C'était aussi « Assaï ! assaï ! » (on n'en entendait jamais plus). On savait qu'il disait « Estrassaire ! Chiffonnier ! ».
Il a eu sans le savoir, brave homme ! les honneurs
de notre journal (que voulez-vous ? UN CHANT DE CABUCELLE...) et
de bien des expositions, sa charrette plus rapiécée que ses chiffons,
et qui donc lui mettait une fleur sur son chapeau troué ? Olga ?
Raymonde ? Danièle ?... Qui voulait.
En tout cas, il galope inlassablement sur les pavés, et rebondit avec un bruit
de ferraille, dans les matins passés ou à venir, sur tant de tableaux
que je ne saurais dire.
Monde extérieur, monde intérieur, qui peut tracer des limites ?
La vie venait à nous, avec ses joies, ses saisons, ses colères...
La classe des petites (CP., puis C.E.1., puis C.E.2) était perméable ;
elle réagissait sans fausse honte, coeur attendri et donnant aux infortunes,
indignée aux injustices, attentive aux rêves, aux poèmes, aux faits de
chaque jour.
Et l'on n'y séparait pas plus que ne fait la vie qui coule, les fous-rires
de ce conte hurluberlu, inventé, mimé, peint, joué, chanté sur l'heure,
oublié ensuite, d'un boulanger qui battait sa femme, à la minute grise
où Petite Cora, le chien de Danièle, s'était fait écraser au pied des
blockhauss, des jours sombres de chômage, ou
de police au coin des rues.
On ne mettait pas toujours des mots sous chaque chose : on y mettait parfois
des images ou des ballets.
Jemmapes et la Bastille embuaient les yeux de Louisette (7 ans), métisse des
Hauts-Plateaux (Soudan et Algérie mêlés) parce
que pour elle, c'était à ce moment-là qu'avait commencé cette liberté
et cette égalité dont elle jouissait pleinement sur les bancs de la communale,
et Louisette montait un ballet sur le CHANT DU DÉPART et peignait une
fille noire jonglant avec des lumières.
Après, c'était Leila, qui marquait l'année de ses souvenirs marocains, Leïla
aux mamans, hélas, jamais les mêmes, et qui faisait ses confidences aux
petits chevaux blancs, aux oiseaux rebrodés de ses tableaux, à sa belle
et pure mariée Ouled-Nail (une tenture).
C'était aussi Annie, qui se vengeait à sa façon de l'étroitesse de sa vie entre
des parents occupés du sou-à-sou, en peignant
inlassablement un « petit âne perdu sur des chemins trop grands pour
lui ».
Des visages de petites filles surnagent dans le souvenir de ces sept ans de
Cabucelle, hors de la coulée anonyme des quarante
plantes annuelles ou bisannuelles. Oui. Mais des témoignages restent de
tant d'autres dont un seul dessin, un seul tableau éclaire brusquement
le passage.
|
|
|
Et plus que tout peut-être, les grands moments des enthousiasmes collectifs
où se peignait, en une équipe spontanément soudée, les TRAVAILLEURS, ce
panneau d'isorel où chacune mettait son monde à elle : dockers, bûcherons
vus aux vacances, semeurs aux mains de soleil, Maman-l'enfant-aux-bras, toujours magnifiée, toujours présente
dans les tableaux de la Cabucelle.
Et les grandes colères des enfants, les connaissez-vous, devant le monde des
adultes ?
... La classe avait mis son grand pavois de tentures, de tableaux, d'assiettes,
ça y était : on allait peindre à la télévision !
Les postes étaient en batterie :
il y avait bien la mercière du coin, ou la voisine de la voisine qui abriterait
la famille pour voir cela : les Petites de la Cabucelle
à la Télévision ! Nous, en blouses ordinaires, avec notre armée de
pinceaux et de gobelets « Prixunic » on attendait...
Eh bien, qu'est-ce qu'il disait, ce petit monsieur de la TV. « que je prenne un plan de votre classe ? ah ! non ! madame ! le bâtiment est trop
vieux... la façade... Pas question !
Trop laide, notre Cabucelle ? « Vue du dehors »
peut-être, monsieur ! mais pour nous « elle
est un peu belle, disait Josette : moi, je la quitterais, je pleurerais ! ».
Non, il n'y avait pas de secret à la Cabucelle. Et
si vous en cherchez, c'est que vous n'aurez pas compris que l'École Moderne,
« inlassablement accueillante », efface les murs gris, les bureaux
noirs, pour suivre jusqu'au bout des coeurs, les rues où la chanson de
Luccia, la vendeuse au panier :
Salades, escargots, romarin...
marque les saisons, et les échos mordants de la scie mécanique
rythmant les pulsations tendres ou fortes de la cité au travail - chanson
de plénitude - la Vie.
P. QUARANTE,
École
de la Cabucelle (Marseille)
|