Lausanne - Suisse (M.Yersin)

PEINTURE ET DESSIN D'EXPRESSION LIBRE

Quel intérêt anime la recherche permanente de notre Ecole Moderne étudiant le délicat problème de l'éducation artistique, problème abordé également naguère, puis remis en question, par le groupe français d'Education nouvelle ? (cf. Bulletin d'information du GFEN n°3, 1959-60).

Pour nous, il s'agit de la quête des principes et des méthodes pédagogiques qui peuvent le mieux déceler, développer et promouvoir les aptitudes de la masse des enfants dans le cadre d'un milieu social et d'une école dont il faut, dans un souci constant de culture authentique et profonde, prévoir, orienter et préparer l'évolution.

Dans une éducation idéale, aucune discipline ne peut être isolée du contexte éducatif. Chacune se manifeste dans le domaine qui lui est propre, mais interfère avec les autres, par appels successifs ou simultanés, dans ce complexe vital où la raison et la sensibilité s'éclairent, s'épaulent, se complètent. Tout au moins au niveau de l'école primaire, notre domaine.

Alors, loin d'envisager l'éducation esthétique dans sa spécificité, nous souhaitons qu'elle intervienne dans la formation générale de l'individu, apportant une contribution royale à l'élaboration de personnalités riches et complètes. Naturellement, une telle ambition exige la participation de formes d'art différentes et en particulier, parce qu'ils sont les plus accessibles : le dessin, le modelage, la peinture, la danse, la rythmique, la musique, le chant choral, la poésie, la photographie... sans que cette énumération soit en rien restrictive.

Sur quel principe solide et fondamental l'éducateur pourra-t-il s'appuyer pour l'apprentissage et l'acquisition par ses élèves des techniques artistiques bien senties et intégrées ?

Fort de son expérience propre et de celle d'une dizaine de milliers de ses collaborateurs de l'Ecole Moderne, fort des résultats obtenus et largement vulgarisés depuis une trentaine d'années, Freinet affirme que l'art graphique et l'art pictural sont l'expression plastique d'un langage particulier à l'enfant chez qui le besoin de s'exprimer est une des caractéristiques primordiales. Cette expression s'élabore d'ailleurs pour l'enfant, par des images de sa situation dans le monde.

   

Très tôt, chez le bébé qui commence à marcher, même, bien avant l'âge de la « maternelle », les graphismes surgissent, d'abord sous la forme du gribouillis, intentionnel ou non. C'est comme l'écrit Marthe Bernson (1) « la première rencontre du besoin de s'exprimer et de la possibilité de le faire ». L'étonnant déjà est que cette trace se caractérise par le rythme du tracé, par son emplacement particulier sur la feuille, par sa direction, son ampleur, sa force, son allure générale. Tout cela se maintient identique pendant des semaines, comme l'a vérifié William Preyer, et constitue, sous l'angle de l'étude graphologique, les éléments d'une personnalité dont le Moi commence à se différencier du tout ambiant, C'est le résultat de la technique du tâtonnement expérimental, processus d'une efficacité telle que l'échec est impensable pour un enfant normal, évoluant dans un milieu normal.

Un tâtonnement identique permet à tous les enfants, de partout et de toujours, d'apprendre la pratique de la marche et d'acquérir leur langue maternelle (2). A un certain stade d'évolution le tâtonnement personnel n'est plus seul suffisant. Mêlé à un milieu donné, l'enfant y puise par initiation, par identification. Ses observations, ses lectures, ou tout autre source de connaissance l'expérience d'autrui, celle de générations humaines, passées ou présentes, orientent sa propre expérience, lui permettent d'utiles confrontations. L'expérience de l'autre, il se l'approprie, en l'intégrant, et il atteint souvent à l'originalité. Toujours expérimental, mais plus complet, diversifié, accéléré, le tâtonnement conserve ses vertus, quasi-organiques.

Il va donc de soi que, pour un certain enfant, la vitesse, la qualité, la profondeur de l'enrichissement seront conditionnés par la richesse du milieu. Richesse qui s'évalue en fonction du cadre et du contenu à la fois formel et matériel, mais aussi par l'importance affective des liens qui unissent l'enfant aux autres, et à son éducateur plus singulièrement. Ici, la richesse, la qualité, la facilité des échanges humains interviennent de façon déterminante.

Au gribouillis personnalisé, succéderont des tracés de plus en plus volontairement significatifs : bonhomme, auto, oiseau, animal, maison.... tant il est vrai que le dessin du jeune enfant n'est pas gratuit.

Ici, nous nous rencontrons avec Piaget qui écrit, dans l'introduction à son ouvrage sur La représentation du monde chez l'enfant (P. U. F.) :

Le principe auquel nous nous référons consiste donc à considérer l'enfant non pas comme un élève de pure initiation, mais comme un organisme qui assimile les choses à lui, les trie, les digère selon sa structure propre. De ce biais, même ce qui est influencé par l'adulte peut être original.

Freinet dit très sensiblement la même chose et ajoute :

Chaque élève construit son originalité et exploite sa réussite dans le cadre d'un air de famille qui n'est pas une limitation, mais seulement un élément de l'atmosphère et du climat.

L'apprentissage du dessin par l'expression libre ne saurait donc être considérée comme une formule simpliste d'un pseudo‑art à la genèse et au développement duquel le maître estimerait suffisante sa présence, observant et laissant faire. Cette présence est nécessaire, mais elle n'est pas suffisante en tant que telle. L'importance de la personnalité du maître est déterminante dans toute éducation, répétons-le.

Freinet condense fort bien ces notions en écrivant :

Nous organisons le tâtonnement expérimental de l'enfant dans un milieu riche, accueillant et aidant qui lui offrira les fleurs parfumées dont il fera son miel. L'étude des règles et des lois ne viendra qu'après, quand l'individu aura transformé ses expériences en indélébiles techniques de vie.

Nous, éducateurs de l'Ecole Moderne, nous savons bien, par expérience, l'exceptionnelle valeur de l'expression libre. Mais le sourcilleux regard des Inspecteurs ne risque-t-il point de rabattre nos prétentions ?

Que les timorés se rassurent. C'est nous si j'ose écrire, qui sommes les conformistes ! Car en ce qui concerne le dessin, en particulier, de très sages instructions officielles, dues à M. l'Inspecteur général Quénioux, sont censées diriger l'esprit éducatif de cette très réelle discipline depuis le 27 juillet 1909 !

Voici, s'ils avaient la moindre curiosité favorable à leur propre évolution, ce que les inquiets pourraient trouver dans les principes fondamentaux des programmes et instructions (extraits) :

a) La liberté... chez l'élève, liberté du sentiment et de l'interprétation, chez le maître, liberté d'action, encouragement à l'initiative.

b) Le dessin est moins étudié en lui‑même que pour les fins générales de l'éducation. Faire du dessin, non pas un art d'agrément, mais un facteur de culture et comme un stimulant pour le jeu normal de l'imagination et de la sensibilité.

c) La nature pour guide, aimée pour elle‑même, traduite directement et naïvement, d'où le rejet de toute pédagogie étrangère au dessin lui‑même qui   , sous prétexte d'aider l'oeil et la main, endort l'un et l'autre, engendre la routine et rend mort‑né le plus vivant des enseignements...

... La seule instruction à donner aux maîtres et aux maîtresses des sections préparatoires, c'est de favoriser par tous les moyens l'instinct qui pousse les enfants à dessiner.

... Pas de conseils à leur donner, pas de critiques à leur faire, si ce n'est de familières remarques. Encore ne faut‑il pas en abuser.

Pour clore cette incursion dans le domaine officiel, ce paragraphe remarquable des instructions de 1909 me paraît indispensable à citer, tellement il demeure, non seulement d'actualité, mais encore, pour beaucoup de maîtres et de maîtresses, une fumeuse conception.

Sans doute, beaucoup de ces essais ne seront que de grossières ébauches ; plusieurs cependant offriront de l'intérêt et tous seront distincts, comme les esprits dont ils émanent. Un maître tant soit peu observateur tirera bon profit de ces indications. Il connaîtra mieux ses élèves après que ceux-ci auront dessiné en liberté. Le dessin d'imagination est une contribution de premier ordre à ce qu'on appelle la psychologie de l'enfant.

Nous aurons l'occasion d'illustrer cette affirmation.

MAURICE PIGEON

Saint-Cadi - Morbihan (Madame Robic)

(1) Marthe Bernson : Du gribouillis au dessin, Ed. Delachaux-Niestlé, Neufchâtel - Paris, 1957.
(2) C. Freinet : Essai de psychologie sensible appliquée à l'éducation, Ed. de l'Ecole Moderne, Cannes.
Roger Mucchielli : La personnalité de l'enfant, Ed. sociales françaises, 1962.

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