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une cage, avec échappée sur le ciel...
Qu'elles soient assises ou debout, les petites
n'aperçoivent à leur gauche que ce grand espace béant et terne, où le
vent du Sud éparpille des avions (un Boeing, une Caravelle, et encore
un Boeing... et un autre... et encore un...)
La maîtresse, qui est grande, découvre des toits :
ceux du marché, zinc et verrières, et quelques autres.
Quel rêveur osera parler d'Art ou d'Education
esthétique entre ces murs d'un gris décourageant, ces carreaux dépolis,
dans cette classe vibrante à longueur de journée, du passage des voitures
et des avions ? Quel esprit chimérique acceptera de défier les programmes :
orthographe, divisions, travail émietté, entre quarante-cinq enfants en
moyenne ?
- Mais dis-donc, c'est beau ce que tu as fait là !
Par dessus le dessin, la petite m'observe. C'est
vrai, je suis sérieuse, je n'ironise pas, elle peut croire.
- C'est un prunier, mon prunier. Et c’est moi
sur l'échelle. Je cueille des prunes !
- Tu as un prunier chez toi ?
- Oui, dans mon jardin.
Les murs sont gris. La maîtresse géante, les lignes
du cahier difficiles à suivre. Mais dans la petite tête ébouriffée que
tous les collègues ont crue vide, vivait ce beau prunier, ce jardin où
l'herbe est verte, ce manège de fête foraine, cette forêt, et ces petites
filles spirituelles qui défient tout l'ennui du vieux monde, et des contraintes.
Au long des jours, tout
cela jaillit, devient ligne, devient courbe, devient art, et le pacte
se noue entre l'enfant, les compagnes et la maîtresse.
Avec tranquillité, elle nous apporte sa part,
étonnée de se savoir si riche, tout à coup. Elle prend sa place dans l’équipe,
intégrée à ce courant de vie qui introduit en classe les choses, les êtres,
les faits de leurs existences, ce par quoi elles sont, et qui les fait
irremplaçables :
- la table du dîner, les tulipes de Claudine,
celle qui ne parle pas, mais qui écrit et qui dessine ;
- le petit monde élégant d'Evelyne ;
- la tante, qui prend Brigitte sur les genoux,
et le jardin de sa Mémé ;
- les bonshommes d'Hélène, patauds comme elle ;
- le monde clos, lent à se livrer, de Monique,
l'enfant modèle ;
- le prince fantastique de Nicole, l'instable.
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Et tous les autres, qui écloront, si le temps
nous est donné.
Enfants de ville, bien souvent sans jardin, sans
silence, sans espace, sans sources, dont le regard ne sait plus s'arrêter,
sollicité par trop de choses mouvantes !
Enfants aux bras vides, écrasés par trop de richesses
ou trop d'interdits, dont la vie n'est plus que fragments, sans lien,
sans suite.
Voici une feuille et un crayon pour recréer un
univers, découvrir les formes et les distances, rassembler et reconstruire
peu à peu vos personnalités fragilisées.
Mais non, il ne s'agit pas de fabriquer des chefs-d'oeuvre,
ni de vision exacte des choses, pas encore.
Que nous importe que l'arbre soit bleu, les ailes
du papillon dissemblables, la fleur plus haute que la maison ?
L'important est que cette fleur, ce papillon,
cet arbre vivent et soient transfuges d'un univers ordinairement banni
des classes... Et si la petite fille n'a point encore de bras, mais de
courts ailerons, nous ne nous impatientons point. Beaucoup de petites
filles se succéderont dans le cahier, avant qu'un jour ne se dégage de
sa chrysalide la reine, la princesse toute puissante aux longs bras, aux
longs cheveux, bien équilibrée.
Et ! oui, graves
psychologues, psychopédagogues, entomologistes pour enfants, nous savons
que ces dessins sont des miroirs. Nous ne prenons ni notre grosse loupe,
ni notre grande épingle pour constater que la fille d'Hélène a ses longs
cils, celle d'Evelyne son nez trop court, et celle de Brigitte sa solitude.
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