Ils sont fils des Cités ouvrières

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Il semble que le plus grand mérite de l'homme soit d'abord d'aimer ce qu'il fait. Celui qui sait nourrir de joie les gestes de ses mains intelligentes et les initiatives de son esprit méditatif a le don de promouvoir sa culture et d'honorer l'humain dans ce qu'il a de plus sincère et de plus lumineux. Ainsi il en va de l'autodidacte, ainsi il en va de l'enfant, tout entiers situés dans ce domaine de création aimante qui leur donne à chaque instant leur mesure et leur pouvoir.

Cependant, seul l'enfant est sans appréhension devant l'avenir : il ignore la culture mais il sent que progressivement ses témoignages montent vers une notion de valeur. Il ignore le sens de l'humain mais il se sait «  voyant » au milieu d'un monde où déjà, il a pris place.

Oui, mais que vaut ce monde qui l'enserre et le domine dans les dimensions démesurées d'une réalité qui a pour lui signification d'univers et d'éternité ?

Les enfants qui ici vous offrent leur message affrontent chaque jour le décor le plus déconcertant et le plus oppressif d'une civilisation explosive d'inventions, de vitesse, de fracas. Ils sont fils des cités ouvrières, des quartiers populeux, des banlieues industrielles, pris dans l'étreinte de la « ville tentaculaire » qui à chaque instant dresse l'interdit de ses feux rouges, les risques de ses rues encombrées, vibre du rugissement de ses chantiers inlassablement recommencés. Quand ils sortent, éperdus de la réalité menaçante, lâchés par la main d'une maman ou d'une grande soeur, un refuge les accueille :la communale : ils ont tôt fait de se perdre dans l'essaim, bruyant de la vie collective qui se referme sur eux comme une vague suit la vague.

Mais d'un bond, l'enfant sait se porter sur les pistes radieuses où s'offre la présence d'une éducatrice attentive, la chaleur d'une classe au travail. Et il se retrouve le petit, face à soi-même et face aux autres ; remis à l'aise par l'ambiance d'amitié ; il se livre et se délivre par le langage et le dessin de toutes les impressions reçues et si soudainement enregistrées. Et sans y prendre garde, le voilà qui fait l'inventaire de ses biens, revalorise son acquis, en le repensant, en le méditant pour l'offrir aux autres ; le voilà qui cède à l'appel de l’Art. Car il n'est pas d'autres mots pour signifier ce don de vie rayonnante qui sans cesse ouvre des routes insoupçonnées. Si ces états de ferveur n'existaient pas, la vie scolaire serait un enfer.

Cependant vient l'âge ingrat où le grand de la communale se sent à l'étroit sur son banc et dans sa chrysalide. La classe n'est plus pour lui l'audience qui libère et féconde à jet continu. Il sent grandir son corps et croître ses désirs. Il devient centre d'une tension amoureuse qui sans cesse le porte vers l'au-delà des êtres et des choses.

C’est alors que vient à lui, comme une bouée de sauvetage, le don de s’exprimer, remonté des heures claires de l’enfance. Et c’est tout naturellement que l’adolescent devenu poète et artiste se fait l’écho des vivantes présences qui l’assaillent.

C’est ici que les techniques de libre expression donnent toute leur efficacité et l’on ne peut que regretter la monstrueuse erreur pédagogique qui substitue le bourrage scolaire et l’autorité formelle à l’élan des instincts délivrés, au cœur tendu dans une quête perpétuelle.

De la maternelle à l’âge mûr, doit se creuser et d’élargir la voie royale qui porte chacun vers son destin.

Elise FREINET

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