Nous voici entre nous

ON considère facilement que l'âge de la poésie, du rêve, de la grâce s'étend de 5 à 7 ans et qu'après 7 ans, l'enfant, d'un coup, perd son imagination, son esprit inventif, sa sensibilité.

Il est certain que dans les expositions artistiques de l'Ecole Moderne, la place primordiale est prise par les enfants des Ecoles Maternelles. Les productions les plus belles, les plus authentiques, les plus originales nous viennent toujours de ces écoles sans programmes, ni examens.

Beaucoup de collègues hésitent à laisser peindre et dessiner les enfants, croyant que cette activité est réservée aux petits et ne réussit qu à eux.

Et pourtant dans les classes uniques travaillant selon les techniques Freinet, les enfants peignent et dessinent volontiers jusqu'au moment où ils nous quittent.

Bien sûr, après 7 ans, leurs activités s'élargissent, leur curiosité s'aiguise, le monde autour d'eux les passionne, ils expérimentent, observent, fabriquent, préparent des conférences, mais jamais ils ne deviennent indifférents à la peinture et au dessin.

Voici ce que j'entends souvent chez mes plus grands qui ont bientôt dix ans :

- « Je veux peindre. Il y a longtemps, longtemps que je n'ai pas peint ». Et comme nous disposons d'assez peu de place, ils attendent leur tour avec bien d'impatience.

Chaque jour, cependant, ils illustrent leur cahier de vie ou dessinent librement le matin, à l'heure où nous lisons, parlons ou écoutons de la musique.

Leur inspiration se ternit-elle ?

Il ne semble pas ; les thèmes propres à notre village reviennent toujours : les boules de neige, les luges, les vaches, les pissenlits, les arbres, les alpages...

 

Ils éprouvent toujours le même plaisir à s'exprimer. Nous revenons aujourd'hui de l'île de Port-Cros où nous sommes allés voir nos correspondants ; les enfants ont des projets de peinture plein la tête, la mer, le bateau de Michel, les goélands...

Je dirais même que leur inspiration s'élargit avec leur expérience.

L'habileté acquise dans leurs jeunes années se fait sentir ; les oeuvres sont nettes, soignées ; les enfants méditent, pourrait-on dire, les couleurs qui s'harmonisent ; les dessins sont d'un trait sûr ; les éléments décoratifs plus fouillés, plus osés. Et pour tout dire, ma part du maître est réduite à zéro avec des enfants qui, à 10 ans, sont en pleine possession de leurs moyens.

Les grands reprennent parfois les thèmes animistes si familiers aux petits ; ainsi Juliette (9 ans 6 mois) vient de peindre une magnifique dame du printemps toute entourée de fleurs et coiffée d'un grand chapeau ; elle se permet là un moment de fantaisie et d'humour ; il n'est qu'à la regarder rire en peignant.

Le goût vif de l'observation qu'ont les grands enfants se donne libre cours dans leurs peintures ; et je me demande si ce n'est pas plutôt la peinture qui les incite à si bien observer.

Nicole (9 ans 10 mois) a longuement regardé une flaque d'eau quand il pleuvait et elle vient de peindre ce qu'elle a vu. Le résultat est une oeuvre d'apparence vaguement figurative, originale dans notre école.

Il est très courant de voir petits ou grands couchés, l'hiver, dans la neige poudreuse vierge ; ils « regardent » les cristaux pour « mettre » dans leur peinture.

Pour que les enfants continuent à peindre avec le même plaisir, l'adulte doit vibrer avec eux.

 

L'échange est une motivation du plus grand intérêt. Une année, j'avais trois grands enfants de 13 ans qui préparaient le Certificat d'Etudes. Ils n'avaient guère le temps de peindre et il me semblait que cette activité ne les intéressait plus.

Il nous a fallu envoyer un colis aux correspondants qui étaient débutants dans le domaine artistique.

- « Si nous leur envoyions des peintures pour leur donner envie de peindre à leur tour ? »

Les candidats au C.E.P. se mettent au travail ; avec une patience et une minutie exemplaires, ils représentent pour les amis lointains leur village montagnard protégé par sa forêt d'épicéas.

Peut-être y restèrent-ils un mois, en employant chaque minute de liberté.

On y voit toutes les ruelles qui courent de maison en maison ; dans chaque ruelle, chaque pavé ; chaque « tavaillon » de chaque toit ; les arbres de la forêt sagement alignés, les champs bien délimités, les pierres dans les champs, les fleurs toutes pures et nettes côte à côte dans les prés.

- Pompier ? non, frais, naïf.

« La réalité d'un objet, ce sont les rapports humains qu'on entretient avec lui » (Soulages). Les enfants habitués à l'expression libre ne représenteront jamais une autre réalité que celle qui les comble, ne tomberont jamais dans le formalisme pictural comme ils ne tomberont plus dans les clichés en rédaction.

Il m'arrive de recevoir des enfants venant de classes où on ne parle pas, où on ne dessine pas. Cela s'est déjà produit cinq fois ces dernières années : Mireille 8 ans ½, Robert 7 ans, Freddy 7 ans, Patrick 7 ans, Serge 5 ans.

Ces enfants n'ont rien à dire, ne savent rien dire, n'ont rien à dessiner, ne savent rien dessiner (seul, Serge 5 ans, savait dessiner mais non peindre, il venait d'une classe enfantine) ; leur acquis est nul, ils savent écrire des phrases du livre de lecture, réciter d'un ton niais des récitations dont ils ignorent absolument le sens, refaire les graphismes pauvres que la maîtresse avait sans doute l'habitude de dessiner au tableau. A l'âge le plus prometteur, l'école brise chez l'enfant toutes ses possibilités de création.

Pour corriger au plus vite un tel état de fait, je fais dessiner beaucoup ces enfants prisonniers de la scolastique et tout se normalise bientôt. Oui, mais le temps consacré au dessin, comment le prendre dans un horaire si mesuré ?

Voici comment je résouds le problème :

- Le matin, pendant une demi-heure, les enfants parlent, lisent, racontent ou chantent. Ils dessinent en même temps. Sur leur cahier « du jour », ils ont l'habitude de dessiner dans les fonds de pages avec le crayon ou les stylos : c'est très utile pour ceux qui terminent cinq minutes avant l'heure, ou ceux qui se disent fatigués vers trois heures.

 

 

Enfin, en rentrant de la récréation du soir, c'est-à-dire de 3 h 1/2 , à 4 h ½, les enfants s'occupent tous à des travaux manuels (imprimerie, argile, dessin, broderie et peinture). C'est l'heure la plus agréable de la journée ; c'est aussi l'heure où ils ne sont pas obligés au silence ; et c'est le moment où ils inventent leurs plus jolis airs ou leurs plus jolies chansons. La journée scolaire est terminée, nos obligations sont remplies. Nous sommes entre nous, pleins de liberté et d'amitié, et nous savons que la vie est belle.

J. MOUNIER

Ecole mixte de Pralognan-la Croix (Savoie).

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