Ils ne font que du dessin !

NAUD-NAUD va avoir 12 ans ; il sait tout juste lire.

Pendant que son père et sa mère malades sont à l'hôpital, il va habiter, dans une commune voisine, avec sa soeur.

- Il n'est pas en avance, dit celle-ci à la nouvelle maîtresse. Tout petit il travaillait bien. Mais depuis qu'il est dans cette école de garçons de Saint-Benoît, il ne fait que du dessin.

Combien de parents ont attribué au dessin et à la peinture le retard de leurs enfants tant il est vrai que les moins doués, ceux à qui la mémoire faisait défaut, excellaient en peinture en général ; Naud-Naud lui-même faisait de belles peintures et ses nombreux textes étaient sensibles et intéressants.

Combien de parents - sans qu'il m'ait été possible d'intervenir ont brisé chez des enfants instables ou tarés cet élan magnifique qui les portait vers les seules activités capables de les rééquilibrer et de les enrichir, en les entraînant dans d'autres écoles, celles où on ne faisait ni peinture, ni dessin, ni imprimerie ! Ils stoppaient leur développement. Quelques-uns nous sont revenus plus handicapés qu'avant leur départ.

Ces départs si amers pour moi, étaient quelquefois la cause de véritables drames, les enfants sentant confusément qu'ils ne retrouveraient nulle part cette exaltation créatrice.

Cependant, marqués par la joie de leurs réussites manuelles ou artistiques, la plupart ont contracté sur nos bancs d'irrésistibles vocations. Ils veulent être, ou typographes - même s'ils n'ont pas le C.E.P. et font des fautes d'orthographe - ou peintres, même Christian à qui le médecin avait dit au cours d'une visite médicale : « Il y a un métier que tu ne peux pas faire, c'est celui de peintre, car tu es daltonien ».

J'ai la joie d'apprendre qu'ils triomphent des difficultés qui pouvaient les handicaper ; ils restent dans leurs places et s'ils sont assez turbulents, ils font leur métier avec plaisir en apportant beaucoup d'initiatives à l'accomplissement de leur tâche.

Parallèlement aux enfants, pendant ces dernières années, j'ai été profondément marquée par l'éclosion artistique dans ma classe : parce que je n'avais jamais séparé mon enseignement de la connaissance totale des enfants, il ne m'est pas possible d'établir dans ma classe de hiérarchie intellectuelle, chacun à son heure a pris selon le mot de Freinet « Ia tête du peloton » et a eu ses réussites dans un domaine ou dans un autre. Et cela dans une excellente ambiance.

Jamais je n'ai vu un enfant jaloux d'un beau texte ou de la belle peinture d'un camarade, chacun donnant toujours le meilleur de lui-même ; tous, eux et moi, nous réjouissant de la réussite de chacun.

   

Souvent, j'ai profité de l'expérience de la vie des enfants. Et j'ai beaucoup appris à leur contact, m'enrichissant de leurs enseignements. Au cours d'une promenade, je suis émerveillée de les voir capturer des lamprions que je n'ai jamais vus et que je veux rapporter en classe. « Madame, c'est inutile, les lamprions ne peuvent vivre que dans la rivière ». C'était vrai; comme les nénuphars, ils mouraient dès qu'on les transportait en classe et qu'on les mettait en bocal.

Un autre jour, avec un étonnement admiratif (un des moments les plus émouvants de ma carrière) j'ai compris combien la création artistique était plus bénéfique pour l'enfant que pour moi. En montrant une reproduction d'un tableau de Picasso où je ne voyais rien, un enfant de sept ans s'écria : « C'est une femme qui pleure. Comment, Madame, vous ne voyez pas ses larmes, son mouchoir, ses doigts ! »

Ensemble, sans parler, souvent, nous avons affiné notre sensibilité. J'ai gardé le souvenir inoubliable de peintures représentant des peupliers au bord de l'eau, si délicates, si douces de coloris, aux taches si légères, véritable symbole du printemps naissant dans la vallée que nous venions de visiter en classe - promenade. La plus belle avait été exécutée par un petit leucémique qui devait mourir quelques semaines plus tard.

Les classes - promenades étaient du reste les moments où nous étions le plus près les uns des autres. Dès qu'il fait soleil, on me les réclame, au nom de ceux qui viennent d'ailleurs, et qui soupçonnent à entendre parler leurs camarades, des joies inégalables et mystérieuses.

Sans prendre de notes, il nous suffit de nous abandonner au vent, au soleil, à la nature, de regarder, d'écouter, de sentir, de rêver aussi.

   

Sortie de ma classe, il m'a fallu aller plus loin sur le chemin de l'éducation artistique. Les enfants m'ont poussée à lire, aimer, comprendre les poètes modernes que j'ignorais totalement, je l'avoue ; ils m'ont poussée à m'intéresser aux peintres modernes. En visitant les musées, j'ai compris qu'un courant s'établit entre l'individu et l'oeuvre originale de l'artiste.

Aux vacances dernières, j'ai visité la Hollande, ses riches musées où les oeuvres de Van Gogh sont si nombreuses. En lisant au retour sa vie émouvante écrite par Perruchot, je retrouvais par moment l'expérience vécue par les enfants, à savoir qu'une couleur n'a pas la même valeur selon qu ' elle voisine telle ou telle autre couleur.

En lisant Lautrec du même auteur, j'avais été impressionnée par le nombre prodigieux de dessins produits par cet artiste et je ne pouvais m'empêcher de faire un rapprochement avec certains de mes élèves qui arrivent à de si belles formes à force de tâtonnements répétés, suscités par un besoin de l'être.

Bien entendu, mes enfants ont profité de cette éducation artistique.

Alain, mon fils, maintenant au seuil de la jeunesse, dessine et peint toujours pour se délasser d'un travail de classe souvent fastidieux. Il est heureux de venir dans ma classe où il se replonge dans cette ambiance de création.

 

Arrivée à quelques semaines du terme de ma carrière, je me demande ce qui pourra rester de plus de dix ans de si intense création ? Déjà, les offrandes de la fête des Mères : assiettes, bibelots, dessins, ont une place d'honneur dans chaque famille et sont montrés avec fierté aux visiteurs. Mais, quand s'éteindra la flamme, d'ici quelques années, quelqu'un demandera-t-il aux enfants : « Comment, vous ne faites plus ces beaux dessins dont on parlait chaque année dans Centre Presse et dans d'autres journaux, quand vos oeuvres se mêlaient à celles des artistes régionaux ? »

Et, bien plus tard, quand mes élèves seront devenus des hommes, pères de famille à leur tour, ne rappelleront-ils pas à leurs enfants ces heures de création joyeuse d'où sont sorties tant de belles images ?

- « Moi, quand j'allais à l'école, je faisais des peintures si belles, que jamais vous pourrez en faire de semblables... »

Un petit événement est venu me montrer que mon enseignement avait sans doute fini par s'imposer.

Pendant les vacances de Pâques, j'ai reçu une douzaine de numéros du Coopérateur, organe national des Coopératives ; ce numéro consacré au printemps, reproduisait en couleurs deux de nos magnifiques peintures que nous avions oubliées : aboutissement symbolique et si riche du travail créateur de deux enfants particulièrement déshérités.

- Monsieur Barthot, vous savez dans le Coopérateur : il y a deux dessins de Saint-Benoît ; c'est Freinet qui les a envoyés.

C'est une mère de famille qui a parlé. Elle a dit familièrement Freinet, comme s'il s'agissait de quelqu'un que tout, le monde connaît.

Et ce sera ma récompense d'avoir fait connaître à une population difficile, malveillante, presque hostile - qui, toute entière réclamait, il y a dix ans au recteur de l'Université de Poitiers, le « retour aux anciens programmes » que de « simples instituteurs » s'étaient permis de changer - le nom même de ce simple instituteur promoteur de notre grande et noble Ecole Moderne. Et cela par le chemin de l'Art.

Mme BARTHOT

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