LE ROSEAU VERT ENTRE LES DENTS

Nos grandes filles et nos grands garçons semblent perdre vers onze douze ans - ce n'est pas un seuil précis et de nombreux cas d'espèces contredisent ces chiffres moyens - semblent perdre autant d'ardeur à la peinture, que de fraîcheur d'inspiration ; autant d'adresse et de hardiesse picturales qu'ils ont acquis peut-être de savoir faire et de force vitale.

Combien de fois les maîtres et les maîtresses des classes de grands ont déploré ce hiatus, cette césure, si l'on emprunte le langage des agenceurs de mots, qui semble en effet comme une faille, un seuil, un col si l'on choisit le vocabulaire des géologues...

Chacun déplore ce passage, les uns le prenant pour une loi de l'évolution psychique, comme une fatalité aux conséquences irrémédiables, l'acceptent comme une crise qu'ils jugent impossible à enrayer... D'autres s'attachent à employer les nouvelles normes acquises par cette espèce « d'adultisation » des instincts plastiques chez l'enfant en lançant celui-ci sur des pistes nouvelles : littérature, poésie, danse, sport...

J'ai assisté souvent - chagriné et déçu - à cette évolution, et, tournant autour du problème, j'ai cherché avant les solutions, les données les plus flagrantes.

 

   

Le hiatus dans l'Art enfantin n'est pas le fait de l'enfant, c'est la société qui l'impose c'est l'entrée de l'enfant dans la vie sociale qui crée - si l'on peut dire - cette destruction de la spontanéité et de l'inspiration : c'est tout un ensemble de connaissances, d'environnements, de tabous, de règles, de spectacles, de besoins, d'agitations... la vie en un mot des adultes qui appréhende l'enfant.

C'est le fruit de l'arbre de la science du Bien et du Mal que l'enfant goûte alors. Fils d'Adam ou fille d'Eve, il perd son « paradis des amours enfantines ». Il s'aperçoit qu'il était nu jusqu'ici, qu'il se montrait sans pudeur et il lui vient un désir de se cacher. On ne peut expliquer autrement l'abandon de la sincérité totale des petits au fur et à mesure de leur passage dans le camp adulte.

On me dira que c'est bien connu, que j'enfonce des portes ouvertes. Je ne me reprocherai pas, au moins d'essayer de les franchir et de dire que puisque les changements que l'on note chez les adolescents en la matière ne sont pas leur fait, l'espoir peut persister de trouver des remèdes.

Malgré toute cette espèce d'apparente malédiction qui aurait pu me faire abandonner aussi, j'ai discerné trois éléments qui militent en faveur de sa non fatalité.

Tout d'abord il faut persévérer et laisser toujours dessiner l'enfant autant qu'il le désire en tolérant sans les flatter, sans même négliger de les lui reprocher, toutes ses concessions aux procédés, aux tendances pompièristes.

   

Ensuite il faut utiliser deux autres atouts excellents qui sont donnés justement par l'entrée dans la vie sociale : le sens de l'humour et l'attrait du monde adulte. Nous reviendrons sur ces deux points plus longuement par des anecdotes, moments heureux de notre nage à contre-courant. Nous pouvons noter tout de suite que si l'on a coutume devant certaines oeuvres d'enfants de dire « c'est du Matisse ! du Braque ! du Léger ! on dirait des réminiscences de Rouault, de Bonnard », c'est l'inverse qu'il faudrait énoncer, persuadés que nous sommes, que ces grands chercheurs ont vraisemblablement retrouvé leurs plus géniales inspirations dans le tréfonds de leur enfance, qui sait même ? de leur atavisme.

C'est pourquoi il n'y a pas toujours plagiat quand il y a rencontre ou réminiscence... et que si le courant est contraire, il faut garder le roseau vert entre les dents...

(à suivre).

R. DUFOUR

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