larme retenue aux marronniers mutilés, une morve de glaçons gris dans les caniveaux... La légende des boules, des glissades, du bonhomme de neige avec ses yeux de charbon et sa vieille pipe, est un des artifices du livre de lecture !...

Pourtant, à six ans on l'attend avec émotion le premier flocon, au coin de la vitre, comme une mouche grise. Et le charme retrouve son étrange puissance bénéfique, dès que la neige nous vient du ciel en vols serrés, décidés à tenir leur prose.

C'est ainsi que la poésie est entrée à pas feutrés dans la classe du matin.

N'attendons pas que la minute où l'ange passe sombre dans le quotidien ardu et turbulent. Suivons le rêve de tous ces regards d'enfants accrochés aux tourbillons enchantés qui, nuée, roulent les duvets qui n'en finissent plus de tomber.

Dame Neige est blanche et belle
Et si légère, si légère
Dans son palais
Qu'elle tient dans l'air
Entre ciel et terre
Et glisse, tout doucement
Sur le dos des vents...

Elle fait sa dentelle, Dame Neige
Une dentelle qui n'en finit jamais
Et qui se pose sur la terre
En bas, sur les coltines et les vallées
Sur les villages et les vergers...

Les pingouins tiennent la pelote
Et dévident le fil...
Si le fil casse, ça ne fait rien
Dame Neige tricote sa dentelle
Avec les flocons tombés du ciel…

Et ces flocons insaisissables comme l’instant de faveur où maître et élèves s’en vont au-devant de la joie découverte, ne cessent de nourrir l’inspiration des enfants en alerte. L'image, poursuivie comme la balle au bond, fleurira sans fin, entre les petits pavés des mots que chacun propose, comme ils viennent, au fil de l’idée, à la pointe de la joie la plus ténue.

Où va-t-on par ce chemin-là ? On s'en soucie fort peu, préférant le voyage au but du voyage, en sages petits bonshommes du Cours préparatoire que nous sommes tous, y compris le maître ravi de cet intérêt, jaloux de cette pureté d'âme, étonné de ces fraîches images, de cette poésie spontanée oscillant entre le quotidien et le surnaturel.

 

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Dame Neige continue sa dentelle
Et tant et tant de dentelle
Qu'elle en fleurit la terre entière
Les toutes petites églises et les chapelles
Et les cabanes de charbonniers
Et les barques des pêcheurs
Et toute la mer et ses vagues...
Et la terre est si belle.
Que Dame Neige est toute riante de bonheur

Elle oublie son mari qui là-bas l'appelle
Un vieux grognon de mari
Qui ronchonne et bougonne
Parce que ses chaussettes
Ne sont pas raccommodées...
Tous les matins, à l'aube
Il chausse ses bottes de Tonnerre
Et part en chasse avec ses loups...

Nous sommes restés un instant suspendus au charme endiablé de cette scène de chasse glissant sur ce fond de ciel gris, dans le tumulte déchaîné des loups, derrière le rideau des flocons, plus diaphanes et où transparaît en filigrane le bleu d'azur qui annonce la fin du sortilège, le désenvoûtement de l'enfant-poète redevenu écolier des murs gris de la Citadelle.

Car, nous le sentons bien, la fin de l'enchantement approche et le drame est prêt à surgir de la moindre défaillance de nos illusions encore accrochées aux derniers flocons de la voilette de Dame Neige, qui tout doucement, là-haut, range ses aiguilles et sa pelote, dans les feux des premiers rayons du soleil...

Quelle catastrophe va se préparer ?

Fondre, Dame Neige ? Sa robe ? Incorrect ! Son collier ? c'est inoffensif peut-être, mais aussi implacable qu'un présage.

C'est le Ravi toujours qui prolonge l'enchantement et sait nous retenir à la hauteur de notre rêve :

Je sais dit-il
Vrai comme je l'ai vu
A la seconde où le soleil la touchait
Dame Neige est devenue mouette...
Une des mouettes
Qui remontent la Saône en hiver.

Et dont les ailes chargées d'effluves étranges, frôlent les piles du Pont St-Laurent... Et nous en sommes sûrs, à l'instant où l'ivresse des printemps délivrera les eaux vives, la mouette redescendra du Nord vers les fourrés de mai où elle déposera ses oeufs bleus, tout chauds d'espérance, au creux du nid le plus douillet, capitonné avec amour par les dentelles de nos illusions,

Roger LAGOUTTE

 

Ecole de la Citadelle C. P. (garçons) Chalon-s/Saône (S.-et-L.)

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