Dans la classe des grands

Lorsque j’ai pris possession, il y a quatre ans du CM1 - CM2 - FE, dans un local aussi exigu que l'est notre classe, où 14 enfants de 9 à 13 ans ont de la peine à se loger, où il est impossible d'installer des ateliers permanents, où sans cesse il faut avoir le contrôle du geste pour ne pas gêner son voisin, j'ai eu un moment de découragement, d'autant plus accentué par la nostalgie de la Maternelle que j'abandonnais. Et ce n'était pas les visages de mes nouveaux « élèves » qui étaient devant moi, mais bien ceux des petits que spirituellement je n'avais pas quittés.

Pourtant j'étais bien décidée envers et contre toutes les difficultés à favoriser la libre expression de l'enfant, à lui en faire retrouver la voie, en mettant à profit toutes les occasions de toucher sa sensibilité.

Déjà étaient installés les nouveaux outils de travail : l'imprimerie (qui m'appartient, ce qui me permet de démarrer aussitôt lorsque je change de classe), le fichier.

Aux murs gris, désespérément gris jusqu'à mi-hauteur, les dessins des petits de la Maternelle. Sur les tables leurs albums que mes nouveaux feuilletaient avec ravissement, des journaux où ils lisaient avec étonnement des textes écrits par des enfants de leur âge. Ils découvraient en ce premier jour de rentrée un monde tout à fait nouveau, mais duquel intuitivement ils ne se sentaient pas étrangers.

J'ai dit : « Vous aussi, vous pouvez faire comme eux ».

Et c'est aussi simplement que nous avons commencé.

Je pense qu'il serait vain de dire à un moment bien précis de la journée et de l'emploi du temps : « Dessinez ce que vous voulez » si par ailleurs ce complexe de libre expression n'était que lettre morte.

Aussi me suis-je efforcée, même dans cette classe de grands où les examens nous imposent des obligations scolaires, de sauvegarder cette nécessité, ce besoin naturel de dessiner en dehors de moments bien déterminés.

On peut dessiner le matin en rentrant en classe, pendant les activités libres et chaque fois que l'on a satisfait à son plan de travail.

   

L'unique table, qui devient suivant les besoins, table de calcul, d'observation, de modelage, ne peut recevoir que deux feuilles grand format, aussi sommes-nous dans l'obligation matérielle de réserver de grands moments à la peinture et aux activités manuelles. Toute la classe alors prend la physionomie d'ateliers, le mercredi et le samedi après-midi, par exemple.

Les dessins « en train », les projets, les feuilles blanches, sortent des cartons. On choisit librement son format. Deux conditions pour prendre une nouvelle feuille :

1°) avoir terminé, c'est-à-dire « travaillé » autant que nos possibilités nous le permettent, le dessin précédent, repris toujours plusieurs fois (très rarement un dessin a été jugé terminé en une seule séance) ;

2°) avoir sinon un projet dessiné au préalable, du moins « une idée », mais que l'on n'est pas tenu de livrer : « Ton rêve est à toi », dit Elise Freinet dans son cours de dessin.

Au début bien sûr, le rêve était pauvre, squelettique et malhabilement traduit. Très vite cependant deux enfants ouvraient la voie : mon fils, qui après deux années passées dans une classe traditionnelle retrouvait avec une véritable ivresse la libre expression, une fillette, rebelle aux acquisitions scolaires, mais qui avait gardé intacte sa délicieuse sensibilité.

L'élan était donné, et chacun éprouvait le besoin de s'exprimer à son tour en redonnant intuitivement d'abord, l'influence du cadre extérieur.

Au cours de nos classes-promenades, j'attirais l'attention des enfants sur les paysages si hauts en couleurs, si riches de lumière de notre harmonieux Conflent. Ce qui explique sans doute, l'emploi des teintes pures et les oppositions brutales des premiers essais.

Chemin faisant, nous avons appris par les conseils d'Elise Freinet, par ses cours de dessin, à nuancer la palette, à faire plus « sensible ». Et chacun réussit, grâce à l'exigence qu'il s'impose désormais à lui‑même, à dégager son « style ».

Je ne néglige pas non plus de mettre l'enfant en contact avec les oeuvres des grands Maîtres de la peinture, tout comme il est mis en contact avec la littérature des adultes.

C'est parfois l'exploitation du texte libre qui nous en offre l'occasion, comme ces jours derniers, par exemple : un enfant raconte ses vacances sur la Côte d'Azur, nous rappelons à notre tour nos souvenirs collectifs de voyage scolaire qui s'arrêtent à Marseille pour amorcer l'étude du Midi méditerranéen. Mais aussi nous évoquons la lumière de la Provence et de ses paysages à travers les oeuvres de Cézanne et de Van Gogh. Avec Van Gogh nous apprécions combien « le jaune est beau ». Et, en admirant les cyprès mouvants d'un « vert si distingué », nous comprenons que le peintre les décrive « beaux comme lignes et comme proportions comme une obélisque égyptienne ».

Je ne sais pas dessiner et c'est sans importance. L'essentiel est de favoriser la création de l'enfant selon le mot de Freinet, je puis dire qu'il n'y a jamais « leçon mais imprégnation décisive ».

   

Quel est donc mon rôle, mon attitude pendant le temps que les enfants consacrent à la peinture ? « Être » avec eux, regarder, attendre.

D'ailleurs, il n'est pas forcé que l'on n s'adresse à moi plutôt qu'à un camarade lorsqu'il s'agit de résoudre une difficulté, lorsqu'on ne sait plus.

- Arlette, regarde, je ne sais plus quoi faire !

- Fais un visage en fleur, travaille ton fond, il est trop plat... ou encore :

- Assez de détails, arrête, tu vas tout gâcher.

Voici pris sur le vif, quelques propos de la dernière séance.

Lorsqu'on m'appelle : « Madame, venez voir ! », je sais qu'il s'agit d'une réussite, et de communier à une joie intérieure.

Parfois aussi : « Madame, je ne sais plus quelle couleur mettre ! ». Je ne le sais pas a priori.

Le dessin est affiché au mur, critiqué par chacun de nous, les suggestions maîtresse-enfants s'étayant les unes les autres, l'auteur restant libre de les interpréter comme il l'entend.

   

Par contre, lorsqu'une peinture jugée terminée recueille ce suffrage : « C'est beau ! », suivie d'une contemplation silencieuse, je sais que je puis me fier à ce critère.

Pendant que nous déterminions notre choix à l'intention du Congrès, Arlette a dit en arrêtant son regard sur nos premiers essais, substitués il y a quatre ans aux rideaux fumés de l'armoire :

- Ces dessins, on ne dirait pas qu'ils sont de nous !

Personne pourtant n'a jamais proposé de les remplacer par une peinture récente et fraîche. Ils sont le premier jalon, celui qui nous permet de prendre conscience qu'un tout petit bout de chemin s'est fait sur cette « voie royale » où nous nous sommes engagés, riches pour tout bien, de nos seules sensations et de nos ferveurs.

Th. VIGO.

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