Sens des lointains adolescents

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Le pinceau va, vient,
Sur la toile.

Un bleu,
Un jaune
Un arbre naît.

Le pinceau va, vient,
Sur la toile.

Un trait,
Une tache :
Un oiseau passe.

Le pinceau va, vient,
Sur la toile,

Une ombre,
Une flaque
Un bateau chavire.

Claude BELLEUDY
12 ans

ADOLESCENT typique, celui qui s'impose à l'imagination lorsqu'on nous parle d'âge bête ou d'âge ingrat, c'est un grand garçon efflanqué, aux bras trop longs et aux pieds immenses - et nous le reconnaissons de loin, dans la rue, avec sa démarche incohérente, ses gestes brusques et inadaptés, ses vêtements toujours trop courts qui soulignent comme à plaisir la disgrâce des formes. Ephèbes citadins ou villageois ont, au milieu de nous, l'allure gauche de nouveau-venus, Pierrots éblouis par le grand jour ou truands évadés de quelque solitude. Et l'impression se précise que ce sont bien des étrangers lorsque nous les entendons parler. Ils ont une voix rauque et discordante ; des syllabes se heurtent et éclatent bizarrement à l'angle d'une phrase ou d'un mot ; ils ont parfois des tonalités de basse qui nous surprennent, tant les contours et les reliefs de leur visage sont restés enfantins, malgré la gravité de l'expression, à certaines heures, et la profondeur nouvelle du regard. Et soudain, quelque chose se brise dans leur accent, une note cuivrée leur écorche la gorge et se livre sans espoir au monde des hommes où nul ne l'attend, La solitude de l'adolescent est d'abord une solitude corporelle - celle d'un corps qui ne trouve aucun lieu où s'insérer harmonieusement - et qui se voit condamné à pérégriner vainement vers un inaccessible bien-être, hors des prises de la pesanteur : le thème de la marche, de l'errance, de la course sans achèvement précis, de la lévitation même, revient constamment dans les poèmes d'adolescents :

« ... Sans espoir il est parti

Loin de la ville

Et des passants

Les nuages doucement

L'ont voilé... »

Avec son corps en train de grandir et sur lequel il ne peut trop compter, avec ses membres étirés et comme à la démesure de ses désirs, l'adolescent se crée un espace libre, un espace illimité qui le sauve de l'étouffement. Il s'agit, en effet, de respirer plus largement, de se mouvoir à l'aise ; de se dilater aux dimensions de l'univers cesser de se heurter à tous les angles, de se cogner aux meubles et aux gens, de briser tout ce que l'on déplace. L'adolescent, dans sa profonde incomplétude, est celui qui refuse tout complément qui serait délimitation, frontière et fixation. Il voit, dans les quatre murs de l'espace familial, l'expression d'une évidente pauvreté et méprisables sont ceux qui s'en contentent…

C'est pourquoi l'adolescence est l'âge des randonnées, des expéditions et des grandes aventures à travers monts. C'est l'âge de la course en plein vent, l'âge de la bicyclette et du camping. On part de grand matin, on fuit la maison, on fuit la ville. On se livre à l'espace sans bornes, corps perdu et âme saoule. On est à deux ou à trois des amis, Mais il importe peut-être beaucoup moins de parler que de respirer ensemble. La conversation reprendra ses droits plus tard, lorsque le jeune homme se sera stabilisé, lorsqu'il sera devenu capable de prendre du recul vis-à-vis de lui‑même et de juger sa propre aventure, de la situer parmi celles des autres hommes - lorsqu'il se sera rapproché de la cité.


L'adolescent de quinze ans, ce qu'il aime c'est la route infinie, le chemin qui se perd et qui nous perd, de surprise en surprise. Ici n'a plus d'importance. Ce qui compte, c'est Là-bas. Ici et Là-bas sont des valeurs émotionnelles de l'espace. Ici nous implanté, nous enracine, nous fixe. Là-bas nous dilate, nous libère, nous ouvre aux dimensions de l'espace total. Là-bas ne s'atteint jamais, ne se possède jamais. C'est l'espace en fuite, la route inépuisable où cheminent vagabonds et bohémiens, ces errants qui exercent tant de prestige sur l'imagination adolescente.

Et il est taciturne, l'adolescent, de retour à la maison, de retour aux habitudes. Il enferme en son silence les horizons infinis de sa ferveur. Et, toute la semaine, il bâillera dans un espace rétréci, dans un espace comblé par l'épaisseur même des gens et des choses...

Le citadin, lui, est renvoyé comme une balle d'un espace à un autre, de l'espace libre et vivifiant du jeudi et du dimanche à l'espace hostile, sans issue et sans espoir, de la ville où l'on travaille - où l'on fonctionne où l'on est là. Reste aussi l'espace artificiel des vitrines du soir éclairées au néon, l'espace criard et détraqué du jazz de quartier, l'espace fardé mais fascinant des affiches et des enseignes. Tout cela, c'est de la maladie et du vertige, On se doute bien qu'on n'en sortira jamais, pourtant l'on y va traînant, nocturnes adolescents, en quête, au sein de cette errance, d'un « ailleurs » et d'un « au-delà ». Le jeune enfant s'extasie devant une vitrine illuminée. Avec l'adolescent, ça ne prend plus. Et non seulement ça ne prend plus, mais ça lui fait mal, sourdement. L'adulte, lui, ça lui est bien égal : illuminés ou non, les objets restent définis par leur usage. Le féérique et l'utilitaire : entre ces deux mondes, le garçon de quinze ans se trouve écartelé. Les lumières l'invitent loin d'ici. Mais c'est un « ailleurs » qui n'existe pas, un mirage savamment entretenu par la vertu de la fluorescence. On s'y casse le nez. Alors l'on s'en retourne, adolescents de Picasso, longues et fugitives ombres bleues, passants étrangers à cet espace et à ce temps - et très graves, pour cette raison, et clos sur soi-même, pour cette déception.

Et il vilipende son enfance parce que son enfance lui échappe, parce qu'elle a coulé comme du sable entre ses doigts ouverts. Les beaux jours sont finis, les lauriers sont coupés, il y eut un matin unique et il n'est plus, un temps de la verte poussée où la venue au mondé se fondait dans la douceur, mais c'en est fait de l'éternel présent, le temps est malade, le temps s'est scindé et ses parties se livrent la guerre. L'adolescent accède à l'existence tragique ou plutôt le tragique de l'existence éclate en lui - et voilà, bien qui fait la profondeur et la gravité du regard ; le regard de ceux qui en savent trop long. Impossible de s'accrocher à l'enfance, sinon d'une façon symbolique : c'est un monde révolu. Aussi l'adolescent s'éprouve-t-il comme un être abandonné, perdu à quelque croisement où tous les chemins sont nocturnes et ne conduisent nulle part : Toujours l'univers des dernières oeuvres de Klee.

C. COMBET

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