La récolte se fera...

« ... Quand le ciel bas et lourd pèse comme un couvercle... » et ne livre au soleil que la place restreinte de quelques jours par an,

« En ces villes d'ombres et d'ébène... où se démènent, avec leurs pleurs, leurs ruts et leurs blasphèmes, à grande houle, les foules... »,

nos villes tentaculaires du Nord brumeux, sans soleil, sans air, sans espace vert, où poussent nos gamins, où végètent nos enfants,

dans nos villes, sans animaux, sans fleurs, sans couleurs, grises, grises, noires, noires, désespérément tristes,

fleurira-t-il le dessin libre ?

Tel le Juif errant, je me suis déplacé plus souvent que je l'aurais voulu dans ma carrière.

A chaque nouveau poste, tout était à recommencer : recréer le climat, l'esprit. C'était la première tâche, la plus urgente, celle d'où tout dépend,

Mais si, chaque fois, j'ai recommencé, c'est que je savais que LA RECOLTE SE FERAIT...

Dans une petite école à trois classes, la maîtresse chargée de la classe enfantine me disait un jour : « Dessiner à la peinture à l'eau non ! non ! les tabliers se saliraient !... »

   

J'en ai fait salir, des tabliers, dans chaque poste où je suis passé ! Mais là, est déjà un miracle : dans un travail où il se réalise, l'enfant est capable d'être propre, une fois passée la période d'initiation.

Et j'ai laissé peindre, peindre tant que l'on voulait, tout ce que l'on voulait. J'aurais pu, à certains moments, compter plus de deux cents dessins, venus là, en réserve pour notre joie et celle des amis. Qu'étaient-ils, les premiers ? un échantillon de papier de tapisserie sur lequel se croisaient quelques traits, s'étalaient quelques taches de couleur, anarchiques, mystérieuses, sans signification. On employait un modeste matériel : pinceaux plus ou moins gros, planchettes sur lesquelles étaient cloués maladroitement cinq ou six couvercles de boîtes à cirage, dans lesquels, au début, on mêlait une poudre de couleur achetée au droguiste, à une eau mélangée de gomme arabique.

L'essentiel était que les doigts tiennent-un pinceau et que le coeur et la pensée puissent s'étaler librement sur le papier.

On m'apportait un dessin : « As-tu fini ? Oui ? Bien ! tu peux en faire un deuxième... »

Et j'acceptais parfois la feuille presque blanche, insignifiante en apparence, comme j'ai accepté encore l'an dernier, une vague banane, premier pas vers l'expression libre...

Là est le second miracle, puis le troisième, car, un jour la feuille est couverte de peinture, un jour apparaît une fleur, se dresse une maison, vogue un navire... et cela, parce qu'enfin l'accueil reçu a donné confiance et que le coeur se livre.

On se livre, on se raconte, on s'exprime.

C'est fini ! L'enfant prendra sa feuille, grande ou petite, fera voler les oiseaux, campera ses personnages, jouera avec la couleur, jonglera avec les lignes. Trait déroulé, taches, visages, scènes ou nature morte ; il s'exprime à l'infini puisqu'on lui en a donné la possibilité.

Le climat est créé, le dessin libre a droit de cité. Il ne sera plus impossible de choisir dans la production abondante les oeuvres qui pourront arrêter le regard, fixer l'attention, faire dire : « Il y a là quelque chose ».

   

Mais est-ce le ciel bas ou la ville tentaculaire, l'absence de fleurs et d'arbres, est-ce mon propre désir de former des êtres entiers, forts de leur personnalité ? Je dois avouer que dans la production déjà abondante des élèves que j'ai eus un peu partout, les portraits ont été les plus nombreux. Têtes d'enfants, d'hommes ou de femmes, têtes de clowns, têtes de bandits, de corsaires, têtes sans nom d'êtres sans corps, têtes étroites d'élèves aux visages maigres, têtes sans grâce d'élèves brutaux, têtes d'élèves amuseurs publics.

Faites attention, le peintre se retrouve toujours dans son œuvre ! C'est ainsi que j'ai découvert tant de talents au cours de ma déjà longue expérience.

J'aurais aimé obtenir des forets, des parterres de fleurs ou des peintures délicates, mais je me suis contenté de cette production, austère, spontanée, et lorsque je recevais après plusieurs visages ternes, sans relief, un portrait plus soigné, un regard plus brillant, j'avais l'impression que mon élève n'était plus tout à fait le même ; sans y penser, par son dessin, il m'avait avoué qu'il n'était plus aussi malheureux. C'est cela qui n'est pas négligeable.

Aux jeunes qui hésitent à laisser dessiner librement, je ne puis que dire : « Engagez-vous » et la récolte se fera, drue et humaine, porteuse de vie et d'espoir.

J. VANDEPUTTE

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